Articles de luc-gerard

  • Les enfants Doms (T2, 130-134)

    Doms49

     

     

          "Lee!"

             Rush Hour

     

                                  130

    Je t’expliquerai la force tranquille des nuages !

    La force infinie de la beauté !

    Je t’expliquerai la paix !

    L’enchantement !

    L’amour inaltérable !

    Le mystère !

    L’incroyable mystère !

    Ta peine est comme le vent sur la lande !

    La peur est l’ombre

    Et les choses se font, sois tranquille !

    La lumière est de l’or sur la Terre !

    Tu n’est pas oublié,

    Ni abandonné !

    Tu es au contraire l’objet de toutes les attentions !

    Tu as la meilleure part, celle de l’esprit !

    C’est la meilleure part !

    Celle de l’égo est séduisante,

    Tellement charnelle,

    Tellement viscérale !

    La perdre suscite de l’amertume !

    De la colère !

    Regarde le monde !

    Il en est fou !

    Tourmenté !

    En guerre !

    Moi, je te propose la paix !

    Le calme du port !

    La puissance des grands vents, des grandes lumières !

    La joie de Dieu,

    Tellement il est fort et serein,

    Inaltérable !

    Je te propose aussi sa douceur,

    Car te voilà confiant,

    Sans fatigue,

    Donc disponible !

    Dieu est à la fois en paix et toujours agissant !

    Il te nourrit de son lait chaque jour !

    Il t’ouvre les yeux

    Et tu prends de la hauteur !

    Les choses sont de plus en plus simples,

    Car nous sommes simples !

    Car nous avons peur !

    Laisse là le fardeau de ton ego !

    C’est lui qui te fatigue !

    Tu te demandes : « Faut-il faire ceci ou cela ? »

    Et cela te mine !

    Allons sur la lande, où le vent chassera ta peine !

    Ecoute-le !

    Ton cœur est comme l’herbe gonflée !

    Tout près du sanglot…

    Tu voudrais crier toute ta plainte !

    Toute ta soif !

    Mais, ici, le temps endort ta douleur !

    C’est la houle de l’ajonc !

    La bruine rafraîchissante et qui embue les lointains !

    Loin du chaos du monde, loin de l’ego !

    La lumière écrit sur la mer !

    C’est une tresse d’or !

    C’est un jeu qui dépasse l’imagination la plus folle !

    Où est le tumulte, ton abandon ?

    La magie est là, infinie, gratuite !

    Où est ton abandon ?

    L’ego se mange lui-même !

    Il n’est jamais satisfait !

    Regarde-le : il hurle, il hait, il détruit !

    Il souffre, il est malheureux !

    O le calme des rayons, sur la majesté de la mer !

    Où est le tumulte,

    Le tumulte de l’ego ?

    Sois l’enfant ensorcelé !

    L’enfant du mystère !

    L’enfant confiant !

    L’enfant courageux !

    L’enfant paisible !

    L’enfant aimant !

                                                                                                        131

         De nouveaux pauvres sont dans RAM ! Ils crient au scandale ! L’un a pour logement un garage et comme on passe tout près, il jette : « Eh ! Mais venez voir ! Entrez ! Non mais, entrez ! Regardez ça ! » On n’entre pas tellement c’est noir et on voit une couverture sur le sol et quelques affaires ! Effectivement, on frémit, car il n’est pas possible de vivre là ! « J’ suis S...V F ! » dit encore l’individu, qui n’arrive pas à prononcer correctement le mot SDF, parce qu’il a honte ou parce qu’il est déjà ivre ? Il a une canette entre les mains et prend une gorgée…

    Touché par son malheur, vous lui expliquez : « Filez au CCAS, régularisez votre situation, faites une demande de RSA et obtenez une allocation logement ! Dans votre cas, vous n’aurez pas de loyer à payer ! Sauvé ! Évidemment, vous devez effectuer la démarche, ce qui implique que vous vous engagerez vous-même à changer de vie, à trouver un travail, etc. !

    _ Non mais, regardez ! Venez voir ! Entrez donc ! J’suis S… VF…

    _ J’ai bien compris, mais comme je vous l’ai dit, il y a une solution ! Vous êtes dans le pays où les prestations sociales sont les meilleures du monde ! Mais, encore une fois, il faut régulariser votre situation, ce qui implique aussi, évidemment, que vous serez moins libre !

    _ Non mais, regardez ça ! Mais entrez donc ! Est-ce possible ? J’ suis S...BF... »

    A cet instant passe une bonne âme, qui elle aussi est scandalisée par cette pauvreté et qui s’apitoie ! Elle pleure même ! Avec de l’angoisse dans la voix, elle demande au SDF : « Et vous êtes comme ça depuis longtemps ?

    _ Quelques mois ! Ma chute a été rapide ! Ils sont venus un soir… Hips (une gorgée…) ! Ils étaient quatre… Curieux, le chien n’a même pas aboyé… Ils m’ont tout pris ! Ma collection de soldats de Napoléon et les quelques moutons, que j’élevais dans une cabane en bois… Ils étaient ma consolation ! Puis, ils sont partis, après m’avoir brutalisé ! J’ai vu la maison de mon père brûler devant mes yeux !

    _ Non ?

    _ Si ! Hips !

    _ Écoutez, je me sens sale, dégueulasse même ! Comment est-ce que je peux dormir dans des draps propres, avoir autant de chance, alors que vous, vous vivez dans ce garage ! Allons chez moi, nous trouverons des solutions, et puis ce sera quand même mieux qu’ici ! »

    Ils arrivent chez la bonne âme : « Asseyez-vous ! Asseyez-vous ! dit-elle. Faites comme chez vous. Un café ? » La bonne âme grimace : « Ulcère ! explique-t-elle. Mais bon, c’est rien à côté de vos problèmes !

    _ Moi, j’ai aussi des palpitations ! Hips ! Ah ! J’peux pas dire que j’ai été aidé jusque-là ! De toute façon, le gouvernement ne fait rien pour nous ! Mais, moi et mes potes, on sait où le frapper ! On va lui faire mal !

    _ Ma fille…

    _ Eh ! Une petite minute ! Vous pouvez pas interrompre les gens comme ça ! Il s’agit de moi et non de votre fille !

    _ Bien sûr, mais…

    _ Vous ne savez pas qui j’suis, j’ parie ?

    _ Non, effectivement... »

    Le SDF ouvre une gueule immense et avale subitement la bonne âme ! Puis, il en recrache les os en disant : « Pas mauvais ! Un peu mou, un peu rance ! Mais y avait de la bonne graisse ! Un type qu’était sérieux, sûrement économe et sans excès ! Tout de même, me parler de sa fille en face ! Comme si j’avais qu’ ça à faire ! Voyons les lieux ! Le frigo ? Pas mal ! Le matelas ? Eh ! Eh ! rebondissant ! Belle couette ! Non, mais je sens que je vais m’ plaire ici ! »

    Les nouveaux pauvres ? Des enfants Doms ! Hips ! Des gouffres ! « Non, mais entrez, je vous en prie ! Venez voir comment je suis traité ! Comment ? Le monde ne tourne pas autour de moi ? Y autre chose que mon malheur ? »

    La bonne âme est perdue, terrorisée même ! Elle se demande comment croire, alors qu’il y a tant de souffrances ! La bonne âme est hachée menue !

    L’enfant Dom est un capitaliste de l’égoïsme ! C’est la nouveauté ! Il a un panaris, venez voir ce scandale ! Il met la ville à feu et à sang, pour s’amuser ! Hips ! Il fait ce qu’il veut ! Il est le roi ! Mais loge-t-on le roi dans un garage ? C’est ça le scandale !

                                                                                                            132

         Monsieur Boue se frotte les mains : son affaire marche bien et il voit l’argent rentrer ! Tout gaillard, il va faire son petit tour ! Sa mère, Hypocrisie, installée dans le salon, lui dit de ne pas prendre froid et de n’être pas en retard au déjeuner : il y aura de l’osso-buco ! « Miam ! » fait monsieur Boue qui est gourmand, puis il met son par-dessus, son chapeau et il sort…

    Il s’arrête d’abord devant le marchand de journaux, pour acheter des pastilles à la menthe… Les deux hommes se connaissent bien et partagent les mêmes idées… « Comment tu vas, Cancan ? demande monsieur Boue.

    _ Bof, mes rhumatismes, tu sais... »

    Jamais on ne doit dire que ça va dans le commerce, car il faut toujours garder la possibilité de se plaindre ! Et puis cela pourrait porter malheur, dit-on ! « Tu subis évidemment l’inflation, comme tout le monde, reprend monsieur Boue. La guerre en Kuranie est mauvaise pour tout le monde !

    _ Si on n’avait pas excité Rimar, on n’en serait pas là ! Les Amerloques doivent bien rigoler !

    _ Bien sûr ! Pour eux, c’est rentable ! Ah ! Ah ! »

    A cet instant apparaît Zizanie, la femme de Cancan ! « Bonjour, m’sieur Boue ! » dit-elle respectueuse, car elle sait que le bonhomme est riche et a du pouvoir ! « Ils sont partout ! poursuit-elle. Ils viennent à la caisse et ils ne parlent même pas notre langue ! Bientôt, faudra demander la permission aux étrangers, pour habiter not’ pays !

    _ Tu as raison, ma toute belle ! répond monsieur Boue . J’ suis pas raciste, mais on en voit de toutes les couleurs ! Ah ! Ah ! »

    Monsieur Boue reprend son tour et il passe, indifférent semble-t-il, devant une prostituée, mais celle-ci le rejoint bientôt dans un petit endroit sombre ! « Tu as eu combien de clients c’ matin ? demande monsieur Boue.

    _ Trois et quatre depuis hier soir ! répond la fille, qui s’appelle Peuple.

    _ Bon, envoie la soudure ! »

    La jeune femme sort de l’argent de son corsage et le donne à Boue qui l’empoche. « Dis donc, ajoute le souteneur, il me faut que tu m’fournisses un alibi pour mercredi ! Auprès des flics, j’préfère passer pour un vicieux que pour un truand !

    _ Pas d’problèmes, Boue !

    _ Ils te croiront sur parole, Peuple ! T’as l’air d’une vierge et n’oublie pas que pour moi, t’es sacrée ! »

    Boue retrouve la rue et son allure respectable ! Il sourit ici et là, mais il repère un jeune et lui fait un signe imperceptible ! Le jeune continue à discuter avec ses camarades, mais il les quitte à cause d’une besoin pressant et le voilà dans le square, marchant près de Boue. « Alors, c’était chaud hier ? fait celui-ci.

    _ Tu parles, deux vitrines éclatées, avant que les keufs n’arrivent !

    _ Et les feux ?

    _ On en avait allumés de chaque côté de l’avenue !

    _ C’est important pour l’ambiance ! Faut qu’on aie peur !

    _ Ah ! Ah ! Même les flics avaient les jetons ! On a chargé plusieurs fois ! Un moment, j’ai cru qu’ils allaient m’avoir !

    _ Mais t’es trop malin pour ça ! Tiens, voilà ta part ! Et tu continues à chauffer ta bande, hein ? L’adrénaline, y a que ça d’ vrai ! »

    Monsieur Boue se disait que les choses étaient sur la bonne voie : le pays n’était-il pas au bord du chaos ? Puis, soudain, il se rappela qu’il devait acheter un poisson pour sa mère et il s’arrêta devant l’étalage du poissonnier : « Tu m’ mettras un turbot ! demanda-t-il.

    _ Et un turbot, ça marche !

    _ Et les pêcheurs, comment ils vont ? C’est plutôt dur en c’ moment ?

    _ Ben ouais ! Y tirent un peu la langue !

    _ Pourquoi y font pas grève ? Y s’ font de toute façon entuber ! Le gouvernement est en ch’ville avec les multinationales !

    _ Bien sûr ! Et puis, la saison n’a pas été bonne !

    _ Mais pourquoi y restent alors dans leur coin ! Qu’ils se joignent au mouvement cette semaine ! Faut qu’y pensent à eux ! »

    Boue, avec son poisson, rencontre Nombril : c’est son agitateur, son homme à tout faire ! « Tu dors, Nombril, tu dors ! lui dit dit Boue. Tu manges trop !

    _ Mais non ! Mais en politique, on peut pas parler franchement ! J’suis obligé d’évoquer les pauvres, si je veux exciter mon monde ! La justice sociale, c’est ma couverture ! Faut des détours !

    _ Excite ! Excite, Nombril ! Kssss ! Ksss ! »

    Un peu plus tard, Boue sent le fumet de l’osso-buco et il montre quatre à quatre chez lui, l’estomac dans les talons ! Il fait bon vivre !

                                                                                                    133

        Owen Sullivan ne participait pratiquement plus à la vie d’Adofusion, l’entreprise qu’il avait pourtant créée ! D’abord, il avait été évincé de la direction, mais aussi le nouveau directeur, Sam Bôme, venait d’être augmenté, au regard des bénéfices, en pleine crise sociale, ce qui, selon Sullivan, pouvait passer pour de la provocation ! D’autre part, la planète financière était à nouveau menacée, comme si on n’avait rien appris des crises précédentes ! Ceux qui avaient le plus d’argent étaient en effet les plus avides, mais parce qu’ils étaient encore les plus inquiets ! Ils cédaient donc facilement à la panique, en provoquant ce qu’ils redoutaient, à savoir la faillite des banques ! Sullivan voyait encore mieux combien la quête de la sécurité par la puissance était vaine et il continuait à chercher des réponses dans le programme de Macamo !

    Prudent, il avait gardé une version originale du programme, qui lui-même avait été conçu pour évoluer dans le temps, les algorithmes s’adaptant, ainsi qu’ils eussent une vie propre ! Cela avait été voulu par Macamo, pour que son esprit, grâce à la technologie, pût servir peut-être mieux qu’un livre, d’une manière interactive, par-delà la mort !

    Sullivan mit son casque et retrouva le métavers, par une entrée qu’il ne connaissait pas ! Il était habillé comme un marin des temps anciens et à bord apparemment d’un baleinier à voiles ! Il faisait sombre et humide… La coque luttait contre les coups de boutoir de la mer et Sullivan faisait face à un autre homme, au-dessus d’une table… Seule une lampe à huile éclairait le visage de cet individu et le montrait terrible, car les ombres étaient marquées, d’autant qu’elles venaient d’une barbe touffue et de sourcils proéminents ! Il fallait ajouter à cela un regard fiévreux, un front en sueur et des joues creuses ! La voix était grave, avec une solennité étrange, qui paraissait désespérée !

    Elle disait : « Elle est à notre portée, Sullivan ! Nous arrêterons le monstre ici ! » L’homme tapa du doigt une carte et à son grand étonnement, Sullivan répondit : « Voilà des mois que nous lui donnons la chasse ! que nous affrontons les mers les plus hostiles ! N’est-il pas de temps de nous raisonner ? d’accepter la réalité ? N’est-ce pas une chimère que nous avons construite, afin d’étancher notre soif d’idéal, pour échapper à la banalité de notre quotidien ? Nul n’est vraiment responsable de notre malheur !

    _ Tiens donc ! Et ceci, c’est une illusion aussi ? »

    L’homme brusquement mis sa jambe sur la table et c’était un os de baleine ! « Elle me l’a emportée, reprit l’homme, et je la lui ferai payer ! Ce n’est que quand elle sera morte que je pourrai trouver le repos !

    _ Vous croyez ? Je maintiens que vous ne savez pas vivre, ni même aimer ! Vous êtes en crise, car incapable de paix !

    _ Elle est l’ennemie, Sullivan, c’est aussi vrai que je m’appelle Achab !

    _ Les hommes sont fatigués…

    _ Fatigués ? Venez avec moi, vous allez voir comme leur sang va bouillir ! »

    Sullivan suivit le capitaine boiteux et on monta sur le pont ! La mer étendait ses vagues sans limites, que le soleil faisait miroiter d’une lumière blanche, comme celle de l’acier ! « Mes amis, cria Achab, à l’équipage qui s’était rassemblé, la Capitaliste est devant nous ! Pensez à tout le mal qu’elle nous a fait ! Voyez la misère de nos familles qui nous attendent au pays ! C’est la baleine blanche qui fait notre pauvreté, car elle est la reine des mers et se moque de nous ! Laisserons-nous cela ? Moi, je vous dis : « Mort à la Capitaliste ! » et vous allez jurer comme moi, sur ce harpon fruit de notre labeur ! Jurez les enfants !

    _ Mort à la Capitaliste ! Mort à la Capitaliste ! »

    Les hommes étaient pris par la fièvre et ne voyaient plus l’horizon, qui était maintenant noirâtre ! L’écume jaillissait deux fois plus claire et on allait tuer la baleine étincelante ! « Pour se reposer, songeait Sullivan, on rêve d’un choc, d’une confrontation ultime, qui servirait de frein à main ! On ne craint pas l’abîme, persuadé qu’on y entendra le chant des sirènes ! Enfin le bonheur, à côté du cadavre de la bête ! »

    Chacun maintenant courait à son poste, plein d’ardeur et avait oublié son angoisse, sous l’œil sombre et triomphant d’Achab ! Le Pequod tremblait sous toutes ses voiles et on entendit le cri du guetteur de hune : « Elle souffle ! Elle souffle ! » Tout le monde regarda les flots et sa tête grise apparut à la surface ! La Capitaliste avait cet air triste qui disait : «Viens dans la violence ! Ne suis-je pas la cause de ta peine ? Moi vivante, comment pourrais-tu accepter la mort ? Seule ta victoire te sauvera ! Viens ! »

    « Descendez les baleinières ! » hurla Achab.  

                                                                                                   134

         Jésus était rempli par « l’esprit » ! C’est-à-dire qu’il comprenait les hommes et qu’ils avaient peur, ce qui les faisait réagir comme les animaux ! Ils voulaient le triomphe de leur égoïsme, de leur domination, afin de ne plus ressentir la crainte ! Les uns amassaient de l’argent, quand d’autres se montraient violents ! La force, le pouvoir étaient synonymes de sécurité et ainsi dans la nature l’individu garantit sa survie !

    Mais cela entraînait encore qu’on s’écrasât les uns les autres, en rendant la vie impossible, car la conscience, elle, au contraire de l’instinct, ne cessait de s’inquiéter ! Jésus voulait redonner la confiance à l’homme, pour l’apaiser, parce qu’il ressentait en lui-même le « génie » du père, de Dieu ! Il adorait cette connaissance divine, qui l’amenait toutefois à reconnaître qu’on ne saurait mieux témoigner de la foi qu’en offrant sa vie !

    Jésus avait donc un message de délivrance, de bonheur, de paix et pour mieux le diffuser, il devait trouver des disciples ! Il n’alla pas vers les riches, car ceux qui assuraient leur sécurité, grâce au coffre-fort, avait le cœur fermé, dur ! Le peur, en effet, n’était pas guérie par l’argent, elle n’en était que masquée ! Les inquiétudes demeuraient et les riches rejetaient tout ce qui pouvait menacer leurs privilèges !

    Jésus tourna donc ses pas vers les plus pauvres… « Ceux-là, se disait Jésus, n’ont rien à perdre et ils seront plus sensibles à mon message ! Est-ce que je ne veux pas leur bonheur ? » Il arriva au bord d’un lac et trouva des pêcheurs… Il y avait là Pierre, Jacques et quelques autres… « Alors, les gars, demanda Jésus, ça mord ?

    _ Peuh ! répondit Pierre. Avec toutes les saloperies qu’ils jettent dans l’ lac ! Paraît qu’ c’est à cause du réchauffement ! Les crabes, par exemple ! Eh bien, y en a plus ! Où sont-ils passés ? Mystère ! Et encore s’il n’y avait qu’ ça ! Mais en plus on est bouffé par les règlements ! Tiens, tu vois c’ filet ? Aujourd’hui, l’est même plus autorisé ! Le gouvernement nous gonfle ! Le vrai du vrai ? Il veut notre mort !

    _ Je pourrais peut-être vous aider…

    _ La seule manière de nous aider, c’est d’aller à la manif à quatre heures ! T’ y s’ras ? Car nous, on s’ laissera pas faire !

    _ Justement, tant que vous voudrez être les maîtres, vous s’rez malheureux ! C’est votre ego qui souffre ! Vous ne supportez plus aucune autorité, puisque c’est la vôtre qui vous donne le sentiment de la sécurité ! Et moi, je vous dis…

    _ Tu nous dis quoi ? Mais qui t’es d’abord pour nous faire la leçon ? De quoi tu vis ? Qu’est-ce que tu fais comme boulot ?

    _ Je me demande au Père de me donner à manger…

    _ Vous entendez ça, les gars ? Dis plutôt que tu vis avec une alloc, pas vrai ? C’est avec nos cotisations que tu nous dis d’avoir confiance !

    _ La peur que vous ressentez ne partira que quand vous réjouirez d’être dans la main de Dieu…

    _ Tu sais qui c’est Dieu, c’est le gouvernement qui vient d’augmenter notre temps de travail de deux ans ! Il nous méprise absolument ! Il nous prend pour de la valetaille !

    _ Pour l’instant, c’est toi qui méprises absolument le gouvernement, en ne lui reconnaissant aucune qualité ! Mais je vois que tu es malheureux… Aussi, je te dis d’aimer même ceux qui te haïssent, pour réveiller la part de Dieu qui est en eux ! Ainsi le royaume de Dieu s’étend et la paix aussi ! Plus nous nous comportons comme des animaux et plus le chaos s’installe !

    _ C’est moi, le dindon de la farce, si je comprends bien ! Pourquoi ce s’rait à moi de faire un effort ? Mais, dis donc, tu travaill’rais pas pour le gouvernement ? Non, parce que toutes tes salades, c’est l’opium du peuple, comme on dit !

    _ Je vais donner ma vie pour toi, pour que tu croies…

    _ Pauvre fou !

    _ Tu préfères ta lutte stérile ? Tu crois que le riche est heureux ? Tu crois en l’amour entre les hommes, alors que tu hais leur différence ?

    _ Tu m’ barbes à la fin ! Tu m’embrouilles !

    _ Vous n’êtes même pas capables d’accepter vos vies matérialistes ! Il faut que vous soyez les maîtres, sinon c’est la catastrophe ! 

    _ Vipère du gouvernement ! »

    Ils giflèrent Jésus et le rouèrent de coups ! On avait osé inquiéter leur domination ! Ils ne pouvaient plus rien supporter, car l’abîme du vide les talonnait ! Ils avaient perdu toute simplicité ! 

  • Les enfants Doms (T2, 125-129)

    Doms48

     

       

                              "Va-t'en!"

                                Amityville (79)

     

                           125

        Piccolo avait réussi à quitter le front et ne se sentait pas pour autant un déserteur ! D’abord, il avait été enrôlé de force et surtout, il savait trop bien que c’était l’orgueil de Rimar qui était à l’origine du conflit ! Après la mort de Martinez et avec une patience inouïe, il avait échappé aux deux camps qui se faisaient face et il avait repris le chemin du centre de rééducation matérialiste, car il s’y sentait en sécurité, avec de bons camarades ! On y était loin du tumulte du monde, de sa sauvagerie d’idées, de l’égoïsme horrible de sa pensée ; les territoires étant devenus psychiques, chacun défendant sa domination à coups de mots haineux !

    Non seulement c’était le chaos, mais celui-ci en plus, bien entendu, semait le doute, faisait de l’être sincère et de bonne volonté un cœur errant, rongé par l’inquiétude et prêt à se blesser, car on était éberlué, effaré ; on voyait toute logique partir au fil de l’eau et on avait l’impression de marcher sur la tête ! L’injustice avait l’air d’avoir tous les droits ! Elle frappait et reprochait la violence chez celui qui l’esquissait ! Elle se sucrait et tapait du poing quand l’autre mangeait ! Elle paradait et traquait le relâchement autour ! Elle écrasait, demandait toute l’attention et fustigeait, condamnait l’égoïsme qui voulait juste satisfaire un besoin naturel !

    C’était l’époque des tyrans de l’esprit, qui plongeaient la simplicité dans un abîme de perplexité et de souffrances ! Qui était fou ? Qui voyait bien ce qu’il voyait ? Piccolo s’était longtemps éprouvé, afin d’obtenir quelque vérité, quelque certitude, car on tend naturellement vers la paix et il ne voulait surtout pas s’aveugler en rejoignant un des ces groupements virulents, violents, qu’il fût de droite ou de gauche, où on criait qu’on avait raison, puisque les autres étaient des pourris, des bons à rien, des vendus ! L’humanité s’était acharnée et s’acharnait à trouver sa liberté, ce qui était bien normal, et elle s’était débarrassée de toute idéologie, quasiment de toute autorité, quitte à dire que l’homme n’était rien, à peine plus qu’une bouse, mais il lui restait un pas essentiel à franchir, qu’elle se regardât enfin dans le miroir de sa domination, de son égoïsme, de sa fureur et de son hypocrisie !

    En fait, les humains ne se rendaient pas du tout compte du mal dont ils étaient chacun d’entre eux l’auteur au quotidien, ce qui leur permettait de continuer à croire en leurs illusions, comme celle d’une vie uniquement matérialiste possible, avec le triomphe de la raison au bout, toute à la gloire du progrès ! Pour Piccolo, le centre de rééducation était un moindre mal : il y avait à manger, pour un travail qui ne l’éreintait pas, dans une ambiance plutôt bon enfant et cela lui donnait l’occasion de souffler ! Cependant, au camp, on s’inquiétait de l’absence de Martinez et son successeur, qui avait un drôle de nom : Matsup ! fit venir à lui Piccolo, dès qu’il sut son retour…

    Le bureau était toujours une cabane améliorée, ce qui amena un sourire sur le visage de Piccolo, mais Matsup paraissait tout de même bien plus revêche que Martinez ! Il avait un œil froid, un maintien bien plus raide et on sentait chez lui une sorte d’obstination méprisante, voire cruelle ! « Asseyez-vous, Picc… Piccolo ! dit-il. Vous êtes revenu, c’est bien, mais qu’est devenu Martinez ?

    _Hélas, il est mort ! » Et Piccolo de narrer les événements et terminant par : « Le plus regrettable, c’est que Martinez ait succombé sous les balles des oppressés, des plus faibles ! Il eût été plus juste, si je puis dire, pour un syndicaliste, qu’il fût la victime des agresseurs, du camp le plus puissant, à savoir celui de Rimar !

    _ Mais, Piccolo, nous n’avons pas à choisir un camp plus qu’un autre, puisque cette guerre ne profite qu’aux capitalistes ! Ce sont eux qui sacrifient leur peuple, pour se gaver !

    _ Dois-je comprendre que vous ne reconnaissez pas à ces mêmes peuples leur libre-arbitre ? Car bien des Kuraniens ne font que défendre leur sol ! C’est un choix et même une question de survie ! Il est quand même étonnant que vous, qui vous présentez comme un défenseur du peuple, vous ne lui accordiez aucune intelligence, aucune lucidité, en le voyant uniquement manipulé ! »

    Il y eut un silence, qui fit que Matsup regarda Piccolo d’une autre manière… « Mais qui es-tu, Piccolo ? demanda-t-il. Un espion, un perturbateur à la solde des capitalistes ?

    _ Là ! Là ! s’écria Piccolo en tendant un doigt vers la fenêtre.

    _ Quoi là ? fit Matsup, en se tournant lui-même vers la fenêtre, mais ne voyant rien.

    _ Il était là, j’ vous dis ! Là ! renchérit Piccolo qui s’était levé, tout excité.

    _ Mais qui ça ? demanda encore Matsup, debout à son tour et de plus en plus nerveux.

    _ Un capitaliste !

    _ Allons, vous n’êtes pas sérieux !

    _ Il était là ! J l’ai vu ! Derrière la fenêtre ! cria maintenant Piccolo, qui se mit à secouer Matsup. Il était horrible ! Il nous regardait avec un rire méprisant ! Sa figure était ronde, comme la nôtre ! Rouge, enfin rose, presque la vôtre ! Mais son âme damnée nous vouait à l’enfer !

    _ Cessez ce jeu ridicule !

    _ Comment ? Vous ne me croyez pas ? répliqua Piccolo, qui plongea subitement ses yeux dans ceux de Matsup. J’ai vu l’horreur et j’ peux en parler ! J’ai vu Martinez baignant dans son sang ! Et j’ai vu ce capitaliste, qui est dans le camp pour nous détruire ! »

    Soudain, Matsup fut gagné par la peur et il sortit précipitamment pour donner des ordres ! Des gardiens l’écoutèrent et opinèrent, d’autant que Piccolo derrière avait l’air apeuré ! Ils se mirent donc en chasse du capitaliste et Piccolo en profita pour dire qu’il rejoignait son baraquement ! Matsup ne pipa mot, mais il suivit d’un œil noir « l’enfant prodigue », se demandant s’il ne s’était pas moqué de lui !

                                                                                                    126

          La guerre en Kuranie s’enlisait ! Rimar était bien embêté, car il n’avait nullement voulu cela ! Ce qu’il pensait, c’était s’emparer de la Kuranie en un éclair, sans tirer, pour paraître aux yeux de RAM tel le gagnant ! Mais voilà, on n’en finissait plus de détruire et de tuer et il n’était plus question de parader ! Au contraire, on devait donner des explications, inventer des prétextes, pour justifier « l’injustifiable » ! De quoi déprimer ! Le plaisir semblait s’être envolé et Rimar avait le « blues » ! Certes, il n’était pas comme ces enfants morts sous les bombes, mais tout de même « ça » n’allait pas très bien… On avait des langueurs, des vides, des picotements inexpliqués et autant le dire carrément, on ne savait plus à quel saint se vouer et c’est pourquoi on eut recours au soutien de Fumur !

    Rimar : « J’en ai par-dessus le… ! A toi, je peux le dire ! Mais ces Kuraniens qui résistent et qui ne se laissent pas tuer ! Ils veulent ma peau ou quoi ! Des égoïstes, voilà ce qu’ils sont ! Bon sang, toujours à vouloir vivre, à n’en faire qu’à sa tête ! Comme s’il n’y avait qu’eux au monde ! Et mes soldats ? Hein ? Il leur faut la télévision, le chauffage, une berceuse pour s’endormir ! Des chiffes ! Ce sont des chiffes ! Je dois presque leur demander s’il vous plaît, pour qu’ils aillent combattre ! Mais qu’est-ce qu’ils risquent ? « Mourir, la belle affaire ! », comme dit la chanson ! On ne peut plus compter sur personne ! Je suis épuisé ! »

    Fumur : « Il faut galvaniser les troupes ! donner une valeur idéologique à ton combat ! Il faut que tu fasses appel aux peurs les plus profondes du peuple ! Qu’est-ce que la Kuranie, sinon la décadence, le vice ? C’est un tas d’homos ! le lobby LGBT ! Ce sont des cochons, des pédophiles ! C’est l’homme dégénéré, paresseux, bedonnant, noyé dans le stupre ! C’est l’absence de virilité, la fin des valeurs spirituelles, de l’esprit de sacrifice ! Où est-ce qu’on va ? Bientôt, on se demandera où trouver du sperme ! Il faut réveiller la force ! Qui est le chef ? C’est toi ! Tu es le guide ! »

    Les deux hommes convinrent qu’on ferait un discours, qui remettrait les pendules à l’heure ! Le jour J, on étendit un immense drapeau de RAM sur la façade de la Tour du Pouvoir ! On fit venir les gens en masse et au moment opportun apparut Rimar au balcon ! Il y eut un silence et la voix du chef s’éleva, portée par des micros surpuissants ! « Certains se demandent pourquoi nous combattons la Kuranie ! Mais c’est nous-mêmes que nous défendons ! Ce sont nos valeurs que nous protégeons ! Avez-vous envie que vos garçons deviennent efféminés, vicieux et se transforment en homosexuels ? Avez-vous envie que vos filles deviennent des prostituées, des putains, vivant dans la crasse ? Avez-vous envie de donner toute liberté à vos enfants, pour qu’un jour ils vous rançonnent ou vous assassinent ?

    C’est cela que nous promet la Kuranie, la décadence ! l’avilissement ! la faiblesse ! la veulerie ! Il y a un monstre à notre porte, qui ne demande qu’à entrer, pour nous sucer le sang ! Il veut notre perte ! Il veut le désordre ! Il veut le chaos ! notre ruine ! Il nous menace de son poison ! Il veut corrompre la famille ! Il veut que le frère soit la sœur et vice versa ! Il veut que le père couche avec la fille et la mère avec le fils ! Et il dira que c’est normal, que chacun est libre ! que c’est cela la modernité, l’avenir ! Est-ce que c’est ça que nous voulons ? Ne sommes-nous pas fiers de nos règles, de notre morale, de notre respect à l’égard des anciens ? Ne cherchons-nous pas l’approbation, la bénédiction de Dieu ?

    Je vois un homme nouveau dans RAM ! une femmes nouvelle ! Ils seront forts tous deux ! Ils seront sains ! Ils n’auront pas honte de leur correction, de leur droiture, de leur discipline ! Ils seront purs et ils pourront tendre bien haut leur front vers le ciel ! L’homme sera la force ! Il défendra son foyer contre les puissances du mal, quitte à donner sa vie ! La femme sera le soutien, la maternité, le pilier ! Sans elle, l’homme sera perdu ! Elle dira à l’homme : « Tue » et il ira tuer ! Elle dira aux enfants : « Regardez votre père comme il est fort, comme il est brave ! C’est un héros, qui défend la patrie et qui vous protégera ! Honorez-le ! »

    Allons-nous nous laisser faire ? Allons-nous laisser la fille coucher avec le père ? Allons-nous laisser le garçon porter une jupe ? Allons-nous laisser l’étranger nous pervertir ? Allons-nous nous battre ou nous mettre à pleurer, en demandant pitié ? Sommes-nous des hommes, oui ou non ? Sommes-nous déjà atteints par leur vice, leurs manières troubles et pernicieuses ? Sommes-nous de RAM, oui ou non ?

    Nous vaincrons, car les autres sont lâches ! Nous vaincrons, car nous sommes les plus forts et parce que nous n’aimons pas la vermine ! Nous vaincrons, car nous sommes en colère ! Nous vaincrons, car nous aimons l’ordre ! Nous vaincrons, car nous détestons leurs discours, leur morgue, leur bassesse ! »

    Soudain, Rimar tend le bras, pour sentir au bout de ses doigts toute la force qui est en lui, et les auditeurs en font autant, transportés ! Le reste n’est plus qu’une clameur électrique : « RAM ! RAM ! RAM ! »

                                                                                                       127

          « Dis grand-père, c’est quoi un éditeur ?

    _ Un éditeur ? C’est comme une vache !

    _ Hi ! Hi !

    _ Waoouh ! Grand-père ! Tu dis n’importe quoi !

    _ Mais non, ma petite ! L’éditeur fait chaque jour le même chemin, comme la vache, mais au lieu de brouter de l’herbe, il broute des pages !

    _ Du papier ?

    _ Oui, du papier et l’éditeur le mâche lentement, en regardant bêtement autour de lui ! Si on s’approche et qu’on lève soudain un bras, il est surpris et sursaute ! Vous avez déjà vu une vache sursauter, les enfants ?

    _ Ouuui ! fait le petit garçon.

    _ Mais l’éditeur publie des livres ! réplique la petite sœur.

    _ C’est vrai : de temps en temps il lève la queue, pareil à la vache, et… splash ! Un livre tombe derrière lui !

    _ Hi ! Hi !

    _ Beurk !

    _ Après des mouches viennent sur le livre et lui donnent un prix ou non !

    _ Tu es méchant, grand-père ! Moi, j’aime bien les livres !

    _ Tu as raison : ils sont comme des mouettes sur les champs !

    _ Oh ! C’est joli, grand-père !

    _ Moi, je préfère la télé ! dit le garçon.

    _ L’éditeur aussi, tu sais ! Ce qu’il voudrait, c’est dormir devant la télé, pour ne pas voir le temps passer !

    _ Les vaches rentrent le soir et on leur prend leur lait ! explique la petite.

    _Le lait des éditeurs, c’est la page blanche ! Il y a des écrivains qui boivent de ce lait et ils n’ont plus d’idées ! Ils sont là devant leur ordinateur et ils disent : « Maman, je ne sais plus quoi écrire ! Mon cerveau est vide ! »

    _ Pourquoi ils appellent leur maman ?

    _ Mais parce qu’ils ont peur ! On appelle ça l’angoisse de la page blanche ! Tu comprends, ce sont des écrivains connus ! On dit d’eux qu’ils sont de grands penseurs ! Mais voilà qu’ils n’ont plus d’idées ! Que vont-ils devenir ? C’est comme s’ils n’existaient plus !

    _ Han !

    _ Mais comment on peut plus avoir d’idées ?

    _ Mais à cause du lait des éditeurs ! C’est un lait sans idées ! Pourtant, l’éditeur fait son beurre ! C’est-à-dire qu’il gagne de l’argent ! Vous connaissez l’expression, les enfants ?

    _ Les éditeurs sont riches, alors !

    _ Oui, c’est la crème !

    _ Hi ! Hi !

    _ Ce sont des gens très importants ! Ils ont des noms, quand on les prononce, ils font tomber à genoux, tellement c’est des noms célèbres, avec plein de pouvoir ! Les éditeurs ont pignon sur rue !

    _ Qu’est-ce que ça veut dire ?

    _ Eh bien, que les maisons d’éditions, c’est comme les banques ! C’est très… très prestigieux !

    _ C’est l’étable des éditeurs, alors ?

    _ Mais oui, t’as tout compris ! Vous savez, si on a des idées, c’est dangereux !

    _ Pourquoi tu dis ça, grand-père ?

    _ Parce que les vaches n’aiment pas du tout la nouveauté ! Allez, les enfants, on va faire l’éditeur qui mâche du papier ! Voilà, vous mastiquez lentement et vous regardez droit devant vous, en disant : « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »

    _ « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »

    _ Et maintenant on publie un livre… Avec le bras, vous faites la queue… Vous la soulevez et splash ! Un livre !

    _ Et splash ! Un livre !

    _ Vous sentez vraiment pas bon, les enfants !

    _ Hi ! Hi ! 

    _ Mais les livres, c’est beau grand-père ! »

                                                                                                    128

          « Moi, j’ai fait polytechnique, X 1964 ! Quoi dire ? que j’étais pas dans la « botte » au concours ? J’ai quand même intégré cinquante-et-unième ! J’aurais pu finir à Supélec ! J’avais aussi des vues sur Normale Sup, mais c’est pas le même prestige ! Pas galonné !

    Après, j’ai plutôt été un bon élève… J’ai eu quelques petites ennuis, des retenus essentiellement… Dame, une discipline stricte à vingt ans, c’est dur à supporter ! J’ai donc commis quelques écarts ! Par exemple, j’ai enfermé un première année dans un labo ! C’était pas bien méchant, mais j’ai été sanctionné, c’est la règle ! D’autres ont eu des problèmes bien plus sérieux et couic ! Ils ont commencé à sentir le fagot !

    On avait des profs qu’étaient célèbres… Des gentils… On pouvait jouer aux cartes, en haut de l’amphi ! Mais bon, le programme est chargé, attention ! On bouffe du X, d’où le nom de l’école ! Des maths et encore des maths ! Pas vraiment l’ temps pour la littérature ! A une autre époque, y avait encore des cours de danse, mais tout s’perd, n’est-ce-pas ? Les manières, etc. ! Et puis bouger son corps, dans tous les sens, c’est comme ça qu’on danse aujourd’hui !

    Quoi d’autre ? Évidemment, on doit suivre la formation militaire… Mais j’ai jamais été très bon physiquement ! Problèmes de pieds, de voûtes plantaires ! Oh ! C’est pas les pieds plats, y peut pas avoir ça dans la famille ! Non, mais des douleurs… Enfin, j’suis pas Tarzan, non plus ! Mon père, lui, a servi dans la Marine ! Mal noté ! Il a été X lui aussi, mais il est sorti presque dernier, d’où la mer… Il n’aimait pas vraiment ça, malade au Tonkin, anémie ! Puis, marié et les magasins La Touche ! Naissance de Bibi, etc. !

    Pour éviter un tel sort, me suis poussé ! Les Mines ou les Ponts ? Les Ponts ou les Mines ? Les Chemins de fer ? Je me suis retrouvé à Dieppe, aux Phares et Balises ! La jetée Pascal, c’est moi ! Les nouvelles écluses, aussi ! Le phare du Bidou m’a donné de la peine ! Dame, c’est qu’il y a de l’effort sur la construction ! Faut prévoir le pire ! J’étais apprécié d’ la société dieppoise, du moins, j’ le crois ! Mais j’ai eu des frictions avec le préfet !

    Faut dire que j’ le connaissais ! Il avait émis un avis défavorable à l’obtention d’une bourse, pour un camarade de promo ! Donc, j’avais à l’égard du Monsieur une certaine aversion ! Mais lui, m’a pas loupé ! Il a fait un rapport salé ! Il est allé dire au ministre que, si j’étais intelligent, j’étais pas mature ! que j’étais dispersé, qu’il fallait me surveiller ! Et patati et patata ! J’étais mortifié, pensez ! Avec le temps, je me dis que je jetais p’t’- êt’ ma gourme ! J’étais pas tout blanc, sûr, mais lui, l’préfet, il était en partie tout noir !

    Me suis retrouvé à Rochefort, pour la construction du canal ! C’était comme une punition, mais j’ai accepté ma nouvelle tâche ! J’ai d’ailleurs bien fait, puisque c’est là que j’ai rencontré ma femme ! Elle a été mon soutien et elle l’est toujours ! Son père est à l’origine des textiles Acror, que j’ai intégré par la suite ! Eh ! Eh ! Question de revenus ! J’ai fini par démissionner de l’administration, pour la pantoufle, comme on dit ! Mais avant ça, y a eu l’affaire !

    Je me suis aperçu qu’on avait mal compté mon temps de travail à Dieppe, ce qui allait influencer ma retraite ! J’ai réclamé mes droits auprès de l’État, mais il m’a été répondu que, d’après le rapport du préfet, je n’avais pas rempli toutes les conditions, que j’avais demandé un congé pour raisons personnelles, etc. ! C’est vrai que j’avais toujours mes problèmes aux pieds et que j’avais essayé de les soigner, par des cures notamment, mais tout cela était connu et légitime ! Il y avait les attestations des médecins, mais fallait voir aussi, derrière tout ça, la main malveillante du préfet !

    Derechef, j’ai répondu au ministre, preuves à l’appui ! Et il a fallu en convenir : je n’avais pas manqué à mon devoir et je devais récupérer mes points ! On m’a fait une proposition : j’aurais une prime, mais surtout l’extérieur, mon honneur seraient saufs ! Sur mon carnet de notes, les mauvaises remarques du préfet n’apparaîtraient pas ! J’aurais voulu dénoncer l’injustice de celui-ci, sa personnalité acrimonieuse et néfaste, mais ce n’était pas mon rôle ! C’est pas au jeune de déboulonner l’aîné, et j’suis rentré dans l’ rang ! J’en suis resté mi satisfait, mi déçu et en tout cas, ça m’a épuisé !

    Après le canal, j’ suis entré dans l’ privé, comme j’ l’ai dit ! J’ai rejoint l’usine de mon beau-père et j’ai fait ma pelote, et quelle pelote ! Là, les millions sont v’nus et avec eux un fils ! Il n’est pas X, mais il a suivi HEC ! Il est directement allé vers le « management » ! Il est vrai que l’époque a changé et que Polytechnique maintenant, c’est un peu l’ bordel, non ? Y a la mondialisation qui est passée par là ! C’est certainement plus scientifique, mais servir l’État doit rester une source de fierté ! Aujourd’hui, j’ suis à la retraite… Avec ma femme, on va s’promener le dimanche… De toute façon, j’ peux plus aller bien loin, rapport à mes pieds !

    Qu’est-ce que je retiens d’ la vie ? Qu’est-ce que je dis à mes p’tits enfants ? Ben, qu’il faut faire son ch’min ! qu’on a tout intérêt à être droit, mais qu’y a des pièges ! On peut être mal noté, à cause de la jalousie d’ certains ! Mais cela n’empêche pas d’accomplir son devoir ! Et puis, on sait pas tout ! Des fois, à l’école, j’ regardais les nuages… et je m’ demandais où ils allaient et si les choses ont un sens ! »

                                                                                                     129

           Piccolo est en cours, dans le centre de rééducation marxiste (ou matérialiste)… C’est une femme à l’allure sévère qui fait classe… « Nos camarades installent en ce moment des barricades pour bloquer la ville ! dit-elle. Partout des flammes, hi ! hi ! Ou bien de gros containers ! C’est des hommes, ça ! Quelqu’un peut-il me rappeler pourquoi on bloque la ville ?

    _ C’est pour lutter contre le réforme des retraites ! répond Piccolo. Car c’est une réforme i… euh… i… inique ! Voilà c’est ça ! Elle est injuste et brutale, à cause des riches et des exploiteurs !

    _ Mais c’est très bien, Piccolo ! Je te mets un bon point !

    _ Merci, m’dame ! Mais la contestation montre aussi qu’on n’ sait toujours pas vivre !

    _ Qu’est-ce que tu dis, Piccolo ?

    _ J’ dis que la contestation montre encore que la vie matérialiste est impossible !

    _ Attention, Piccolo, car tu vas être puni ! Je t’enlève déjà ton bon point ! Sache que je ne supporterai pas davantage ton insolence !

    _ Bien sûr que non ! Mais que feriez-vous sans les riches et les exploiteurs ? Pourquoi la réforme de la retraite nous paraît inadmissible, si ce n’est parce que nos vies sont vides ? Quelle bande de tartuffes nous sommes ! (Il chante…) « C’est la lutte finale... » Y a pas plus tarte que ce chant-là ! Comme si nous n’étions pas tous égoïstes ! Comme s’il pouvait y avoir un règne enchanté de camarades ! Comme si les méchants étaient seulement les capitalistes ! Faut vraiment être un benêt pour croire des trucs pareils !

    _ Piccolo, tu dépasses les bornes ! Le mitard t’attend !

    _ Et allez donc ! C’est votre autorité qui triomphe ! C’est vous le maître ! Où est l’égalité, le camarade ? La lutte contre la réforme n’est qu’un prétexte pour jouer les gros bras ! Les voyous sont aux anges ! Y a du chaos ! Les vautours sont de sortie ! Tous les paresseux, les menteurs, les casseurs se réveillent ! Nous ne savons pas vivre dans l’un des pays les plus riches du monde ! Nous avons tout et nous voulons détruire, comme Rimar qui s’ennuie !

    _ Mais tu mélanges tout !

    _ C’est vous qui êtes bornée ! Ce sont les syndicats qui dirigent le pays ! Voilà les caïds, les nouveaux maîtres ! L’ego se rebiffe, car de toute façon la réalité matérialiste n’est pas supportable ! Comment imaginer travailler toute sa vie, pour un salaire moyen et mourir ? Quel intérêt ? Comment accepter une routine ennuyeuse, pénible, pendant des années, avant d’apprendre quelle maladie nous conduit à la tombe ? L’amour des proches, la famille ? Elle se disloque forcément, chacun cherchant sa voie ! Comment se réveiller chaque matin, pour obéir ? Comment vivre sans grandeur, sans idéal ? Comment crever de soif ?

    _ Je ne comprends pas…

    _ Mais si ! Pour ne pas voir cette triste destinée, eh mais ! Y a un moyen ! La révolte ! Oh ! Là, on montre les muscles ! Finie la routine ! Là, on a le sentiment d’être forts, de grandir ! La révolte donne un sens à la vie ! Et on continue à se mentir ! Et allez donc ! Car on dit encore : « Tant qu’il y aura des profiteurs, on s’ra pas heureux ! » Mais dans d’autres pays, on a déjà essayé de tous les tuer ! Et l’esclave est devenu le maître, pire que l’ancien maître ! « Seigneur, (Piccolo prie…), donne aux marxistes, à l’extrême gauche, aux ultras et aux anars un peu de courage, un peu de sagesse, pour qu’ils deviennent doux et généreux ! Pour qu’ils aiment les oiseaux du ciel et qu’ils se moquent des riches ! Parce qu’ils seront délivrés de leur ego ! »

    _ C’est pas possible ! Piccolo un croyant ! Un obscurantiste ! Un superstitieux ! Un calotin !

    _ Tais-toi, femme ! C’est moi, le syndicat ! (Piccolo se fait armoire à glace…) Personne, vous m’entendez, personne ne passera par ici ! Grounf ! Car maintenant, ça suffit ! Le gouvernement ne nous écoute pas, alors c’est fini ! C’est nous qui commandons le pays et on fera selon notre volonté ! C’est bien simple : ou le gouvernement retire son projet de loi, ou on bloque tout ! Car la loi, c’est nous ! Grounf ! Pourquoi je vis sur cette planète ! Mais pour combattre le profiteur ! Qu’est-ce qui caractérise le profiteur ? C’est qu’il ne respecte pas les gens et les prend pour des billes ! Comme moi en ce moment ! Il est aussi égoïste que moi, qui pose des ultimatums ! Pourquoi je ne change pas, alors que je sais que mon attitude et celle du profiteur sont pareilles et condamnables ? Mais parce que s’il veut jouer aux cons, on s’ ra deux !

    _ Piccolo, mitard !

    _ Oui, chef ! Bien chef ! Avouez que je vous donne de l’importance, du plaisir ! Tout marche comme vous voulez ! « C’est la lutte finale... » Ah ! Ah ! »

  • Les enfants Doms (T2, 120-124)

    Doms47

     

     

                      Cinquième partie

                       ON PIÉTINE !

     

                                120

         « Ragondin appelle Castor, répondez ! »

         La radio venait d’émettre aux pieds de Ratamor, alors que celui-ci faisait le guet, camouflé dans l’obscurité ! « Castor, j’écoute ! Parlez Ragondin ! dit Ratamor, qui avait saisi le micro.

    _ Rien à signaler de votre côté ?

    _ Rien, l’objectif n’est toujours pas en vue !

    _ Bien, continuez la surveillance et prévenez-moi s’il y a du nouveau... »

         Le commando Science effectuait une nouvelle mission : il s’agissait d’intercepter un généticien, qui avait réussi à transformer des souris, de sorte qu’elles se nourrissaient de pétrole ! C’était un bon moyen pour nettoyer certaines pollutions, mais, malheureusement, le chercheur gardait jalousement son secret, au profit de son pays ! Le commando Science devait l’enlever sur la route de son domicile et pour l’instant, c’était Ratamor qui assurait la liaison avec le Général, qui avait pris pour nom de code Ragondin !

         Soudain, Ratamor perçut un mouvement… On progressait dans les buissons, comme si on cherchait à attaquer le commando ! Une sueur froide envahit Ratamor, qui avertit son chef : « Castor à Ragondin, répondez ! dit le professeur d’une voix basse.

    _ Ragondin, j’écoute ! Parlez Castor !

    _ Un ennemi non identifié vient vers nous ! Je répète : un ennemi non identifié essaie de nous encercler !

    _ Soyez prêts à quitter la position, Castor ! On a sans doute été trahi ! Confirmez ordre reçu, Castor ! Castor ? »

         Mais Ratamor ne répondait plus, car il était fasciné par les formes blanches qui évoluaient dans la direction du commando ! D’ailleurs, chaque scientifique à présent, la gorge sèche, se demandait à qui il avait affaire et on attendait un assaut d’une seconde à l’autre ! « Répondez, Castor !" fit de nouveau inquiet le Général à la radio, quand de jeunes gens, vêtus en tout et pour tout d’un short et d’un tee-shirt, bien qu’il fît un froid de canard, surgirent des buissons, en poussant de grands cris de guerre ! Puis, ce fut la ruée et Ratamor dut se débattre contre deux assaillants, aux corps encore frêles, à peine sortis de l’adolescence !

         « Bon sang ! s’écria le professeur ! Mais qu’est-ce qui vous prend, les gamins !

    _ Baisse tes putains de yeux ! lui jeta un des jeunes.

    _ Non au rationalisme ! Vive Jésus ! » hurla l’autre.

         Ils se déchaînaient sur Ratamor, lui envoyaient des coups de pieds, tentaient de faire tomber l’adulte, afin de le neutraliser ! Ils avaient l’air d’avoir eux-mêmes un entraînement de commando et pourtant la lumière se fit dans l’esprit de Ratamor : « Ce sont des scouts ! pensa-t-il. Mais des scouts d’aujourd’hui ! Leur BA, c’est de me massacrer ! On sent la main de l’extrême droite, la patte des Tradis ! La Vendée n’est pas loin ! Le soi-disant âge d’or du christianisme en France ! De l’ordre et encore de l’ordre ! Des horions pour vaincre la peur ! La peur face à un monde sans Dieu ! »

         « Eh ! Les mômes ! fit Ratamor. Vous n’avez pas honte ? Où est Jésus dans votre violence ? Où est votre foi, votre confiance ? »

         « Sale matérialiste ! Serpent ! » entendit encore Ratamor au-dessus de sa tête et il allait succomber, lorsque d’autres attaquants apparurent et chargèrent les scouts ! Ceux-ci étaient moins nombreux, mais un peu plus costauds et eux aussi s’encourageaient au moyen de slogans : « A bas les fascistes ! criaient-ils ! Non à la violence ! A bas l’extrême droite ! »

         « Des antifas ! » songea Ratamor, qui fut tout de même soulagé de ses agresseurs, mais la mêlée devint inextricable ! On se défendait de coups donnés de nulle part, on était pris pour un autre, on tapait subitement son ami, on se mettait soi-même à crier pour l’un ou l’autre camp ! On ne voyait pas grand-chose, on frappait durement un arbre et on avait un mal incroyable, qui faisait monter les larmes, mais on souffrait en silence, de peur du ridicule !

         Un scout voltigeait, dans sa petite tenue, ou un antifa tombait dans un piège, creusé là apparemment depuis longtemps ! « Castor ! Mais bon sang ! Répondez ! » faisait toujours la radio, tandis que le tumulte soulevait un nuage de poussière ! Ratamor aveugle trébucha, se rattrapa, puis trébucha de nouveau, pour plonger dans une mare glaciale ! « Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » firent les grenouilles réveillées.

         Ratamor, saisi par le froid, jura : il en avait marre de tous ces dingues ! Il n’avait jamais vu une époque pareille ! Il avait l’impression d’être entouré de débiles et les plus fous étaient ceux qui criaient le plus fort !

                                                                             121

         Martinez et Piccolo étaient prisonniers chez les soldats de Rimar et ils étaient interrogés sous une tente, car on les suspectait d’être des espions à la solde de la Kuranie ! « Des civils au milieu de nos lignes, disait l’officier, vous êtes bons pour le peloton, les p’tits gars ! On rigole pas avec le renseignement !

    _ Peuh ! fit Martinez. Qui c’est qui commande ici ? C’est vous ou c’est moi ? »

    Cette sortie sidéra tout le monde, y compris Piccolo ! « Comment ? fit l’officier. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

    _ J’suis l’ patron du syndicat rouge ! Vous m’ touchez et j’ bloque RAM ! Il vous faut du carburant pour vos chars, non ? J’ai qu’un mot à dire et les raffineries cesseront de fonctionner ! Eh ouais, c’est comme ça ! Toi, le biffin, tu vas nous laisser partir sans moufter, sinon ta famille paiera le prix ! J’suis le parrain rouge, tu piges ! »

         Il y eut un long silence et Piccolo regardait le ciel, en murmurant : « C’est pas vrai ! Non, mais c’est pas vrai ! »

         L’officier eut enfin un sourire et s’adressa à Martinez : « Ainsi, c’est toi qui diriges RAM, grâce à ta mafia syndicaliste ? C’est ça ? Et tu menaces aussi ma famille ?

    _ Oui, c’est moi Don Martinez! Et si tu nous laisses nous en aller, j’oublierai le temps que tu nous a fait perdre ! Si mes hommes sont sans nouvelles de moi, ils vont tordre RAM comme une serpillière, pour me retrouver ! Et toi, l’officier, t’en seras responsable ! Mauvais temps pour l’armée, tu peux m’croire ! »

         Il y eut de nouveau un silence et Piccolo pensait à des vitraux dans une église ! Ils répandaient une douce lumière orangée sur les dalles de pierre et à côté des bleus profonds, les saints étaient nimbés d’une joyeuse couleur citron ! Quelle paix, mais une expression carnassière se peignit sur le visage de l’officier ! « Je crois, Martinez, dit-il, que tu n’as plus le sens des réalités ! C’est une conséquence typique de l’excès de pouvoir ! On prend l’habitude de commander et on file à toute vitesse ! On ne sait plus où est le frein à main ! Je sens qu’il est de mon devoir de te ramener sur Terre… Ici, c’est la guerre, Martinez ! Ici, les gens n’ont plus rien et ils se nourrissent avec ce qu’ils trouvent parmi les gravats ! Ici, on atterrit ! On ne roule pas des mécaniques, parce qu’on sent un courant d’air et qu’on veut fermer la fenêtre !

    _ A partir de maintenant, je compte les secondes ! répondit le Don !

    _ Sergent ! cria l’officier. »

         Un type, comme une armoire à glace, fit son apparition, attendant les ordres ! « Sergent, dit l’officier, voilà vos nouveaux éclaireurs ! Vous leur donnez un uniforme, qu’ils montent en première ligne ! Ce sont des experts, le petit surtout ! »

         Le sergent fit comme on lui avait dit et bientôt Piccolo et Martinez, en tenue kaki, durent avancer à travers des ruines ! « Vont m’entendre causer ! » maugréait Martinez et le sergent, de toute sa carrure, se mit devant lui : « Maintenant tu la boucles ! dit-il. Sinon on est mort ! J’ t’abats moi -même, si tu pipes encore une fois ! » Le Don rouge dut baisser la tête et on reprit la progression.

         C’était un paysage de désolation extrême, comme si un géant s’était acharné à détruire toute habitation ! « Voilà le point alpha, les gars ! expliqua à voix basse le sergent. C’est ici que tout commence… ou finit, c’est selon ! Comme vous êtes des éclaireurs chevronnés, on vous la fera pas ! Vous allez, avec vos ruses d’indiens, jusqu’à la bordure qui est là-bas ! Puis, vous revenez pépères, me faire un rapport, Vu ? »

    _ Et qu’est-ce qu’on est censé observer ? demanda Piccolo.

    _ Mais l’ennemi ! Et je veux une info tellement complète que j’aurais l’impression d’être devant le journal du matin ! »

         Martinez haussa les épaules et commença à marcher, suivi par Piccolo… Le syndicaliste était toujours en colère et et il continua à râler après le gouvernement, mais soudain tout explosa autour ! Piccolo se coucha sur le sol, tandis que pour la première fois il entendait miauler des balles ! Le mur, qui le protégeait, n’en finissait pas d’être réduit en poudre ! Il prit conscience que sa vie ne tenait plus qu’à un fil et son pouls battait à une vitesse folle ! La peur l’écrasait et il eut une vision de l’enfer !

         Il fallait ramper, lentement, aussi bas qu’un ver, pour espérer garder cette chaleur du corps, pour revoir d’autres hommes debout ! Ce fut là que Martinez craqua ! Il lui était impossible de comprendre subitement combien l’existence pouvait être terrible ! Le mal, pour lui, c’était les riches, les profiteurs ! Il y avait des coupables et il les fustigeait ! Mais Piccolo, lui, savait que le mal était en chacun de nous et que nous voulions a priori détruire les autres ! La guerre n’est en fait que notre mépris à un degré absolu ! Ainsi, à cause de sa sensibilité, Piccolo était bien plus lucide que Martinez et au fond il était mieux préparé à l’horreur ! N’en souffrait-il pas chaque jour, même si elle restait dans le cadre de la loi ? »

          Martinez, lui, avait perdu tous ses repères ! Où était le capitalisme coupable? Il n’était plus le chef, il n’avait plus le contrôle de la situation et il perdit la tête ! Il se dressa et cria : « Vous ne savez pas qui je suis ! J’ peux bloquer tout RAM ! J’suis le Don rouge ! Alors, laissez vos fusils et v’nez discuter ! »

         Le syndicaliste sauta en l’air et s’écroula ! Il était mort, le grand Martinez, l’ancien shérif du Pecos ! Il allait bloquer l’ paradis, sûr !

                                                                           122

         Hiver, un vieil arbre chenu, dépourvu de feuilles, disait à Printemps, une belle femme couverte de boutons d’or : « Non, mais regarde-moi, ces crétins ! Chaque année, c’est pareil ! Chaque année, ils tombent dans le panneau ! »

         En effet, sous les yeux des deux saisons, RAM était en pleine effervescence ! Partout, on manifestait, on se dressait sur ses ergots, en clamant haut et fort qu’on ne se laisserait pas faire ! « Chaque année, je leur enlève des forces, comme je le fais pour tout ce qui vit ! reprit Hiver. Les animaux hibernent ou ont plus de mal à trouver de la nourriture ! La sève des plantes reflue et le monde végétal s’endort ! Les hommes, eux aussi, devraient comprendre qu’ils subissent cette « mise en veilleuse » et ne pas s’inquiéter de se voir affaiblis, diminués ! Mais non ! Ils se troublent davantage, car les voilà devenus incapables de faire le lien entre leur comportement et l’influence des saisons ! Au lieu de prendre en compte leur fatigue, pour mieux la gérer, ils font preuve au contraire d’encore plus de rage et de mouvement ! Quelle bande d’imbéciles !

    _ Ils ne connaissent plus que la ville ! répondit Printemps. Ils sont perdus en quelque sorte !

    _ Ils n’apprennent rien, tu veux dire ! Mais quand comprendront-ils qu’une vie seulement matérialiste est impossible ? Le chaos permanent, qui règne dans les pays les plus riches du monde, témoigne de cette impasse, mais « on » est collé à ses illusions, comme la patelle à son rocher ! Si « ça » ne va pas, si on n’est pas heureux, c’est à cause des capitalistes ou des étrangers ! On a des coupables tout trouvés, ce qui évite de se remettre soi-même en question ! Regarde leurs leaders ! Ils rêvent d’un tsunami social, d’un ras-de-marée contestataire, qui renverserait quoi ? Comme si on allait se réveiller d’un cauchemar, avec un village souriant, où tout le monde serait l’ami de chacun, où l’économie ne serait plus un problème ! Et tout ça, parce que ces mêmes leaders ne veulent pas voir la réalité, à savoir qu’ils sont vieillissants et que leurs frustrations ne seront de toute façon pas satisfaites, alors que la mort les attend, apparemment vide de sens ! Ils cherchent à oublier cette crudité, cette horreur en criant et en s’agitant encore plus fort ! Sagesse : zéro !

    _ Je suis moins sévère que toi…, fit Printemps. Je les entoure de fleurs, les embaume, les réchauffe et les voilà de nouveau souriants, prêts à la fête ! Leur simplicité m’émeut et parfois, ils sont bien plus courageux que toi et moi !

    _ T’as le beau rôle ! Moi, je dois les faire travailler en profondeur, afin qu’ils sachent ce qui est essentiel, ce sur quoi ils peuvent compter ! Celui qui prend patience, qui veut me comprendre, n’y perd pas au change ! Il ne s’alarme pas, il reste paisible ! Encore faut-il prendre du recul, un peu d’ampleur ! Non mais, écoute-les brailler !

    _ Et toi, t’es calme peut-être ?

    _ Ah ! Ah ! T’as raison ! Je dois être le premier à montrer l’exemple ! C’est vrai : ils sont perdus… Ils ne savent même pas distinguer leur droite de leur gauche, comme on dit ! C’ qui m’énerve le plus, c’est leur arrogance ! Ils se croient forts et responsables, en faisant valoir leurs droits ! Mais ils ont toujours choisi la sécurité ! Ils n’ont jamais mis le nez dehors et ils s’étonnent de s’ennuyer !

    _ Ils ont peur et ils tombent malades !

    _ Ils sont haineux et agressifs, dès qu’on les surpasse !

    _ Ils se mangent entre eux et se détruisent !

    _ Ils n’évoluent pas et véhiculent des idées fausses !

    _ Ils sont sensibles au malheur…

    _ Je suis le socle, la confiance !

    _ Ils se développent, même maladroitement ! Ils ont l’impression de devenir des hommes, en affrontant le gouvernement !

    _ Je déteste la bêtise de l’extrême gauche, qui n’a rien retiré de l’échec du communisme ! Mais je hais tout autant la froideur et le mépris de l’extrême droite !

    _ Égalité !

    _ Je suis nécessaire !

    _ Je sais, mais peu leur a été confié ! Ils se mettent rapidement en colère et rient tout aussi vite !

    _ Nul n’est juge en effet, mais quelle couche !

    _ Tu as pris tes gouttes ?

    _ Ils ignorent ma poésie !

    _ Les Béotiens !

    _ Je me venge sur leur microbiote !

    _ Si ça t’occupe... »

                                                                              123

         Jack Cariou se souvient… Il est bien loin de RAM, dans un bourg très étrange… Des pompes à essence sont démantibulées, au bord de la route et à leur pied dorment des adolescents, profitant de l’ombre… On ne voit chez eux que léthargie, attente et sans doute ont-ils encore de la haine, car ils se sentent abandonnés !

         Ici, le temps s’est arrêté et les rues semblent désertes… Il y a bien un petit hôpital, où la vie continue… Des femmes préparent à manger autour d’un feu, allumé sur la terre ocre et c’est un peu d’animation ! Les couleurs des vêtements sont vives, mais la pauvreté est toujours là ! Les toilettes du bâtiment sont bouchées et cassées depuis longtemps, et quelqu’un se lave sous l’eau versée par un autre! Ainsi se détachent de l’obscurité deux corps squelettiques !

         Si on fait le tour, on découvre l’hospice ! Des vieillards édentés, à la peau étirée par les os, vous regardent surpris ! Ils sont couchés ou assis sur des mousses rongées ou crevées ! Certains disparaissent même dans le trou de leur lit ! Ils ont des tenues disparates, des sandales éculées et eux aussi attendent, la soupe apparemment…

         L’infirmerie est vide ! Nul médicament ! Les murs sont noircis de traces de mains et des fils électriques pendent au plafond... Ici, la guerre a tout emporté, tout vidé, même l’entrain ! On parle à voix basse, comme le vent !

        A son retour à RAM, Cariou entre dans une boulangerie et il n’en revient pas ! Tout brille ! Des dizaines de gâteaux et de pains ! Une vieille dame ne sait quelle pâtisserie choisir ! Elle en a l’eau à la bouche ! La boulangère ne la presse pas, car elle a sans doute affaire à une bonne cliente ! Où est Cariou, ou plutôt où était-il ?

         Dehors, la vie de RAM bat son plein ! Personne n’est content, tout le monde râle ! On n’en a pas assez, mais surtout, surtout, d’autres ont plus ! On se croit lésé, manipulé et l’amour-propre regimbe, trouve cela insupportable !

         On veut la « peau » du système ! On crie, on hurle, on casse ! Pourtant, la boulangerie brille et il y a toutes sortes de fromages !

         Cariou se souvient… Là-bas, l’espoir est mort dans des adolescents amorphes, malades ! Dans RAM, l’individualisation a progressé : on fait plus attention à soi, on a une conscience plus aiguë de sa personne, car on a du temps pour cela ! Il suffit d’acheter sa nourriture ! On n’a plus à la planter, ni à l’élever… Mais on braille comme si on nous enlevait le pain de la bouche !

          Là-bas, le vent remplace les mots… Les gestes sont lents, les regards graves… On respecte l’autre…

         Ici, on est plein de haine et de mépris, et pourtant la boulangerie brille !

         Mais Cariou suit maintenant une autre vieille dame… Elle passe à la caisse d’une supérette… Elle dépose sur le tapis quelques articles, dont un peu appétissant sandwich sous vide ! « Comment peut-on manger ça ? se demande Cariou. Ne vaut-il pas mieux acheter une baguette ? » Mais la vieille dame paye : 4 euros !

         C’est le prix de son repas, car c’est bien son repas ! Cariou l’imagine dans les rayons… Elle se dit : « Je ne dois pas dépenser plus de 5 euros ! » Elle examine donc chaque prix, remet des articles, en choisit d’autres, puis enfin arrive à un menu et quel menu !

         Celle-là, on ne l’entend pas ! Elle n’est même pas remarquée par ceux qui crient ! Car on ne voit rien tant qu’on est mené par son ego !

         On croit en la vie matérialiste alors que...

    Le tribun est un capitaliste de la parole !

    Le syndicaliste un capitaliste de la force !

    Le riche un insensé !

    La violence un luxe !

    Dans RAM où le scout devient fasciste !

         Cariou se souvient… Les enfants sont déguenillés et poussiéreux, mais ils ont les yeux grands ouverts et ils rient, montrant leurs dents bien blanches ! A côté, un homme sans jambes avance en s’appuyant sur les mains ! Quelle force ne lui faut-il pas ?

         Mais dans RAM la dure, les enfants aussi sont émerveillés et la beauté est toujours là, pour celui qui sait la voir ! Dans RAM la dure, il y a des gestes nobles, de grands courages, des délicatesses surprenantes !

         Cariou se souvient… Juste rester debout ! Ne pas flancher en pleine rue ! Et ces nuits pleines de cauchemars ? Et ces réveils, l’esprit brisé ?

                                                                             124

         L’Aveugle se plante devant Cariou : « Il y a quelqu’un d’important qui voudrait vous voir !" dit-il. Cariou regarde cet homme qui a les yeux tout noirs, comme remplis de nuit : « Eh bien, si quelqu’un d’important veut me voir, pourquoi le faire attendre ? répond-il. Il ne faut pas fâcher les gens importants, c’est bien connu ! » L’Aveugle acquiesce et les deux hommes se mettent en marche…

         Ils vont vers une étrange citadelle, nouvellement construite dans RAM ! C’est un bloc qui monte vers le ciel, avec des découpures, pour lui donner plus de légèreté, mais l’aspect général est austère, voire menaçant ! On y pénètre par une porte de plusieurs mètres de haut, flanquée de piliers, ce qui fait qu’on prend conscience d’entrer dans un temple, quoiqu’il soit gardé !

         A l’intérieur, le silence et la hauteur sont impressionnants et des fenêtres étroites et colorées semblent jouer le rôle de vitraux ! Puis, Cariou et son guide prennent un ascenseur transparent, qui les élève en leur donnant une idée encore plus exacte de l’immensité de l’édifice ! A l’ouverture, on arrive d’emblée dans un vaste bureau largement éclairé et vient à la rencontre de Cariou Fumur en personne, tandis que l’Aveugle redescend !

         Fumur est vêtu d’une robe unie, mais d’une matière riche et il a l’air affable : « Monsieur Cariou, dit-il, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation ! » Cariou n’est pas dupe de cette fausse modestie, destinée à le mettre en à l’aise, en le plaçant tel le décideur, et il répond avec un rien d’impertinence : « Mais c’est tout naturel, voyons ! J’ai toujours été curieux et je le suis encore plus maintenant ! 

    _ Bien entendu, vous devez vous demander comment se fait-il que je vous connaisse et pourquoi j’ai désiré vous voir ! Mais prenez place, voulez-vous ! »

         Les deux hommes s’assoient… « Thé ? Café ? » demande Fumur en désignant un service sur une petite table. Chacun a très vite une tasse et on reprend la conversation : « Voyez-vous, Cariou, reprend Fumur, je m’intéresse à tous les individus qui font preuve de caractère ! Et mon…

    _ Espion ?

    _ Mon informateur serait plus exact, il vous a placé sur sa liste ! Car, si je recherche des gens qui ont de la trempe, c’est que j’ai besoin de meneurs ou de meneuses !

    _ Hum, vous savez, le pouvoir, quel qu’il soit, me sort rapidement pas les trous de nez !

    _ Ah ! Ah ! Quand je vous disais que vous avez du caractère ! Mais imaginez votre force, votre tempérament au service d’une noble cause ! Est-ce que ça ne changerait pas la donne pour vous ?

    _ Qu’est-ce que vous appelez une noble cause ?

    _ Vous avez les yeux ouverts sur notre époque, Cariou, n’est-ce pas ? Il ne saurait en être autrement et vous voyez ce qui se passe… Le chaos est partout ! Les manifestations ne cessent pas ! La violence augmente ! Les étrangers sont de plus en plus nombreux et font n’importe quoi ! La barbarie de gauche est sans limites et menace nos vraies valeurs !

    _ Nos vraies valeurs… ?

    _ Eh bien, d’abord l’ordre, Cariou… Venez voir... »

         Les deux hommes s’approchent de la baie vitrée et Cariou découvre un parc, entouré de hauts murs… Au milieu, des centaines de jeunes qui font des exercices et affermissent leurs corps ! « La jeunesse de demain, Cariou ! présente Fumur. Celle qui nous protégera des voyous et des durs syndicaux ou de l’ultra gauche !

    _ Celle qui défendra également vos privilèges, car vous êtes aussi financés, j’imagine, par de grosses fortunes et des industriels puissants ! Votre action s’inscrit dans une histoire connue, celle du fascisme !

    _ Mais il n’y a pas de chef ici, Cariou ! Ce qui nous anime, c’est l’esprit chrétien, qui veut qu’on respecte chacun !

    _ A condition qu’on soit de votre côté et qu’on vous ressemble ! Ce que je vois a tout l'air d'un entraînement paramilitaire !

    _ Disons que nous demandons de la virilité ! C’est l’héritage de l’ancienne chevalerie, en quelque sorte !

    _ Vous savez, Jésus n’a jamais voulu dominer le monde ! Ce qui l’intéressait, c’était l’amour qu’il avait pour le Père et en témoigner ! La foi, c’est la confiance et c’est pourquoi Jésus offre sa vie ! Mais, quand je vous regarde Fumur, je ne vois aucune spiritualité en vous, aucune confiance ! Je ne vois qu’un homme perdu et qui a peur, d’où votre haine, car c’est elle qui vous soutient ! C’est ce qui explique vos combattants ! Mais où est passé l’enfant qui était en vous, Fumur ? Depuis quand a-t-il disparu ?

    _ Ah ! Parce que vous croyez que ce sont des enfants, qui vont pouvoir défendre nos sociétés ?

    _ « En vérité, je vous le dis, seuls ceux qui sont comme l’un de ces petits entreront dans le royaume de Dieu ! »

    _ Nous sommes les gardiens du message !

    _ Et vos ennemis ne désarmeront que quand ils redeviendront des enfants ! Nullement parce que vous voulez les détruire !

    _ Dois-je comprendre que vous refusez mon offre ?

    _ Oui, car comment pourrais-je prôner la confiance, en me préparant à la guerre ? Il s’agit d’abord de vaincre sa peur, c’est là le courage ! Au revoir ! »

         Fumur ne répondit pas et Cariou pensa qu’il s’était fait un ennemi de plus et quel ennemi ! Mais, dans l’ascenseur, il songea encore que « la porte est étroite » et il haussa les épaules !

     

  • Les enfants Doms (T2, 115-119)

    Domes45

     

     

     

         "Buddy, Buddy, Buddy...."

                    Wall Street

     

                                    115

         La vie dans RAM ne variait pas beaucoup, malgré la prise de pouvoir par les enfants Doms ! En effet, ils étaient incapables de vraiment gérer la ville et ils laissaient cela à des adultes, des ministres, tels que Yumi Tanaka ou Morny, l’ancien député de droite ! Mais surtout entre les enfants Doms et les Doms, ces hommes et ces femmes qui étaient également régis par leur domination, il n’y avait qu’une question de degré ! Il n’existait donc pas de caractéristiques tranchantes dans la rue, de signes qui auraient pu amener un changement profond ou radical ! D’ailleurs, déjà aveugles sur leurs propres influences et actions néfastes, les Doms ne repéraient pas les enfants Doms, n’en étaient même pas affectés, bien qu’ils découvrissent dans les médias leurs crimes aussi étranges que horribles ! On apprenait par exemple qu’un élève avait poignardé son professeur, mais les Doms ne voyaient pas de relations entre leur comportement et celui des enfants Doms et ils se contentaient juste d’être inquiets, quant à la dégradation de l’époque !

         Cependant, les Doms, toujours agités, toujours avides de nouveautés, avaient vu apparaître dans les commerces un robot, dont la mission devait être de rendre plus fluide les achats ! Il fallait éviter les heurts, les malentendus et on avait pensé à une sorte de médiateur créé par l’électronique et l’IA ! Jack Cariou, qui avait déjà eu affaire à la « machine », l’avait naturellement appelée le robot Dom et voici pourquoi… On choisissait ses légumes, on les examinait pour trouver les plus beaux, tout en se réjouissant de disposer d’une telle richesse, quand le robot venait se placer derrière vous ! Il pouvait avoir l’apparence d’un homme ou d’une femme et il penchait sa tête artificielle sur le côté, comme pour vous demander de vous presser !

         Il lui arrivait même d’exhaler un soupir, si jamais vous preniez le temps de faire tourner une pomme de terre entre vos doigts ! Il tapait également du pied sur le sol, ou il regardait sa montre, une grosse et fausse bien entendu, ou encore il prenait à témoin les autres clients, voulant montrer combien vous étiez désagréable et impoli ! On espérait ainsi éviter les bavardages sans fin, avec le ou la commerçante, les comportements inciviques, qui ne tenaient aucun compte du tour des autres et qui les comblaient d’impatience ! Le robot Dom vous suivait à la trace, ne vous quittait pas, essayait même de prendre vos emplettes, pour les déposer à la caisse et finalement il monopolisait toute l’attention, il n’y avait que lui qui comptait, de même que vous auriez habité, été marié avec lui !

         Votre personnalité devait se soumettre à ce « tas de ferrailles », à cet être sans âme, qui ne savait même pas pourquoi il vivait, ni sur quelle planète il était ! Construit par les Doms, il aboutissait à un Dom ! Il était seulement soulagé quand vous aviez payé et tout de suite alors, il parlait haut et fort avec la vendeuse, comme s’il attendait depuis une heure et que vous aviez été jusque-là un obstacle ! Mais tout aussi bien il vous bloquait la sortie, ne sachant visiblement pas comment vous éviter, ainsi que vous auriez été un problème et inadapté ! Tout ce qui pouvait vous humilier, vous transmettre son mépris était utilisé ! Les Doms avaient là un frère ou une sœur ! Le robot était l’exact reflet d’eux-mêmes ! Pareils à eux, il menait une guerre sourde, toute consacrée à sa domination, à sa supériorité et donc à la destruction de tout ce qui ne lui était pas soumis !

         Dans ses circuits électroniques coulait de la haine ! Son IA voulait triompher et ne supportait pas l’opposition ! Si vous étiez épanoui, heureux, il dardait sur vous ses yeux comme des braises ! Il était scandalisé de ne pas régner et il ne rêvait que de vous écraser ! Il frottait ses mains en plastique, s’il avait l’occasion de moucher quelqu’un ! On eût dit un rat joyeux ! Mais toujours, inlassablement, il pesait sur vous, vous agressait partout et tout de suite et attendre, se montrer curieux des autres et des choses, lui était absolument étranger ! Le robot Dom était une source quotidienne de désespoir et il représentait justement l’anti-progrès ! Une évolution simple, à la portée de tous, aurait été en effet de ne pas oppresser l’autre, afin d’être respecté soi-même ! On pouvait très bien améliorer la vie, en s’apaisant, en apprenant à aimer son prochain, mais le robot Dom dans ce cas eût l’air d’un monstre, d’un être à part et on l’eût vite haï !

         Il n’éveillait au contraire l’attention de personne, mais un jour Cariou en eut marre et alors que le robot Dom le méprisait, en lui donnant un coup de coude, il arracha les fils qui lui sortaient de la tête et tordit ses antennes, qui apparemment étaient juste là pour la décoration ! Le robot se mit à clignoter et à faire retentir une sirène, mais Cariou n’en eut cure et laissa plutôt aller sa colère ! Au vrai, il était fatigué de cette petitesse, de cette médiocrité constante, de cette inertie qui témoignait de celle des Doms et il finit par donner un sérieux coup de boule au robot ! Celui-ci, une main sur la joue, comme s’il pouvait avoir mal, criait aux autres clients : « Vous avez vu ? Non mais, vous avez vu ! Il a osé me toucher ! Moi ! Le nec plus ultra de l’IA ! Police ! Il faut appeler la police ! Au meurtre ! »

         Un qui avait suivi la scène avec intérêt, c’était l’Aveugle, qui on se le rappelle était un agent de Fumur et qui voyait comme un appareil photo ! Lui avait été encore surpris par cette indépendance, cette force dont avait fait preuve Cariou et il alla la rapporter à son maître !

                                                                                                          116

         « Du fait de la domination animale, écrivait Andrea Fiala, nous voulons tous sentir notre valeur, notre développement ! Cela implique que tôt ou tard nous nous servions des autres, pour éprouver notre supériorité et guider notre réussite ! Même si nous parlons au nom des pauvres, même si nous pensons notre cause juste ou nous croyons objectifs, nous avons besoin de « vaincre » l’autre, d’imposer notre avis, d’avoir raison, car c’est le sentiment de notre existence qui est en jeu ! C’est notre présence sur Terre qui en dépend !

    La domination animale nous conduit donc forcément à « dévorer » le monde, puisque la soumission, l’infériorité de l’autre nous est nécessaire ! Rappelons que notre domination a d’abord été, comme il se doit, physique (défense du territoire) et qu’elle est maintenant psychique ! La guerre en Kuranie, ne change rien à cette évolution, malgré les apparences, car au contraire elle montre encore, si besoin était, combien un conflit armé, aujourd’hui plus qu’hier, est sans issue, ne résout rien et est catastrophique, sinon ruineux, pour tout le monde ! D’ailleurs, on voit bien que l’opinion est devenue une arme aussi importante que les autres et que le conflit se joue autant avec les corps que dans les consciences !

    Même si la domination physique ne peut totalement disparaître, c’est la domination psychique qui prévaut à notre époque et elle utilise tous les moyens mis à sa disposition, comme les réseaux sociaux par exemple ! Il n’en demeure pas moins qu’elle reste une domination et que, si les hommes sont appelés à ne plus s’entre-tuer, ils sont devant le défi de se respecter entre eux et de ne plus chercher à asservir qui que ce soit, même avec la pensée ! Le progrès a donc un champ ouvert et infini devant lui, d’autant que la domination psychique montre déjà ses travers !

    En effet, si notre équilibre ne repose plus que sur le fait d’avoir raison, quand bien même nos sentiments sont valables, on comprend que certains « s’enferment » dans leur univers, se garantissent contre toute intrusion mentale étrangère, forment comme des vases clos, ce qui est obtenu en devenant une sort de « pile » à dominer ! C’est par une domination psychique totale qu’on se rassure et qu’on échappe à la peur que crée la différence ! Ainsi l’enfant Dom agresse-t-il instamment les autres, pour obtenir leur soumission et inutile de dire combien ce comportement est épuisant et destructeur !

    Mais, au fond, les enfants Doms sont des « intégristes » et ils remplacent la religion par leur égoïsme ! Mais, si leur cas est extrême, nous avons tous besoin de dominer et que l’autre reconnaisse notre valeur, ce qui ne va pas sans le blesser, le mépriser ou le détruire ! Notre domination, même psychique, empêche la paix et prolonge le chaos et ce d’autant que nous avons conquis notre liberté, que nous nous fions au savoir, puisque nous apprenons combien notre condition est difficile, fragile, avec le réchauffement, l’impasse économique, etc. ! Plus nous angoissons et plus nous sommes comme forcés de nous raccrocher à notre domination, et plus l’autre bien entendu en pâtit, et plus les divisions sont nombreuses, et plus la haine et le mépris sont monnaie courante !

    Tout le monde peut constater facilement cela ! Mais, maintenant, considérons un phénomène, une exception ! Imaginons un être qui a une foi sincère, c’est-à-dire qu’il a confiance en Dieu (nous ne parlons pas ici de ces soi-disant croyants, qui veulent justement imposer leur message, car c’est de la domination, nullement de la confiance) ! Mais cet être-là, animé par une foi sincère, n’aurait plus besoin de dominer, puisqu’il pourrait se dire à chaque instant que Dieu l’aime et donc que lui-même a de la valeur ! Qu’aurait-il à chercher en plus la soumission de l’autre ? Il s’en moquerait ! Pourquoi voudrait-il avoir raison ? Qu’est-ce qui le pousserait à piétiner, blesser ou mépriser ? Il serait rassuré sur son compte tout le temps, quelles que soient les conditions ! Il pourrait perdre la foi, si le malheur l’accable ? Sans doute et alors ?

    L’important est de comprendre que, sans la foi, la domination nous reste nécessaire et qu’elle nous maintient dans la nuit ! La paix est un chant de l’amour ! »

                                                                                                      117

    « Eh ! L’orgueil ! Comment va le monde ?

    _Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

    _ Eh ! L’orgueil ! Tu ne tues pas ? Tu ne violes pas ? Tu ne détruis pas ?

    _ Hélas, la guerre est une tragédie et mes ennemis sont nombreux ! Snif ! Attends, je me mouche ! Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, la guerre est une tragédie… J’en suis bien conscient, hélas ! D’ailleurs, qui mieux que moi le saurait, puisque c’est moi qui…

    _ Qui tue les gens !

    _ Exactement ! Et crois-moi, j’en ai gros sur la patate ! Mais, le devoir… La vie n’est pas seulement une chose agréable ! On n’y fait pas seulement ce que l’on veut ! Tu verras, quand tu seras plus grand !

    _ Eh ! L’orgueil ! Tu t’ fout’rais pas d’ moi, par hasard ?

    _ Mais non, pourquoi tu dis ça ? J’suis quelqu’un de sérieux, moi ! J’ai aussi ma croix à porter ! Du moins j’ose le penser ! J’suis pas comme toi, plein de prétentions ! Je tue modestement, par devoir, parce que c’est nécessaire ! C’est vraiment pas par gaieté de cœur ! Mais faut bien que quelqu’un prenne des décisions, même si elles sont lourdes !

    _ Eh ! L’orgueil ! Regarde cette photo ! Que vois-tu ?

    _ Ben, une personne !

    _ Bingo, l’orgueil ! C’est une personne ! Une vraie personne ! C’est-à-dire un être comme toi et moi ! En chair et en os ! C’est une personne qui existe vraiment, qui est comme toi et moi !

    _ Pourquoi tu me dis ça ? Je vois bien que c’est une personne ! Qu’est-ce que tu manigances ?

    _ Moi, rien du tout ! Mais je sais que tu n’arrives pas à comprendre que l’autre existe vraiment ! L’autre demeure une abstraction pour toi ! Sinon tu ne le tuerais pas ! Tu ne l’écraserais pas ! Tu ferais attention ! L’autre est un autre toi-même !

    _ Oui et non, car c’est peut-être un ennemi, un étranger ! Un homosexuel ou pire, un pédophile ! Et tu voudrais que je le respecte ?

    _ Ou encore pire, un assassin comme toi ! Pardon, l’orgueil, j’ose te dire ce que tu es ! La pire des canailles ! Allez, l’orgueil, fais pas la tête ! On va danser sur ce monde d’accord ? Un, deux trois ! Tu chantes avec moi, alors qu’on danse ! « Tuons les gens, mentons, au chaos ! C’est pas grave ! Pillons, détruisons, marchons sur les enfants ! Le feu ! A moi l’apocalypse ! Car seul moi compte ! Moi qui suis supérieur ! Moi qui méprise ! Moi qui suis important ! Je danse sur le chaos du monde ! Car moi seul compte ! Les autres n’existent pas ! Je suis le dieu vivant ! Je suis le nec plus ultra ! Je suis l’orgueil ! A moi la mort ! » Tu danses pas l’orgueil ? T’aimes pas ton portrait ?

    _ Sache que je ne répondrai pas à tes provocations ! Je suis grave ! Je salue le drapeau ! Je pense aux héros morts ! J’ai du respect pour les familles ! La réalité est dure et je fais face ! Un jour, on dira comme j’ai été à la hauteur ! J’entre dans la légende ! Mon visage austère imprime le marbre !

    _ Et les enfants morts ? que tu as tués, pour continuer à les avoir au chaud ! Car c’est le prix de ton cirque ! Quand je disais que t’étais une canaille ! Pas une seule de tes grimaces ne remplacera les enfants que tu as tués ! Pas une seule de tes rides méritait la mort d’un homme ! Tu ne sais toujours pas que l’autre existe ! Tu es toujours dans ta farce ! Tu es fou, dans ton monde ! Tu es ivre, l’orgueil ! Mais tu es le résultat de notre époque ! Tu es le résultat de tous nos petits orgueils ! Tu es la domination animale éclatante, délirante, sans freins !

    _ Mais qu’est-ce que tu racontes ?

    _ Mais tu es celui ou celle qui poussent au cul à la boulangerie ! Seulement t’as des chars et t’as supprimé la loi ! Mais… mais tu pleures ?

    _ Eh oui ! J’suis humain quoi que t’en dises ! J’ai ma sensibilité !

    _ Bien sûr…

    _ J’ai le droit d’craquer, moi aussi, non ?

    _ Bien sûr !

    _ Personne ne m’aime ! J’suis bien seul et personne ne m’aime !

    _ Ben, le pouvoir, ça isole, forcément !

    _ Oui, snif ! Enfin, une parole gentille, qui montre de la compréhension ! Dieu sait si je suis méconnu !

    _ Tu la ramènes pourtant tous les jours ! On ne voit que toi !

    _ A qui la faute ? Si tu crois que ça m’amuse tout ça ! Moi, c’ qui m’intéresse, c’est la pêche, le grand air !

    _ Hitler rêvait, lui, de revenir à la peinture !

    _ Tu me compares à ce monstre, salaud va !

    _ Mais lui aussi était une victime ! Il avait été traumatisé par un tas de choses ! Lui aussi comprenait que l’autre existe réellement, mais il le tuait quand même ! Quand je pense aux enfants morts qui t’attendent de l’autre côté, pour demander justice !

    _ Mais ils auront compris mon devoir !

    _ Bien sûr ! Je peux t’assurer qu’ils ont été édifiés... et qu’ils n’en reviennent pas ! Eux avaient confiance ! Ils pensaient que les adultes les protégeaient ! Mais tu les a remis à leur place ! Une éducation éclair !

    _ J’aurai ta peau, l’affreux ! J’ai déjà donné des ordres !

    _ Mince, t’es en train de montrer ton vrai visage ! Celui de la haine et d’une haine sans bornes ! Où est le devoir ? Eh ! L’orgueil, comment va le monde ?

    _ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

    _ Eh l’orgueil, quand respecteras-tu les autres ?

    _ Peuh…

    _ Eh l’orgueil, quand évolueras-tu ?

    _ Plutôt crever !

    _ Eh ! L’orgueil, quand feras-tu un effort ?

    _ Mais… mais je suis le devoir !

    _ Eh l’orgueil, comment va le monde ?

    _ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

    _ Eh ! L’orgueil, quand penseras-tu aux autres ? Quand aimeras-tu ? Quand cesseras-tu d’être un cadavre, quand bougeras-tu ?

    _ Mais… mais tout se passe comme prévu !

    _ Un accroc, l’orgueil ?

    _ Jamais ! J’ai… j’ai la bombe !

    _ Eh ! La destruction totale, plutôt que de demander pardon et de reconnaître ton erreur !

    _ Exact ! C’est mon prix !

    _ On s’en doutait, l’orgueil ! L’amour de soi n’a pas de limites ! Et tu sais que l’autre existe ? »

                                                                                                         118

    Si le roi Rimar était occupé avec sa guerre, en Kuranie, son épouse, la reine Sarma, avait aussi trouvé de quoi faire ! Elle avait fondé un groupe un peu spécial, uniquement composé de femmes, qui étaient numériques ! Elles avaient toutes une tête de poupée, botoxée, avec des lèvres particulièrement proéminentes, ce qui donnait l’impression que les visages avaient été couturés ! Mais la chirurgie esthétique ne s’était pas arrêtée là et avait rendu les attributs féminins éminemment agressifs ! Les seins pointaient tels des canons et paraissaient menaçants, tandis que les fesses ressortaient et là encore, elles semblaient s’imposer plutôt que d’inviter à la découverte !

    La domination féminine s’était emparée du corps, non pour séduire davantage, mais au contraire pour « dompter » le désir masculin, en l’impressionnant, en lui enlevant toute initiative, toute force, comme s’il devait suivre un parcours fléché, avec toujours le risque qu’il abîmât une « œuvre d’art » ! La femme numérique, ou la Numérique, se cachait derrière une idée de la perfection, n’était plus vulnérable à cause de ses défauts, ne se livrait plus, s’imaginait faire partie d’une élite et méprisait le mâle, bien qu’il fût nécessaire, ne serait-ce que pour les mondanités ! C’est que la Numérique se vouait un culte, car elle n’était plus seulement elle-même, mais elle était encore au service d’une création esthétique, d’un idéal, ainsi qu’une prêtresse adorait son dieu !

    L’homme couchait avec deux personnes, avec la femme d’origine et les apports de la chirurgie ! Mais surtout les Numériques étaient en colère ! Elles étaient outrées, scandalisées par ce qu’elles appelaient le patriarcat ! Elles avaient l’impression de se réveiller d’un cauchemar : comment l’homme avait-il pu asservir la femme de cette façon et depuis si longtemps ? Comment la femme avait-elle pu se laisser faire ? Les Numériques ne se demandaient pas d’où venait le patriarcat, quelle était l’origine de la domination masculine et à quoi elle avait pu servir… Elles ne voyaient pas la construction des nations, ni la défense du territoire, mais elles étaient juste envahies par la haine, d’autant que les féminicides continuaient et étaient même de plus en plus nombreux !

    Certaines hommes en effet ne trouvaient leur équilibre qu’en dominant leurs compagnes et quand celles-ci, avec la conscience de leur époque, voulaient reprendre leur liberté, quitter une relation qui les humiliait, les détruisait, elles provoquaient une panique, une violence souvent fatale chez ceux qui se croyaient les maîtres ! Face à un tel chaos, à une telle horreur, les Numériques, la reine Sarma en tête, avaient décidé de tenir le rôle de justicières et de nettoyeuses ! Elles allaient purger le monde de ces mâles de « l’ancien régime », celui de la domination masculine et par leur virulence, leur intransigeance, elles faisaient preuve d’un « jacobinisme » féminin !

    Elles se réunissaient d’ailleurs en petit comité, pour examiner à la loupe tel comportement masculin ! Elles jugeaient des hommes, d’après l’actualité surtout et le nombre de plaintes qui étaient portées contre eux ! Puis venaient le verdict et le châtiment ! Il fallait voir ces jeunes femmes, qui n’étaient plus totalement humaines, en train de condamner avec un accoutrement provoquant et dominateur, puisqu’elles étaient habillées de tenues noires et moulantes, jusqu’à ce que leurs formes perdissent tout attrait sexuel à force d’être menaçantes !

    Les Numériques réglaient leurs comptes la nuit, ce qui leur permettait de se déplacer furtivement ! C’étaient de véritables amazones de l’épouvante ! Grâce à une souplesse incroyable, elles entraient dans les appartements par les moyens les plus divers et elles tenaient bientôt à leur merci le propriétaire, un célibataire déjà mûr, bedonnant, qui se laissait apparemment aller, qui ne sentait pas bon et qui en plus avait injurié son ancienne femme dans la rue ! On était là devant le type même du patriarcat, celui qui méprisait les femmes et qui se croyait tout permis à leur égard !

    Le mufle ne se révoltait pas : il avait bien trop peur ! Il était déjà en face de visages qui le plongeaient dans la stupéfaction ! Il n’en finissait pas d’essayer de revoir la femme sous la créature, mais encore tout autour le fixaient les Followers qui accompagnaient les Numériques et leur regard aveugle était terrifiant ! L’homme écoutait comme dans un songe les accusations dont il était l’objet et qui le montraient irrespectueux, alcoolique, dangereux ! La sentence de mort n’éveillait aucun écho dans son esprit, mais il continuait à regarder les Numériques, qui suscitaient en lui un désir trouble ! Mais cette apathie était considérée par les justicières comme un aveu supplémentaire de veulerie, de médiocrité, ce qui ajoutait encore à leur haine et elles ordonnaient sans plus tarder la curée !

    Ce soir-là, les Followers se surpassèrent et c’est avec une frénésie folle qu’ils se mirent à dévorer leur victime ! Chacun déchirait un morceau, mais les cris firent sortir une autre femme de sa chambre ! Elle était vieille et elle se mit à hurler elle aussi : « Mais qu’est-ce que vous faites à mon pauvre garçon ?

    _ C’est votre fils, madame ? demanda la reine Sarma. Mais c’est aussi un monstre et un danger, pour nous autres femmes ! Nous ne faisons que rendre justice !

    _ Mais… mais il m’aidait pour mon cancer ! C’était mon seul soutien ! Rendez-moi mon p’tit, par pitié ! »

                                                                                                      119

    Peur et Vérité marchaient ensemble… Peur dit : « Et comment je vais faire, moi ? Non, parce que j’ai ça et encore ça à payer ! Je m’en sors pas ! C’est bien simple, l’État me prend tout ! Tu vas voir ! J’ m’en vais manifester, moi !

    _ Bah, ils t’auront pas vivante de toute façon !

    _ Tu sais, y a des moments où je me demande qui tu es ! si t’es pas un peu folle, tellement tu apparaît cynique ou égoïste ! On dirait que tu te moques de l’inquiétude des gens !

    _ C’est pas ça… Je vais t’expliquer…

    _ Et la guerre en Kuranie ? C’est bien beau de se montrer solidaire, mais on n’a pas les moyens de fournir des armes ! Et puis, c’est nous qui subissons les sanctions ! T’as pas vu ma facture énergétique ! Elle a fait un bond ! Mais c’est pas notre guerre !

    _ C’est aussi notre guerre parce que…

    _ Et la sécheresse ? C’est bien simple, y a plus d’eau et l’été arrive ! Comment on va faire ?

    _ Effectivement, c’est grave, mais la solution…

    _ Et la délinquance et la drogue ? La violence est partout ! On n’arrête plus les délinquants ! J’suis pas raciste, mais faut bien reconnaître que les étrangers sont souvent coupables !

    _ C’est vrai, mais le problème commence déjà…

    _ Et la pollution ? Hein ? Moi, j’ai dû arrêter le compost à cause des rats, figure-toi ! C’est bien beau le tri des déchets, mais si ça se solde par une invasion de rats ! Tu les as vus, ils sont dégoûtants ! Et puis, ils portent des maladies !

    _ Au sujet des rats…

    _ J’ai trouvé une superbe confiture dernièrement… J’ai pu voir comment ils la fabriquent… Ils la font lentement cuire dans des chaudrons…

    _ Sais-tu comment la confiture prend sa texture épaisse...

    _ Par la pectine, je crois…

    _ Non, c’est le sucre qui se caramélise ! On chauffe une confiture à 105°, sur le thermomètre à sucre !

    _ Et donc, je les ai vus cuire la confiture dans des chaudrons… Je connais bien tout ça ! Tout de même, je m’ennuie bien ! Au magasin, je ne croise que des tarés !

    _ Ton mépris entraîne certaines choses…

    _ Je regarde les gens de haut, tu peux me croire ! Non mais, pour qui se prennent-ils ?

    _ Tu ne fais que rendre coup pour coup…

    _ Tu sais ce que j’aimerais, c’est de ne plus avoir peur ! De trouver un véritable sens à ma vie ! Là oui, je pense que je serais heureuse !

    _ Je peux t’aider pour ça…

    _ Tiens, voilà madame Maupreux ! Bonjour, madame Maupreux, vous allez bien ? Comment ? On a essayé de vous escroquer sur le Net ? Que voulez-vous, madame Maupreux, ils sont partout ! Au revoir, madame Maupreux ! Tu disais, Vérité ?

    _ Rien, je ne disais rien !

    _ Tu sais, je te trouve un peu tristounette en ce moment ! J’ai l’impression que tu te renfermes, non ? Va falloir quand même que tu te boostes un peu !

    _ Hon, hon…

    _ Ah oui ! Ne plus avoir peur, quel rêve ! Est-ce que tu sais que ce thé vient de Chine ? Il a séché au feu de bois… Mais tu t’en moques, j’parie ! T’as toujours été dans ton monde ! Je me demande si tu te sens pas un peu supérieure…, or nous sommes tous pareils ! Mais peut-être l’ignores-tu ?

    _ Tiens, il va pleuvoir…

    _ Et tu détournes la conversation en plus ! Y a quelque chose de pénible chez toi, tu sais ?

    _ Ah bon ?

    _ Ouais… Allez, j’ose te le dire ! Dès qu’on ne s’intéresse plus à toi, tu n’écoutes plus personne ! Pas vrai ? Je vais même aller plus loin, car après faut pas que tu t’étonnes de ton malheur ! Mais tu veux le secret ? Etre attentif aux autres ! C’est la seule solution ! Quand tu penseras enfin un peu moins à toi-même, tu trouveras tes problèmes bien légers, voire insignifiants ! La pêche, quoi !

    _ Merci du conseil !

    _ Pas d’ quoi ! Tu sais que Roger va faire des examens ! Tu vois un peu qu’il ait un cancer ! Qu’est-ce que je vais faire, moi ?"

  • Les enfants Doms (T2, 110-114)

    Doms44

     

     

     

                                   "It's a game for you, isn't it?"

                                                Le Quatrième protocole

     

     

                          110

         « Bouge pas, Piccolo !

    _Martinez ?

    _ Lui-même ! T’es pas armé ? 

    _ Non... Je peux me retourner ?

    _ Attends que je te fouille ! »

         Martinez palpa le corps de Piccolo, afin de s’assurer qu’il ne portait pas d’armes… « Maintenant, tu peux me faire face… dit Martinez.

    _ Tu étais sur ma piste ? demanda Piccolo.

    _ Oui, au lendemain de ta disparition, j’ai pris mon cheval, bien décidé à te ramener au camp ! »

         On était dans une région entre la Kuranie et RAM… C’étaient de hauts plateaux épargnés par la mer et on n’y voyait qu’une sorte d’herbe ondulante, sous l’ombre des nuages ! « Je ne laisse pas dehors les brebis égarée ! rajouta Martinez. Et il y a aussi un cheval pour toi ! »

         Piccolo, toujours sous la menace de l’arme de Martinez, alla vers sa monture et l’enfourcha, avant de préciser : « Tu sais, Martinez, je ne m’enfuirai pas ! D’ailleurs, je comptais rentrer au camp !

    _ Bien sûr, répondit Martinez qui se hissa lui-même sur sa selle. Et c’est pour ça que tu joues les filles de l’air ! Allez en route !

    _ J’ai été enlevé, Martinez, à mon corps défendant !

    _ Tiens, celle-là, on ne me l’avait jamais faite !

    _ C’est pourtant la vérité ! Un commando, nommé le commando Science, est venu me chercher !

    _ Des types barbouillés de noir, j’ parie ! avec un couteau sur le mollet ! C’ que c’est d’être un oisif, planté devant la télé !

    _ Dans le commando, y avait une ancienne connaissance, qui tenait absolument à ma collaboration pour un problème !

    _ J’ croyais qu’ c’était à ton corps défendant ! Mais c’est un ami qui était là ! Et puis, peut-on savoir de quel problème il s’agissait ?

    _ Du réchauffement climatique !

    _ Ah ! Ah ! Ah ! Et ils avaient besoin d’un mec qui n’a jamais rien fait d’ sa vie ! Ah ! Ah ! Piccolo le mytho ! »

         Désormais, ils se turent et ils ne firent que parcourir de vastes étendues, grâce à leur monture. Mais, le soir arrivant, ils bivouaquèrent et après s’être occupé des chevaux, ils allumèrent un feu ! Ils mangèrent en discutant… « Au camp, tu vas retrouver tes camarades, ceux qui sont usés par le travail !

    _ Ce n’est pas le travail qui est usant, répondit Piccolo.

    _ Non ?

    _ Non, c’est le stress ou l’angoisse ! C’est très différent, même si le stress est forcément lié au travail !

    _ Comprends pas ! fit Martinez, qui avala une bonne bouchée.

    _ Nous sommes inquiets à cause de choses qui nous dépassent ! Notre stress est sournois, d’autant que nous, les êtres humains, nous sommes face à l’inconnu ! « Qu’est-ce que nous faisons là sur Terre ? », c’est pas une question que se posent les animaux ! Nous avons le choix et nous en sommes perturbés, et s’il survient des événements telles que la guerre en Kuranie ou l’inflation, nous nous fermons et devenons hostiles à tout changement ! Nous refusons la réforme des retraites, non à cause de ce qu’elle nous coûte, mais bien plus parce que nous devenons incapables de perdre quoi que ce soit !

    _ C’est une réforme inique et qui ne doit pas être appliquée !

    _ Peut-être et il y a toujours des conditions de travail à améliorer, mais le fond du problème n’est pas là ! C’est notre perception de la vie qui détermine notre stress ! Depuis que je suis tout petit, je réfléchis au sens de ce que je vois et c’est moi qui bosse le plus, car mon fruit, c’est ma paix, c’est l’espoir que je peux donner ! Cela va autrement plus loin que d’offrir un emploi ! Quelqu’un qui profite de mon message, qui s’en nourrit, a les moyens de calmer ses angoisses et de trouver la joie, quel que soit le poste qu’il occupe ! Voilà encore pourquoi le commando Science m’a enlevé !

    _ Ouais, moi, c’ que j’ sais, c’est que je dois te ramener à la maison rouge !

    _ Bien sûr, Martinez, car le seul sens que t’as donné à ta vie, c’est celui de ton autorité, de ton importance ! Lorsqu’ils vont me revoir là-bas, reconduit par toi, ils vont dire : « Quel type, ce Martinez ! On ne lui échappe pas ! » Tu vas pouvoir rouler des mécaniques !

    _ J’ te kiffe pas, Piccolo !

    _ Ah ! Ah ! La belle affaire ! T’as la réaction de tous ceux que j’ dérange et que j’ fais travailler du chapeau ! T’as la haine de l’égoïsme !

    _ Eh ! Où tu vas ? s’écria Martinez, en dégainant son arme à la vitesse de l’éclair !

    _ Pisser !

    _ Bon, mais reste dans mon champ de vision !

    _ Bien chef ! »

                                                                             111

          Le lendemain, Martinez et Piccolo reprirent la route et ils étaient au petit trot quand Martinez dit : « Tu sais, c’est injuste ce que tu m’as dit hier, au sujet de mon égoïsme… Je défends aussi les gars, tous ceux dont on abuse, pour faire plus de profits !

    _ Bien sûr, Martinez, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir ! Mais, si on t’enlevait la lutte contre le gouvernement, tu serais complètement paumé ! C’est ton hypocrisie qui fait que le bât blesse ! « L’homme ne vivra pas seulement de pain ! » tu te rappelles ? Autrement dit, l’homme a une conscience pour donner un sens à sa vie ! Or, notre époque, dans son mensonge, essaie de nous faire croire que c’est facultatif, qu’on peut comme ça avoir une existence purement matérialiste ! On gagne de quoi vivre, on nourrit les siens, on donne à ses enfants la meilleure éducation et on s’en va, avec le sentiment du devoir accompli, en paix ! Foutaises ! C’est justement ta lutte contre le gouvernement qui t’aveugle sur cette mascarade !

    _ On dirait que t’en as gros sur la patate…

    _ Un peu oui, car on ne sort pas des problèmes ! Pourquoi c’est toujours le chaos ? Mais parce que le chaos est nécessaire à la plupart pour donner du sens ! La société, c’est la prolongation du lycée ! Le gouvernement, c’est le proviseur, ou le CPE ! Le travail, ce sont les cours ; les pauses, les récréations, et bien sûr il y a encore les vacances ! On reste dans un vase clos et quand on n’est pas content, on accuse la direction de l’école, on se révolte contre les professeurs, qu’on juge injustes, c’est-à-dire qu’on prend à parti les ministres ! On reste scolaire, alors que l’immensité est juste à côté ! On étouffe, alors que le mystère peut être infini ! On est terrorisé à l’idée d’ouvrir une fenêtre !

    _ Tu exagères... »

         A cet instant, une troupe de cavaliers fit son apparition et vint à la rencontre des deux hommes… Puis, elle s’arrêta et montra ses visages d’adolescents ! « Donne-nous le prisonnier ! dit celui qui était le chef.

    _ Et qu’est-ce que vous en ferez ? demanda Martinez.

    _ On va le pendre !

    _ Oui, on va le pendre ! crièrent d’autres. Donne-le nous, Martinez !

    _ Doucement les enfants… Et pourquoi vous voulez le pendre ?

    _ Tu as écouté ses discours, Martinez ? reprit le chef. Il a la langue d’un serpent et ils menacent nos retraites !

    _ Ouais, nous voulons une retraite ! renchérit le groupe.

    _ Non, je ne vous donnerai pas le prisonnier…, répondit Martinez. Il a fui du camp et il sera jugé pour cela ! Laissez faire la justice, les enfants ! Vous êtes de braves petits gars et ne m’obligez pas à vous descendre ! »

         Les gamins connaissaient de réputation l’adresse de Martinez au revolver et ils finirent par s’en aller, non sans jeter à Piccolo de sombres regards de haine ! « Alors j’exagère, hein ! jeta Piccolo, une fois que la troupe fut partie. Des ados inquiets pour leur retraite, alors qu’ils n’ont même pas commencé à travailler ! Voilà le monde que nous avons créé !

    _ Ils défendent leur futur !

    _ Mais bon sang, on en crève justement de cette sécurité, de cette maladie à vouloir tout assurer ! On ne comprend pas qu’elle ne fait que renforcer notre égoïsme ! que c’est l’animal qui est en nous qui ne veut que survivre, en étant le plus fort, en ne pensant qu’à lui ! Ceux-là des enfants ? Mais ce sont déjà des vieillards ! Où est le don, Martinez, la magie, la force ? Il n’y a pas de futur pour l’homme matérialiste ! pour ceux qui comptent et qui veulent l’égalité !

    _ Ah bon ? V’ là autre chose ! Moi, j’ combats pour la justice !

    _ Mais en même temps t’es incapable de paix ! Tu ne saurais quoi en faire ! Une société d’apothicaires ! Nous avons tous soif et nous disons : « Seule la raison nous guide ! Nous n’obéissons qu’au nécessaire ! » Nous crevons d’un manque d’amour, de tendresse ! Nous voudrions voler, sentir le souffle des étoiles, puisque nous savons l’immensité de l’Univers, et nous vivons dans des boîtes à chaussures ! Et tu sais pourquoi, Martinez ?

    _ Non, mais tu vas me le dire !

    _ Mais par peur, Martinez ! parce que nous avons trois plumes dans les fesses… et que nous avons peur du ridicule ! parce que l’orgueil nous rend bêtes et même infects, durs comme de la pierre ! Le climat tarit les puits, mais déjà nos cœurs sont à secs ! La beauté est partout, époustouflante et elle nous invite à aimer de tout notre être ! Elle nous montre la flamme ! Pense à la sortie des feuilles au printemps ! Les fleurs, elles, ne perdent pas leur temps ! Elles ne râlent pas ! Elles s’empressent de s’ouvrir !

    _ Tu sais, je commence à regretter de t’avoir poursuivi ! Je n’ai jamais eu un tel moulin à paroles à mes côtés !

    _ Ah ! Ah ! J’ l’ouvre pas souvent, mais c’est vrai que quand ça arrive, j’en ai à dire !

    _ Tu feras moins le fier au camp !

    _ Le camp, pour moi, Martinez, c’est des vacances ! Ce qui est difficile, c’est de donner du sens, d’affronter la vie, les yeux ouverts ! Une société de lycéens, j’ te dis ! »

                                                                            112

    L’orgueil tue le monde !

    L’appauvrit, le désespère !

    L’orgueil brouille les pistes !

    Il dit : « Je n’existe pas ! 

    Je fais les choses par nécessité, par raison, par devoir ! »

    L’orgueil n’existe pas, c’est une victime !

    Qui se rappelle pourquoi Rimar est entré en guerre ?

    Il voulait parader !

    Il voulait dire : « J’ai ramené la Kuranie à la maison ! »

    Il voulait l’admiration de son peuple !

    Qu’on voit comme il est fort !

    Il voulait être aimé, comme un enfant !

    Mais l’orgueil est un enfant méchant !

    C’est un enfant adulte !

    Un enfant de ce monde,

    Qui trafique avec ce monde !

    Nous sommes tous des enfants,

    Mais l’orgueil fait l’enfant dominateur,

    Capricieux, dur !

    L’orgueil se prend au sérieux !

    L’orgueil étend les villes,

    Etend sa puissance, son pouvoir !

    Il domine, il triomphe !

    Il veut l’admiration des autres,

    En les commandant, en étant le premier !

    Mais l’orgueil se cache !

    Il dit : « Je n’existe pas ! »

    L’orgueil tue le monde,

    En brouillant les pistes !

    Il dit : « Je fais la guerre par nécessité, devoir !

    Je suis une victime !

    Bien sûr, des gens meurent, des enfants meurent !

    Des atrocités sont commises !

    Mais c’est par devoir, nécessité !

    Je ne suis qu’une victime ! »

    L’orgueil tue le monde,

    Le désespère, l’anéantit,

    Car il brouille les pistes !

    Il n’existe pas !

    Il étend les villes, réchauffe la planète, détruit la nature,

    Par nécessité, devoir !

    L’orgueil est un saint !

    Prions pour lui !

    Prions pour qu’il tue des gens !

    Qu’il détruise la nature !

    Car l’orgueil est une victime, une victime du devoir !

    C’est dur pour lui !

    Bien plus que pour ceux qui sont morts à cause de lui !

    Qui se rappelle pourquoi Rimar a débuté sa guerre ?

    Il voulait juste parader !

    Il voulait juste dire : « J’ai ramené la Kuranie à la maison ! »

    Il voulait montrer combien il est fort,

    Faire l’admiration de son peuple !

    Comme un enfant, mais un enfant dominateur, dur,

    Car il y a des morts

    Et l’orgueil ne revient pas en arrière !

    Il ne dit pas : « Je me suis trompé ! Excusez-moi !

    Jugez-moi, car je ne veux pas tuer ! »

    Non, l’orgueil se cache !

    Il disparaît !

    Il s’enfonce dans la nuit !

    Dans le plus secret du cœur !

    Il brouille les pistes !

    Mieux que le malfaiteur !

    Il se cache dans la nuit

    Et il entraîne tout le monde dans la nuit,

    Le doute, le désespoir, le mensonge !

    L’orgueil est une victime, une victime du devoir !

    De la raison !

    Qui se rappelle encore pourquoi Rimar a déclaré la guerre ?

    L’orgueil est un cadavre !

    C’est la mort sur Terre !

    C’est la source de nos larmes !

    C’est la pierre tombale !

    Un orgueil qui s’humilie,

    Qui revient en arrière,

    Qui dit : « J’existe ! »,

    C’est l’éclaircie, le soleil perçant les nuages !

    C’est de nouveau la compréhension, la clarté !

    Le sens, l’espoir !

    La justice !

    C’est l’enfant souriant !

    Mais qui se souvient de l’orgueil de Rimar ?

                                                                                       113

    Je te parlerai de la patience des nuages !

    De la patience de la lumière !

    De son temps à la fois rapide et tranquille !

    Je te parlerai de la confiance!

    L’orgueil est dur !

    L’homme est dur !

    L’horreur, le désespoir semblent éternels !

    Vides d’horizon !

    Mais l’orgueil s’empresse de détruire l’orgueil !

    Le méchant est impatient

    Et détruit le méchant qui le gêne !

    Le mal se détruit lui-même !

    A cause de ses appétits !

    Le bien est patient !

    Il regarde !

    Il regarde vraiment !

    Il en a le temps,

    Il en a la force !

    Il en la volonté !

    Le bien donne de l’eau,

    Il rafraîchit !

    Il apaise !

    Il donne de la lumière,

    C’est-à-dire du respect !

    Le bien dit à l’autre, quel qu’il soit :

    « Toi aussi tu existes !

    Toi aussi tu es unique !

    Toi aussi tu fais partie de la famille des hommes !

    Toi aussi tu es aimable et tu as de la valeur ! »

    Le bien peut dire ça,

    Car il a les yeux ouverts !

    Il en a la force !

    Et l’autre qui reçoit ce message considère aussi !

    Respecte aussi !

    Sourit, reprend espoir !

    La cohérence revient !

    Le sens est de nouveau là !

    Le bien donne à boire

    Et remet de l’ordre !

    Mais l’orgueil prend la lumière !

    Ne la voit même pas, l’écrase !

    La domination happe la lumière !

    C’est un trou noir !

    Un puits sans fond !

    Ainsi est l’enfant Dom !

    Comme tous, il demande aussi du respect,

    De la reconnaissance, de l’amour,

    Mais c’est un puits sans fond,

    Un trou noir !

    Il n’en a jamais assez !

    Ce qu’on lui donne est perdu !

    C’est maladif !

    C’est le néant qui l’a créé !

    C’est l’angoisse d’un monde vide,

    Un fruit de l’hypocrisie !

    Ou bien l’enfant Dom contrôle le monde,

    Ou bien il le détruit !

    Comment guérir l’enfant Dom ?

    Comment guérir un trou noir ?

    Nous sommes tous pareils,

    Nous voulons tous du respect,

    Qu’on nous aime,

    C’est indispensable pour notre équilibre !

    Mais comment aider l’enfant Dom ?

    Il faudrait déjà que l’orgueil existe !

    Il faudrait déjà combattre l’hypocrisie !

    Il faudrait déjà que la domination existe !

    Il faudrait déjà comprendre que nos problèmes

    Sont des problèmes d’ego !

    La retraite, les taxes, le réchauffement,

    C’est de l’ego !

    Nous détruisons la planète pour notre ego !

    Nous manifestons à cause de notre ego !

    Comment guérir les enfants Doms ?

    Leur amener un sourire ?

    Comment les rassurer ?

    Comment les rendre humains ?

    Je te parlerai de la patience des nuages !

    Celui qui connaît la patience de la lumière,

    Celui-là peut donner !

    Il est une source pour les autres !

    Il en a la force !

    L’enfant émerveillé a la force des nuages !

                                                                                114

         Martinez et Piccolo chevauchaient toujours, sous un azur impeccable, quand soudain une immense déflagration les stupéfia, les cloua sur place, effrayant leur monture, qu’ils ne purent calmer, ce qui fit qu’ils se retrouvèrent les fesses par terre ! « Mais qu’est-ce que c’est qu’ ça ? hurla Martinez.

    _ Je crois que ça vient de derrière la colline ! » dit Piccolo, qui était aussi choqué que le délégué syndical !

    Les deux hommes gravirent le versant et regardèrent ce qui se passait au-delà… Dans la plaine, beaucoup plus loin, une petite ville avait été bombardée et des fumées noires s’en échappaient ! « Voilà la guerre de Rimar ! fit amèrement Martinez.

    _ Oui, voilà le malheur… et où mène le pouvoir absolu ! sans frein, celui qui ne supporte plus la contradiction ! Tu es un peu comme ça, Martinez…

    _ Hein ? Mais j’ai le gouvernement comme obstacle ! Ce n’est pas moi qui commande !

    _ Non, mais ta lutte est devenue un but en soi ! Quelles que soient les décisions du gouvernement, tu le combattras !

    _ Bon, ben, vaut mieux pas rester ici… Il ne s’agit pas de devenir des cibles, pour quelque dingue ! »

        Ils retournèrent vers leurs chevaux, qui s’étaient enfin immobilisés… Il est vrai qu’il n’y avait pas eu d’autres explosions… « Tu sais, Martinez, dit Piccolo tout en marchant. Je suis persuadé maintenant que tant qu’on a du pouvoir, on ne peut pas vraiment considérer l’autre comme réel !

    _ J’ t’avoue que je ne percute pas vraiment non plus ce que tu me dis !

    _ Tant qu’on veut commander, imposer son point de vue, même au nom du bien, et toi, c’est au nom des travailleurs, on ne prend pas l’autre dans sa totalité ! Il devient un adversaire et tant pis pour sa complexité !

    _ Tu voudrais que je trouve des circonstances atténuantes aux profiteurs et aux exploiteurs !

    _ Je me moque des riches, Martinez, car ils ne sont pas heureux !

    _ Mais les travailleurs ont des droits !

    _ D’accord, mais ce qui te gêne aussi, ce qui te préoccupe, c’est que tu aies raison, que tu sentes ta valeur au travers de ton combat ! Si tu es autant dérangé par les profiteurs, c’est parce que tu les vois supérieurs, manipulateurs et ton ego en souffre ! Tu n’arrives pas à les considérer tels d’autres êtres humains, avec leurs différences et leur tragédie ! Pour toi, ce sont des méchants, ainsi qu’ils se ressembleraient tous !

    _ Je défends le plus faible !

    _ Tant que notre domination n’est pas brisée, les autres restent des esclaves…

    _ Mon Dieu, ce que tu travailles de la cafetière !

    _ L’autre est indistinct sous notre pouvoir ! Regarde Rimar : il tue des gens, pour soi-disant les rendre libres, ou les protéger ! Sa folie ne lui apparaît même pas, car il n’a pas vraiment conscience de l’existence des gens, tellement il a de pouvoir ! Le lion qui déchire son rival ne voit que la victoire !

    _ Et tu voudrais que je me relâche dans ma lutte, contre les profiteurs, pour apprendre qui ils sont, pour que je les respecte ?

    _ Oui, car tu ne pourras pas les détruire ! Il y a un profiteur qui sommeille en chacun de nous ! Par contre, on change les gens en commençant par bien les voir, par leur donner du respect ! Il n’y pas d’autres solutions, même si beaucoup ne changent pas pour autant !

    _ Il y a les lois qui évoluent, heureusement ! Je fais en sorte que les droits soient respectés !

    _ Bien entendu, mais ce n’est pas suffisant ! Et comme je te l’ai déjà dit, tu es dans une impasse !

    _ Voilà nos chevaux, nous allons pouvoir reprendre la route ! »

         Mais ils ne purent aller bien loin, car des soldats, qui étaient camouflés, se dressèrent et les mirent en joue ! Piccolo et Martinez furent faits prisonniers et on les conduisit dans un camp, où grouillaient des militaires et toutes sortes d’engins ! Alors qu’on se dirigeait vers une tente, un petit groupe en sortit d’une autre et Piccolo eut la surprise de reconnaître Rimar ! Il l’avait déjà aperçu dans RAM… et à cette époque, l’enfant Dom était un séducteur, heureux de plaire ! C’était un « gamin » qui aimait plus que tout être la vedette, le gagnant ! Son triomphe entraînait celui de la population, qui l’admirait alors ! C’était un jeu de miroirs !

         Maintenant, il ressemblait à une poupée de cire ! Il martelait un discours de haine, avec un œil fixe, comme s’il avait été en verre ! C’était déjà un vieillard et ses jours étaient comptés ! On ne peut être hors de soi très longtemps !

  • Les enfants Doms (T2, 105-109)


     

           "On va reconstituer le Band!"            

                                   The blues brothers

                                                                                                  105


    Une machine à réussir, voilà le monde!

    Depuis qu'il n'a plus de profondeur!

    Depuis qu'il n'est plus que mercantile!

    Bel échec de la raison!

    Il faut à tout prix réussir,

    Car il n'y a rien!

    Pire, le monde est condamné!

    Les chiffres le disent!

    Voilà la raison vide!

    Impuissante!

    Il faut à tout prix réussir,

    Car qui peut accepter le vide?

    Il ne faut rien perdre,

    Car qui peut accepter le vide?

    Il faut être inquiet,

    Car qui a confiance?

    Il faut haïr,

    Car qui peut être gentil?

    Il faut réussir!

    Je te ferai parfaite!

    J'étirerai ta peau!

    Je gonflerai tes lèvres!

    Tu seras pareille au babouin!

    Je ferai tes seins comme des ballons

    Prêts à crever!

    Tu domineras le monde!

    Tu soumettras le mâle!

    Tu auras une taille de guêpe!

    Comme étranglée!

    Tu ne pourras pas te déplacer sans tout faire craquer!

    Tu n'auras plus la légèreté de l'enfant!

    Son rayonnement!

    Sa malice!

    Tu seras une poupée,

    Une poupée défigurée!

    Tu auras figé ton âme!

    Que dira ton Narcisse?

    Que tu es la plus belle,

    La perfection?

    Tu as voulu réussir!

    Ne pas être rejetée!

    Tu es devenue numérique!

    Un phantasme de jeu vidéo!

    Où est la petite fille fragile,

    Peureuse ou timide,

    Salie par le chocolat?

    Que regardes-tu,

    Sinon une créature?

    Ce n'est plus toi!

    Mais il faut réussir,

    Ne pas être rejetée

    Et donc tu n'es plus toi!

    Tu as résolu le problème!

    Tu as inventé un code!

    Une élite, un canon!

    Quelque chose qui n'existait pas!

    Et l'enfant s'est perdu!

    Il crie de toutes ses forces dans l'espace!

    Il crie sa souffrance et comment tu le maltraites!

    Il pleure car il est la clé de ton bonheur!

    Vois comme il danse dans son innocence!

    Bel échec de la raison!

    Qui a voulu sa liberté

    Et qui s'est enchaînée à son angoisse!

    Bel échec du monde vide!

    Du monde mercantile!

    Où l'on ne peut perdre!

    Où l'on ne peut donner!

    Où l'on ne peut être heureux!

    Je t'apprendrai la confiance et l'espoir!

    Je t'apprendrai la patience, la douceur!

    L'attente interminable et si brève!

    Je te donnerai la joie de l'oiseau!

    Je te remplirai et tu déborderas!

    Tu seras mon ange infini!

    Jamais tu connaîtras l'ennui!

    Je te ferai amoureux!

    Tu auras l'énergie de l'amour!

    Bel échec de la raison

    Et du monde vide!

    Du monde sinistre!

    Où l'on ne doit rien perdre!

    Où on est pauvre,

    Sans courage!

    Où l'on est aveugle, sans lumière!

    Où l'on craint tout le temps!

    Où est l'enfant?

    Il est déjà adulte

    Ou à moitié fou!

    C'est l'enfant Dom!

    Qui doit dominer!

    Car il faut réussir!

    C'est la raison vide,

    Sans amour!

    Tu comprends?

    Je t'apprendrai à lâcher l'os!

    L'os du pouvoir!

    C'est lui qui t'enchaînes!

    C'est lui qui perd l'enfant!

    Mais il faut réussir!

    C'est la raison seule!

    Grogne près de ton os!

    Montre les dents!

    Je t'apprendrai à lâcher l'os!

    Je t'apprendrai à grandir dans la lumière!

    A danser en elle!
     

                                                                                                     106

     

    Piccolo est toujours dans le centre de rééducation matérialiste et ce matin un petit homme dégarni, nommé Martinez, s'adresse aux détenus! "Je vais vous apprendre ce qu'est le travail, dit-il, car visiblement vous ne savez pas ce que c'est! Il faut bien comprendre une chose: un travail, un salaire, de quoi manger et une retraite! Si on ne travaille pas, on ne mange pas!"

    On racontait de drôles de choses sur ce Martinez! Il avait été shérif à l'ouest du Pecos et c'est lui qui avait arrêté le bandit Société! Celui-ci maltraitait tout le monde: il volait des retraites, imposait des taxes et bref, il faisait partie de la célèbre bande des Exploiteurs! Avec l'aide de ses adjoints, Martinez avait déclaré la guerre au bandit et les échauffourées n'avaient pas manqué!

    Pourtant, le shérif était seul quand il marcha vers le saloon, où s'était réfugié Société! "Tu vas sortir sans armes! avait crié martinez. Sinon je viendrai te tuer!", et Société, peut-être las de la chasse dont il était le gibier, avait fait son apparition et avait effectivement jeté son arme, aux pieds de Martinez, avant d'être conduit en prison! Ce soir-là, toute la ville avait fait la fête et depuis, Martinez était d'une autorité incontestée!

    "Toi, l'intello! cria-t-il à Piccolo. Suis-moi, je vais te présenter à ton équipe de travail!" Piccolo prit le pas de Martinez, en se demandant comment on l'avait percé à jour, car effectivement depuis tout petit il réfléchissait! Mais enfin on passa un hangar et on s'arrêta devant un autre, ouvert et devant lequel deux hommes discutaient avec vivacité! L'un disait: "Y avait pas péno! Où l'arbitre a vu péno?" et l'autre répondait: "Et le coup-franc sur Maldy? Y a pas faute! Où elle est la faute?"

    "Eh! les gars! fait Martinez. je vous amène un intello, pour que vous lui appreniez ce qu'est le travail!

    _ Eh! Martinez! répond l'un. Ils m'ont mis en vacances le quinze et j'avais demandé le onze!

    _ T'as demandé au gars du calendrier?

    _ Ouais, y m'a dit que c'était comme ça!

    _ Bon, viens avec moi!"

    Les deux hommes partirent et Piccolo resta avec celui qui pensait qu'il n'y avait pas coup-franc et qui finalement dit: "De toute façon faut qu'on attende: les bâches sont pas là!" Piccolo acquiesce, n'a pas la force de demander ce qu'est cette histoire de bâches et il se contente de regarder les hirondelles jouer dans les arbalétriers du hangar!

    Le temps passe et un camionciel vient s'arrêter devant l'entrée... Un gars lourd en descend et à l'abri de son camion, il propose un gorgeon au collègue anti-coup-franc. Les deux individus sifflent leur verre, discutent de la dureté des conditions de vie, de l'injustice dont ils sont les victimes, puis le camionciel s'en va! "Eh! fait le travailleur à Piccolo, qui s'approche. Il est bientôt midi! Tu peux t'en aller! Tu vas doucement vers le vestiaire (tout le monde est en bleu!) et tu sors à midi pile! Tu vas manger et tu reviens à 13h30! Fais pas le con, tu dois être de retour à l'heure! C'est le plus important!"

    Piccolo est heureux, car il va manger et il a faim, et il peut s'échapper du camp pour cela! Mais aussi sa joie est renforcée par le sentiment que enfin il travaille, qu'il est en règle et ça c'est ineffable! On ne peut plus rien lui reprocher! Il gagne sa vie et sa retraite! Il chante sous le soleil!

     

                                                                                                     107

     

    Piccolo rêve dans le dortoir du camp matérialiste… C’est la nuit et tout le monde dort à côté! Piccolo se voit à une terrasse, entouré de deux collègues, et il est parfaitement bien! En effet, si on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il répond du tac au tac qu’il est chez «Machin», dont l’entreprise est bien connue! On sait donc immédiatement quel est son métier et il n’a plus à éluder la question!

    Auparavant, il était bien embêté, car il ne répondait pas franchement! Il ne disait pas: «Voilà, je recherche un sens à la vie! Je me demande d’où vient le mal! J’essaie de comprendre!», sinon on lui répliquait immédiatement: «Et ça gagne beaucoup?» ou «Et vous en vivez?» Il était soudain perdu, suspect, nullement crédible et il devait se taire légèrement honteux!

    A présent, il est détendu, en règle! Il est intégré et fait partie du sérail, de la famille! Il jongle comme les autres avec le salaire net ou brut! Les cotisations n’ont plus de secrets pour lui et il emploie le mot Ursaff avec délectation! Bien sûr, il en vient avec ses collègues à critiquer le système! Lui aussi est outré de ce qu’on lui prend! Sûr, il y en a qui s’en mettent plein les poches, les profiteurs, et Piccolo semble même plus indigné que les autres! C’est parce qu’il se sent en vacances! Pour la première fois peut-être, depuis le début de sa vie, il laisse de côté ses inquiétudes existentielles, il ne contemple plus l’abîme, il n’a plus le vertige, il n’a plus l’impression de creuser dans la pierre et il fustige le patronat, comme s’il chantait!

    Mais d’un coup Piccolo sent une main sur sa bouche et il ouvre les yeux paniqué! Il voit un visage noirâtre, qui lui dit: «Chut, Piccolo! C’est Ratamor!

    _ Rata… mor?

    _ Oui, je fais partie du commando Science et je viens vous chercher!

    _Me chercher? Mais pourquoi faire?

    _ La planète brûle, Piccolo! Vous vous souvenez de ce que vous m’avez si bien parlé de la beauté? Eh bien, on a besoin de vous, Piccolo, de votre pensée, de votre discours, car nos chiffres, notre logique, à nous les scientifiques, s’avèrent impuissants à changer les comportements! Donc, en route, mon ami, il y a urgence!

    _ Mais je suis bien ici, Ratamor! C’est comme si j’avais trouvé une seconde famille! Je travaille, Ratamor, et vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureux! Je fais mes huit heures dans la journée, comme tous mes camarades, et après je vais boire un verre, ou je regarde la télé! Je n’ai plus de soucis, Ratamor! Ma conscience est en paix, car je cotise, et cerise sur le gâteau, j’engrange des points de retraite!

    _ Mais bon sang, vous êtes devenu une larve ou quoi? Vous allez voir votre retraite, quand il faudra trouver de l’eau! Vous allez cesser ces enfantillages… et me suivre! Nous sommes en train de cuire, j’ vous dis!

    _ Je vous prierai d’abord de parler moins fort! En tant que travailleurs, nous avons droit à un juste repos! Ensuite, qu’est-ce que la beauté pour la science? Une production névrotique, n’est-ce pas ce qu’ont affirmé vos maîtres à penser! Laissez donc maintenant les fous agir leur guise! Ne venez pas encore en plus les tourmenter!

    _ Vous m’énervez, Piccolo! On a besoin de vous et vous faites votre coquette! Voilà la vérité!

    _ Ah bon? Je ne suis plus névrosé quand ça vous arrange! Quel manque de rigueur scientifique! Au reste, la gravité, le salut du monde ou le pourquoi du comment ne me concernent plus! Je n’ai jamais goûté un tel confort, Ratamor! un confort moral, bien entendu! Que peut-on me reprocher, si je pointe à l’heure? Hi! Hi! La douceur de mes draps me chatouille!

    _ Et la mort, Piccolo, elle viendra tôt ou tard!

    _ Bien sûr, mais c’est loin tout ça! Le problème, Ratamor, c’est les profiteurs, les gros pollueurs! Je vous assure qu’on lutte contre eux, car déjà ils nous exploitent! Ah! Il ne sera pas dit qu’on les a laissés tranquilles!

    _ Je croyais que vous étiez heureux!

    _ C’est vrai, mais il est bon d’avoir des ennemis! Sinon de quoi on parlerait?

    _ Vous ne me laissez pas le choix, Piccolo!

    _ Non, marchez sur la pointe des pieds en sortant!»

    Pan! Ratamor assomme Piccolo, comme on le lui a appris, et il le charge sur son dos! Dehors, les autres du commando, qui faisaient le guet, sont surpris de voir qu’on enlève carrément quelqu’un, alors qu’on devait le libérer et qu’il allait suivre avec enthousiasme!

    «Je vous expliquerai!» dit Ratamor et tous disparurent dans la nuit !

     

                                                                                                        108

     

    Piccolo se réveille dans un lit qu’il ne connaît pas! Soudain, une femme blonde et magnifique entre dans la pièce en souriant! Piccolo ne peut que lui rendre son sourire, car elle est comme un soleil, avec deux yeux bleus! Elle dit: «Le général veut vous voir… Je vous ai mis un uniforme sur la chaise… et au-dessus du lavabo, vous trouverez de quoi vous débarbouiller!» La femme sourit toujours et Piccolo aussi! Elle aurait dit, une laisse à la main: «C’est l’heure de la promenade!» et Piccolo aurait fait: «Ouah! Ouah!» Mais cette femme était bonne, Piccolo en était persuadé! Elle était incapable de crasses et elle sortit, laissant derrière elle une fraîcheur d’une suavité merveilleuse!

    Vite, Piccolo s’habille pour revoir le soleil aux yeux bleus et il s’impatiente vu que son pantalon refuse de se laisser enfiler! Pour la toilette, une giclée d’eau sur le visage, car le soleil n’attend pas! Puis, Piccolo fonce dans les couloirs, comme s’il connaissait les lieux! Le soleil est passé par là, il le sent! Il débouche dans une salle de réunion, malheureusement enfumé par un gros cigare, qu’un grand type sec fait rougeoyer dans sa bouche! Ratamor est également présent, mais ô merveille, le soleil est là et Piccolo s’assoit docilement, comme pour montrer combien il est à ses ordres!

    Le soleil ne se méprend pas sur une telle bonne volonté et aimablement, il apporte un café à Piccolo! Celui-ci est touché par la grâce et il ne remercie même pas: l’admiration le rendant muet! Le soleil, toujours souriant, reprend sa place et rien d’autre n’existe pour Piccolo, ni le général, ni Ratamor, ni les quelques autres qui ont l’air de cumulus lointains dans l’azur! Le général, agacé par ce manège, lance: «Mais seriez-vous ici, pour faire le joli cœur, monsieur, monsieur Pi…?

    _ Piccolo! Je m’appelle Piccolo (il a toujours les yeux sur le soleil, qui continue de sourire et n’est-ce pas le fruit de l’évidence?) Je tiens, mon général, (enfin il regarde le grand type sec), à porter plainte, car on m’a proprement arraché, enlevé à mon… bonheur! Je ne dirai pas paradis, puisque je viens de le découvrir! (Il se soumet de nouveau au soleil, qui rayonne à plein!)

    _ Hein? Mais qu’est-ce que c’est cette histoire d’enlèvement?

    _ Hum! fait Ratamor. Je crains que notre ami Piccolo ne fasse une sorte de crise! Il dit que, depuis qu’il est salarié, il vit dans une totale sécurité et qu’il ne veut même plus des ses anciennes idées, celles-là même qui pourraient nous aider!

    _ Voyez-vous ça! enchaîne le général. Et a-t-on rappelé à Moossieur Piccolo que l’heure est grave et que nous sommes en train de cuire et donc avides de toutes les bonnes volontés!

    _ Certes, je l’ai replacé devant…

    _ Général, intervient Piccolo, vous n’êtes pas prêt à m’écouter! Vous êtes énervé et vous avez de ce fait les oreilles sales!

    _ Co… Comment? Mais… Mais, si je suis énervé, c’est parce qu’il y a urgence! Il ne s’agit pas de se consacrer, comme vous, au badinage!

    _ Et ne pensez-vous pas que c’est justement parce que nous sommes incapables de paix, que nous brûlons la planète! C’est bien notre impatience, notre fuite devant l’angoisse qui nous conduit à tout détruire, afin de nous sentir les maîtres! Avec le grade de général et en commandant les autres, on échappe au vide, que semble nous imposer la nature!»

    Le soleil a un petit rire… «Mais… mais c’est que vous me donnez des leçons, ma parole! s’écrie le général. A moi de vous suggérer quelque chose… Concluez donc avec mon assistante et on pourra alors parler entre adultes! Pour l’instant, vous êtes trop excité!»

    Le soleil se déplace d’un pas ferme et souple, se plante devant le général et le gifle violemment! Puis, il s’en va impérial, au grand dam de Piccolo, qui a subitement froid! Quant au général, il en est tombé sur sa chaise, le visage rouge et reste hébété! Ratamor est au désespoir, mais Piccolo lui lance: «Vous avez vu, ça revient! Je retrouve quelques trucs! Ceci étant, je regrette encore le camp maté…»

    Piccolo, à ces mots se fige: que va-t-on penser de lui là-bas? Il est huit heures et il ne va pas pouvoir pointer! Que va faire Martinez? charger son arme? se mettre sur la piste de l’outlaw? Mais c’est ici qu’habite le soleil et Piccolo bâille, en s’étirant! La joie de vivre, quoi!

     

                                                                                                              109

     

    Piccolo alla parler au soleil et il se rendit bientôt compte que celui-ci était une femme comme les autres, mais comment aurait-il pu en être autrement ? Ce n’était pas une déception pour Piccolo, mais un retour sur Terre, qui n’était même pas douloureux, car Piccolo n’avait jamais vraiment imaginé que l’assistante du général ou une autre personne pussent jouer pour lui le rôle de soleil ! En effet, il avait ouvert les yeux sur une réalité qui échappait au plus grand nombre, ce qui faisait qu’il n’était même pas intégré dans la société !

    Or, l’assistante du général exprimait naturellement ses rêves, ses ambitions, ses espoirs et on voyait combien elle ne remettait aucunement en cause le fonctionnement de ce qui l’entourait ; autrement dit elle était toujours elle-même sous l’emprise de sa domination ! La vision de Piccolo était due à un long cheminement intérieur et même à une sorte de grâce, car bien des choses demeuraient inexpliquées, comme le génie, que la science par impuissance associait à la maladie ! Toujours est-il que Piccolo ne pouvait plus considérer le monde comme l’assistante du général et réveillé quant à son don, à son message pouvait-il dire encore, il s’en alla auprès du général, pour expliquer pourquoi Ratamor avait jugé bon de l’enlever du camp de redressement matérialiste !

    Piccolo trouva le général, qui était un physicien d’origine, encore un peu remué, en compagnie de Ratamor et de quelques autres… « Général, dit Piccolo, je me suis décidé à vous raconter ce que je sais..., même si je ne me fais guère d’illusions sur l’accueil que vous ferez à mes propos ! Mais vous êtes dans une impasse, ou plus exactement nous sommes dans une impasse, car nous détruisons notre planète et vous avez beau tirer la sonnette d’alarme, chiffres à l’appui, et personne ne bouge ! C’est bien ça ?

    _ Oui, à peu près…

    _ Bien, mais d’abord il faut comprendre comment nous fonctionnons…

    _ Mais…

    _ Ne m’interrompez pas à tout bout de champ, car vous avez beaucoup à apprendre tout scientifique que vous êtes ! Ouvrez plutôt vos pavillons !

    _ Hein ?

    _ Imaginons une famille modeste qui arrive au bord de la mer… Que fait-elle ? Elle va jusqu’à la pointe rocheuse, où les plus jeunes se hasardent au plus près de l’eau ! Puis, la famille revient en poussant des Ouh ! des Ah !, sous l’effet de l’excitation !

    _ Mais je ne vois pas du tout où…

    _ Général, cette famille imite exactement les animaux ! Elle explore son territoire, n’accepte pas d’être arrêtée, sauf par des éléments indépassables et elle a finalement besoin de crier, comme l’oiseau qui affirme sa suprématie ! En fait, le sentiment du moi s’est regonflé de la grandeur de la nature !

    _ Euh…

    _ Général, cet exemple nous montre deux choses… La première, c’est que la beauté n’est pas une invention culturelle, mais au contraire elle plonge ses racines dans le plus profond du vivant ! La seconde, c’est que la domination animale nous anime d’abord fondamentalement ! Nous voulons triompher des autres et c’est même cela qui nous évite le vertige de notre situation et nous fait trouver notre quotidien normal !

    _ Je ne vois pas bien…

    _ Pour résumer, nous avons deux partis dans RAM, la droite et la gauche… La gauche est formée par le peuple, héritier des Sans-culottes et de la Commune ! Pour parler encore plus succinctement, ce sont les pauvres qui ont remplacé Dieu par la lutte des classes ! C’est leur domination animale qui les tient et voilà pourquoi ils sont essentiellement hostiles à la réforme des retraites ! Pas question pour eux d’être d’accord avec le gouvernement, car leur vie n’aurait plus aucun sens ! Ils faut qu’ils se battent contre le pouvoir, d’autant qu’ils sont inquiets ! »

    Le général renifla, mais Piccolo poursuivit : « Inutile de vous dire que le véritable travail est au contraire de renoncer à sa domination animale, car autrement à quoi bon la conscience ? Mais de l’autre côté, à droite, on n’est pas plus évolué ! On continue là encore la domination, l’égoïsme ! On assure sa supériorité par le profit ! On en veut toujours plus pour écraser le pauvre et parader ! On est toujours dans une impasse, car c’est s’enrichir ou angoisser ! Et vous, vous venez avec vos chiffres, votre raison, votre logique, en disant : « Il faut changer ! Il y a péril en la demeure ! » Mais, pour qu’on abandonne la domination, qui est instinctive, viscérale, il faudrait d’abord bien entendu rassurer ! montrer soi-même qu’il est possible d’être libéré, heureux sans dominer ! Vos chiffres et toute votre raison ne font qu’alourdir chacun d’entre nous, ce qui a pour effet au final de nous inquiéter davantage, de nous crisper encore plus dans notre égoïsme !

    _ Mais les chiffres sont la réalité !

    _ Et vous êtes face à un mur ! Vous essayez timidement d’attirer l’attention sur la beauté, afin qu’on respecte plus la nature, mais il s’agit d’en révéler le mystère, la source d’émerveillement ! Pour être rassuré, l’homme doit retrouver la confiance de l’enfant, qui sait que ses parents s’occupent de lui ! Et c’est ce que révèle la nature, à condition de savoir la regarder ! Vous vous rappelez la phrase :  « Vous voyez ce lys ? Et moi, je vous dis que jamais Salomon dans toute sa gloire n’a eu un tel éclat ! » Une fleur, qui pousse au gré du vent, comme il y en a des milliers d’autres, et qui a plus d’éclat que toutes les pompes imaginables ! Dans ce cas, comment l’homme pourrait-il être seul dans l’Univers et abandonné ? C’est cela le secret de la beauté de la nature ! Elle nous dit que nous pouvons avoir la foi et donc la légèreté de l’enfant ! Elle nous dit que notre domination, notre soif de vaincre peut être inutile ! que nous pouvons nous enchanter du monde sans crainte, ce qui fait que nous arrêterons de le détruire, de le dévorer, qu’on soit riche ou pauvre !

    _ La belle affaire ! Restaurer la foi, pour diminuer le C02 !

    _ Il ne s’agit pas de revenir à la religion, car elle-même a emprunté la voie de la domination ! Ce qui a été gagné pour la liberté ne sera pas repris ! Mais je suis d’accord avec votre scepticisme, car les hommes en général n’apprennent pas par choix, mais au prix d’une expérience très coûteuse et on ira donc vers bien des catastrophes, avant de changer !

    _ Hum…

    _ Non, général, ne dites rien, merci ! Il faut d’abord que la science comprenne qu’elle est impuissante toute seule ! que la seule raison échouera toujours auprès des hommes ! C’est l’émerveillement de l’enfant, sa confiance qui est l’avenir ! J’ai d’ailleurs sérieusement besoin de retrouver la nature et sa beauté ! Mesdames, messieurs au plaisir ! Ne vous dérangez pas, je trouverai le chemin ! »

  • Les enfants Doms, T2, (100-104)

    Doms43

     

     

        "Mais c'est toujours un type bien!"

                                          Top Gun

     

                        100

        Comme tous les traditionnalistes (les "Tradis"), ou les intégristes, Fumur voulait dominer le monde par sa religion et il haïssait donc la modernité, car celle-ci, laïque et diverse, lui échappait, n'était pas sous son contrôle! Pour Fumur, il était impératif de décrédibiliser son époque, de ne lui trouver aucune qualité, de la condamner systématiquement, quitte à utiliser les contre-vérités historiques les plus immondes et les "fakes" les plus vicieuses! Fumur consultait le Web, encore plus laid qu'un rat qui hume le caniveau! Il refusait tout sentiment de progrès, comme si le diable l'eût tenté!     

        En particulier, Fumur détestait les Américains! Il les voyait en responsables de tout mal! Ils étaient partout, toujours manipulant, toujours pour leur profit, totalement dénués d'humanité! C'était des commerçants qui dévoraient le monde! La haine aveuglait Fumur, quand il disait: "Hitler a déclaré la guerre, car il était menacé par l'impérialisme US!" Le déséquilibré à la moustache n'aurait eu d'autres choix que de se défendre! Evidemment, Fumur oubliait en même temps les milliers de croix de Normandie et le sacrifice de ces jeunes, venus mourir sur une terre étrangère, pour des gens qu'ils ne connaissaient pas! 

        Mais encore le prêtre de Rimar expliquait les événements du Maïdan par la main de la CIA! C'était elle qui avait excité les étudiants, de sorte qu'ils dressèrent des barricades et qu'ils provoquèrent la chute du gouvernement de la Kuranie! Rimar, en attaquant ce pays, n'aurait cherché qu'à se protéger, tout comme Hitler! Peu importe que des jeunes eussent été purs, épris d'idéal, eussent voulu échapper à tout prix à la corruption de Rimar, pour se donner un avenir et qu'une soixantaine d'entre eux eût été abattue par des snipers! Rien ne devait attendrir Fumur et le faire ressembler à un être humain! Il avait la caution de son dieu!

        Mais, pour bien comprendre la haine de Fumur, sa détestation et donc son flot d'ordures, il est nécessaire de remonter très loin dans l'histoire de RAM! A une certaine époque, la religion et le pouvoir étaient inséparables! Ces deux-là s'arrangeaient comme larrons en foire! Le roi était de droit divin, ce qui assurait le clergé de sa domination! Le noble et le prêtre constituaient l'élite et dirigeaient le peuple, qui payait ses maîtres pour se nourrir et être protégé! L'épée et la crosse rassemblaient alors la force et la science! La roture ou l'infériorité étaient clairement définies!

        C'était le paradis ancien de Fumur, sa charia! On y vivait justement, sous un ciel toujours bleu, avant la catastrophe... Elle eut lieu en 1789, sous la forme de la révolution française! Le barbare sans-culottes avait balayé toutes les choses saintes, avait commis tous les sacrilèges, tous les crimes! Il avait plongé le monde dans la nuit, donnant naissance à un monstre: la République, où chacun était l'égal de l'autre! Pour Fumur, on avait perdu la vérité, celle de Jésus fils de Dieu, et il pleurait par amour pour le crucifié, mais en réalité il gémissait après des privilèges qui n'existaient plus! C'était son orgueil qui souffrait et le plus parfait mépris coulait sans ses veines!

        Il avait ainsi horreur de l'Amérique, car elle était le symbole même de la démocratie! Jamais elle n'avait connu les bonnes manières de la monarchie! Elle était née roturière! Mais il ne venait pas à l'idée de Fumur que son comportement était justement contraire à l'Evangile, qui montrait que la foi, c'était la confiance, l'amour jusqu'à donner sa vie! Et peut-on vouloir diriger en étant confiant? Aimer et dominer ne s'opposent-ils pas? Au fond, les descendants des nobles se servaient de Jésus, pour satisfaire leur égoïsme, comme tous ceux qui inspiraient Fumur, et ils ne découvraient leur laideur qu'en arrivant au Ciel! Mais pas de panique: ils avaient toute l'éternité pour s'en vouloir!     

                                                                                                 101

        Franz travaille à la CAF de RAM et il s'ennuie. Il est seul dans un bureau et il a un rôle un peu spécial! Il attend surtout, les yeux sur un voyant d'alerte, ce qui fait que les heures sont longues, et naturellement Franz a tendance à s'assoupir, à plonger dans un rêve, toujours le même, un rêve qui plaît énormément à Franz! Il s'imagine commander un U-Boat de la seconde guerre mondiale, qui serait tapi dans les profondeurs, en attente lui aussi, son radar aux aguets!

        Ailleurs dans RAM, Tom est un obèse dépressif! Il est tellement gros qu'il n'arrive plus à lasser ses chaussures! Tom est morne et triste, son désespoir est sans fond! Il a tout donné pour cette vie, il s'est battu pour ce qu'il considérait comme le bien, et le voilà, impossible à regarder devant la glace! Les heures passent et Tom est vide, sans forces! Cependant, bénéficiaire du RSA, il doit aujourd'hui envoyer sa déclaration trimestrielle de ressources à la CAF!

        Bien que ce soit qu'une formalité, Tom l'appréhende, car tout ce qui est administratif et qui se rapproche de la CAF lui fait peur! Il n'a plus de nerfs, même pour cocher des cases et si on ajoute à cela, une aversion viscérale pour tout aspérité informatique, on a là un cocktail qui ne demande qu'à exploser! Et c'est ce qui arrive, Tom s'emmêle les pinceaux sur le site de la CAF, il s'énerve, va trop vite et l'ordi se plante! Il l'éteint, le rallume et Tom sue, panique encore plus et finalement sa démarche devient impossible! Il faut laisser reposer le système! Tom est épuisé et le silence bientôt l'enveloppe!

        A la CAF, un voyant s'allume pour Franz: il manque une déclaration de ressources, celle de Tom! Dans l'U-Boat, c'est l'effervescence: le radar a repéré un écho et on vient prévenir le commandant! Franz est excité par l'action et il donne ses ordres! "Remontée dix mètres! crie-t-il. Immersion périscopique!" On répète ses commandements et le périscope vient à sa hauteur! Il s'en saisit et regarde la mer en surface! C'est à peine l'aube et il y a d'assez grosses vagues! Mais soudain Franz aperçoit le cul du navire, celui de Tom en l'occurrence! "C'est un marchand! s'écrie Franz. Il se traîne! On va le pulvériser!"

        Les hommes de Franz se lèchent les babines et ils exécutent promptement les ordres: "Barre au deux tiers! Préparez les tubes un et deux!" "Schnell! Schnell!" entend-on dans les sas et ce sont les gestes précis d'un équipage parfaitement entraîné! "Tubes 1 et 2 parés!", "Tubes 1 et 2, feu!" "Zwwwinnng!" font les torpilles en sortant de leur logement et il n'y a plus qu'à attendre!

        De son côté, Tom est soulagé: il a enfin pu envoyer sa déclaration de ressources! Ce n'était rien bien entendu, mais Tom ne peut pas s'empêcher de perdre ses moyens, quand il effectue de telles démarches! Il va pouvoir se reposer, mais un message vient d'arriver, que Tom consulte et qui dit: "Puisque nous n'avons pas reçu votre déclaration, vous êtes radié du dispositif  RSA!" Tom croit avoir mal lu, mais soudain c'est l'explosion! Tom voit des flammes, son ventre s'embrase et ses sphincters, qu'il ne contrôle déjà plus, le font courir aux toilettes!

        La torpille a coupé en deux le navire Tom et celui-ci s'efforce encore de nager parmi les débris! Mais à quoi bon? Tous ses espoirs sont morts! S'il résiste encore, n'est-ce pas une habitude du malheur? C'est l'hébétude, l'incompréhension totale! C'est l'angoisse qui saisit Tom et qui l'entraîne vers le fond! N'a-t-il pas déjà assez souffert?

        Franz lui exulte! On pousse des hourrahs dans l'U-Boat! C'est que c'est la guerre! On ne pense pas à l'ennemi, mais à la victoire et les consignes sont claires: tout doit être fait pour se débarrasser de ceux qui pèsent sur le budget! Ils ont des droits certes et c'est bien dommage, mais le moindre manquement sera utilisé! Franz est un modèle! 

        Plus tard, Tom recevra un message de l'Amirauté: "Erreur sur votre personne_ STOP_ Z' êtes rétabli dans dispositif! _STOP_ Bien reçu déclaration! _STOP!" Tom relit le télégramme: mais qu'est-ce qu'il fait là dans la vie?

                                                                                               102

         A La station des imbéciles, on trouve encore Friedrich Nietzche! Dès qu'il vous voit, il est heureux de vous montrer sa forme! En effet, il est en tenue de gymnaste et le voilà à la barre fixe! Et hop! il est dessus, tournoie et après une pirouette, il sort avec brio! Mais ce n'est pas fini: il prend maintenant des haltères et c'est la séance de musculation! Sa peau sans graisse se gonfle et il revient vers vous, le pas énergique et les mains poudreuses!

        "Alors? demande-t-il.

        _ Pas mal pour un mort!"

        Il sourit, car il est fier de ses performances et vous repensez à son parcours, à sa philosophie! Pour Nietzche, l'homme est seul et il doit l'accepter! Mais comment supporter cette situation, d'autant que nous apprenons toujours plus notre insignifiance, non seulement dans l'Univers (que l'on songe à la mécanique quantique!), mais aussi parmi les autres, car on doit prendre conscience qu'on n'arrivera jamais à en convaincre certains? La part de vérité que l'on détient sera de toute façon piétinée! Autrement dit, la folie du monde est sans limites!

        Nietzche voit la solution dans le dépassement de soi! L'homme s'enchante de sa force, de sa résistance, de son savoir et de son courage! Mais est-ce vraiment possible? Peut-on réaliser un tel exploit sans spectateurs, sans prendre les autres à témoin? Le stoïcisme ou l'héroïsme sont-ils concevables dans l'anonymat le plus complet? Est-ce que la démarche de Nietzche n'implique-t-elle pas forcément un triomphe, une domination? Comprendre, renoncer, s'effacer, se taire dans le but de ne pas envenimer les choses; être pris pour un faible, un idiot, un perdant, pour le bien-être social; aimer l'autre malgré sa haine et sa bêtise, afin de lui amener un sourire et de le rendre meilleur, en est-on capable si on se voit soi-même comme le point culminant, si la joie dépend de la force, si la confiance n'est placée qu'en sa propre personne? N'y a-t-il pas là comme une contradiction et notre nature animale n'y est-elle pas absolument contraire?     

        Cependant, Nietzche est aussi un artisan de notre liberté! En s'acharnant à se débarrasser de tous les dogmes, de toutes les croyances, il a œuvré pour notre individualisation, notre développement, qui ne peut aboutir qu'avec des choix, une conscience de plus en plus en aiguë de notre valeur! Pour autant, vous demandez à Nietzche: "Qu'est-ce qui est le plus courageux? Se dépasser en s'admirant ou bien aimer jusqu'à donner sa vie? Se faire le champion du surhomme ou bien mourir pour témoigner de sa foi?

        _ La faiblesse, répond Nietzche, c'est de croire à une récompense future, à un monde meilleur!

        _ Mais celui qui croit peut se demander s'il n'est pas fou! Il est lui aussi seul, mais dans l'ombre! Son défi, qui est de s'offrir, est autrement plus vertigineux, plus risqué, que de se garder, de réussir!"

        Vous continuez en parlant à Nietzche de la société actuelle, que sa pensée a inspirée, et vous citez notamment la haine hideuse,  pratiquement sans bornes, que l'on voit sur les réseaux sociaux! Vous expliquez que ce cloaque vient de la frustration de l'égoïsme, que l'homme ne peut pas supporter le néant s'il n'est pas le chef et que lui Nietzche a justement échappé à ce sentiment en devenant le centre d'intérêt des autres, grâce à ses idées, à son talent pour écrire, ce qui est une manière de s'imposer! Il a été un phare, mais comment fait le citoyen lambda?   

        Vous pourriez encore dire que l'humanité détruit précisément sa planète, pour échapper à son angoisse, tant elle a besoin de dominer face à l'inconnu, mais Nietzche boude et il part vers le cheval d'arçon, avant de s'élancer! Vous haussez les épaules!

                                                                                                    103

        Piccolo est conduit dans un centre de rééducation matérialiste, afin qu'il retrouve son sérieux! "L'homme moderne ne peut pas se permettre d'être un rêveur!", voilà une des citations que Piccolo découvre à son arrivée. Il y en a sur tout le parcours des détenus et on peut lire encore: "Ayez le courage d'être médiocres!", "La légèreté ne passera pas par moi!", "Halte au sublime!" On trouve même dans les toilettes un graffiti, qui dit: "La foi te baise!"  

        Piccolo, en compagnie de quelques autres, tous hagards, attend sur un terrain, puis un type en survêtement se présente: "J' suis un robot, avec lequel l'IA s'est surpassée, puisque me voilà comme un clone du biologiste Jean Rostand! J'ai la même pensée que lui! Est-ce que quelqu'un me connaît?"

        Les visages montrent leur ignorance, mais Piccolo lève la main: "Vous êtes le fils d'Edmond Rostand, l'auteur de Cyrano de Bergerac! Je rajoute que votre mère était aussi une poétesse!

        _ Ouais, et qu'est-ce que tu penses du Cyrano?

        _ Œuvre éblouissante, immortelle, quoique passablement égoïste!

        _ Tu l'as dit bouffi! (Il se met à élever la voix pour tout le monde.) Le romantisme, l'amour échevelé, le clinquant, le flamboyant, l'égocentrisme de l'adolescence, c'est de la foutaise! A partir de maintenant, vous oubliez tout ça! Je veux du rationnel et rien que du rationnel! C'est moi le chef et c'est moi qui vous dis comment penser! Est-ce que c'est clair?"

        Le silence qui suivit fut comme une approbation et Rostand continua: "L'immaturité, c'est terminé! Il y a ce que l'on sait et le reste! Et de quoi peut-on être sûr au sujet de l'homme?"

        On n'entendait que le claquement d'un drapeau, plus loin... "Je vous fais sans doute un peu peur, précisa Rostand, mais à l'avenir va falloir répondre du tac au tac! De quoi sommes-nous sûrs au sujet de l'homme? Eh ben que c'est un mammifère et qu'il se reproduit par des œufs!"

        Quelqu'un pouffa! "Quoi, la vérité te gêne? lui lança Rostand. T'es encore bête devant les choses du sexe?" L'individu fit non de la tête et Rostand reprend: "Nous sommes sûrs que l'homme est un mammifère et qu'il se reproduit par des œufs! De cela nous sommes certains! Mais de cela seulement! Tout le reste, je dis bien tout le reste... (il fait un bruit avec sa joue), c'est de la foutaise! Toutes les croyances, les machins, les bidules, les discours, les dorures, c'est des élucubrations, des ratiocinations, des inventions! C'est du flanc, du paranormal et on n'en veut pas ici! Du concret, rien que du concret, c'est not' devise! 

        _ Y a p't-êt' quelque chose après la mort! jette un jeune.

        _ Qui a dit ça? Viens ici... Viens ici, j' te dis!"

        Le jeune arrive hésitant devant Rostand, qui lui donne un coup de boule! Le jeune s'écroule et Rostand lui donne des coups de pieds! "J' vais t'apprendre à respecter la mort! dit Rostand. Espèce de salopard! Tu vas respecter la mort, oui ou non?

        _ Oui m'sieur!

        _ La mort, c'est quelque chose de sérieux! On en est sûr, t'as compris?

        _ Oui, m'sieur!"

        Le biologiste arrête de frapper et s'adresse à tout le groupe: "Mais bon sang, qu'est-ce que vous avez dans l' crâne? Qu'est-ce que vous croyez? Je vais vous dire ce qui va se passer! Un jour, le soleil deviendra une naine rouge et la terre sera détruite! Et tout ce qui aura été ici, tous nos efforts et nos souffrances disparaîtront, comme si nous n'avions jamais existé! L'Univers n'en portera même pas la trace! Est-ce que vous pigez ça? Y a rien, bande de pauvres cons! Y a rien du tout!"

        Soudain Rostand se met à pleurer... "C'est moche!" se dit Piccolo.

                                                                                                 104

        Autrefois, Science et Beauté habitaient la même chaumine! Il y avait là un tas de parents! Par exemple, Cosmogonie, Chamanisme, Culte... et on était tellement les uns sur les autres que tous les sentiments se mêlaient! Notamment, Savoir était le fils de Culte, mais celui-ci dirigeait tout et Savoir étouffait! Les disputes étaient nombreuses et Savoir voulait courir le monde! D'ailleurs, Culte avait d'autres soucis, avec Chamanisme et Croyances! On se tapait dessus et même on essayait de se tuer!

        Il serait trop long ici d'expliquer toutes ces histoires de famille, d'autant qu'elles confinent au tragique et qu'elles ont généré beaucoup de souffrances, mais un jour Science et Beauté se retrouvèrent seules à une croisée des chemins! "C'est maintenant qu'on se sépare! dit Science.

        _ Tu es folle! répond Beauté. On vient de la même maison et on est fait pour vivre ensemble!

        _ Ecoute, j' te l'ai jamais dis, mais t'es subjective! On peut pas compter sur toi!

        _ Subjective? Mais qu'est-ce que ça veut dire? Que je ne suis pas réelle?

        _ C'est un peu ça! Tu dépends trop des autres! Moi, pour réussir, il me faut du sûr, tu comprends!

        _ Moi, ce que je comprends, c'est que si tu me quittes, tu t'amputeras d'une partie de toi-même! N'as-tu pas le sentiment qu'une théorie est juste d'autant qu'elle te semble belle! La clarté n'est-elle pas une condition de la vérité?

        _ Oh là, ma grande, comme tu t'emportes! C'est bien toi, ça! La passion! Moi, mon truc, c'est l'objectivité! Je ne suis ni ceci, ni cela! J'examine les faits, c'est tout! J'ai un pote qui s'appelle Matérialisme et il va m'aider! Allez, salut!

        _ Salut!"

        Science se mit à la tâche, heureuse d'avoir toute liberté et comme ça y allait! Un monde nouveau apparut, on chamboula tout, on fit reculer l'histoire, les distances; le monde moderne devint stupéfiant et on n'entendit plus parler de Beauté! Elle était subjective et elle semblait ne pas avoir de consistance!

        Puis, le monde moderne tomba sur un os! Science s'aperçut que la planète se réchauffait dangereusement, à cause des activités humaines! La vie était menacée et Science entreprit de tirer la sonnette d'alarme! Elle criait aux hommes: "Attention, il faut changer de comportements!" et elle citait des chiffres, elle montrait des diagrammes! Elle était parfaitement raisonnable et elle ne doutait pas qu'on la comprît! Il en allait du salut de tous!

        Quelle ne fut pas sa surprise, quand elle s'aperçut qu'on ne la suivait pas! On continuait comme avant et on ne semblait pas s'émouvoir du trouble de Science! Parlait-elle une langue inconnue? Science, dans son désespoir, devint violente, mais aussi elle appela Beauté! "Beauté! Beauté, criait-elle. Viens sauver les hommes! Toi, tu pourras leur parler! Ils veulent aussi du rêve, de la passion! Donne-leur de l'espoir, car ainsi ils seront motivés pour changer! Ma raison et mes chiffres sont impuissants! Il faut du plaisir, du respect pour évoluer!"

        Mais Beauté ne répondait pas! Elle était subjective!  

  • Les enfants Doms, T2, (95-99)

    Doms42

     

     

         "Gooood Mooorning Vieeeeet Nammm!"

                               Good Morning Viet Nam

     

                 95

        Aujourd'hui, il y a un grand rassemblement dans RAM! Une foule immense se met en mouvement et on ne peut qu'être impressionné par cette démonstration de force, cette mobilisation exceptionnelle! On se dit que RAM est unie, qu'elle est responsable et que sa cause doit forcer le respect! On est fier d'être un humain sur Terre!

        Mais que voit-on à l'avant du cortège? Elle est là, portée par une dizaine d'hommes, grande, quoiqu'un peu vacillante tant elle est lourde, mais enfin son sage visage semble éclairer les lieux, bénir les uns et les autres! Vous l'avez reconnue bien entendu, c'est Notre-Dame des Retraites!

        La ferveur étreint le spectateur! Notre-Dame des Retraites passe dans toute sa gloire et se dirige vers le centre de RAM! Derrière? Mais ce sont les prêtres! qui avancent d'un pas grave, l'air recueilli! On reconnaît les prêtres rouges, mais il y en a en jaune aussi! Ils n'ont pas peur de leur foi! Ils défient le mécréant, le moqueur! Ils savent que le diable est partout! Tiens, dans ces buildings argentés, qui appartiennent aux profiteurs, aux seigneurs des dividendes!

        Maintenant, une pluie fine tombe, mais loin de ridiculiser cette foule, elle lui donne un supplément de dignité, car voilà les marcheurs affrontant les vicissitudes du temps et pour la plupart, c'est la première fois qu'ils doivent supporter un imprévu en dehors de leur routine! Mais, au diable la sécurité, quand là-bas, en tête du cortège, se balance l'amour d'une vie, Notre-Dame des Retraites!

        La statue est d'ailleurs maintenant déposée devant tout le monde, sur la place principale de RAM et on allume des bougies! Un grand silence se fait, on attend, bien qu'en queue de jeunes fanatiques jettent des pierres sur les commerces et les bourgeois, que l'argent a rendus athées, phénomène que nous connaissons tous, hélas! Peut-on en vouloir à cette jeunesse qui ne fait qu'exprimer agressivement sa foi? Dieu sera seul juge de cet excès de zèle!

        Enfin, les prêtres rouges prennent la parole! Entouré par un menaçant service de sécurité, l'un dit: "Camarades, on en veut à Notre-Dame des Retraites! On veut lui faire du mal!" La consternation, la tristesse, mais aussi la colère se peignent sur tous les visages! "On veut nous faire travailler plus! reprend le prêtre. La belle affaire! Nous savons bien que nous ne faisons rien! Ce qui nous est pénible, ce n'est pas de travailler, mais c'est justement de ne rien faire! Qui de nous n'a pas souffert à remplir ses heures? à attendre la fin du temps de travail? C'est bien ça qui nous use, nous diminue! C'est bien ça qui nous tue: trouver de l'intérêt à ce qui n'en a pas!"

        Ici, le prêtre vient d'élever la voix et il poursuit: "Comme c'est dur, avec toute notre soif d'infini, nos rêves, de nous tasser dans une boîte à chaussures, que nous nommons travail! Comme c'est dur de faire chaque jour semblant d'être actif, efficace, passionné! Nous nous ennuyons à crever, pour notre sécurité, et on voudrait en plus nous faire prolonger cet enfer? Nous, nous disons: "Ne touchez pas à Notre-Dame des Retraites!", car c'est elle qui nous délivre de notre mascarade! C'est elle notre espérance!"

        La foule approuve et la pluie devient plus forte, mais c'est une épreuve! "Nous allons maintenant chanter "Gloire à Notre-Dame des Retraites!" dit un nouveau prêtre et les bouches s'ouvrent et le chant s'élève: "O toi la sainte, la douce, vient nous sauver! Fait que nous puissions enfin devenir sincères! Arrête notre théâtre! Rend-nous notre dignité! Libère-nous avant la mort! Et donne-nous du rêve, à nous les assoiffés!"

       Après cet instant, une ambiance plus légère s'installe... On vend des saucisses, des barbes à papa! Les enfants se disputent et au casse-boîtes, on se défoule contre les profiteurs! Au loin, un arc-en-ciel, bon signe!

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        A l'intérieur de l'avion, les visages sont tendus! Il y a d'abord ce vacarme épouvantable des moteurs, qui font trembler toute la carlingue! Puis, chacun pense à la mission! Chacun se remémore son rôle, quand on aura atteint l'objectif! Pour se relâcher, certains essaient de dormir et d'autres vérifient encore leur équipement: est-ce qu'ils ont leur carte, leur couteau sur le mollet? Leur parachute est-il bien sanglé? Ont-ils assez noirci leur face? Il ne s'agirait pas de se faire repérer dès l'atterrissage!

        Ratamor est comme les autres, sombre! Il y a peu, il a rejoint le commando Science! Il a été convaincu par le collègue qui lui a révélé l'existence de ce groupe! L'autre lui a dit: "C'est la science qui détecte les problèmes, c'est la science qui les répare!" Ratamor avait opiné et il avait été conduit à un stage de combat, jusqu'à son intégration dans le commando! C'était sa première opération et il avait profité de ses vacances à l'Université! Car les choses, au fond, étaient un plus compliquées que prévues! En effet, si la science cherchait à découvrir de nouvelles solutions, pour l'avenir de l'humanité, elle était tombée sur un os, un imprévu de taille! Maints scientifiques n'étaient pas prêts à partager leurs résultats, ils les gardaient pour eux, ils étaient égoïstes, voire mercantiles!

        Un comble! La vérité au plus offrant! Des bassesses, des cachotteries pour la gloire! D'où venait ce poison, alors que la Terre était menacée? La stupeur avait laissé la place à l'amertume, puis au réalisme! Ainsi s'était constitué le commando Science, qui devait récupérer les plans, les analyses, les découvertes des concurrents récalcitrants, des chercheurs vénaux, des forcenés du Nobel! Ici, Ratamor et quelques autres allaient sauter en parachute dans la nuit, avec pour cible la résidence de campagne d'un des leurs, un scientifique tout comme eux et inventeur d'un combustible révolutionnaire, non polluant!

        Soudain, la lumière verte s'allume! Un membre de l'équipage fait signe que c'est le moment et chacun se lève, ressentant le poids de son lourd harnachement! Ratamor a la gorge sèche, alors qu'il avance, à la suite des autres, vers la porte béante et noire! C'est le gouffre sur la nuit et toujours ce vacarme assourdissant! "Go! Go!" fait le type à côté et Ratamor saute, l'air froid lui giflant le visage!

        Au début, tout se passe à merveille: bien qu'il file à toute allure, Ratamor ne perd pas de vue les petites taches blanches de ceux qui s'approchent déjà du sol! Mais un grain le surprend, le fait remonter et c'est dans un instant de panique qu'il sent enfin qu'il est désormais lui-même porté par son parachute! Il a dérivé, sûr! Il est désormais seul, avec le bruit du vent! Il ne contrôle pas sa direction et il voit qu'il va atterrir dans une mare! Il touche l'eau, s'enfonce, puis se rassure, car il a pied!

        Cependant, il a effrayé toutes les grenouilles du coin, qui font: "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?" Dépité, Ratamor se dirige vers la berge, trébuche, se redresse... "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?" C'est un concert assourdissant, tonitruant et qui fait craindre au scientifique que l'on ne le découvre! Mais de toute façon, il doit être loin de l'objectif! Tout crotté, il consulte sa carte et c'est bien ça, la mare dans laquelle il baigne est à des kilomètres de la ferme!

        Cette nuit, Ratamor ne sera pas de la "fête"! Il ne fera pas les gestes mille fois répétés, ce sont ses camarades qui réussiront ou non! Pourtant, l'entraînement de Ratamor n'aura pas été vain! Imaginons qu'il blesse un autre psy, comme Lapie! Il sera en mesure désormais de se défendre! Il sait enfoncer la lame sans bruit! Il est une machine à tuer!

        "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?"

                                                                                                       97

        Domination sort de sa cabine et monte sur le pont! Il hume l'air, regarde vaguement les nuages colorés par l'aurore et crache sur le dos gris de la mer! Ce qu'il aime, c'est la cadence de son navire et sans plus tarder, il s'approche de son garde-chiourme, pour lui demander: "Alors comment ça va c' matin? Fais pas chaud! Hein?

        _ Non, pas trop... Mais je pense que le moral est bon tout de même!

        _ Ah! Ah! Voyons ça!"

        Les deux hommes descendent voir les rameurs, qui sont tous enchaînés à leur banc! "Dis donc, ça sent pas bon! fait Domination.

        _ Vous savez ce que c'est, l'effort...

        _ Eh oui, ici, point de retraite! Ah! Ah!

        _ Hi! Hi!

        _ Le labeur, rien que le dur labeur! Eh bien, mon garçon, la soupe est-elle bonne?"

        Domination s'adresse à un des plus jeunes rameurs, qui répond: "Moi, j' suis pas avec vous, m'sieur! J' suis le nez dans mon Narcisse! J' vous connais pas, m'sieur!

        _ Mais bien sûr, qui t'as dit le contraire? T'es pas là et en même temps t'es là! C'est ta technique... et pourtant faut qu' tu rames! Sinon gare aux coups!

        _ Vous pouvez compter sur moi, patron! ajoute le garde-chiourme."

        Domination continue son inspection et il s'adresse à un homme mûr: "Mais voilà notre délégué syndical! Toujours victime d'une erreur judiciaire?

        _ Exactement! fait le syndicaliste. Mon seul but est de défendre le travailleur et j'ai été condamné à tort!

        _ Depuis combien de temps tu rames ici? Cinquante ans? Ecoute, je vais t' libérer à l'instant même!"

        Domination fait signe à son garde-chiourme, qui prend ses clés afin d'enlever la chaîne de l'esclave! "Eh, mais qu'est-ce que vous faites? s'écrie ce dernier.

        _ Mais tu le vois bien, réplique Domination, je reconnais ton innocence et que tu n'as que les meilleurs intentions, à l'égard de tes camarades! Désormais, tu n'as plus rien à faire sur cette galère et tu débarqueras au premier port! Alors heureux?

        _ Oh! Là! Oh! Là! Comme vous y allez! Vous m'annoncez ça sans préavis! Y aurait pas un piège là d'ssous? Et puis y a ceux qui restent! J' peux pas les quitter! J' dois m' montrer solidaire!

        _ Tsss, tsss, dis plutôt que tu ne saurais pas quoi faire de ta liberté! que tu en as peur, en vérité! Et puis, ce que tu aimes, c'est faire marcher ma galère! C'est d' ramer pour moi! Tu t'es donné un maître et c'est bibi!"

        A cet instant apparaît sur le pont une femme très belle, avec une robe dorée, ce qui fait que toutes les têtes se tournent vers elle! "Hypocrisie, notre soleil! jette admiratif Domination. Attends, j'arrive!"

                                                                                                     98

        "Récapitulons, dit le petit homme replet. Vous êtes un enfant Dom, vous avez vingt ans, vous habitez RAM et vous êtes salarié, ce qui fait que vous commencez déjà à cotiser...

        _ Oui...

        _ Vous vous mariez à trente ans et vous avez trois enfants...

        _ Oui, cela me paraît le bon chiffre!

        _ Mais alors, première surprise, à quarante vous changez de boîte, comme on dit!

        _ C'est vrai, mais je pense aussi qu'une vie sans risques ne vaut pas la peine d'être vécue! Après vingt ans dans la même entreprise, il peut être bon de faire un pas d' côté, pour prendre du recul!

        _ Vous avez tout à fait raison: un peu de sagesse n'a jamais nui à personne! Mais, à cette même époque, une assurance contre vos enfants prend effet... Est-ce que vous pouvez me rappeler pourquoi vous avez contracté cette assurance? 

        _ Eh bien, imaginez que l'un des mes enfants soit rebelle! qu'il se pose des questions sur ce que nous sommes, qu'il s'interroge quant à notre destinée, vu que notre planète est perdue dans l'espace et que nos vies se terminent par la mort! Imaginez qu'il se demande qu'est-ce que le mal, quelle est son origine, comment on peut lutter contre lui! Pire, qu'à force de réfléchir, il se tourne vers la spiritualité et qu'il en vienne à dire des choses du genre: "L'homme ne vivra pas seulement de pain!" ou "Si vous n'êtes pas le sel de la Terre, qui le sera?"

        _ Eh! Eh! Un idéaliste dans la famille!

        _ Exactement, un redresseur de torts, un moraliste, un empêcheur de tourner en rond, un rabat-joie, bref un problème sous mon toit, au sein même de notre chaude intimité! Je n'ai que vingt ans et pourtant j'ai déjà vu des pères et des mères poussés à bout, désespérés, parce qu'ils avaient justement ce type de progéniture! Je les ai vus couler, minés par leur enfant soi-disant justicier! Ils se rongeaient les sangs à cause d'un morveux, pourtant fruit de leurs entrailles!  

        _ Vous avez raison, c'est affreux!

        _ C'est non seulement affreux, mais ruineux! Vous avez une idée de ce que peut coûter un enfant idéaliste? Non, parce que c'est pas seulement fort en gueule, mais c'est encore plein de frasques! C'est bien beau de prôner la foi, mais qui nourrit le prophète? C'est celui qui travaille et qui garde les pieds sur terre! J'ai pas envie de suivre le parcours du papillon avec mon chéquier! surtout qu'il n'en finira pas de mépriser mon esprit mercantile!

        _ Vous avez donc pris une assurance, qui vous protège de vos enfants!

        _ J'ai un pare-feu contre le sublime!

        _ Bien, vingt ans plus tard, vous prenez votre retraite... Vous bénéficiez de vos cotisations et vous ne serez sûrement pas dans le besoin, étant donné vos garanties! D'autre part, votre convention obsèques libère vos proches de tout frais à votre mort! Je crois qu'on a fait le tour... et il ne vous reste plus qu'à signer, ici et ici!

        _ Hum...

        _ Il y a quelque chose qui vous gêne?

        _ Je ne sais pas... J'ai ce vague sentiment que j'ai oublié quelque chose! comme si une tuile menaçait de tomber...

        _ Evidemment, il y a encore les impondérables!

        _ C'est-à-dire?

        _ En bien, par exemple, le réchauffement climatique! Imaginez une période caniculaire deux fois plus longue que la précédente! A la rentrée, nous nous demanderons où trouver de l'eau et donc bientôt à manger!

        _ Oh! Oh! Comme vous y allez! L'année dernière, avant la canicule, il y a eu une période de sécheresse interminable! C'était donc tout à fait exceptionnel!   

        _ J'avoue que je ne partage pas votre optimisme! Les scientifiques seraient même plutôt alarmistes!

        _ S'il fallait les écouter...

        _ Toujours est-il qu'en cas de durcissement de la situation, nous pourrions très bien être contraints à un système de rationnement, pour obtenir de la nourriture! Nos problèmes de retraite passeront alors tout à fait au second plan! Pour survivre, la solidarité pourrait même devenir nécessaire!

        _ Eh! Mais, vous me faites peur maintenant! Euh... Dites, vous n'auriez pas déjà de... ces tickets de rationnement?"

                                                                                                     99

        De nouveaux barrages avaient été installés dans RAM et Piccolo s'y fit prendre! Une machine, en forme de gros chien, le renifla de la tête aux pieds et se mit à aboyer, donnant l'alerte! Deux costauds se saisirent de Piccolo et le jetèrent quasiment dans une salle vivement éclairée! Laissé seul, Piccolo se demanda s'il n'allait pas retrouver les champions du progrès, qui naguère l'avaient malmené, mais l'homme et la femme qui bientôt entrèrent, pour prendre place en face de lui, étaient des inconnus! Mais alors pourquoi lui-même était-il là?   

        C'était la femme qui commandait et qui parla la première! Elle respira à fond, comme si elle prenait sur elle, puis elle dit: "Je suis l'agent Grug et voici l'agent Brook! La machine vous a senti et elle ne se trompe jamais! Vous êtes un mystique, avouez-le!" Piccolo essaya de retrouver dans sa mémoire la signification du mot mystique et il imagina un vieillard, l'oreille collée à un ancien poste de TSF, prenant note de ce que lui disait Dieu!

        "Ben... répondit Piccolo.

        _ Oh assez! J'en ai assez! s'écria l'agent Grug. Notre société matérialiste est lasse des mensonges! La situation est tragique, comme vous le savez! Des crises, des crises partout! Et vous, vous, qu'est-ce que vous faites? Vous rêvassez, vous êtes nébuleux! un fauteur de troubles, un irresponsable! Vous n'êtes pas avec nous Picco... machin!  Je vois en vous un parasite, une bouse! Vous me donnez envie de vomir!

        _ Lo! Je m'appelle Piccolo!

        _ C'est pas vrai! Il s'appelle Piccolo (elle regarde avec effarement son collègue)! Des crises partout, la planète qui brûle, un combat titanesque à mener... et il s'appelle Piccolo! Donnez-moi les photos, Brook (elle prend les clichés)! Picco... chouette, la machine ne dit pas à quel degré vous êtes mystique, mais voici un test! Regardez ceci, qu'est-ce que vous voyez (elle présente la première photo)?

        _ On dirait un temple... Un temple grec, j' dirai!

        _ Enfoiré, c'est le Parthénon!  A genoux, tu devrais te mettre à genoux devant ce temple de la raison! C'est là que tout a commencé, avant que Jésus ne vienne mettre le bordel! On a perdu du temps, Picco... bidule! Il a fallu se libérer d'un tas d'élucubrations et crois-moi, la science n'a pas chômé! L'ère du soupçon, tu connais? Qu'est-ce qui est vrai? Qu'est-ce qui est rationnel? De quoi peut-on être sûr?

        _ Que Jésus n'a pas eu de retraite..."

        Pan! L'agent Grug gifla violemment Piccolo: le matérialisme frappait fort! "Va falloir être gentil avec la dame, Picco... truc! Tiens, voilà une autre photo! Mets tes yeux hideux d'ssus et dis-moi qui est-ce!"

        Un homme chenu regardait avec bienveillance Piccolo, qui ne le reconnut cependant pas... "C'est Ernest Renan! fit l'agent Grug. L'un de nos pères bien aimés! L'une de nos lumières! Un pionnier de la vérité! Il aurait été là (un sanglot étrangla l'agent Grug)... Il aurait été là, il aurait su te remettre à ta place!"

        L'agent Grug se mit à arpenter la pièce, rêveuse... "Oh! Il n'aurait pas été agressif comme nous! dit-elle. Il était bien trop fort pour cela! Il vous aurait aimé, Picc... zut! Il se serait montré patient, compréhensif! Figure-toi qu'il aimait les jeunes comme toi, idéalistes, pleins d'enthousiasme! Il les préférait aux types secs, avides, seulement réalistes! Mais peu à peu il t'aurait ramené à la raison... Il t'aurait expliqué qu'il n'y a pas de miracles et que la vraie grandeur est d'accepter sa vie d'homme sans Dieu!

        _ Et tout ça, sur ses genoux! Est-ce que je serais passé à la casserole, comme avec Gide?"

        Et pan! "J' suis mal parti"! se dit Picc... assiettes!

  • Les enfants Doms, T2, (90-94)

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         "Eh, mais dis donc! Si tu m'avais dit ça, j' s'rais pas allé m'empaler sur les Djian!"

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        Le désert dit: "Je t'apprendrai l'attente, le silence, la poésie!

    Je t'apprendrai l'écoute, l'eau rare, l'espérance, le but!

    Je t'apprendrai le grain qui tombe, le bruit furtif, la note!

    Je t'apprendrai le vent qui emporte tout, même ta tristesse!

    Je t'enseignerai le doigt agile sur le oud!

    Il t'enseignera l'écho des cavernes, des lointains!

    Il sera l'eau rare, ton sanglot!

    Tu rêveras du feu le plus pur!

    Tu porteras en toi le charme des pierres!

    Elles te parleront! Elles seront les fleurs du chemin!

    Je t'enseignerai la nuée, qui fuit comme ton espoir!

    Tu seras l'arbre mort! le puits à sec!

    Tu seras écrasé par le vide, quand les villes se réjouiront!

    Tu seras la fourmi que j'aime et qui avance grain après grain!

    Pour toi, j'élèverai l'aurore, je te montrerai tous mes trésors!

    Tu me diras:" C'est trop!" et je t'en donnerai encore!

    Tu riras avec mes diamants!

    Tu verras mes montagnes d'or!

    Tu seras le plus riche!

    Et les autres se moqueront de toi, car tu auras l'air idiot!

    Tu seras le silencieux, l'homme au secret

    Et tu verras la turpitude et les assoiffés!

    Tu diras, en regardant les villes: "Voilà le désert!"

    Et tu connaîtras leur misère et ta richesse!

    Alors tu retourneras vers moi comme un amant!

    Tu retrouveras les choses aimées!

    Le vent, le silence, la dureté, le vide apparent!

    Je t'apprendrai de nouveau l'attente, l'attente magnifique!

    Et tu mourras encore!

    Pour mieux t'enchanter, te rassasier!

    Et tu seras la lumière et l'ombre!

    Tu chanteras sur le oud la poussière étoilée!

    La douceur de la colombe!

    La fraîcheur de la palme!

    Le sourire de celle-ci!

    Tu sauras recueillir!"

                                                                                                        91

    Le ruisseau dit: "Je t'enseignerai la fraîcheur! la vie!

    Je suis la clarté, l'onde chantante!

    Je fais danser l'herbe, je suis la douceur!

    Regarde mes remous infinis: on dirait des sourires!

    Vois ma pureté: je rends beau tout ce que je touche, même la boue!

    Je scintille, je tresse la lumière!

    Je noie des champs, je cours dans les sentiers!

    J'ai l'air de m'amuser!

    Ecoute mon murmure ininterrompu...

    Je suis la force discrète!

    Je suis l'enfant qui rit!

    Je suis pareil à ses yeux clairs!

    A son innocence, à sa joie!

    Je suis la vie, comme lui!

    Je suis petit comme lui!

    Je l'enchante aussi!

    Il vient me voir avec ses bottes!

    Ses rêves!

    Il joue avec moi!

    Nous nous comprenons, lui et moi!

    Il est mon ami!

    Je ne lui fais pas peur!

    Il construit ses barrages, jette ses cailloux et s'éclabousse!

    Il travaille, sans déranger la vache!

    Voit-il mes couleurs?

    Il essaie d'attraper mes libellules!

    Jamais il ne se rassasie de mon mystère,

    Car je l'enivre!

    Je coule, coule, chante toujours!

    Je suis le miroir de l'enfant,

    Comme lui est la fraîcheur des hommes!

    Et tu es inquiet et perdu!

    Et tu es sombre!

    Viens voir ma clarté!

    Je tresse la lumière!

    Je scintille et souris!

    Ecoute mon murmure...

    Je rigole!

    Retrouve ta paix!

    Redeviens l'enfant!"

                                                                                                             92

        La mer dit: "Je te parlerai de ton amertume, de ta tristesse!

    Je chanterai tes regrets, ton désespoir!

    J'en serai le reflet!

    Regarde mes flots gris et mornes!

    Mon écume même y paraît sale!

    L'horizon jaunâtre est bouché

    Et on entend seulement le cri plaintif de l'oiseau!

    Comme tout cela semble vide, dépourvu de sens!

    Qu'as-tu à y faire?

    Rien là de la chaleur de la chaumière, de l'affection, de l'amour!

    Rien là de la réussite!

    Rien là pour calmer ton angoisse, au contraire!

    Tout ici te dit que tu n'es qu'un étranger!

    Ici règne la sauvagerie!

    Et elle renforce ton sentiment du vide!

    Te voilà plus seul, plus abandonné, plus triste encore!

    Et mes fureurs et mes colères?

    Quelle démesure pour toi!

    Mon combat n'est pas le tien, n'est-ce pas?

    Le rocher et moi, on se cogne dedans!

    Depuis l'aube des temps, quand tu n'étais même pas là!

    Alors ça t'assomme, car tu voudrais de l'amour, de la justice, de l'espoir!

    Et je me gonfle et je frappe le rocher!

    Je le désagrège, je le détruis et je recommence, sans cesse!

    Et ça t'abat, même si c'est beau!

    Car tu voudrais de la justice, de l'espoir!

    Et je recommence et c'est désespérant!

    Et moi je te dis que tu es comme moi!

    Que tu as mon courage et ma force!

    Et moi je te dis que tu es comme moi!

    Car le rocher c'est l'orgueil!

    C'est le dur orgueil!

    Né de la domination animale!

    C'est l'homme ou la femme hautains!

    C'est l'homme ou la femme qui méprisent!

    Qui veulent être les maîtres!

    C'est le pouvoir qui écrase!

    Qui tue les enfants et viole les femmes,

    Qui détruit les autres!

    L'orgueil dit: "Je suis le maître!

    L'important!

    Tu me dois allégeance!

    Si tu veux la liberté, je te tuerai!

    Si tu me critiques, je te piétinerai!

    Seul moi compte!"

    Et toi tu te révoltes!

    Car tu ne peux supporter l'injustice!

    Le mensonge!

    La tyrannie de l'orgueil!

    Et tu as mon amertume!

    Mon dos gris!

    Et tu rêves de plages paradisiaques!

    Et de lagons purs!

    De vagues comme des caresses douces!

    Ton cœur souffre devant l'orgueil

    Et tu combats et tu cognes!

    C'est moi qui chante dans tes veines!

    C'est moi qui gonfle en toi!

    C'est mon écume pure le blanc de tes yeux!

    C'est ta rage pour la justice qui emprunte ma force!"

                                                                                                  93

    La Ville dit: "Je suis le pouvoir!

    J'ai été construite par lui!

    C'est lui mon maître!

    Je suis faite pour l'élite!

    C'est elle qui me dirige!

    Mes places, mes monuments sont là pour elle!

    Et je te juge, te pèse, te classe!

    Tu n'es pas riche

    Et tu me déçois!

    Tu n'es pas des nôtres!

    Tu n'es pas élégant, parfumé!

    Pourtant tu en imposes!

    Alors quel est ton rang?

    Il y a en toi de l'autorité

    Et pourtant je ne te connais pas!

    Qui es-tu?

    Tu n'es pas le pauvre qui grimace pour qu'on le regarde!

    Tu n'es pas l'employé laborieux, qui espère gravir les échelons!

    Tu n'es pas l'industriel puissant et qui compte!

    Tu n'es pas le commerçant qui se frotte les mains,

    Qui salue le monde,

    Car il a pignon sur rue!

    Tu n'es pas l'élu qui me contemple, moi, son œuvre!

    Qui m'admire en s'admirant!

    Tu es un étranger

    Et pourtant tu en imposes!

    On veut te plaire!

    Car tu as l'air important,

    D' être un chef!

    Et pourtant tu n'es pas sur ma liste!

    "O ville, je me moque bien de toi!

    Car tu n'es pas sérieuse!

    Tu es moins solide que le vent!

    Tu n'es qu'un songe et ton pouvoir n'est rien!

    Je pourrais te détruire d'un seul geste,

    Dun seul haussement d'épaules,

    Car tout en toi est théâtre!

    Simagrées!

    Mensonges!

    Tes codes, tes barèmes, tes considérations, tes critiques,

    Ton mépris, ta haine, qu'est-ce à côté d'un coquillage!

    Il est nacré à l'intérieur,

    Posé sur du sable fin!

    Il est percé de trous

    Et la mer vient le recouvrir!

    C'est le rêve immense!

    C'est l'amour infini!

    C'est le don précieux!

    La chanson éternelle!

    Et la mer se retire en étirant ses larmes!

    Où sont tes singeries?

    Où est ta vérité?

    Où est ta paix, ton courage?

    O Ville, que ferais-je sur ta liste,

    Sinon m'y sentir ridicule?

    Ton pouvoir, que tu chéris tant,

    N'est que paille au vent!

    Même ta haine et ton mépris ne pèsent pas!""

                                                                                              94

        Orgueil et son chien Terreur se promènent dans le village... Il y a là un homme qui s'occupe de son jardin... "Bonjour!" lui dit Orgueil, mais l'homme ne répond pas! Il n'aime pas Orgueil, car celui-ci est méchant! Orgueil est abasourdi, scandalisé! On lui fait injure! On ne le respecte pas, bien qu'il soit important dans le village! Il se sent d'ailleurs si bien, si fort, si admirable qu'il en méprise tout le monde! que seul lui existe! que les autres doivent l'adorer! Ainsi parle l'animal qui est en nous et qui est prêt à s'imposer sans pitié!

        Orgueil lâche son chien Terreur et celui-ci crève la haie du jardin, pour se jeter sur l'homme! La haine d'Orgueil est dans son chien et Terreur fait tomber l'homme et le mord sauvagement! L'homme crie, mais Orgueil n'entend rien! C'est qu'il est encore outré qu'on ait pu lui tenir tête! Les cris de l'homme résonnent et sont comme un baume pour Orgueil! C'est dire combien l'animal qui est en nous est aveugle et n'est-il pas en effet privé de conscience! Quand le lion déchire son rival pense-t-il à la souffrance de l'autre?  

        L'homme crie sous les morsures de Terreur, mais Orgueil n'en a cure! Comment a-t-on pu lui manquer de respect? Comment est-ce possible que la Kuranie existe, puisse résister? Voilà qui étonne Orgueil, qui lui donne matière à réflexion, malgré les pleurs de l'homme! "Alors comme ça, se dit Orgueil, je ne suis pas le maître? Les autres comptent aussi? Je dois partager, faire attention à eux? les aimer tant qu'à faire?" Un frisson de dégoût parcourt Orgueil! L'animal qui est en lui regimbe! Est-ce que la pie dit à une autre pie: "Mais je vous en prie... Il y a de la place, de la nourriture pour tout le monde?" Non, la pie charge sa rivale, qui doit déguerpir! C'est elle qui triomphe!

        "Cependant, cependant, se dit Orgueil, il y a les enfants morts sur le quai de Kramatorsk... C'était pas beau à voir... Des petits, des innocents subitement sans vie! La tête vide, éteinte! Eh dame, c'est la guerre! On fait pas d'omelettes sans casser des œufs! Et puis c'était nécessaire, car on me menaçait, moi! moi et mon pays! C'est de la légitime défense!" Orgueil sait qu'il se raconte des histoires, mais il est encore choqué! Quelqu'un lui a dit qu'il n'était pas le maître, l'unique, la fin de tout! Comment l'animal qui est en lui pourrait comprendre que la mort est une réalité? Un animal n'obéit qu'à ses réflexes!

        Terreur finit par arracher la main du jardinier, ce qui réveille enfin Orgueil, le sort de sa stupeur! Il s'approche de l'homme qui gémit, récupère son chien et dit au jardinier: "Que cela te serve de leçon! A chaque fois maintenant que tu regarderas ta main manquante, tu te répéteras qu'il faut que tu me respectes et même que tu m'aimes! C'est moi le maître, tu as compris? Comment?  Je ne t'entends pas!

        _ Oui, c'est toi le maître!

        _ C'est moi qui commande!

        _ Oui, c'est toi qui commandes!

        _ Bien! Si tu fais encore une erreur, je relâcherai Terreur, qui t'arrachera l'autre main!

        _ Non, je t'en prie!

        _ La balle est dans ton camp, c'est tout!"

        Orgueil reprit sa promenade, hautain et méprisant, encore un peu sous le choc!

     

  • Les enfants Doms, T2, (85-89)

    Doms31 1

     

     

     

         "Vous êtes un mobilier..."

                     Soleil vert

     

                        85

            "Alors, Doc?"

        Le médecin haussa les épaules, avant de répondre: "Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? Encore un... et c'est tout!

        _ Quoi? Vous voulez dire que lui aussi... Mais c'est une épidémie!

        _ Je ne vous le fais pas dire...

        _ Mais quel est le virus, l'origine de la maladie?

        _ J' chais pas! C'est comme ça chaque hiver! Le temps peut-être? On peut pas sortir, il fait gris, on angoisse et la maladie s' déclare!

        _ Tout d' même, c'est grave! Ces personnes risquent gros!

        _ Mais j' chais bien! C'est pour ça qu'on est là, pour leur éviter d' faire des conneries!

        _ Mais n' y a-t-il pas des remèdes, un antidote?

        _ J' vois pas! Le mieux, c'est d' les tenir immobilisés! Comme vous le voyez, chaque malade est sanglé à son lit!

        _ Quel mal vicieux! Car on pourrait croire ces personnes en bonne santé!

        _ C'est exact! En apparence tout va bien! Aucun signe de désordre ou d'affection! Et pourtant, la crise attend son heure... et quand elle se déclenche, c'est pas beau à voir!"

        A cet instant, un des malades s'agita: "Pitié! dit-il. Je vous en prie, pitié!" L'homme qui discutait avec le médecin s'approcha: "Vous voulez quelque chose? s'enquit-il. Un verre d'eau? Vous voulez un peu d'eau?

        _ Laissez-moi acheter quelque chose! gémit le malade. Je veux acheter quelque chose!

        _ Vous savez bien que vous n'en avez pas les moyens! assura derrière le médecin.

        _ Laissez-moi acheter quelque chose! fit encore le malade, mais en s'énervant. J' veux acheter quelque chose!

        _ Et qu'est-ce que vous voudriez acheter?

        _ Euh... Une voiture! Je voudrais une nouvelle voiture! répondit le malade avec des yeux brillants!

        _ Pourquoi? La vôtre marche bien que je sache!

        _ C'est vrai! Hi! Hi! Alors une chaîne hi-fi! Une belle chaîne, hein, avec un beau diamant et des enceintes qui font boum boum! De la technologie, du neuf, s'il vous plaît!

        _ Idem! Ce n'est nullement nécessaire! J'ai vu votre matériel et il m'a fait envie! Et puis, je vous le répète, vous n'avez plus un sou! Tout passe à rembourser des crédits!

        _ Hein? Oui, alors disons que je vais acheter un mouchoir!  Rien qu'un mouchoir! Vous ne pouvez pas me refuser ça!

        _ Mais c'est le geste d'acheter que je vous empêche de faire! pour votre bien!

        _ Et la bouffe, c'est pas nécessaire ça? Laissez-moi aller acheter de la bouffe! J'en ai besoin!

        _ Tatata! Vous n'avez même pas faim... et ici, il y a tout ce qu'il faut!

        _ Espèce de fumier! Sale ordure! J' aurais vot' peau! J' dirais au monde entier comment vous traitez vos malades... et on vous pendra par les couilles!

        _ Tss, tss, je vais être obligé de vous administrer un sédatif!

        _ Qu'est-ce que j'ai fait? Je veux juste acheter! Oh! Acheter!

        _ Vous l'aurez voulu!"

        Le médecin assomme le malade, en lui envoyant un direct en pleine poire! "Mais qu'est-ce que...? s'écrie le témoin. C'est inhumain! Vous êtes fou!

        _ Hélas non! répond le médecin! Mais on n'a plus rien en pharmacie! C'est la crise, ça bouchonne partout!"

                                                                                                         86

        Angoisse et Urgence prennent un verre dans un bar, en regardant tomber la pluie... "Je n'en peux plus! lâche Urgence. Je suis à bout! On n'y arrive plus! On manque d'effectifs, de matériel, de tout! L'autre jour, on a laissé un malade attendre sur la civière, dans l'indifférence la plus totale! On l'avait oublié et il en est mort!"

        Urgence se met à pleurer, puis elle reprend: "Tout ça, c'est la faute du gouvernement! On n'a pas cessé de faire des fermetures, de rogner les budgets! On a voulu faire des économies de bouts d' chandelles, au détriment de la santé! Quelle honte! On a sapé l'hôpital et voilà aujourd'hui le résultat!

        _ Tu te trompes, le ou la responsable, c'est moi!

        _ Quoi?

        _ Ben oui, c'est à cause de moi que tu pleures!

        _ Mais...

        _ Ecoute!"

        A cet instant, on entend une sirène... "C'est la dixième depuis c' matin! explique Angoisse. Maintenant, j' les compte! Normal, c'est mon œuvre!

        _ Comprends pas...

        _ C'est pourtant simple! Je pénètre dans l'esprit des gens, ils ne sont plus à ce qu'ils font et bing, c'est l'accident! chez eux, dans la rue! Et voilà qu'on t'amène du monde à ne plus savoir qu'en faire!

        _ Tu exagères, fait Urgence en s'essuyant le nez.

        _ Regarde, c'est samedi après-midi... et qu'est-ce qu'on voit? Les autociels font la queue et s'énervent! On dirait un jour de la semaine, à la fermeture des bureaux! Or, personne n'est obligé de sortir! Si tout ce p'tit monde est là, en train de se pousser aux fesses, c'est pour me fuir! parce qu'on ne peut pas rester tranquillement chez soi! Et on vient s' fatiguer et s' fracasser dans le centre-ville!

        _ Ben, les gens viennent se distraire...

        _ Se distraire et s' blesser! Le surmenage, tu connais? Note que je ne te parle pas de tous ceux que je fais boire ou se droguer! Ceux-là, tu les accueilles tôt ou tard! et dans un triste état!"

        Un silence passe... "Mais... mais, si c'est toi qui... produis tout ce chaos, tout ce...

        _ Merdier?

        _ Oui, tout ce... désespoir aussi, pourquoi on t'arrête pas?

        _ Mais parce que personne ne m'écoute, ma grande! Au contraire, on me nie, on veut pas m' voir! On fait comme si je n'existais pas!

        _ Comprends pas...

        _ Mais... mais s'il fallait m'écouter, on devrait reconnaître sa peur, son désarroi! Et ça, pas question! Quoi? Faudrait lever le groin? laissez refroidir son beefsteak? Tu rigoles! On en remet plutôt une couche! On écrase l'autre, pour ne pas m'entendre! On serre les boulons! On s'assoit sur la souffrance, en lui disant: "Chut!" Et on parade dessus! On pense qu'on va s'en tirer!

        _ Et c'est pas vrai?

        _ N'es-tu pas toi-même à bout? Nous sommes les voyageurs impassibles d'un train fou! Alors, à l'intérieur (Angoisse montre son torse), ça craque forcément! Et une sirène et une! Et les mauvaises nouvelles! A soixante ans, on apprend qu'on a un cancer, alors qu'on visait déjà la retraite! Eh! Mais, ça fait des années qu'on se ronge, à causes des non-dits, de l'hypocrisie ambiante! Y en a un qui tire toujours les marrons du feu!   

        _ Ah bon? Et c'est qui? 

        _ L'orgueil!"

                                                                                                      87

        Dans les couloirs du temps, il y a une station qui s'appelle la station des Imbéciles! Résident là tous ceux qui ont voulu faire le bien, mais qui se sont fourvoyés! On voit venir à soi notamment Karl Marx, aisément reconnaissable à sa grosse barbe!

        Marx est toujours heureux de rencontrer des visiteurs et il s'empresse de vous raconter sa vision, l'œuvre de sa vie: la lutte des classes! Pour Marx, il existe une classe dominante, constituée par les capitalistes, qui, grâce à leur fortune et à leur pouvoir, exploitent les plus pauvres, le peuple! 

        Pour combattre cette injustice, Marx s'appuie sur l'exemple de la Commune et il vous explique que si celle-ci a échoué, c'est parce qu'elle manquait de cohésion, d'organisation!   L'oppression, due aux riches, ne cessera donc que quand les opprimés ou les prolétaires s'uniront, ne formant plus qu'un seul parti, le parti communiste! Celui-ci chassera les capitalistes et une société meilleure naîtra, dont les ressources serviront à tous!

        Vous demandez alors à Karl Marx d'où vient la classe dominante ou les riches... Mais il vous l'a dit: le capitaliste le devient par la naissance! Il est installé par sa famille dans la position du privilégié! Vous objectez à Marx qu'il a bien fallu un premier dominant et qu'il n'est pas né dans un chou! Alors qu'est-ce qui a produit l'ancêtre du capitaliste?

        Ici, Marx ouvre des yeux ronds, car il n'a pas réfléchi aussi loin! Vous lui dites: "En fait, l'origine du capitalisme se trouve dans nos racines animales! De même que la meute est dirigée par les individus les plus forts, les premiers groupes d'hommes ont vu parmi eux s'élever des chefs! Ils étaient les plus à aptes à assurer la survie de l'ensemble, ce qui impliquait tout de même certains droits, comme de manger en premier!

       Puis, les territoires se sont étendus, commandés par des rois, des vassaux... Les nobles se sont effectivement installés au pouvoir et même quand la République a vu le jour, ils n'ont pas perdu leur place, puisque beaucoup d'entre eux se sont mués en riches industriels! Le capitalisme vient d'un sentiment de supériorité très ancien et c'est la droite actuelle dans RAM qui en est l'héritière!

        _ Vous voyez bien que j'ai raison! s'écrie l'auteur du Capital!

        _ Mais, si notre égoïsme vient du règne animal, il est en chacun de nous, dans le pauvre comme dans le riche, même si le premier peut se faire illusion, étant donné qu'il se sent opprimé! Il est donc impossible de supprimer la classe dominante! On ne fait que la remplacer par d'autres exploiteurs!"

        Et vous racontez à Marx l'échec du communisme en Russie, où Lénine et Staline ont obtenu un pouvoir que le tsar Nicolas II n'eût jamais imaginé et comment ils en ont persécuté leur population! "Car, rajoutez-vous, on ne peut imposer quelque chose qui est contre-nature et chacun veut a priori être plus que son voisin! Pour conclure, le problème, ce n'est pas les capitalistes, mais la domination animale, qui fait de nous des tyrans!"

        Mais Marx ne vous écoute déjà plus! Il a trouvé d'autres auditeurs, avec lesquels recommencer son discours et il n'y a là rien d'étonnant, puisque prendre au sérieux votre point de vue nécessite de changer d'abord soi-même! Il ne s'agit plus de désigner des coupables, d'autant que l'inégalité ou la différence nous servent à nous construire, mais d'abandonner son propre orgueil, ce qui n'est possible que grâce au levier de l'amour! Bref, vous songez que le riche est décidément "l'opium" du travailleur!     

                                                                                                  88

        Orgueil et Mensonge cheminent et discutent... "Ah! On en a fait des coups tous les deux! s'écrie Orgueil.

        _ Ouais, ouais... répond Mensonge.

        _ Comment? Tu en doutes?  Rappelle-toi les années quarante! J'annexe l'Autriche! Motif: elle est allemande!

        _ Et aujourd'hui, t'annexes la Crimée! Motif: elle est russe!

        _ Exactement! Quel triomphe, quelle gloire! Et puis, je menace la Tchécoslovaquie! Motif: son gouvernement persécute les Allemands des Sudètes! Résultat: les accords de Munich! Sur la photo, je suis le seul à me réjouir! Je sifflote presque, car derrière, Daladier et Chamberlain viennent de trahir les Tchèques! 

        _ Sûr! Ils étaient prêts à n'importe quoi pour éviter la guerre! Et de même, tu as menacé la Kuranie! Motif: elle persécute ses citoyens pro-russes! Résultat: les accords de Minsk, que tu n'as pas tardé à violer!

        _ C'est vrai! Mais reviens encore en arrière, quand j'attaque la Pologne! A cause du jeu des alliances, la France et l'Angleterre me déclarent la guerre! Résultat: sur le papier, ce n'est pas moi qui suis à l'origine du conflit! "Je ne suis qu'une victime! j' dis à mon peuple. Le diable, c'est les autres!" Pas mal, hein?

        _ Et en définitive, tu fais entrer tes chars dans la Kuranie! Tu comptes sur la lâcheté de son gouvernement! Tu supposes sa fuite et que la population va saluer le retour du maître, de l'ancien colonisateur, apparemment le seul à pouvoir remettre de l'ordre!

        _ Hum...

        _ Mais rien ne se passe comme prévu! On t'oppose une farouche résistance... et c'est la guerre!

        _ D'accord, mais comme l'Occident commence à fournir des armes à la Kuranie...

        _ Tu refais le coup de quarante! On te contraint à tuer des gens et à détruire un pays! Tu dis à nouveau que tu ne fais que subir, que tu n'as cherché que le bien, mais que malheureusement il y a des méchants de par le monde, qui ont juré ta perte! Tu vas même plus loin! Alors que tes bombes pleuvent, tu parles d'une tragédie s'abattant sur un peuple frère!

        _ On dirait que tu me reproches quelque chose...

        _ Mais, sans toi, je ne serais rien! Même sous la torture, je ne te lâcherais pas! On a le même but tous les deux, l'apparence, la vitrine! Faut tout que soit impeccable, vertueux, sinon terminé le respect! Grâce à toi, je connais la sécurité et la puissance! Finies les combines de la misère! Mais j'ai l'impression que les gens ne nous aiment pas, qu'on les fatigue!

        _ Penses-tu! On n'en fait jamais assez, au contraire! Tiens, hier, j'ai dénoncé à l'ONU la volonté des nazis kuraniens de détruire les chrétiens de leur pays! J'ai dit que l'athéisme et la décadence de l'Occident ne passeraient pas par nous!

        _ Voilà l'ancien communiste champion de la foi! C'est très fort! Et puis, défendre l'Evangile avec les armes, c'est tout aussi pointu! Somme toute, tu crains qu'un conflit n'éclate en Kuranie!"

        Les deux amis se regardèrent et éclatèrent de rire!  

                                                                                                     89

        Toujours à la station des Imbéciles, on voit Sigmund Freud! On le reconnaît à son cigare, qu'il suçote constamment, et lui aussi est content d'accueillir de nouveaux visiteurs! Il vous invite à visiter une cathédrale, qu'il a construite lui-même, et comme le bonhomme a d'abord été pétri de bons sentiments, vous le suivez dans l'édifice!

        "Tout le socle est constitué par la pulsion sexuelle! annonce Freud. Tous les hauts sont dus à la sublimation! Les coins noirs appartiennent à l'inconscient et vous y voyez reluire le confessionnal du rêve! Les chaises représentent le refoulement, les piliers la solidité de la science et nous allons nous approcher tranquillement de l'autel de la raison!"

        Soudain Freud élève la voix, comme s'il pilotait un groupe: "C'est ici, mesdames et messieurs, qu'est libéré l'individu, grâce à l'analyse! Il comprend ses névroses, domine ses peurs et le voilà prêt pour sa véritable destinée d'être humain!" La vache! Vous regardez l'ensemble béat, car ça ressemble de plus en plus à un silo de fusée! Malheureusement, l'humanité n'a pas décollé, c'est même le contraire: elle s'est écrasée dans le marais! Elle est seulement plus embourbée!

        Vous prenez donc la parole et demandez au maître de céans: "Et quid du fait que les hommes se font la guerre, s'entretuent, se méprisent et essaient de se supplanter au quotidien? Vous pensez que c'est parce qu'ils refoulent leur égoïsme?

        _ Mais de quoi parlez-vous? Si les hommes font le mal, oui, je suis persuadé que c'est parce que eux-mêmes s'empêchent de satisfaire leur désir!    

        _ Et donc les animaux qui se chassent entre eux, pour défendre leur territoire, ont des problèmes sexuels? Vous rigolez! Ils font plutôt valoir leur individualité et c'est ce qui nous tient aussi, les êtres humains! Nous voulons chaque jour ressentir la domination de notre "territoire psychique"! C'est d'ailleurs pour cela que vous n'avez pas cessé de régler vos comptes!

        _ Je ne comprends pas...

        _ Non, ça ne m'étonne pas! Il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre! Certes, dans un premier temps, votre but était de soulager vos patients et pour cela il fallait lutter contre une civilisation qui prônait l'interdit, au nom de son message religieux! Elle était une source de refoulements et donc de névroses! On vous suit jusque-là, car c'est une conquête de la liberté! Mais bientôt tout ce qui vous est différent est rabaissé, piétiné et détruit!

        _ Je...

        _ L'art? Un succédané de plaisirs sexuels, car l'artiste est malade! La foi? Même chose, le courage du mystique: de la folie! Léonard? Un homosexuel refoulé! Etc.! Pour qu'il reste, non pas une raison salvatrice, mais l'homme au cigare, c'est-à-dire vous! La domination psychique, le triomphe de l'ego au-delà ou grâce au silence psychanalytique! Vous avez tout sapé, pour devenir le maître et la cohorte de vos disciples en profite!

        _ Je n'ai fait que suivre mon raisonnement!

        _ Bien sûr, vous n'avez pas de passions, ni d'amour-propre! Il n'y a aucune domination animale en vous! car le scientifique n'est pas névrosé, hein? Ce qui n'est pas pardonnable, c'est que vous avez traîné dans la boue la beauté! Vous l'avez reléguée au rang des troubles mentaux! Or, elle est la clé pour nous comprendre et vivre mieux! Sans elle, nous sommes des étrangers à nous-mêmes!

        _ Vous savez, je crois que vous avez le complexe du père!

        _ Seigneur! Regardez la société que vous avez en partie créée: des jeunes de vingt ans qui s'inquiètent pour leur retraite! C'est votre échelle!" 

  • Les enfants Doms, T2, (80-84)

    Doms40

     

     

     

         "Un, deux, trois coups! ça, c'est le Vieux!"

                                        Le Crabe tambour

     

                      TROISIEME PARTIE

                   LE BROUILLARD

     

                  80 

        Deux nuages parlent autour d'une chope de bière... L'un essuie la mousse qui lui couvre la bouche et dit: "Tu sais c' que j'aime le plus? C'est le grain, le gros grain du temps de traîne!

        _ Je vois ça! fait l'autre. Attends... Il fait froid... En tout cas, c'est bien venteux... Tu te dresses... Tu prends des proportions gigantesques!

        _ Voilà! On est immense! Et les couleurs! On la tête chenue, le ventre noir! Tout ça dans un mélange de bleu dû à la nuit, encore là, et de rose, car le soleil se lève, pour un nouveau jour!

        _ Oui, quelle fête! Et attention: autorisation de lâcher les bombes! La pluie, la grêle! En une minute un vrai déluge! J' t'avoue que je me laisse aller! J' pisse sans vergogne!    

        _ Mais t'aurais tort de t' gêner! La fureur est telle à c' moment-là qu'une chatte n'y reconnaîtrait pas ses p'tits! Hi Hi! Quand j' pense à nos promenades par beau temps! Hein? Quand on avance sagement dans l'aaazzzzuuuuur!

        _ Moi, c'est bien simple, dans ces conditions,  j' dors! J' me trouve un couloir en retrait..., où personne n'ira m' chercher! Par exemple au d'ssus de la mer... et ronron, zzz!

        _ C'est tout de même mieux que la dépression... Monter lentement sur l'air froid, ça m' dégoûte! La position du stratus, c'est pas mon truc! J' trouve ça mou, pas sain! Et puis on s' colle peu à peu les uns aux autres! On devient indistinct... C'est angoissant à la fin!

        _ Tu veux parler du fameux "Mur gris", hein? A l'horizon, y a plus aucune visibilité! C'est vrai qu' c'est un peu lent et qu'on est tous ensemble! Mais, oh! Hein? La puissance, mec, la puissance! "Nul n'en réchappera!", tu connais la chanson!

        _ Bien sûr! On s'abat sur la ville et on la met en apnée! Y a pas! L'union fait la force!

        _ L'oignon fait la force, tu veux dire! Car je pleure, je pleure sur ces pauvres gens, sans discontinuer! Je pleure de rire, bien entendu! Oh! Mes larmes de crocodile!   

        _ Eh! Serveur! La même! Ouais, la mer verte, frangée d'écume! les grosses vagues au bord, les bateaux qui dansent! Et ces misérables oiseaux qui en profitent! Ces salopards de goélands qui glissent comme des virtuoses!

        _ Qu'est-ce que tu veux, c'est leur spécialité! De vraies lames de rasoir, grâce au vent!

        _ A propos de vent, un truc que j'aime bien, toujours avec le grain, c'est prendre un promeneur entre quatre yeux!

        _ Tu veux parler des gugus qui sortent en tee-shirt de leur autociel?

        _ Tout juste! A ceux-là, j' crie: "Tu sais pas qui j' suis! J' suis l' général Vent! J' vais t' pomper l'air, tellement que tu vas m' d'mander pitié! J' vais t' soûler à mort!

        _ Ah! Ah! j' vois ça d'ici! Et j' parie que tu gueules pendant des heures! "Attention à ton bonnet! Voilà c' que j' fais de ton parapluie! de la charpie! Tu mouftes encore?"

        _ J' les abrutis, comme c'est pas permis!

        _ Et les bras avec de la chair de poule, ils regagnent vite fait leur véhicule!  

        _ Tu parles: y sont paumés ces jeunes! Personne ne leur braille d'ssus comme moi!

        _ Y z'ont toujours un faible pour les noces du soleil couchant!

        _ Mon dieu quel cirque, c'est ça! Y faut qu'on soit beau! Quelle prépa! Les broderies d'or, le manteau de pourpre, la tiare orange, etc.!

        _ Un grand classique! auquel tu n'es pas complètement insensible, pas vrai?

        _ Mouais, ça manque pas d' grandeur! Mais j' préfère les taches rouges du matin!

        _ C'est ton côté sanglant!

        _ Bah, y a des incarnats à l'aube, de pures merveilles! Une dernière?

        _ Ben, chais pas! Là, je sens que j'ai déjà envie de pleuvoir!

        _ Pour parler des éclairs? du style cumulo? de notre dernière enclume?

        _ Si tu m' prends par les sentiments..."

                                                                                                                    81

        Dépression ouvrit un œil, se pencha dans son lit, pour tendre la main vers sa montre: "Trois heures! C'est pas vrai!" s'écria-t-il, avant de retomber lourdement sur son matelas! C'était un petit homme moustachu et il venait encore de se réveiller en pleine nuit! Parfois, sa montre indiquait deux heures ou quatre, quoiqu'il préférât cinq heures, car alors il n'y avait plus qu'à attendre le lever normal, entre six et sept!

        Mais de toute façon Dépression dormait mal et il se demanda encore pourquoi... Un dîner trop lourd? La banane du soir? Dépression eut un pâle sourire: dans le temps, on disait que ce fruit donnait des cauchemars! C'était à une époque où on croyait que les libellules étaient aveugles et qu'elles crevaient les yeux! Depuis, on avait appris que l'Univers avait quatorze milliards d'années, sans comprendre encore pourquoi la matière avait "triomphé" du vide!    

        Mais des cauchemars, Dépression en avait et il se débattait péniblement avec eux, ce qui le laissait épuisé! Insomniaque et victime de cauchemars: le compte de Dépression était bon et son espérance de vie, selon la science, en diminuait d'autant! Comment lutter contre le stress? Mais en indiquant combien il est inquiétant, néfaste! La médecine n'avait honte de rien! De nouveau, Dépression fut livré à lui-même et il sut qu'il devait se débrouiller seul! De nouveau, il regarda en lui-même, à la recherche d'une solution pour moins souffrir!

        Sans doute avait-il peur, mais de quoi? Il était anxieux, cela était certain! Son estomac lui faisait mal et il lui arrivait d'avoir des crampes, même au lit, où il aurait dû sourire comme un bienheureux, après une rude journée de travail! Mais ce n'était pas le cas... Ah oui, il faisait partie de ces natures nerveuses, qui exagéraient leurs maux et auxquelles il manquait de l'exercice! Après, tout rentrerait dans l'ordre! Car les autres étaient plus équilibrés et ne se tourmentaient pas autant!

        La solution était simple! Un peu d'air frais! Décidément, la médecine n'avait honte de rien! Et si... et si Dépression refoulait sa vraie personnalité sexuelle, autrement dit son homosexualité! Il considéra une énième fois la chose, car il ne fallait rien négliger! Celui qui souffre examine chaque pierre du chemin! Il n'est pas comme ces types qui passent, rayonnants de santé! Il ne croit plus depuis bien longtemps qu'il existe des sommets glorieux, mais qu'on vit plutôt dans le maquis! Mais bon, Dépression se vit changer de préférence sexuelle et poussa un profond soupir: comme si le problème résidait là! Est-ce qu'on vit dans une boîte à chaussures?

        Mais il est vrai que Dépression était seul! Et s'il était marié, avec des enfants et un travail régulier? Il n'aurait pas le choix, il serait plein d'obligations et alors il se troublerait moins, car il n'en aurait pas le temps! Il serait par monts et par vaux! Il affirmerait plein de choses! Appuyé par sa femme, il ferait part de ses haines! Il ferait tourner le monde autour de lui! C'est l'avantage du tourbillon: il rend aveugle!

        Mais pourquoi Dépression était-il seul? Narcissisme? Il manquait de convivialité! Il n'était pas sympa! Il devait se montrer plus ouvert, avenant! Désormais, il aurait le sourire et il saluerait et les uns et les autres! Il ferait de la gym dans un club et rirait aux plaisanteries! Voilà, il faisait encore son procès! S'il était malheureux, c'était de sa faute! Heureusement qu'il n'avait pas de famille, il aurait ennuyé tout le monde!

        Dépression avala sa salive... Il avait peur, mais de quoi? Il considéra rapidement l'actualité... Rimar, dans sa guerre contre la Kuranie, tuait des enfants rien que par orgueil! Il ne voulait pas reconnaître son erreur et les bombes continuaient de pleuvoir! Dépression serra les poings! Une immense colère l'envahit! Mais il y avait aussi mauvais! D'autres ailleurs mettaient à mort des individus parce qu'ils avaient insulté Dieu! On utilisait le Dieu d'amour comme un bourreau! Dépression eut envie de hurler!

        Quoi d'autre dans le pays? Des inquiétudes, des inquiétudes, des manifestations, des colères, des revendications! "Les imbéciles! songea Dépression. Que ne donnent-ils un sens à leur vie? Ce n'est pas au gouvernement de le faire! Si le souci, c'est l'argent ou la sécurité matérielle, c'est impossible de trouver la paix! On ne veut pas voir que c'est de la reconnaissance qu'on demande! Seul le respect prouve qu'on existe et donne confiance!"

        "Bien, j'ai avancé... se dit Dépression! Cinq heures! Je suis sur la bonne voie! J' vois le bout! Mais alors qui me respecte moi? Pourquoi ne suis-pas tranquille? Mais comme le monde moderne est vide! Que disaient les penseurs à l'origine de ce monde? Ah oui, qu'il fallait accepter sa vie telle qu'elle était! sans Dieu, sans qualités extraordinaires, sans soif d'infini, etc.! Mais pourquoi ces hommes nous ont soûlés avec leurs messages? Parce qu'ils ont été incapables de vivre, sans attirer l'attention sur eux! De vraies stars de cinéma! Non, décidément, il va falloir que je me débrouille tout seul!"

        Et l'estomac de Dépression se crispa encore une fois!

                                                                                                        82

        Atermoiement est une belle blonde, mais qui n'a pas confiance en elle, de sorte qu'elle se demande toujours ce qu'elle doit faire! Elle est chez elle, nerveuse, et elle inspecte son intérieur, comme si une menace pesait instamment sur ses épaules! Elle doit sortir, mais il ne s'agirait pas que, durant son absence, un incendie se déclare! Elle s'imagine revenir de ses courses, découvrant les pompiers s'affairant autour des ruines fumantes de son appartement! Elle ne le supporterait pas, elle n'en aurait pas les forces!

        Atermoiement le sait, elle est fragile psychologiquement! Est-ce qu'elle a bien éteint la lumière ici? Bien sûr, mais elle va quand même vérifier! C'est fatigant, mais Atermoiement ne peut pas s'y soustraire: elle obéit à une angoisse! Elle doit s'assurer qu'elle ne commet pas d'erreurs, pour être soulagée! Il y a un nom pour ça... Une obsession! Voilà, Atermoiement est victime d'obsessions! Elle est obsessionnelle et peut-être même compulsive! "Tant qu'à faire! se dit-elle. Au point où j'en suis, autant charger la brouette!" "Voici mon corps livré pour vous...", murmure-t-elle encore, avec un petit sourire triste.    

        Ses amies la morigènent! Elle ne fonce pas assez! Elle réfléchit trop! Elle manque de mordant! Il faut saisir sa chance! La "grosse pomme" est là! "Ouais, ouais, répond Atermoiement. Moi, aussi, je lis les revues féminines! La mode, prendre soin de soi, dresser les mecs, se valoriser, utiliser le sexe... J'en oublie sûrement!

        _ Eh ben alors? font ses amies. Qu'est-ce que t'attends? Nous, on part en vacances! On tire notre épingle du jeu! On profite!"  

        Atermoiement écoute et rêve... Que s'est-il passé pour qu'elle doute d'elle-même à ce point? pour qu'elle ait ses angoisses, ses idées saugrenues et obsessionnelles, cette peur qui ne la quitte jamais vraiment? Il faut bien entendu revenir en arrière, à l'enfance, quand le cerveau était tendre! A cette époque, elle s'était heurtée à son père, avec une telle violence, une telle constance que cela avait stupéfié le reste de la famille! Pourtant, pour les autres, il était le meilleur père du monde ou peu s'en fallait! Alors pourquoi cet affrontement? Qu'est-ce qui l'avait gênée chez son père?

        Evidemment, elle n'avait pas fait le poids face à un adulte, d'autant qu'elle était animée, comme il se doit, par un vrai amour filial! Seule, elle avait tout "encaissé"! les vexations, les injustices les plus criantes, les corrections corporelles! Elle en avait été sapée, détruite! Elle nageait tout le temps, sans avoir pied! Elle n'avait pas de racines! Car jamais, jamais, elle n'avait vu une lueur, un fait, entendu une parole qui lui eût donné raison, de la valeur, en l'apaisant! A force d'être un problème, sans même savoir pourquoi, elle s'en trouvait haïssable et elle n'osait rien entreprendre!

        "Tu n'as qu'à suivre une thérapie! lui avaient dit ses amies. Prends le temps de choisir ton thérapeute et tu viendras à bout de tes traumatismes! Tu te feras justice et tu seras vraiment de retour parmi nous! On n'est plus au Moyen Age, que diable! Y a des solutions!"

        Voire! Par exemple, Atermoiement est dans la rue et elle croise des riches, des notables, bien visibles et qui paradent, qui font les importants, pour qu'on les regarde! Mais ils sont surpris au passage par l'indifférence d'Atermoiement, alors qu'elle est une belle femme, avec de la prestance! Car celle-ci, malgré sa fragilité, ne supporte pas l'orgueil sur une planète perdue dans l'espace, dans une vie qui peut comporter tant de souffrances!

        "Bien vu! lui fait un ami de gauche! Tu as le sens de la justice sociale! Il faut aider le pauvre! et pour ça, s'attaquer aux riches et aux profiteurs!"     

        Mais ce n'est pas aussi simple! Car Atermoiement subit aussi des regards chargés de haine et de mépris, de la part des manifestants vêtus de gilets jaunes ou munis d'un drapeau rouge! Pourquoi? Mais parce qu'elle ne les admire pas, qu'elle ne leur est pas soumise! Eux aussi, comme les riches, paradent, veulent être le centre d'intérêt, jouer les vedettes et cela écœure Atermoiement! 

        Voilà, c'est l'égoïsme et l'hypocrisie de son père qui lui sortaient par les trous de nez! C'est cette "folie" sur Terre! Atermoiement reste une étrangère dans la société, elle doit l'admettre, l'accepter, ne pas en avoir peur!  

        Elle cherche ses clés, passe devant la table de la cuisine et soudain d'un violent atémi, elle casse celle-ci en deux! Puis, elle dit: "Je sais, Seigneur, je ne devrais pas m'énerver!"

                                                                                                                 83

        Owen Sullivan est invité à Adofusion pour le lancement, dans le Métavers, du Macamo programme! "Tu vas voir, on a vraiment fait quelque chose de bien!" le rassure Sam Bôme. On n'a fait que finaliser ton travail et celui du regretté Macamo! Les ventes sont déjà bien parties!"

        Sullivan met son casque et se réjouit de retrouver le Magicien! Il se dit que Sam Bôme n'est peut-être pas aussi mauvais qu'il en a l'air, qu'il ne faut jamais désespérer, mais il découvre un décor qui le désarçonne! On est sous un ciel noir et le sol est boueux! Un militaire s'approche de Sullivan et lui crie: "C'est vous Sullivan? On embarque dans la cinq!" et sans plus attendre, il pousse le fondateur d'Adofusion vers un énorme engin, qui ressemble à une moissonneuse géante et armée!

        A l'intérieur, d'autres hommes saluent le nouveau venu, qui est installé à un poste et l'engin démarre! Il est monté sur des chenilles et il écrase les arbres qui semblent lui barrer la route! Sullivan respire mal et ne comprend rien à la situation! Son voisin se présente: "Boux... Boxie pour les intimes! Nouveau hein? J' t'explique! Ici, le voyant Nécessité! Dès qu'il s'allume, t' appuies d'ssus!

        _ Et qu'est-ce qui s' passe?

        _ On crée d' la ville, mec! répond émerveillé Boux! On sème des graines de bâtiments, qui poussent toutes seuls! Eh! C'est qu'il faut des logements pour les gens, des usines pour les nourrir, les vêtir, etc.! d'où le voyant Nécessité! On est la civilisation, le bon côté, OK?"

        A ce moment, l'engin fut secoué et des gerbes de feu zébrèrent les hublots! "Les Fanas!" cria quelqu'un! L'engin vira brusquement, puis il se mit lui-même à tirer et à cracher des flammes! "Les Fanas? demanda Sullivan.

         _ Ouais, les Fanatiques! répondit Boux. Tous ceux qui empêchent le progrès, quoi! Parmi eux, les Ecolos sont les plus féroces! Si tu tombes entre leurs mains, couic! De vrais sauvages! Mais on a un général du tonnerre! Le duc de l'Emploi! C'est lui qui commande notre division! Un héros!"

        A cet instant, de nouveau l'engin fut touché et tout le monde grinça des dents! "Ils ont lâché les étourneaux!" entendit-on. Une masse noirâtre, bruissante, enveloppa l'engin, qui ne fut plus éclairé que par de petites lumières rouges! "S'ils réussissent à pénétrer, ils nous crèveront les yeux!" affirma Boux et les mitraillettes entrèrent en action!

        Ce fut un véritable carnage! Partout des plumes et du sang! "Nécessité s'allume! cria Boux à Sullivan. Vas-y! Sème de la ville! Sème! On va leur en mettre jusqu'au trognon!" Sullivan fit semblant d'appuyer sur le bouton, puis l'engin dévasta un bois, avant de ralentir dans une plaine... "Si tu sens que ça chauffe trop, expliqua Boux, parce que des fois les villes se développent trop vite, tu as le frein Science ici! Tu vois? Tu peux calmer le jeu! Eh, ouais, mec, on fait pas n'importe quoi! On est des gens sérieux!"

        Il se mit à pleuvoir et l'engin s'arrêta, comme si la pluie refroidissait même les combats! "Allez viens, dit Boux, on peut sortir quelques minutes!" Sullivan opina, mais il montra aussi une photo sur un tableau de bord "C'est le Magicien, précisa Boux! C'est lui le chef des Fanas! Une véritable ordure! Mais tout le monde est d'ssus et on aura sa peau!"

        Sullivan s'extirpa de l'engin et retrouva le sol... Il regarda autour de lui: le ciel était vide, sombre et jusqu'à l'horizon, il n'y avait plus que des arbres calcinés ou des cendres! Sullivan baissa la tête, se sentant complètement abandonné, puis il enleva son casque!

        "Hein? Qu'est-ce tu dis d' ça? lui jette Sam Bôme. C'est d'un réalisme! Quelle compétition! Eh! Mais attention, à chacun de suivre son camp! L'esprit de Macamo a été respecté! Que le meilleur gagne!"   

                                                                                                                    84   

        Hypocrisie se maquillait devant son miroir et elle se sentait nerveuse! C'était en effet la première d'une pièce de théâtre, dans laquelle elle jouait et son entrée en scène était imminente! Pourtant, elle connaissait par cœur son rôle et elle n'avait donc pas de soucis à se faire! Mais, justement, elle avait tellement répété son texte qu' elle ne savait plus très bien où était la réalité! Elle avait fini par s'identifier complètement à son personnage!

        Ainsi, dans la rue, quand il lui arrivait de donner son avis, elle s'apercevait brusquement qu'elle avait récité sa pièce! Inversement, lors des répétitions, elle laissait soudain échapper sa véritable personnalité et à la grande stupéfaction de ses partenaires, elle exprimait des idées absolument contraires au texte! Qui croire? La comédienne ou le personnage? Celui-ci bien entendu, puisque c'est lui que les spectateurs suivraient, aimeraient ou détesteraient!

        Pour se rassurer, Hypocrisie se résuma encore son rôle... Elle haranguait une foule et elle disait: "Qui voudrait travailler plus? Pendant plus de trente ans, j'ai effectué mon devoir! Je me suis levé tôt, je me suis astreint à ma tâche pénible et on voudrait reculer mon départ à la retraite? N'ai-je pas mérité le repos? Regardez mon corps fatigué et vous voudriez l'user davantage?" 

        A ce moment, la foule montrait son approbation, mais un contradicteur prenait la parole: "N'as-tu pas choisi la sécurité? Ne t'es tu pas empressée, dès le début de la vie, de te mettre des fers aux pieds? As-tu essayé de combattre ta peur? de chercher un idéal?"

        Devant son miroir, Hypocrisie avala sa salive, car elle appréhendait ce passage! En effet, en tant que comédienne, elle était plutôt d'accord avec son contradicteur: elle n'avait certes pas choisi la sécurité et son métier restait des plus précaires! La retraite lui semblait une chose tout à fait abstraite! Elle obéissait elle-même à sa passion et à cet instant de la pièce, elle ne pouvait puiser en elle pour enrichir son personnage, d'autant que son contradicteur enfonçait le clou! Il disait: "Tu fais voir le travail uniquement comme une corvée... Mais n'a-t-il pas donné un sens à ta vie? Ne rejoignais-tu pas des camarades? Ne plaisantais-tu pas avec eux? Commençais-tu directement ta journée par suer? N'étais-tu pas soulagée d'être occupée? N'étais-tu pas fière de remplir ton devoir? de dire que tu faisais ceci ou cela? N'étais-tu pas en règle avec ta conscience?

        _ C'est vrai, répondait Hypocrisie! Mais la routine m'a vaincue! L'ennui m'a fait grise! Le sentiment d'être exploitée aujourd'hui me remplit d'amertume! Je ne peux plus supporter mon travail! Je rêve d'une maison à la campagne, avec mon mari, où nous coulerons des jours heureux! Si la retraire vient trop tard, lequel de nous deux tombera en premier malade, pour que nos vies deviennent un cauchemar!

        _ Tu as raison: quand le cancer arrive, c'est le malheur sur la maison! Mais le travail n'est-il pas le rempart contre l'angoisse? N'est-ce pas elle qu'il faudrait regarder dans les yeux et guérir? N'est-ce pas elle qui ronge et détruit?

        _ Je ne comprends pas ce que tu veux dire... Mais ce que je vois, c'est que tu es un ami des riches et des profiteurs! Honte à toi, car tu es venu semer le trouble et la discorde!"

        Le dialogue se termine là et Hypocrisie fait un signe qui entraîne la foule à lyncher le contradicteur! La comédienne se voit triomphante!

  • Les enfants Doms, T2, (75-79)

    Doms39

     

     

     

        "Tu renonces à Satan et à ses pompes..."

                                             Le Parrain

     

                                75

        Andrea Fiala était invitée à un magnifique dîner, qui réunissait toute l'élite, tout le gratin de RAM! C'était les relations de son père qui lui avaient valu cela! Andrea, en s'y rendant, s'était décidée à s'amuser, à prendre du bon temps, avec la bonne chère, le luxe, l'éclat des conversations! Elle avait soigné sa toilette et avait été jugée comme l'une des plus belles femmes de la soirée, grâce notamment à la lumière de ses épaules dénudées!

        Elle était assise face à un homme extrêmement séduisant! Il avait le corps solide, fin et son visage avait des traits délicats, tout en gardant une expression virile! Andrea était sous le charme: elle admirait les dents blanches de son vis-à-vis, son rire sain, cet air équilibré, cette culture foisonnante! La jeune femme avait toujours rêvé de rencontrer un tel homme, racé, intelligent, à l'aise, sans ostentation! Etait-elle en train de tomber amoureuse?

        De son côté, le séduisant monsieur avait bien conscience de l'effet qu'il produisait, mais il savait rester simple, car c'était la meilleure façon d'entretenir de bons rapports et il se présenta sans tarder à Andréa: "Je suis monsieur Raison, dit-il, et je suis enchanté de faire votre connaissance... Vous êtes ravissante!"

        La maîtresse de maison, qui ne perdait rien des conversations et qui les encourageait, rajouta à l'adresse d'Andrea: "Vous avez de la chance, ma chère! Raison est passionnant! Il est le digne héritier de toute notre civilisation humaniste! Un vrai fils de l'Occident!

        _ Un accident? fit le vieux monsieur voisin de Raison. Il faut faire attention... Figurez-vous qu'en venant ici j'ai failli être renversé!

        _ Mais non, grand-père, coupa en souriant Raison. Notre chère hôtesse a parlé d'Occident et non d'accident! En fait, je suis juste allé un peu plus loin que les monothéistes!

        _ Un motocycliste? Je vous assure, jeune homme, que vous vous trompez! C'était une voiture grise!

        _ Et si vous la mettiez un peu en veilleuse, l'ancêtre, hein?

        _ Mais, mais c'est pas un jeune gommeux qui va m' dire ce que je dois faire!

        _ A priori vous percutez pas!"

        Raison, tout en rassurant Andrea avec ses dents blanches, prit son couteau et le planta dans la cuisse du vieux, par-dessous la table! Le cri du grand-père fut étouffé par l'exclamation de monsieur Raison, devant le poulet qui arrivait à point: "Oh! Du poulet! Vite que je pique ma fourchette dans cette chère délicieuse!" 

        Apparemment, le dîner battait son plein, mais Andrea n'avait pas perdu une miette de ce qui s'était passé entre monsieur Raison et le grand-père et elle en était outrée! Elle eut l'idée de prendre son LAL, dans son petit sac accroché à sa chaise, et elle tira elle aussi en cachette, sous la table, vers monsieur Raison, qui était toujours un modèle d'équilibre, le parangon d'une humanité au service de l'homme!

        Le LAL envoya son bizarre rayon et monsieur Raison se cabra, se figea, puis se balança! Manifestement, il était en proie à une transformation et Andrea se raidit, se préparant au pire! Le visage de monsieur Raison se déchira et comme l'humaniste fondait avec une plainte insupportable, une tête de dragon s'en échappa, se dressant jusqu'au plafond! Puis des tentacules crevèrent la chemise scintillante et s'emparèrent des assiettes les plus proches, qui furent jetées avec rage sur le grand-père!

        On dut sauver "l'ancêtre" en le tirant par les pieds! "Mais qu'est-ce qui s' passe? criait paniquée la maîtresse de maison. Qu'est-ce que c'est que ce monstre?

        _ Ce n'est rien, répondit Andrea, qui reprenait son petit sac, avant de partir. C'est monsieur Raison qui retrouve son origine animale!

        _ Mais... mais il est très laid!

        _ Hélas, ma chère, c'est ce qu'il y a de plus courant!"

                                                                                                            76

        Il y a dans RAM un personnage bien connu, éminemment sympathique, d'autant que tout le monde un jour ou l'autre a besoin de lui! C'est l'Artisan! On le remarque facilement, car son autociel est la plus rapide, la plus puissante, la plus dangereuse aussi!

        L'Artisan roule à tombeau ouvert! La Mort en effet l'accompagne et lui crie: "Mais vas-y! Qu'est-ce que t'as entre les jambes? De la guimauve? Vas-y! Fais monter l'aiguille! Bon sang! Tous des traînards, toi y compris! Dévale! Mais bon sang dévale! Fonce! Avale celui-ci! Non mais regarde-moi celle -ci! C'est la pin-up des vacances! Efface-là, nom de nom! Si tu t'arrêtes, moi j' te prends! J' te refroidis! Je t'exécute! Un contrat. Tu sais ce que c'est qu'un contrat! Tu loupes un chantier et t'es mort! T'entends!

        Paf! T'as eu un piaf! La tête tranchée qu'il a eu! Et un dans mon escarcelle! T'es à combien là? Trois cents cinquante! C'est pas mal! Mais tu peux faire mieux! Sûr! Comment veux-tu que je remplisse mon panier si tu t' traînes! Car là de nouveau tu languis! Comment j' vais t'appeler? La limace? Sur ton capot, j' veux pas qu' des oiseaux! J' veux des trophées plus importants! Des bras d'enfants, par exemple! Hein? Une tête de jeunot! Ah! Ah! Bien sûr, j' plaisante! J' veux pas t' couler! Mais dévale, dévale! Il pleut des devis! Pense aux devis! Tu sais ce que c'est qu'un devis? C'est un chiffre! De l'argent! Et toi, tu traînes, une vraie lavette!"

        A ce train-là, fouetté, épouvanté par la Mort, l'Artisan a subi une inquiétante mutation et quand il arrive sur son chantier, chez un particulier, il sort brutalement de son autociel et il a l'air en colère! Il rentre dans la maison et crie: "Il est où l' chantier! Y a un chantier ici? Faut voir! C'est vous le proprio? Et il est où "the" problème? C'est ta chaudière qui est en panne?  C'est pas vrai! T'as une chaudière en panne, mon pauvr' bichon! Eh ben, on va voir ça! Tu sais, moi j'ai autre chose à faire! Si je m'occupes de toi, c'est bien par bonté!

        Mon rêve à moi, c'est les pyramides, la tuyauterie des pyramides! Là, c'est la classe! Là, y a du boulot! Mais ta chaudière! C'est celle-là? Comme elle a l'air minable! Et puis tout est vieux ici, non? Comment veux-tu  qu' ça marche! (Il s'adresse à la chaudière.) Alors, ma grande paraît qu' tu fais des histoires? J' vais t'arranger moi! Tu vas voir!"

        L'Artisan pose son sac brutalement, près de la chaudière, qui sursaute et qui voit de gros outils être sortis! Elle a peur et elle s'arrache de son logement! Elle trouve refuge dans un coin du garage et se met à trembler! L'Artisan n'en a cure et il l'a saisie et la traîne par terre! Puis, il lui donne des coups de pieds! "Tu sais combien d' choses j'ai à faire aujourd'hui? martèle-t-il à la chaudière. Tu sais ce qui va m'arriver si j' traîne? ("Pan! pan!" font les coups!) Est-ce que c'est toi qui viendras m' sauver, quand la Mort viendra m' prendre? Evidemment non! (Pan! pan!)"

        "Voilà, c'était pas compliqué! dit l'Artisan au proprio. Il faut changer cette pièce! Tu payes! Tu payes! Là, sur la machine! La pièce, on l'aura bientôt! Pour l'instant, ça marchera comme ça! Bon, t'as payé! T'es pas si mauvais qu' ça! C'est pas mal ici finalement! Et t'as un p'tit jardin derrière! Ah! Moi aussi j'aimerais un peu d' verdure! m'occuper des plantes et tout ça! Mais la Mort, elle veut pas! Faut cravacher comme elle dit! Et elle a raison! Allez, au revoir m'sieur, m'dame! Devis, chantier, temps! Voilà mon credo! Eh! c'est qu' j'ai encore dix mille personnes à voir aujourd'hui!"

        Avant de partir et comme les proprios ne le regardent pas, l'Artisan s'approche de la chaudière et pan! il lui envoie un dernier coup! Elle pleure... et elle panique, car elle sent qu'elle va retomber en panne! Elle regarde vers le ciel et elle supplie: "Non, pas de panne! Je vous en prie!" dit-elle. Puis, elle baisse la tête vaincue, car son mal la reprend...

                                                                                                              77      

        Cariou est mort et il arrive devant Dieu! Cela se passe dans une vaste salle bien propre, nullement luxueuse, où il y a juste ce qu'il faut! Au centre, Dieu est attablé et il mange apparemment une viande aux pruneaux! En tout cas, ça a l'air bon et une agréable odeur monte jusqu'au nez de Cariou! "J' pourrais p't-être m'asseoir? demande-t-il à Dieu. Le voyage a été long et j'ai une faim de loup!"  

        Dieu ne répond pas et crache un noyau, qui fait bing dans un seau! "Et le protocole? dit-il. Le sacré, t'en as jamais entendu parler? 

        _ Le quoi?

        _ Le sacré! rugit Dieu. Ne suis-je pas le plus grand, l'infini et bien plus encore! J'suis... J'suis... Mince, j'ai un trou de mémoire! Pourtant, y en a une kyrielle de compliments à mon sujet! J'suis l'Unique, l'Incomparable! J' suis c' qui dépasse l'imagination! Eh ouais! J' suis l'  sacré, quoi!

        _ Et alors?

        _ Alors? Alors, faut d' la révérence, de la crainte même! Tu devrais être dans tes p'tits souliers! J' suis le sacré!

        _ Mais comment j' pourrais aimer une maman ou un papa sacrés! Comment on peut aimer vraiment l' sacré? Vous êtes mon cœur et ma vie! Vous êtes mon amour! J' suis votr' enfant et j' rentre à la maison! Qu'es-ce que c'est cette histoire de sacré! Vous ne seriez pas ma maman ou mon papa si je devais m'agenouiller devant vous! Depuis quand les enfants doivent voir leurs parents comme sacrés?

        _ Ben...

        _ Depuis qu'ils en espèrent un héritage?  Faut ménager les aînés, sinon on n'aura pas sa part? Le sacré, c'est quand on vous aime pas vraiment! C'est quand on veut de l'autorité grâce à vous! On vous met sur un pinacle, parce qu'on n'est pas votre enfant! Qu'est-ce que les mômes ont à voir avec le sacré? C'est un truc de grandes personnes!

        _ Arrête grand bêta! T'es en train de m'amener la larme à l'œil!

        _ Mais j'espère bien! Vous êtes ma vie et mon amour! J' peux courir dans vos bras!

        _ Mais bien sûr! J' t' adore également! T'es mon p'tit! Bon sang, viens dans mes bras!"

        Cariou court éperdu vers Dieu et se blottit dans sa lumière! C'est aussi fort qu'un soleil, mais en tout doux! Puis, Cariou se met à danser! Il visite les univers, il salue des gens gentils et il regarde de loin les serviteurs du sacré, car il en a peur!      

        "Mais bon sang, réveille-toi Jack! crie le réveil de Cariou.

        _ Hein?

        _ T'es encore dans ton rêve! Et tu baves en plus!

        _ J'en ai marre!

        _ Et moi donc! Allez, ouste debout! Y a une sacrée tempête qui arrive!"

     Le réveil reçut l'oreiller de Cariou en plein d'dans!

                                                                                                      78

        Une sorte de foire s'était installée dans RAM! Les gens venaient voir les attractions, qui les captivaient plus ou moins! Une petite foule s'était amassée près d'un chapiteau, où un harangueur promettait le spectacle le plus incroyable! Il disait: "Entrez mesdames et messieurs et vous verrez ce que vos yeux n'ont jamais vu et même ce qu'ils redoutent de voir! C'est plus fort que la femme sans tête ou que l'homme à trois mains! C'est plus horrible, cela dépasse tout entendement, toute imagination! Votre vie en sera changée à tout coup! Vous n'oublierez jamais notre créature! C'est un abîme que je vous propose de contempler! C'est une vertige absolu que je vous garantis! 

        _ Mais enfin de quoi s'agit-il? cria quelqu'un. Personne n'achète chat en poche!

        _ Hélas! Il m'est impossible de vous en dire plus, car peut-on décrire l'étrangeté même? A vouloir vous préparer, je ne pourrais que montrer mon impuissance! Le cauchemar commence ici, mesdames et messieurs! En m'achetant un billet, vous prenez la responsabilité de ne plus êtres les mêmes! Vous entrerez dans le cercle très fermé de ceux qui savent, de ceux qui ont vu! Vous deviendrez les témoins de l'horreur la plus sombre et on ne vous croira pas!

        _ Foutaises! fit encore celui qui avait déjà demandé des explications.  

        _ Dites plutôt que vous avez peur! répondit le harangueur. Vous reculez et comme je vous comprends! Ce spectacle n'est pas pour les faibles!"

        Dès lors tout le monde voulut un billet et un flux incessant se mit à remplir le chapiteau! On s'y tenait debout devant une scène obscure et pour mieux voir, les enfants approchaient ou demandaient à être portés! Une tension émanait du public, ce que cherchait le bonimenteur et il ferma soigneusement l'entrée, ce qui créa de l'intimité et donna à chacun le sentiment d'être un privilégié!

        "Mesdames et messieurs, reprit le bonimenteur maintenant sur un côté de la scène, l'homme que vous allez découvrir dans un instant, sous vos yeux, a un parcours qui fait frémir, qui hérisse les cheveux sur la tête! Figurez-vous qu'il est originaire d'une des régions les plus reculées du pays, où la sorcellerie n'a toujours pas complètement disparu! Imaginez un enfant qui ne fait que se demander ce qu'il fait là, sur Terre (les autres enfants rient)! Oui, mesdames et messieurs, imaginez un jeune qui ne s'intéresse que très peu à l'école, sans pour autant vouloir tout de suite travailler, pour être indépendant! Que pourrait-on dire d'un tel jeune, je vous le demande?

        _ Que c'est une feignasse!  

        _ Si j'avais été ses parents, je l'aurais maté c'te parasite! Il aurait marché droit! affirma un homme trapu.

        _ C'est une honte! dit une femme.

        _ Nous sommes bien d'accord! reprit le bonimenteur. Mais, croyez-moi, ses parents ont bel et bien essayé de le corriger et de toutes les manières possibles, même en utilisant la force! Mais rien n'y a fait! L'individu en question s'est obstiné, mesdames et messieurs! Il voulait à tout prix donner un sens à sa vie! Il trouvait que quelque chose n'allait pas, dans notre façon d'être!

        _ Quelle honte!

        _ C'est un d' ces rigolos de beatniks, qui profite du système, non?

        _ Comment peut-on ne pas travailler?

        _ Il dit qu'il travaille de l'esprit! précisa le bonimenteur.

        _ Foutaises!

        _ Mesdames et messieurs, voici votre cauchemar! le symbole même de vos angoisses les plus profondes! votre antithèse! Voilà l'abîme! Mesdames et messieurs, je vous présente l'Homme sans retraite!"

        La scène s'éclaira brusquement et on contempla un individu sagement assis sur une chaise! Il regardait paisiblement les uns et les autres et quelqu'un s'écria: "Mais... Mais il est comme nous!

        _ C'est une arnaque! fit un autre.

        _ Remboursez!"

        Comme tout le monde s'excitait, les enfants étaient aux anges, tandis que les femmes avaient le visage haineux, car elles pensaient qu'elles avaient été jouées! Une tomate vola, puis une seconde et une troisième! On commença à casser le matériel et par-dessus le chaos, on entendait encore le bonimenteur: "Je vous avais dit que vous seriez sciés!"

                                                                                                                79

        Owen Sullivan était dans les locaux d'Adofusion, pour y prendre quelques affaires, car c'était maintenant Sam Bôme qui dirigeait l'entreprise. Adofusion était située dans le technopôle de RAM, là où les bâtiments rivalisaient de modernité et pour beaucoup ils abritaient les écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses, qui formaient les élites scientifiques de demain!

        Sullivan passait par une des nombreuses passerelles, qui reliaient les édifices, quand la lumière s'éteignit! Il faisait déjà nuit noire dehors et la tempête agitait les arbres, tandis que la pluie zébrait les fenêtres! Sullivan alluma son Narcisse, pour se repérer et continua d'avancer... Il était dans une partie qu'il connaissait mal, ou qui avait été rénovée récemment, car il avait du mal à s'y reconnaître! Mais, apparemment, il progressait dans un couloir qui lui avait toujours paru sinistre, à cause de sa longueur interminable!

        Soudain, Sullivan eut un frisson d'horreur! Quelque chose venait de lui passer entre les jambes, manquant de le faire culbuter! Il éclaira devant lui, mais il n'y avait rien, sinon l'obscurité! Un petit rire cependant se fit entendre, ce qui redoubla la peur de Sullivan, puis, comme par enchantement, la lumière revint et le couloir débouchait sur un vaste croisement, où se tenait un homme de grande taille, vêtu d'une blouse blanche!  

        Il avait les cheveux chenus et semblait plutôt un joueur de rugby qu'un scientifique, mais Sullivan le reconnut: c'était Garan, qui dirigeait un secteur dédié à l'IA (Intelligence artificielle)! "Owen! s'écria-t-il, quand il eut lui-même vu Sullivan. J'étais en train de travailler sur des crevettes et pouf, tout a été plongé dans le noir! Finie mon expérience! Cela doit être la tempête qui cause des dégâts! J' t'avoue que j'ai eu un peu peur sur le coup!

        _ Et moi donc, car là-bas dans le couloir, il s'est passé quelque chose d'étrange! Je ne sais pas quoi m'est passé entre les jambes et m'a presque fait tomber! Et figure-toi que cela a ri! Enfin, j'ai peut-être été le jouet de mon émotion! Un chat sans doute!

        _ Non, non, ça doit être Fanfan! 

        _ Fanfan?

        _ Oui, allez viens Fanfan! Viens voir qui est là! C'est Owen, un ami!"

        Garan parlait en direction d'une porte entrouverte, sur une salle non éclairée... "Fanfan est un peu timide" expliqua Garan et effectivement un enfant se montra lentement, mais, au lieu de rassurer Sullivan, il l'inquiéta encore plus, car son apparence n'était pas humaine! Il était comme ces enfants dessinés numériquement, avec une peau lisse et des yeux démesurés, comme s'ils avaient été le symbole de l'innocence!

        "Fanfan n'est pas véritablement des nôtres, hein? dit Sullivan.

        _ Non, c'est vrai... tu sais, Owen, ici on cherche beaucoup, on est à la pointe! Disons que Fanfan représente la mariage réussi entre des cellules souches et les nanotechnologies! Son cerveau notamment est essentiellement régi par des algorithmes! Ce n'est pas un robot, c'est un être humain aidé par la machine! Il y a beaucoup de choses qu'il sait mieux faire que nous, car il n'a pas nos limites!"

        Sullivan ne pouvait se détacher des grands yeux ouverts de Fanfan et se sentant de plus en plus mal à l'aise, il prit congé! Ce qu'il avait vu dans le regard de Fanfan, c'était le vide, malgré l'air enjoué qu'on avait voulu à la créature! Et ce vide, Sullivan en était persuadé, masquait une hostilité!

  • Les enfants Doms, T2, (70-74)

    Doms38

     

     

     

         "Canada! Où est ma chienne Canada?"

                               Drôles de drames

     

                                70

        Comme l'avait supposé Cariou, la situation économique de RAM continuait à se dégrader et on avait l'impression d'être comme un réacteur nucléaire, dont on aurait perdu le contrôle et qui pourrait, selon les scénarios, s'enfoncer sous la terre, à cause de sa chaleur! L'endettement était ce qui entraînait la surchauffe et qui menaçait la ville d'un effondrement! Il fallait à tout prix réduire le déficit public et malheureusement, cela passait par diminuer la protection sociale, car c'était ce qui coûtait le plus cher!

        A ce sujet, les deux ministres de Rimar, monsieur Nuit et Yumi Tanaka, s'empoignaient tous les jours! "Vous essayer encore de faire des économies sur le dos des chômeurs! s'écria Tanaka. Vous rognez sur leurs droits! Vous amplifiez leur précarité!

        _ Madame Tanaka, vous savez bien que l'on ne peut pas continuer comme ça! répondit monsieur Nuit. Nous sommes surveillés de près par le FMI! Tous les voyants sont au rouge! Et puis, il n'est pas bon que les chômeurs s'imaginent que de ne pas travailler est la normalité! Nous les pressons pour qu'ils obéissent eux aussi à leurs devoirs!

        _ Comme si c'était aussi simple! Vous n'ignorez pas que bien des chômeurs sont déjà des personnes fragilisées! Elles ont été broyées par un système qui les dépasse! Elles ont perdu confiance en elles et le seul remède que vous trouvez, pour les remettre d'aplomb, c'est de les soumettre au stress!

        _ Il y a aussi les paresseux et les fraudeurs! On ne peut pas payer les gens à ne rien faire!

        _ Puisque vous êtes à cheval sur la justice, que n'obligez-vous  les grands groupes à payer leurs impôts! Ils sont là les véritables profiteurs!

        _ Vous avez raison, il faut que chacun paye son écot! Mais ici, la situation est loin d'être simple, comme vous le savez! L'économie est mondiale et elle permet toutes les formes d'évasions fiscales! D'autre part, à vouloir trop taxer, on rend le pays de moins en moins attractif! Les entreprises vont investir ailleurs!

        _ Vous voilà bien précautionneux tout d'un coup, avec vos amis les riches! une vraie infirmière! "Vous n'avez pas trop chaud? Vous voulez que j'ouvre le fenêtre? Attendez, je vais redresser votre édredon!"    

        _ Epargnez-moi vos sarcasmes! On essaie seulement d'être compétitif! Mais, malheureusement, les crises que nous connaissons nous contraignent à reconsidérer nos acquis sociaux! Et après le chômage, nous attaquerons la réforme des retraites!

        _ Et que ferez-vous quand la base se soulèvera, lasse de se voir exploitée!

        _ C'est un risque à courir! Mais ne me dites pas que vous croyez encore qu'une économie puisse fonctionner, sans l'espérance de faire des bénéfices chez les investisseurs! A quoi bon se démener si l'Etat prend tout? Le coup du communisme, ça va une fois, quand le pays est riche! Mais après? C'est le peuple asservi qui masque la ruine!

        _ Et les riches devenant de plus en riches! Et les pauvres devenant de plus en plus pauvres! C'est la fracture sociale qui crée la délinquance et la criminalité! La violence est aussi ce qui ruine un pays!"

        Tanaka et Nuit poursuivait inlassablement leur dialogue de sourds, car chacun était persuadé d'avoir raison, mais surtout on s'obstinait dans le but de ne rien perdre, de ne pas se déranger, de ne pas remettre en cause ses certitudes! Ce que l'on est dépend de notre égoïsme! La perception de l'autre, quel qu'il soit, est limitée par notre orgueil! Plus nous sommes attachés à notre amour-propre, à notre supériorité, et plus nous nous fermons à la différence, plus nous la rejetons! Qu'on soit pauvre ou riche, c'est notre confort moral qui nous intéresse en premier!

        Pendant ce temps-là, dans l'indifférence générale, des personnes âgées se suicidaient, notamment en se jetant dans la mer! Elles se noyaient, soit qu'elles n'eussent plus les moyens de vivre, soit que l'angoisse d'un monde vide et apparemment vain les submergeât!    

                                                                                                           71    

        Je te raconterai l'histoire du roi Domination! Il vivait sur les hauts plateaux du pays d'Agfar et sa cité était magnifique! Elle brillait de mille feux et sa renommé dépassait toutes les frontières! On y venait de loin, toutes les caravanes y convergeaient, car c'était la ville la plus belle et la plus moderne qu'on eût connue! C'était un centre d'affaires aux richesses sans pareilles, qui fourmillait, où l'on pouvait obtenir la fortune, la réussite, où on s'élevait dans l'espoir d'atteindre les sommets, de traiter avec le roi lui-même, d'être parmi ceux qui comptaient!

        Domination aimait les arts et les encourageait! Il payait largement les artistes et les rendait célèbres! Ceux-ci célébraient d'ailleurs son goût sûr, ses lumières et la cour ressemblait à un jardin dédié à la beauté! Tout y paraissait élégant, précieux et le jour éclairait des perspectives éthérées, des vols d'oiseaux ou des piliers massifs, qui symbolisaient la puissance!

        Le roi était encore entouré de savants, qui lui expliquaient la complexité du monde et le mouvement des planètes! Il y avait là des mathématiciens, des physiciens, des chimistes et on guérissait des malades et on expliquait les phénomènes! Tout ce monde se côtoyait, se mêlait, confrontait ses idées et évoluait! Les rayons du progrès tombaient sur les fronts!

        Pour distraire Domination, il y avait des femmes en quantité et chacune était une œuvre d'art en soi! Certaines étaient effrontées, d'autres perverses, sans oublier les douces, les ingénues! Il y avait celles qui excitaient, qui rendaient fou, qui entortillaient, envoûtaient, énervaient, apaisaient, faisaient oublier! Le roi choisissait selon ses humeurs, tantôt il voulait le soleil, tantôt la lune!

        Mais la cité fonctionnait aussi grâce aux esclaves... et ils suaient, ils gémissaient, comme le grain sous la meule! C'était la misère, le labeur sans fin, l'injustice muette, la main tendue et le mépris pour obole! Que de pleurs, de nuits sans sommeil, sans rêves! Que de jeunesses brisées, avilies, perdues!

        Mais le roi n'en avait cure! Il commandait, il exigeait des hommages, il était le roi! Un jour, il partit à la chasse, avec son aigle, qui l'entraîna bien loin, près d'un lac, dont l'eau était comme un œil vert sous le ciel! Autour des montagnes rougeâtres s'élevaient dans le silence... Une femme d'une grande beauté, habillée en guerrière, se rafraîchissait au bord de l'eau et les sens du roi en furent frappés! 

        D'habitude, quand il s'approchait et rien qu'au galop de son cheval, on levait la tête et on le craignait, mais la femme ne bougea pas et garda toute sa tranquillité, comme si le roi n'avait jamais existé! Cela ne se pouvait! N'était-il pas Domination? Il décida de sortir son épée, pour faire peur, se jouer de la frayeur de la femme! La lame siffla sur la tête de l'inconnue, mais encore elle ne se troubla pas, ainsi qu'elle aurait été seule!

        Le roi fut exaspéré et il cria: "Mais qui es-tu pour me manquer autant de respect! Tu dois pourtant savoir qui je suis! Je suis le roi Domination! Alors incline-toi!" Mais la jeune femme semblait s'amuser de la situation et elle gardait les yeux sur les miroitements de l'eau! Aveuglé par la colère, le roi donna un coup, pour blesser, voir le sang, mais la lame se perdit dans les airs! L'inconnue avait été mille fois plus rapide et avait-elle seulement bougé ou bien était-elle immatérielle?

        Le roi voulut en avoir le cœur net et il mit toute sa science de la guerre à atteindre la femme, mais elle était plus insaisissable qu'un courant d'air et elle riait à présent des efforts vains du roi! "Epouse-moi! laissa-t-il échapper. Je n'ai jamais rencontré une femme telle que toi! Tu es aussi belle que forte!

        _ Je veux bien, répondit la jeune femme, mais libère tes esclaves! Fais leur bonheur! Renonce à ton pouvoir, à tes richesses! Quitte ton rang et ta cité! Et nous vivrons comme deux amants dans le vent!

        _ Mais... Mais je ne peux pas! Je suis le roi!

        _ Alors adieu!"

         La jeune femme monta sur son cheval et Domination s'accrocha à elle: "Donne-moi au moins ton nom, que je puisse te retrouver!

        _ Sache que je m'appelle Spiritualité!"    

                                                                                                           72

        La journaliste Mélopée tapait un article pour son journal, en jetant un œil distrait sur une "bible" grammaticale! Elle agissait ainsi parce qu'elle voulait a priori faire son travail sérieusement et qu'elle était bien consciente de son ignorance! Elle lisait: "La ponctuation est l'ensemble des signes... bla, bla... servant à indiquer les liens logiques... C'est un élément essentiel de la communication écrite! Pfff! Le point a pour fonction de terminer la phrase... La ponctuation reflète la respiration de l'auteur, la clarté de ses idées! Elle montre même sa personnalité! S'il est avide, suffisant, il ne respectera pas la ponctuation!"

        "Ben, ça alors! s'écria Mélopée. Qu'est-ce que c'est qu' ce bouquin?" La journaliste regarda alors son propre article, qui était en réalité un billet d'humeur, et elle lut: "Surtout que le roi Rimar veut terminer la guerre au plus tôt. Malgré la résistance Kuranienne. Qui se révèle plus forte que prévue. Et que pourtant on aurait pu supposer..."

        "Hum! se dit Mélopée. Apparemment, je ne respecte pas du tout la ponctuation, car il n'y a là en réalité qu'une seule phrase! Eh! Mais on m'embête à la fin! J'écris comme ça vient, point barre! Oh! Oh! Mais alors j' suis avide et suffisante! Mince! La journaliste Mélopée est en réalité une vieille sorcière! Oyez, oyez, peuple de RAM!"

        Cependant, Mélopée lut encore un autre passage de sa "bible" grammaticale: "L'alinéa est la séparation que l'on établit en allant à la ligne... On commence la nouvelle par un retrait... Selon une mode récente, les imprimeurs suppriment ce retrait, ce qui rend l'alinéa peu visible, voir invisible! Le texte en est de moins en moins clair!"

        "Bon sang! se rengorgea Mélopée! Bravo les imprimeurs! Y manq'rait plus qu'on s' laisse marcher sur les pieds!" A cet instant, l'écran de Mélopée se brouilla, pour laisser place à un visage d'homme, massif et morne, sous de grosses lunettes carrées! "Qu'est-ce que c'est cette embrouille! jeta la journaliste.

        _ Je suis Boa, dit l'homme, et je peux vous aider!

        _ M'aider? M'aider à quoi? Et d'abord qu'est-ce que vous foutez dans mon ordi? Mais Boa... Boa? Ce nom ne m'est pas inconnu! Eh! Mais c'est vous le mec qui a été tué dans le Cerveau des Trois gros!   

        _ En effet! Mais je ne suis pas tout à fait mort... Mon esprit est devenu numérique et j'ai à cœur d'aider ceux qui en ont besoin!

        _ Ouais... J' vois toujours pas c' que tu pourrais faire pour moi!

        _ Mélopée, je sais que tu veux devenir une journaliste célèbre, qu'on parle de toi, que tu occupes le devant de la scène!

        _ Tout juste! Mais c'est dur: y a d' la concurrence!

        _ C'est parce que tu ne sais pas y faire! Je peux t'apprendre à rédiger un article, pour qu'il soit à coup sûr sensationnel! On ne pourra plus se passer de toi!

        _ Eh! Minute! Faut pas travestir les faits! On est toujours perdant à c' jeu-là!

        _ Tss, tss! Tu vas rester pure comme de l'eau claire! C'est juste une question de méthode!

        _ Bon, dans c' cas, d'accord!

        _ Y a quand même un prix à payer...

        _ Dis voir...

        _ J'aimerais d'abord que tu me montres tes seins!"

                                                                                                                   73

        Le professeur Ratamor se tenait la tête entre les mains dans son cabinet... La salle d'attente était bondée et on y trouvait toute la diversité de l'humanité, toute sa souffrance, mais aussi tout son mépris et son sans-gêne! Ah! Il y en avait des maux à guérir et les plaintes avaient le débit du fleuve Amazone, une vraie cour des Miracles! Mais voilà, le médecin Ratamor n'en pouvait plus, au point même de haïr toute cette misère, cette "saleté"!  

        Eh! Mais c'est que nous sommes tous pareils! Nous avons beau être sensibles au malheur et vouloir le soulager, il n'en demeure pas moins que notre amour-propre a ses besoins et qu'il doit sentir sa valeur, sinon son utilité! Or, le pauvre Ratamor était submergé, noyé! Il ne s'était pas respecté, comme s'il était possible de travailler sans manger, sans pause, en se diluant dans le devoir ou la compassion, en n'existant plus, en devenant pur esprit!

        Mais en plus le médecin ne lisait pas forcément dans les yeux de ses patients de la reconnaissance! Sous l'effet de la guérison, on ne "baisait pas son anneau", ce qui d'ailleurs aurait gêné Ratamor, mais on continuait à gémir, à attirer l'attention sur soi, car on n'en avait jamais assez, on était comme des gouffres sans fond et on querellait à l'occasion, parce que d'autres prenaient davantage!  

        Tout cela épuisait Ratamor, qui n'avait fait que s'enfoncer dans la dépression la plus noire et qui avait humilié plusieurs fois des malades, comme avec piccolo, car enfin le corps regimbait, se révoltait et l'envie du bonheur perçait, éclatait brutalement, amèrement, blessant et terrorisant! Au final, Ratamor ne changeait pas le monde, ne l'améliorait pas, mais il en maintenait la hiérarchie, le mépris et les malmenés le restaient! Certes, on bénéficiait de soins,  mais la peur qu'on subissait, qui venait essentiellement de l'égoïsme de la supériorité, ne disparaissait pas et son poison continuait à détruire!

        Ratamor se rendait bien compte de son impuissance, de la complexité de la situation et il se demandait si la meilleure chose n'était pas de se suicider, mais un dernier fond de raison lui murmurait que c'était là encore un effet pervers de la dépression! Il soupira et appela sa secrétaire: "Vous allez renvoyer tous ces gens, lui dit-il. On ferme le cabinet! Je ne suis pas fait pour ça! Rassurez-vous, je vous verserai un salaire, tant que vous n'aurez pas trouvé une autre place!"

        Qu'aimait Ratamor? C'était sa position de professeur! de défenseur de la science! de champion de la vérité! Ce qu'il ne supportait pas, c'était ces obscurantistes, ces fanatiques, qui devant le réchauffement climatique, prônaient un retour en arrière, sans la science, avec des croyances et non des faits!

        C'était bien la science qui avait tiré la sonnette d'alarme, quant aux émissions de CO2! C'était donc la science qui pouvait également réparer, trouver le remède! Et puis, était-il possible de vivre en faisant fi des connaissances actuelles? Le fanatique ressemblait à un marin lâche, épouvanté par la fureur des éléments, qui s'enfermait dans la cale en disant: "Il n'y a que notre belote qui compte!"

        Ratamor allait remonter sur le ring! Il reprendrait son poste à l'Université! Il y fustigerait de nouveau les faibles, les imbéciles, tous ceux qui cachaient leur orgueil, leur soif de pouvoir, grâce à la religion, leur soi-disant foi! Le gladiateur de la science s'oignait déjà par son imagination! Gonflux était mort, Lapie aussi, restait Piccolo, l'obstacle par excellence! Mais on trouverait une solution pour celui-là!

        Ratamor s'animait, reprenait espoir! Au gong, il cognerait dur, il mettrait l'adversaire dans les cordes, l'asphyxierait, avant que celui-ci ne finît par glisser sous les coups! KO! Ou bien le professeur se voyait planter son trident, dans le ventre du mensonge, de la bête, pour obéir au pouce renversé de l'empereur Vérité!       

        Ratamor se frottait les mains! Une minute avant, il était une épave, un spectre au visage gris! Maintenant, le sang colorait ses joues et il aimait la vie!

                                                                                                                74

        L'Aveugle voyait! Bien que dépourvu de la vue depuis sa naissance, aujourd'hui il pouvait regarder le monde comme n'importe qui, grâce à la science, la technologie! Ses yeux n'avaient ni blanc ni iris, ils semblaient deux grandes pupilles, encore plus noires que la nuit, mais en réalité ils étaient constitués d'objectifs miniaturisés, qui envoyaient leur image sur un capteur numérique! Le cerveau analysait celui-ci par des nerfs à moitié artificiels, où les tissus se mêlaient à l'électronique!

        La vision de l'Aveugle était formée de plus de cinquante millions de pixels et elle lui donnait des pouvoirs hors-normes! D'abord, l'Aveugle pouvait zoomer, jusqu'à une focale de 600 mm, il avait le coup d'œil d'un aigle! Il lui était encore possible d'y voir la nuit, car il lui suffisait pour cela d'augmenter la sensibilité du capteur! Nyctalope comme un chat! Mais surtout il filmait, photographiait comme il voulait! Il avait un fichier interne, où des centaines d'humains étaient catalogués! C'était un commissariat à lui tout seul!

        C'est pourquoi il était devenu le meilleur agent de Fumur! Celui-ci était obsédé par les complots! On en voulait à son culte! Des loges maçonniques en avaient juré la perte! Les renégates avaient d'abord cru, mais la raison et la liberté du monde moderne les avaient rendues agnostiques! Nul doute que leurs mains invisibles tâchaient de détruire l'œuvre de Fumur! Il fallait les repérer et les couler, avant d'être soi-même envoyé par le fond! Un combat sans merci était engagé! Le "Malin" ne passerait pas!

        L'Aveugle servait d'espion: il entrait dans tous les cercles, en donnant toutes les garanties de son innocence, puis il éternisait ses hôtes à leur insu! Il ramenait des preuves qu'il analysait dans tous les coins et à toutes les proportions! Rien ne lui échappait! Tel personnage en retrait était identifié! Tel mouvement sur les lèvres était décrypté! L'Aveugle apportait bientôt un rapport à Fumur et des personnes étaient arrêtées, interrogées, avant de disparaître! Si le message religieux invitait à la mansuétude, ce n'était pas pour son bras armé!

        L'Aveugle dominait RAM sous son grand-angle, quand son fish-eye le rassurait sur ce qui se passait derrière! Son autofocus n'était jamais pris en défaut, même dans la pénombre ou le brouillard! La mise au point était immédiate et le corps de l'Aveugle jouait encore le rôle de trépied, ce qui permettait des poses lentes et l'élimination des éléments gênants! L'Aveugle, dans sa vision, pouvait débarrasser une rue des passants, pour ne garder que sa cible, d'autant que celle-ci fut devenue une proie, immobilisée par la peur, tel un rongeur devant le serpent!

        Ainsi l'Aveugle repéra Cariou, qui avait à cet instant une densité différente! Parfois, Cariou échangeait librement avec des commerçants et sa puissance se mettait à rayonner! La plupart du temps, tout ce qu'il était demeurait caché, pour se défendre principalement, car les attaques ne tardaient pas! Mais, s'il avait la possibilité d'être heureux, Cariou prenait sans même s'en rendre compte toute sa dimension et il s'apercevait alors, avec étonnement et même un certain vertige, que les autres n'existaient pas vraiment, qu'ils étaient comme de l'eau autour de lui!

        Cela était dû au fait que la plupart ne cherchent pas, qu'ils restent comme des enfants dans la société, comme s'ils ne quittaient pas l'école! Ils n'essaient pas de tâter l'immensité de la vie! Son "mystère", qui est aussi celui de la mort, ne leur parvient pas! Mais, comme Cariou paraissait se dresser hors de la foule, il intrigua l'Aveugle, qui se colla à ses basques, avec l'obstination du chien de chasse!

  • Les enfants Doms, T2, (65-69)

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          "Toi aussi, tu fais de drôles de trucs, Matt!

           _ J' chais bien!"

                                      Rue Barbare

     

                         65

        Il pleuvait et Cariou et Angoisse discutaient auprès du feu... On entendait la bise souffler dehors et les yeux se perdaient dans le jeu des braises, ce qui réveillait des souvenirs... Angoisse était une vieille amie... Enfin, c'était une ancienne connaissance, car elle n'était jamais vraiment agréable et si on l'accueillait, c'était malgré soi! Mais on ne pouvait pas non plus lui refuser l'entrée... Elle s'imposait et essayer de la chasser ne faisait qu'envenimer les choses!

        Il valait mieux l'accepter, pour mieux l'amadouer, l'endormir, jusqu'à ce qu'on oubliât sa présence, d'autant qu'elle se présentait les jours où justement on était sans rien faire, seul et vulnérable, à cause du temps par exemple! Il fallait donc la connaître, ne pas la fuir automatiquement, car sinon elle restait une étrangère et on la craignait plus que de raison!

        Cariou avait été en couple avec elle et il la savait sur le bout des doigts! Il ne s'impatientait pas, il la laissait parler, il n'en avait plus peur, puisqu'il l'avait rendue inoffensive, à force de vivre avec elle! Somme toute, au coin du feu, on eût dit un vieux ménage, qui n'avait plus que le passé! "Tu te rappelles de l'époque où tu étais tout à moi! dit Angoisse. Ah! Mais c'est que tu étais terrible alors! Beau, vigoureux, plein d'ardeur! Et cet air fier... et justifié! Car même à vingt ans, tu en savais déjà plus que les autres!

        Tout de suite, j'ai eu un faible pour toi! Je me suis dit: "Celui-là, je le veux!" Et je t'ai eu! Tu faisais tout ce que je demandais! Quelles folies ne t'ai-je pas commandées? Tu fumais comme un pompier! Tu buvais comme un trou! Et le H et l'herbe! Une vraie cheminée! Un miracle qu' t'es pas fini carbonisé! Et quel esclavage, mon pauvre Cariou! Les fameux plans pour une barrette! "C'est hyper mal servie!" criais-tu! On t'avait floué! Et les graillons que tu volais à tes meilleurs copains! Juste pour ton plaisir solitaire! Un vrai pantin dans mes bras!      

        _ C'est justement cet esclavage qui m'a fait honte et quitter la drogue! Quel abaissement! Est-ce qu'un aigle peut être heureux un fil à la patte?

        _ Bien sûr, si tu n'avais pas été fort, je ne t'aurais pas tant aimé! Quel intérêt de tourmenter un lâche? Et puis j' t'ai fait courir comme un lapin! Ah! Ah!

        _ En effet! Il fallait trouver de quoi vivre et j'ai couru le monde, habité mille adresses!

        _ Sûr! T'étais un modèle d'instabilité! un vrai panier percé aussi!

        _ Oui, tu m'as donné de grandes sueurs! La galère, j'en ai bu toute l'amertume! Quelle misère!

        _ Et tes histoires d'amour bancales! Tes scènes grandioses! Tes échecs magnifiques et douloureux! Oh! le tragédien! Oh! le loser!

        _ J'étais sur des charbons ardents! dans les flammes même! Je ne voyais pas le jour!

        _ T'allais tellement mal que tu avais décidé de nous dire adieu! T'as voulu te supprimer!

        _ Et j'y ai mis de la bonne volonté, mais j' suis toujours là pourtant!

        _ T'es un géant! Si! si! Et tu sais quoi, il n'y a qu'avec toi que je me repose à présent!

        _ Eh bien, tais-toi!"

        Une bûche se mit à siffler et le feu continuait sa danse fascinante!

                                                                                                     66

        La Mort était chez la psychologue Lapie! "Je n'en peux plus! disait-elle. Personne ne m'aime! Personne ne fait attention à moi!

        _ Vous exagérez... Vous avez toujours un rôle à jouer...

        _ Ringarde! Voilà ce que je suis devenue! Dépassée! Je n'ai plus ma place, nulle part! Bouuououh!

        _ Et si vous y mettiez un peu du vôtre, hein?

        _ Qu'est-ce que vous voulez dire?

        _ Eh bien, vous n'êtes pas de tout repos! Vous empoisonnez les situations! Vous tuez l'enthousiasme! Ne demandez-vous pas à chacun de faire son deuil?

        _ Qu'est-ce que j'y peux, moi? J'ai toujours été comme ça! C'est mon rôle de supprimer!

        _ Allons! Allons! Quand on veut on peut! Il n'y a pas de fatalité! Mais vous ne voulez pas changer! Quand vous êtes là, il faut qu'on s'occupe de vous! Regardez les autres! Ils sourient, ils sont conviviaux, avenants, généreux, équilibrés! Prenez-en de la graine! Quelle belle dynamique!

        _ Vous rigolez! Moi, je ne vois que haine, mépris, suffisance! On s'écrase les uns les autres! Il vous faudrait des lunettes apparemment!

        _ Mais c'est que vous allez me donner la leçon..., alors que c'est vous la patiente! Je vous assure que le monde n'est pas si mauvais! Mais voilà ce que je vous disais: si on ne s'intéresse pas à vous, vous vous cabrez, vous devenez négative!

        _ Vous savez à quoi elle me fait penser la société? A un train à grande vitesse, et moi, j'ai l'air d'une vache! Bouououh!

        _ Et c'est reparti! Je crois qu'il faut prendre le taureau par les cornes! On ne va pas attendre que vous ayez une révélation, ou plutôt que vous vous fassiez justice à vous-même! Cela pourrait prendre dix ans! Essayons d'être plus rapide, pour vous intégrer! Montons dans le train, pour reprendre votre image! Pourquoi ne proposez-vous pas d'emblée d'aider à installer les valises trop lourdes! Vous seriez tout de suite visible, reconnue!

        _ Mais je ne suis pas comme ça! Ma spécialité, c'est plutôt de vider les trains!

        _ Toxique! Vous êtes toxique! Et donc une perverse narcissique!  

        _ C'est quoi ça?

        _ Une personne égoïste et dévalorisante!

        _ Moi, je suis égoïste? Mais, je prends en compte chacun! Je ne laisse personne sur le bord de la route!

        _ Vous détruisez tout de même tout ce qui existe! Si c'est pas dévalorisant, ça?

        _ Mais... Mais sans moi, la vie n'aurait pas d' sens! Elle serait une véritable farce! 

        _ Tsss! Tsss! Toujours cette importance exagérée que vous vous donnez! Ecoutez, je pense que je vous ai donné les clefs de votre problème! La balle est maintenant dans votre camp! On s' revoit le mois prochain, pour un autre bilan! Là, pour l'instant, on ne peut pas aller plus loin! D'accord?

        _ Non!

        _ Comment ça, non?

        _ J'en ai marre! J'en ai marre de cette société de débiles, qui va dans le mur! J'en ai marre de voir ces gens égoïstes, pour la moindre chose!  J'en ai marre de tous ces aveugles, qui s' caressent, alors que le monde s'effondre! J'en ai marre de tous ces gens qui n' cherchent pas! Je suis vraie, moi, et je suis peut-être la seule!

        _ Voilà, voilà! Et ça fera cent euros!

        _ Je vais vous montrer que je suis la réalité, que j' peux arrêter le cirque!

        _ Ouuuh, je tremble!

        _ Je vous aurais prévenue!"

        A cet instant, la psychologue Lapie se dresse sur sa chaise, la main sur le cœur, et tombe en avant, victime d'une crise cardiaque! "Pfff, fit la Mort, c'est toujours comme ça! On me comprend quand il est trop tard! Et rien ne change!"   

                                                                                              67

        Owen Sullivan était nerveux! Il devait rendre des comptes à son conseil d'administration (CA)! Et il y avait là des tordus! des pontes, des arrivistes, des donneurs de conseils en chef! Pire évidemment étaient les requins, les rivaux, les jeunes loups ou les empereurs d'autres groupes, qui ne rêvaient que d'acheter, de grandir, d'écraser, de régner! Bienvenue dans la jungle la plus policée du monde!

        On était tous avec des cravates, on se souriait, on respectait la politesse, la courtoisie, on était civilisé et pourtant on broyait de l'humain sans sourciller! On avait le cœur comme une scie à métaux! On aimait son frottement sur l'os de l'adversaire! Mais surtout on adorait la puissance, le luxe, l'argent, les chiffres, les courbes! On dirigeait le monde! On faisait peur! On disait à l'un:" Va là-bas ou fais ceci!" et il obéissait! Ah! La vie en étant le maître!

        Sullivan avait ouvert les yeux grâce à Macamo, il avait rejoint l'OCED et continué d'apprendre auprès d'Andrea et de Cariou et il voyait bien son rôle au moyen du Métavers, mais entre-temps Adofusion avait perdu des bénéfices, l'entreprise avait chuté en bourse et les actionnaires s'affolaient! Dame, Sullivan ne tenait plus la barre comme avant! Etre le numéro un n'était plus sa préoccupation! Il était loin le temps où il ne considérait que la rentabilité!

        Maintenant, Sullivan se sentait en porte-à-faux! Il voulait mettre en doute le système, transmettre lui-même le message de Macamo, mais n'attaquait-il pas alors sa propre source de revenus? Pouvait-il en même temps réformer, demander moins de vitesse et rester compétitif? Sullivan était brusquement placé devant cette ambiguïté et il en était lui-même troublé, fragilisé! Son attitude, sa gestion de l'entreprise reflétaient cette hésitation, cette recherche, et bien entendu certains n'avaient pas hésité à tirer la sonnette d'alarme, car ce sont les plus inquiets les plus attachés à l'argent!

        Sullivan entra dans la vaste salle, qui servait au CA et il prit sa place. Le président du CA était Sam Bôme, un type sec, mais qui affectait une certaine rondeur, pour mieux cacher son féroce appétit! Il commença: "Owen, tu sais combien je t'apprécie! Ta direction a été irréprochable jusque-là! Mais, au nom de tous, je dois aujourd'hui te demander qu'est-ce qui se passe? Les derniers résultats sont calamiteux!" Sullivan considéra les visages autour de lui... Ceux des différents directeurs généraux ne montraient que de la froideur, car ils pensaient à leurs pertes! Quant aux secrétaires aux dents longues, ils jubilaient presque, à cause de l'odeur du sang!  

        Sullivan respira profondément et dit: "J'ai changé et je voudrais utiliser le nouveau programme d'Adofusion, pour éduquer les foules et particulièrement les jeunes, car nous sommes face à des défis vitaux à présent, comme le changement climatique!" Il y eut un silence, que Bôme ne tarda pas à rompre! "Owen, je ne comprends pas très bien, ce que tu es en train de nous dire... Mais apparemment, ton souci n'est plus la réussite d'Adofusion, mais le comportement du monde! Ce n'est plus la vente qui t'intéresse, mais une sorte d'apostolat! Tu as pris conscience de certains problèmes, qui sont pour toi moraux...

        _ Sam, je...

        _ Non, non, laisse-moi finir, Owen! Je ne critique pas ton point de vue... Chacun, un jour où l'autre, est amené à faire des choix, qui peuvent être douloureux... Mais alors il ne doit pas pénaliser l'équipe! Il doit savoir se mettre en retrait! Car nous sommes tous ici dépendants de la marche d'Adofusion! Et tu n'es pas le principale actionnaire, Owen, c'est le CA et nous avons pris la décision que le mieux, pour l'instant, est que je prenne la direction! Tu restes bien entendu le fondateur et tes conseils seront toujours écoutés, mais ce n'est plus toi qui tiens le volant!"

        Ainsi le sort de Sullivan avait été déterminé bien à l'avance et l'ancien directeur d'Adofusion rentra chez lui, plus morne que jamais! Il dégusta une verre, en contemplant les lumières de RAM! Il avait été au sommet de la puissance et ne regrettait-il pas ce passé? Il n'en savait trop rien... Il se demandait s'il avait bien fait de suivre Cariou... On venait de le mépriser et il trouvait cela infiniment désagréable! Il eût pu clouer le bec de Bôme, il en rêvait même à présent! La haine montait en lui, alors que dehors la pluie battait la vitre sous la nuit noire!   

                                                                                                68

        Il y avait dans RAM une vieille folle, qui s'amusait beaucoup! Son jeu favori était d'épouvanter les enfants Doms et elle y réussissait parfaitement! Quelquefois, elle se glissait sous le nez du jeune captivé par son Narcisse et elle lui demandait: "T'aurais pas un euro, fiston?" L'enfant Dom regardait qui venait de parler et il découvrait un visage pustuleux, racorni, jaunâtre, qui aurait pu symboliser la peste! Il se mettait à trembler, ses yeux s'agrandissaient telles des soucoupes, puis venaient le cri et la fuite! La vieille rigolait en voyant le dos de l'enfant Dom qui se perdait déjà au loin!  

        Elle reniflait et s'essuyait d'une main pareille à un parchemin! Elle dégoûtait les filles et en était très contente! Généralement, on la repérait de loin et on lui lançait des cailloux, pour la tenir éloignée! Mais elle, elle se cachait partout! Elle prenait le Narcisse et s'écriait: "Oh là! Oh là! C'est quoi ça? Confisqué!" L'enfant Dom suppliait, suait à grosses gouttes, ou bien il se montrait violent! "Rends-moi ça la vieille ou j' te crève!

         _ Toi, tu vas m' crever! Hi! Hi!"

        La vieille riait et soudain elle couvrait de sa cape l'enfant dur! Il était plongé dans la nuit et appelait sa maman! "Ecoutez bêler le caïd! Une vraie mauviette!" s'écriait la vieille, que personne n'aimait! Au contraire, toute la société la craignait et la fuyait! Des fois, elle faisait: "Ouah!" sur des places publiques et les habitants se massaient entre eux, terrorisés! Là, dans l'affolement, ils se piétinaient, se racontaient des histoires, parlaient sans cesse, sous le regard menaçant de la vieille!

        Des penseurs, des médecins, des psychologues essayèrent de l'amadouer, de la comprendre, mais ils en eurent peur eux aussi, ils n'avaient pas les armes pour la supporter, percer son "mystère" et ils la déclarèrent malsaine, dangereuse! Ils préconisèrent qu'on se tînt toujours à deux ou à plusieurs, afin d'affronter le "monstre", mais la vieille haussa les épaules: elle en avait vu bien d'autres!

        "Je fais partie de vous, cria-t-elle, même si vous ne le voulez pas! J' suis irrésistible, comme l'eau presse une digue! Vous pouvez m'ignorer, me snober, je continuerai à vous hanter! J' ne suis pas comme vous le croyez! J' suis un lac immense! une attente magnifique! J' suis une princesse, à qui sait m'embrasser! Non mais!"

        "Alors? Toujours à faire peur aux gens?

        _ Jack! Jack Cariou! s'écria la vieille. Bon sang d' bonsoir!"

        La vieille sauta au cou de Cariou et frotta contre lui ses pustules! "Comme je suis content de te voir, Jack! Au moins, toi, tu es un homme! Mais t'as jamais osé m' demander en mariage, Jack! Faudrait qu' tu franchisses le pas, avant que je sois encore plus laide!

        _ Ah! Ah! J' hésite encore, c'est vrai! Tu sais comme j' peux douter, parfois...

        _ Bien sûr, Jack, j' te connais par cœur! Mais, que d' bon temps, on s'est donné, toi et moi! On en a fait des folies, hi! hi! Mais, dis donc, tu es accompagné par une bien jolie femme!"

        Cariou était avec Andrea et il la présenta... "Oui, oui, fit la vieille. J'ai déjà croisé madame... et ma foi, j' l'ai trouvée sympathique! Mais... mais je vois un enfant Dom là-bas et j' peux pas y résister! A la revoyure, Jack!"

        La vieille partit quasiment en courant et Andrea demanda: "Qui est-ce? Je l'ai effectivement déjà vue quelque part!

        _ Tu ne l'as pas reconnue? Mais c'est sœur Solitude, voyons!"  

                                                                                                  69

        Owen Sullivan était de plus en plus nerveux! Il se sentait écarté, mis au ban de la société! Il voyait les autres dans la lumière, heureux, épanouis et lui dans l'ombre, l'anonymat, comme s'il avait raté le coche ou qu'il n'avait pas les clés de son bonheur! Il était tourmenté, triste et il en voulait presque à Andrea et à Cariou, qui l'avaient peut-être entraîné dans leur échec, leur maladie ou leur névrose!

        Il décida d'aller parler au fondateur de l'OCED, mi pour se rassurer, mi par rancœur! Il était encore tôt le matin et Sullivan fut doublement surpris par sa première rencontre! Dans la rue en effet, un homme vint vers lui en disant: "T'as vu la grosseur de ma queue! J'en ai un d' ces paquets entre les jambes! Tu ne veux pas me sucer, pour me montrer ta soumission?

        _ Bon sang, mec! Qu'est-ce que j'en ai à faire?" s'écria dégoûté et choqué Sullivan, avant de poursuivre son chemin à grandes enjambées!  

        Malheureusement, un peu plus loin, ce fut par une femme qu'il fut abordé! Elle changea sciemment de trottoir, pour pouvoir le croiser! En s'approchant, elle jeta: "Regarde comme je suis belle, désirable! J' te chauffe à mort, j' parie! Allez saute-moi d'ssus! J' vais t' faire tourner comme un p'tit chien!

        _ Mais ça va pas! répliqua Sullivan. Laissez-moi passer!"

        Le fondateur d'Adofusion était une nouvelle fois retourné, d'autant que maintenant le feu du désir se réveillait en lui, mais il s'agissait bien de ça! Il voulait parler à Cariou, c'était le plus important et même vital! Toutefois, il n'en revenait pas des attitudes qu'il venait d'éprouver! Ainsi, quand il arriva à destination, ce fut avec un réel soulagement!

        Cariou était aussi paisible que d'habitude et c'était toujours une surprise pour Sullivan! Dans l'appartement, c'était comme si le temps avait été suspendu! Chaque chose avait l'air effectivement bien posée, ainsi que le tourbillon extérieur se serait arrêté! L'existence même de Sullivan reprenait toute sa densité, grâce au regard de Cariou, et cela le rassurait autant qu'il en était étonné!

        Cependant, Sullivan raconta ses troubles, surtout depuis que Sam Bôme avait pris le contrôle d'Adofusion! Cariou écoutait sans broncher, puis il répondit: "C'est normal que tu t'inquiètes! Quel serait ton combat, si tu n'étais pas comme tout le monde! Quand tu renonces à une femme, c'est au nom de ta raison, nullement parce que ta pulsion sexuelle est morte! Sinon tu serais malade!  

        Tu dois donc être à la même enseigne que chacun! Mais ne crois pas non plus au mensonge de la société! Elle est gouvernée par l'orgueil et elle fera tout pour imposer le mirage de sa réussite! Mais, en réalité, c'est la domination qui la tient et la soulage de sa peur! A ton avis, pourquoi Rimar a attaqué la Kuranie? Il avait tout, le pouvoir, la sécurité... Qu'avait-il à aller tuer des enfants? Il y en a déjà près de cinq cents qui sont morts! De même, Sam Bôme a sauté sur Adofusion, car il ne peut rester tranquille! Il faut que toujours il contrôle et domine davantage! C'est pourquoi encore les gens t'agressent dans la rue, parce qu'ils sont incapables de vivre en paix avec eux-mêmes!

        Tu te vois rejeté, mais ce n'est pas innocent, ni de la paranoïa! Si tu menaces d'une quelconque manière la domination des autres, ils te seront forcément hostiles, même si tu les invites à s'arrêter et à réfléchir! Ainsi, la société va de crise en crise et tu t'en doutes, la situation ne risque pas de s'améliorer, avec l'inflation, l'endettement et le réchauffement climatique!   

        _ Bien, mais alors qu'est-ce qu'il faut que je fasse?

        _ Suis ton chemin, aie confiance, la foi! Tu vas constater de plus en plus l'étendue de ta paix! Elle grandira jusqu'à ce que plus rien ne te fasse peur, ne te trouble! Même la mort ne sera plus une fin! Tu seras comme un puits dans le désert! Car c'est toi qui donneras de l'eau, nullement ceux qui se prétendent dans la lumière! Tu verras alors comme les gens sont assoiffés et perdus et comme ils chercheront ton regard! Par ton existence, tu témoigneras qu'on peut espérer et cela n'a pas de prix!"  

  • Les enfants Doms, T2, (60-64)

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        "Demain, c'est Kippour, le grand pardon! Mais, moi, je pardonne pas! Ouvre la bouche..."

                                                                            Le Grand pardon

     

                                   60

     

        "Les nouvelles ne sont pas bonnes..., dit Rimar.

        _ Non..." répondit Fumur.

        Les deux enfants Doms discutaient de la guerre en Kuranie et ils étaient bien embêtés! "Les nouvelles sont même catastrophiques! reprit Rimar. Nous avons beaucoup de pertes, alors que nous devions vaincre dès notre entrée dans le pays! Or, son gouvernement fantoche est toujours là, il n'a pas eu peur et même la population nous est hostile! Bon sang, on ne peut plus compter sur rien!"

        Rimar tapa du poing sur la table! Il était en colère et sa bulle était rouge! "Tant pis, dit Fumur, il va falloir faire la guerre! Nous la présenterons comme sainte, dans le but de s'opposer au vice de la Kuranie, qui menace de nous pervertir nous-mêmes!  

        _ Mais que vont penser les habitants de RAM, quand ils apprendront mes échecs militaires? Hein? Ils vont bien se f... de ma gueule, allez! Mon autorité va être fragilisée, ce que je supporte pas! Je suis le maître! Il ne faudrait surtout pas qu'on l'oublie!

        _ Bien sûr, mais dans ce cas on peut imaginer qu'il n'y ait pas d'accès à l'information, ou bien que celle-ci soit strictement contrôlée!

        _ Oui, mais c'est bien plus facile à dire qu'à faire! Pensez, chacun à son Narcisse! Chacun est connecté! 

        _ J'ai peut-être la solution..."

        Quelques minutes plus tard entra dans la pièce un autre enfant Dom, qui s'appelait Boa! Il avait un corps massif et un regard terne, quasiment éteint sous de grosses lunettes carrées! C'était un petit génie du numérique, mais il mettait aussi les gens mal à l'aise, car son caractère libidineux finissait par transparaître!

        On le mit cependant au courant du problème et il répondit: "Pour contrôler l'info, il faut "entrer" dans le cerveau d'or des Trois gros!  

        _ Et c'est possible? demanda le néophyte Fumur.

        _ C'est difficile, car l'organe est sensible et on peut réveiller les Trois gros! Mais, je pense qu'avec un peu de doigté, je pourrais y arriver!

        _ Eh bien, fais-le!

        _ D'acc! Mais vous savez comment c'est pour moi... Dès qu'il faut que je me concentre vraiment, j'ai de gros besoins... sexuels...

        _ Hum, je parlerai à la petite Manara... Elle te plaisait bien, non?

        _ Bien sûr, chouette! Faut pas que vous pensez du mal de moi, vous et le roi Rimar! Mais, avec mon physique disgracieux, j'ai jamais d' chances auprès des filles! 

        _ C'est bon! Fais ton travail!"

        Le cerveau d'or des Trois gros fut bientôt sous l'emprise de Boa et les habitants de RAM reçurent de la guerre en Kuranie des informations positives, mais aussi on vit quelque chose d'incroyable! La plupart des gens, surtout dans les transports en commun, levèrent soudain le bras droit et se regardèrent surpris d'avoir agi de la même façon! Des femmes même rougirent quand elles prirent conscience qu'elles se caressaient les seins, comme le leur enjoignait leur Narcisse! C'est que Boa s'amusait bien et qu'il promettait des prix, si on lui obéissait!

     

                                                                                               61

     

        "Mais bon sang! Vous êtes dingue! Vous voulez foutre mon commerce en l'air!" Le docteur Web était en face de Rimar  et ne décolérait pas! "Alors comme ça, maintenant, vous manipulez le cerveau d'or des Trois gros! reprit-il. Et que se passera-t-il si ça se sait? Tout le monde va se méfier de moi! On me regardera comme si j'avais la peste! Et le flouze, Rimar, le flouze, il me passera sous le nez! Et sous le vôtre aussi par force! On n'est pas dans une garderie d'enfants, crénom! On fait des affaires! des affaires!

        _ Calmez-vous, doc, répondit Rimar. Il n'y a pas péril en la demeure! A peine touchons-nous les infos, concernant la Kuranie, afin de soutenir l'effort de guerre! J'ai besoin de temps, doc, juste un peu d' temps! J' veux pas qu'on me voie ici comme un loser! Il en va de mon pouvoir!"

        Fumur était aussi présent à l'entretien, mais il ne disait rien! D'abord parce que Web était numérique et qu'on ne pouvait pas le menacer physiquement, mais aussi il était utile et Fumur en avait besoin, même si son point de vue sur les nouvelles technologies était ambigu! En effet, Fumur était un religieux traditionnaliste et il n'aimait pas le monde moderne, car il le jugeait trop libre et décadent!

        Fumur voyait même la république comme un fléau, car il rêvait d'un monde régi par les valeurs de sa religion! Il pensait ainsi défendre la gloire, la puissance de son dieu et éviter la propagation du péché, les mauvais comportements, qui menaient les hommes à leur perte! L'action de Fumur partait donc d'un bon sentiment, mais il ne comprenait pas que la liberté était nécessaire à la foi et qu'on ne pouvait pas aimer sans choisir!   

        Au fond, Fumur voulait croire à condition que la vie lui ressemblât! Il était comme le riche qui est pieux parce qu'il est en sécurité et qu'il a le pouvoir! Mais, dans ce cas, que vaut la confiance qu'on place en son dieu? Ne disparaît-elle pas aussitôt que la fortune change de camp? Qu'est-ce qu'un amour, s'il n'est pas éprouvé? Qui a vraiment la foi, sinon celui qui aime alors que tout lui est contraire?

        Mais Fumur pensait être le seul fidèle, faire partie du très petit nombre qui se battrait jusqu'à son dernier souffle, pour le triomphe , la victoire de sa divinité! Face à la critique, Fumur devenait un champion de la vérité, il se croyait un martyr! Il "s'enfermait" dans ses convictions, il restait sourd aux appels qu'il attribuait au diable! Au final, il protégeait bec et ongles sa propre supériorité, son égoïsme! Il méprisait les autres, car ils étaient différents! Il les haïssait parce qu'il en avait peur, ce qui démontrait son absence totale de confiance!

        De même, il n'avait pas la simplicité ou l'humilité qui permettent d'admirer la beauté de la nature, pourtant œuvre de son dieu! Il confondait son orgueil et sa foi et eût-il vraiment compris celle-ci, il ne l'eût pas aimée, car elle lui aurait demandé, non de vaincre ou de supplanter, mais de se diminuer, de céder! Malheureusement, seule la mort ouvre les yeux des gens tel Fumur, quand il est trop tard!

        "Et qu'est-ce que c'est cette histoire de faire lever à tout le monde le bras droit? s'écria encore Web. Vous vous croyez dans un cirque?

        _ Euh... C'est notre agent Boa, fit Rimar. Il a fait plus qu'on ne le lui demandait... Mais on l'a remis à sa place depuis! Un café, doc?"

        Cependant, Boa ne s'était pas calmé, tout au contraire, puisqu'il cherchait toujours comment agir sur le cerveau d'or, pour satisfaire ses désirs libidineux! Il en était venu à réfléchir sur son propre "fonctionnement"! Malgré lui, il avait dû se demander pourquoi avait-il autant besoin de sexe! Certes, il n'était pas beau et il n'avait pas menti quand il avait dit qu'il n'avait pas de succès auprès des filles, mais cette absence de rapports n'expliquait pas tout!

        Sa pulsion sexuelle était parfois si forte, si impérieuse qu'elle ne pouvait pas ne pas être liée à son sentiment d'exister, ainsi qu'elle aurait été une seconde peau! Il voulait s'anéantir par le sexe, comme pour échapper à une pression psychique intolérable! Ce n'était pas seulement un trop-plein de travail intellectuel, mais l'enfant Dom ne vivait que grâce à sa domination psychique! Celle-ci était constante, épuisante et réduisait les relations avec le monde extérieur au strict minimum! On comprend qu'elle menât alors à des rages sexuelles, puisqu'elle était également une prison!

        Le Narcisse ne faisait qu'amplifier le processus! L'image captivait l'esprit et continuait de l'exciter! Elle n'a pas par exemple l'effet apaisant de la page en papier, dont les caractères sont fixes, apparemment immuables, ce qui permet au lecteur de respirer, de réfléchir! L'électricité, l'électronique dégagent une tension, un sentiment de rapidité, voire d'urgence! Notre monde va plus vite qu'avant et n'est pas moins angoissé!

        Non seulement l'enfant Dom était dans sa bulle, mais son Narcisse l'invitait à regarder encore moins ce qui se passait autour! Rien ne venait diminuer l'activité psychique et chaque enfant Dom émettait comme une sorte de rayonnement sexuel, à la mesure de son effort mental! Le désir de soumettre l'autre, de se l'attacher prenait des proportions gigantesques et entraînait vers le trou noir de l'enfant Dom!

     

                                                                                                    62

     

        Boa considérait le Cerveau d'or et ne pouvait s'en détacher! Il imaginait par la connexion faire sentir son emprise psychique, de sorte que les natures les plus vulnérables n'eussent d'autres choix que de s'offrir à lui! Elles allaient céder en assurant son triomphe, tout en l'apaisant! Il se voyait déjà comme un satrape capricieux ou magnanime! En tout cas, il aurait la pleine puissance!

        Pouvait-on capter sa propre tension psychique et la diffuser grâce aux Narcisses? Le Cerveau d'or pouvait-il devenir celui de Boa? Ce qui était certain, c'était que la domination psychique se servait déjà du Narcisse comme d'un amplificateur! Ils formaient un couple, ne serait-ce que pour donner une contenance à l'enfant Dom, qui masquait ainsi son action! En effet, celui-ci était bien incapable de rester les bras ballants au coin de la rue! Il eût été gagné par la peur et il lui fallait l'image de lui-même, son reflet pour qu'il exerçât son pouvoir!

        Boa décida de se placer des électrodes et d'entrer dans le Cerveau d'or! Il n'allait plus former qu'un avec lui... et ce grâce au sommeil des Trois gros! Il se déshabilla et se coucha parmi les neurones innombrables des connections, ce qui fut possible car elles avaient la texture d'une toile d'araignée géante! Bientôt, Boa ne fut plus lui-même qu'une synapse et tout le poison de son neurotransmetteur commença à se diffuser!

        La figure massive de Boa apparut sur les écrans! Sa mine sombre semblait dépourvue d'âme et pourtant on la sentait menaçante, inexorable! Les réactions ne se firent pas attendre! Certains enfants Doms se dressèrent sur leurs ergots, prêts à la lutte! L'"eau" de leur Narcisse était troublée, brouillant leur reflet! Ces enfants Doms étaient pareils à Boa, de la même veine, de la même nuit, de la même cendre, pouvait-on dire! Eux aussi étaient des titans de l'ombre et ils ne voyaient en Boa qu'un concurrent, un gêneur!

        Mais les réactions les plus courantes étaient angoissées, surtout chez les filles, qui se voyaient comme aspirées vers les parties génitales de Boa! Elles criaient ou pleuraient, sous l'effet de l'horreur ou du dégoût! Celles qui se taisaient étaient terrorisées, car le pouvoir de Boa utilisait leurs fêlures! Ne voulaient-elles pas elles non plus s'anéantir dans le sexe, à cause de la trop grande tension psychique qui les habitait? Elles étaient partagées entre un désir, une faiblesse obsédants et leur raison qui les mettait en garde, mais qui s'amenuisait!

        L'entre-jambe de Boa régnait sur la ville! Le Narcissse montrait un univers étrange et oppressant! On y voyait de la souffrance, mêlée à des formes érotiques! Cela provoquait le malaise ou l'irritation, la haine! Pourtant, les enfants Doms ne faisaient que subir ce qu'ils pratiquaient tous les jours! N'essayaient-ils pas, par tous les moyens, filles et garçons, d'imposer leur domination? Que l'un des leurs fût plus gourmand n'aurait pas dû les surprendre! Mais sans doute qu'on ne se voit pas tel qu'on est!

        Toujours est-il qu'on s'agitait, récriminait, pestait tant qu'on réveilla les Trois gros! Le Cerveau d'or crépitait presque, avec ses connexions comme des alertes! Les Trois gros hébétés, à peine sortis de leur rêve d'argent, durent tout de même faire face et prendre une décision! On envoya des gardes déloger Boa du réseau, mais il y était tellement imbriqué qu'on risquait d'endommager irrémédiablement l'ensemble!

        Finalement, on le tua à coups de décharges électriques et son corps tomba enfin, telle une mouche vide! Mais ce qu'on emporta était-ce vraiment tout ce qui restait de Boa? Sa conscience n'avait-elle pas rejoint les connexions à jamais? Ses images où étaient-elles? Le reflet de son désir n'allait-il pas réapparaître un jour? Si RAM avait retrouvé son calme, les plus avertis, tels Rimar ou Web, demeuraient inquiets!

     

                                                                                                  63

     

        Cependant, RAM connaissait d'autres difficultés: le froid, la pluie et le vent frappaient la ville! Il était devenu dur de se chauffer et les inquiétudes provoquaient de l'agressivité et des accidents... On entendait des sirènes d'ambulance hurler et on était toujours étonné que personne ne cherchât vraiment de solutions! Les habitants continuaient à vivre comme si les enfants Doms n'existaient pas ou que la planète ne se réchauffait nullement! L'angoisse minait les uns et les autres, mais on trouvait des coupables et cela suffisait! C'est que la domination tenait tout le monde, puisqu'elle émanait d'un réflexe, et il n'était pas du tout question d'essayer de la comprendre! Ce serait donc les événements qui changeraient RAM!

        A propos de ceux-ci, la civilisation progressant et à part la guerre en Kuranie, la domination physique laissait de plus en plus la place à la domination psychique, ce qui permettait la révolution féminine! Les femmes réclamaient justement les mêmes droits que ceux des hommes et elle voulait l'égalité en tout! Elles accédaient aux postes de pouvoir, changeaient la société par leur regard, la faisaient évoluer et les hommes n'y pouvaient qu'y gagner! Toutefois, beaucoup d'entre eux étaient désarçonnés, se sentaient perdus et se montraient violents!

        Mais de même dans toute révolution il y a des excès, ne serait-ce que par vengeance, et on voyait des charrettes d'hommes menées au bourreau, suite à des dénonciations qui n'étaient pas toutes légitimes! Certaines femmes déçues n'hésitaient pas à crier leur colère ou leur amertume sur la place publique, saisissaient la loi et des problèmes de couples, qui jusque-là ne quittaient pas l'alcôve, étaient soudainement l'affaire des juges, comme si ceux-ci avaient été des conseillers matrimoniaux! La femme, qui sortait comme d'un œuf, cherchait aussi ses nouvelles limites! 

        Par ailleurs et à la même époque, les femmes furent victimes d'une étrange créature venue de l'espace! Elle n'avait pas de sexe et s'appelait Nombrilius! Quelle était sa planète d'origine, nul ne le savait! Mais il est à parier que son berceau était une région glacée de l'Univers, un monde mort, car Nombrilius voyageait seul, comme si c'était sans retour et surtout la créature avait une sale tête: un œil unique énorme et une bouche dantesque, qui, quand elle s'ouvrait, montrait des dents tels des couteaux acérés, capables de condamner des requins à la neurasthénie, sous l'effet de la jalousie!

        Nombrilius découvrit notre planète avec joie et s'attacha aux femmes, ou du moins la créature fut-elle plus visible chez elles, peut-être parce qu'elles cachent moins leurs sentiments! Toujours est-il que Nombrilius vivait et se développait grâce à un hôte, sans le déranger! Puis, la créature se reproduisait tel un autre virus plus connu, en passant par les postillons ou en stagnant dans l'air! Bientôt, la plupart des femmes de RAM abritèrent inconsciemment dans leur corps un Nombrilius, qui signalait sa présence uniquement dans certaines circonstances!  

        En effet, il fallait que la femme montrât son impatience, pour découvrir le monstre! Mais alors on était horrifié, on criait au secours, avant de s'enfuir à toutes jambes, si on ne voulait pas être dévoré! Par exemple, un homme faisait tranquillement ses courses dans une épicerie, échangeait quelques propos avec le propriétaire et soudain une femme entrait! Le temps s'arrêtait! Une menace planait subitement, car la femme attendait que l'homme partît! Elle ne commençait pas par regarder ce qu'elle allait acheter et encore à moins à prendre plaisir à être dans un commerce, non, elle était d'abord venue pour parler, faire la causette, et elle voulait être seule avec l'épicier ou l'épicière!

        Ainsi on existe! Mais il fallait dégager et si l'homme ou le client précédent ne comprenait pas le message, s'il continuait lui aussi à discuter ou à muser dans le magasin, il provoquait inévitablement l'ire, l'exaspération de la femme, ce qui conduisait à la sortie de Nombrilius! Brutalement, la créature ouvrait sa gueule immense, alors que le reste de son corps restait attaché au ventre de la fille d'Eve, et les mâchoires d'outre-espace se refermaient sur le têtu, le benêt qui avait cru à l'égalité des sexes! On passe sur les jets de sang et des visions d'intestins dégoulinants et on se dit que la révolution féminine est loin d'être terminée, puisqu'il faudra à la femme se voir dans une glace!

     

                                                                                                  64

     

        Andrea Fiala marchait dans la rue, mais elle ne reconnaissait pas RAM! Tout était noyé dans une brume épaisse! Il semblait à la jeune femme qu'elle fût seule et elle n'entendait que son pas! Elle se sentait triste, désespérée et... inutile! Personne apparemment ne partageait ses sentiments, sa vison, ses regrets, ses peurs! Elle était au bord des larmes, d'autant que le froid ambiant l'envahissait! N'était-elle pas abandonnée? Ne se trompait-elle pas sur les choses? Elle avait beau regarder autour d'elle et ce chaque jour, elle ne trouvait nul écho à ses préoccupations!    

        Le monde paraissait n'avoir pas besoin d'elle et il continuait à la même vitesse, avec les mêmes gens qui parlaient sans cesse, à travers la même vitrine scintillante! Andrea, dans son chemin solitaire et difficile, n'était-elle pas folle? L'ombre qu'elle voyait, le mal qu'elle ressentait n'appartenaient-ils pas exclusivement à son imagination? Elle frissonna à l'idée de son destin! Elle était comme une fontaine mourant sous les ronces! Un message débordait en elle, ne demandait qu'à sortir et personne n'en voulait, ne l'écoutait!

        La fleur Andrea Fiala se fanait dans l'indifférence générale! Pire, dès qu'elle ouvrait la bouche, qu'elle expliquait l'origine des enfants Doms, le mal qui était en nous, elle provoquait le rejet, la haine! Mais soudain elle aperçut une silhouette et courut vers elle! "Sil vous plaît! S'il vous plaît!" cria-t-elle et l'homme à qui elle s'adressait et qui était de belle stature s'arrêta comme à regret... "Excusez-moi, reprit Andrea, mais vous connaissez bien entendu les enfants Doms?

        _ Euh... Disons que j'en ai entendu parler...

        _ Mais vous comprenez qu'ils ne font pas du bien à la ville! Je sais pourquoi ils sont comme ça... Je pense que nous devrions nous mettre à réfléchir, pour changer..., car la situation ne va pas s'améliorer, vous vous en doutez bien!

        _ Ecoutez, j'ai beaucoup de travail... Il se trouve que je suis éditeur et mon emploi du temps est très chargé!

        _ Editeur? Mais justement, c'est tout ce qu'il me faut! Car c'est un message qu'il faut faire passer!

        _ Pfff! J'en reçois des dizaines par jour, vous savez!

        _ Mais ne me dites pas que vous ne vous posez pas de questions, que vous ne recherchez pas un sens à votre vie! Vous voyez bien comme la société devient de plus en plus violente et comme le climat se dégrade encore!

        _ Mais le système est ce qu'il est! Excusez-moi, mais il faut que je file!

        _ Notre mal, c'est la domination, le pouvoir!

        _ Beaucoup de choses à faire!     

        _ Mais je ne parle pas d'une chose abstraite! Vous êtes concerné également! N'oubliez pas que vous allez mourir!

        _ Adieu!"

        Andrea se trouva de nouveau désemparée! Certes, elle avait agi un peu comme une folle, mais elle aurait tant voulu déchirer ce voile délirant, qui entoure les hommes comme un cocon! "On ne veut pas voir..." se disait-elle, alors qu'elle ressentait de nouveau le froid de la solitude! Une autre silhouette! Andrea derechef se mit à courir! "Madame, madame!" appela-t-elle de toutes ses forces, comme si la brume allait tout faire disparaître!

        Mais la dame ne bougeait pas... Elle avait une immobilité étrange et Andrea s'en approcha maintenant avec crainte... Elle lui fit face et se mordit les lèvres! La femme n'avait pas de visage! C'était un personnage en carton-pâte! Andrea eut envie de crier, car elle était bien toute seule! Puis, elle se réveilla épuisée d'un énième cauchemar, ce qui ne l'étonna pas! N'en avait-il pas toujours été ainsi? Elle n'avait jamais fait partie du groupe... Comment aurait-elle pu ne pas avoir peur?

  • Les enfants Doms, T2, (51-59)

    Doms36

     

     

     

     

           "Dites-moi, capitaine, que fait-on quand on rencontre un gascon trop vantard?"

                                                                                                       Cyrano

     

                                  51

     

        Dans RAM, Crise s'ennuie! Elle tape dans des boîtes de conserve qui traînent! Que pourrait-elle faire? Il n'y a rien! Nulle perspective! Crise a les mains dans les poches et crache de dépit! Elle soupire, puis soudain elle a une idée: et si elle rassemblait les morts et les mettait en marche contre RAM! Au moins, il se passerait quelque chose! Crise n'est au fond heureuse que dans le chaos, la revendication, le trouble!

        Crise passe dans les maisons et crie: "Venez avec moi, les morts! Je vous promets le bonheur! de l'action, du changement!" Elle se munit d'un haut-parleur et s'adresse aux morts des buildings! "Joignez-vous à moi! clame-t-elle. Ne vous laissez pas faire! Vous aussi, les morts, vous avez des droits! On ne doit pas vous piétiner!" Crise se rend également dans les hôpitaux! "Levez-vous, les malades! dit-elle. Et vous aussi le personnel soignant, suivez-moi! Notre soumission a assez duré! L'arc-en-ciel est à portée de main, grâce à la contestation!"

        Et partout les morts accompagnent Crise, se rangent sous sa bannière, assoiffés qu'ils sont! Ils travaillent, ils travaillent et ne s'en sortent pas! Bien sûr, il y a les migrants qui, au péril de leur vie, s'efforcent de rejoindre RAM, car pour eux la ville a tout et ils n'y souffriront plus de la faim, mais en réalité ces migrants ne connaissent pas la situation de RAM! Celle-ci est devenue insupportable, sans issue, intenable, atroce! A cause de quoi? Mais du manque de sous!

        On veut plus! Cela rendra-t-il heureux, donnera-t-il un sens à la vie? Peu importe! Là n'est pas la question! Et les morts, derrière Crise, marchent vers la Tour du Pouvoir, alors que retentit leur clameur, leur souffle, leur espoir! "Des sous! Des sous!" gronde le cortège, qui s'amplifie à mesure qu'il avance! "Des sous! Des sous!" grondent la raison, l'intelligence, l'amour, la bonne volonté! "Des sous! Des sous!" réclament les affamés! "Des sous! Des sous!" est la chanson des morts!

        Sur leur passage se présente la reine Beauté! Elle interpelle Crise: "Où vas-tu, pauvre folle? lui dit-elle. Alors l'expérience ne te sert de rien! Rappelle-toi: combien de fois n'as-tu pas demandé plus ! Tu es maintenant, comme tu as toujours été! Et tu ne changes pas! Tu n'essaies même pas de trouver une autre solution!

        _ Qui c'est cette mégère? s'écrie un mort.

        _ Moi, je peux vous apporter le bonheur, la joie! répond la reine Beauté. Il suffit de m'aimer, de m'admirer, car c'est vous que vous aimerez et admirerez à travers moi! Votre ego, votre soif seront comblés, car je leur donnerai une force infinie! Grâce à moi, vous serez rassurés, vous n'aurez plus peur et vous vous enchanterez de votre paix!

        _ Mais qu'est-ce qu'elle raconte la vieille?

        _ Qui c'est qui bloque, là?

        _ En avant! En avant!

        _ Des sous! Des sous!

        _ Faites taire la mégère!

        _ Tu vois, dit crise à la reine Beauté, ton discours n'a pas pris!

        _ Non, comme d'habitude! Vous aimez votre enfer! Allez les morts, tournez-vous les pouces!

        _ Mais qu'est-ce qu'elle raconte! On est au contraire dans l'action! On ne se laisse plus faire!

        _ Vous ne croyez quand même pas que l'argent est la solution à vos peurs et à votre soif d'être? Vous ne croyez tout de même pas qu'une nouvelle voiture ou un logement plus grand vont vous apaiser et vous donner une place dans l'Univers! Le vrai courage, les morts, c'est de vivre! Ce n'est pas la sécurité, ni la satisfaction de votre amour-propre! Vous êtes dans une boîte à chaussures et vous ne vous en rendez même pas compte!

        _ Allez, dégage la vieille!"

        Quelqu'un poussa la reine Beauté parmi des poubelles et tout le monde s'esclaffa! "Des sous! Des sous!" Les morts repartirent et devant Crise jubilait!

     

                                                                                                 52

     

        Ratamor est devenu médecin généraliste! C'était au fond sa première vocation! Il a donc son cabinet, sa secrétaire et il n'a pas en définitive changé de nom: sur sa plaque on peut lire docteur Ratamor! Bien sûr, il peut toujours craindre que la psychologue Lapie retrouve sa trace et veuille encore "lui faire la peau", mais c'est un risque à courir et d'ailleurs Ratamor a changé! Il semble avoir été touché par la "grâce"!

        Mais que se passe-t-il donc? Ratamor n'est pas comme ses collègues, désespérés de ne pas gagner assez! Il ne trouve pas que 5 000 ou 4 000 euros, c'est trop peu! Il ne souffre pas d'un manque de considération! Il ne s'ennuie pas! Non, il a retrouvé le "feu sacré" et il est tourmenté par la souffrance humaine! Ratamor voit combien de gens n'ont plus les moyens de se faire soigner, ou comme les médecins sont insuffisamment nombreux pour s'en occuper!

        Cette détresse mine notre nouveau praticien! Il en a des cauchemars! Il voit toute cette population abandonnée, laissée à elle-même, rejetée par un corps déjà saturé! Oui, Ratamor s'est transformé et ses déboires précédents y sont sûrement pour quelque chose! Fini le pervers narcissique, voilà le nouveau Schweitzer! le Saint-Martin de la médecine! Ratamor accueillera sans discontinuer le plus de malades possibles et particulièrement toute cette "faune" de la rue, rebelle à l'ordre, marginale et mal aimée!

         On ne peut que se réjouir de ce nouveau chemin suivi par Ratamor, qui devrait faire réfléchir les autres médecins près de leur cassette! Ratamor a désormais un cœur, une sensibilité et sa priorité est de soulager le malheur du monde... et pourtant, on ne peut éviter d'être inquiet pour le personnage! En effet, il ne prend plus le temps de déjeuner! Ratamor est tellement effaré, non seulement par l'indifférence de ses collègues, mais surtout par tous ces malades sans soins, qu'il considère que cette habitude de s'arrêter à midi, pour se sustenter et reprendre des forces, comme inutile, dépassée, stérile! Il réagit en médecin, n'est-ce pas?

        Ainsi donc, Ratamor reçoit des patients toute la journée, ainsi qu'on écope une fuite, et c'est un pur hasard s'il ingurgite un sandwich dans l'après-midi! Pas le temps de manger! Peu importe que Ratamor a les yeux qui roulent à cause de la fatigue! Peu importe qu'il tombe dans l'inconscience brutalement le soir! Peu importe que ses mains tremblent (faute de sucre peut-être?) Il faut soigner, soigner! endiguer ce flot de souffrance!

        Mais, aujourd'hui, notre médecin est particulièrement tendu: en face de lui se tient Piccolo! "Comme on se retrouve! dit d'une voix morne Ratamor. Qu'est-ce que vous êtes venu faire ici? Vous cherchez encore à me tourmenter?

        _ Mais je vous assure, professeur (il utilisait encore l'ancien titre...), que je viens vous voir en toute bonne foi! Je souffre probablement d'une tendinite au talon!"

        Ratamor soupira et laissa voir sa fatigue... "Qu'est-ce que vous avez, professeur, je veux dire docteur? Vous avez l'air épuisé!

        _ L'heure est grave, Piccolo! Les malades sont partout et nul ne s'en occupe! Je leur ouvre mon cabinet sans interruption! J'essaie d'en aider le plus possible!

        _ Quoi? Vous voulez dire que vous n'avez plus de vie à vous? que vous ne faites plus de pauses pour récupérer?

        _ Ecoutez, vous ne pouvez pas comprendre! Vous êtes un rigolo, Piccolo! ou plutôt la médecine n'est pas vos oignons! Je vais vous donner une pommade pour votre pied et pour le reste, reposez-le!

        _ Je suis en effet ignare en médecine, mais, par contre, en surmenage, je connais certaines choses... et je peux vous dire que vous n'irez pas loin comme ça! Et que se passera-t-il quand vous tomberez malade vous-même? Vous ne serez plus utile à personne! Pire, vous serez à charge!

        _ Vous m'énervez, Piccolo! comme d'habitude! Vous avez votre pommade et maintenant, je vous ouvre moi-même la porte, pour que vous disparaissiez!"

        A cet instant, un hurlement! "Bon sang, doc, vous m'avez marché sur le pied, celui qui m' fait déjà mal!

        _ Tout ça ne serait pas arrivé, si vous m'aviez laissé tranquille!

        _ Mais excusez-vous, que diable!

        _ L'urgence n'attend pas Piccolo! Il y a des gens qui souffrent vraiment, vous savez! Au suivant!"

        Ratamor venait de crier en direction de la salle d'attente, mais personne n'y bougeait! Tout le monde avait peur! Une vieille affichette au mur disait: "Quand on dépasse ses forces, toujours quelqu'un paye l'addition!"

     

                                                                                                     53

     

        Dépression cheminait sombre! tête basse! ruminant! Elle ne trouvait aucun intérêt au nouveau jour et elle regardait d'un air morne les champs alentour! Elle avait l'impression que tout était gris, comme dans son cœur! Soudain, elle aperçut une vieille assise sur le talus et celle-ci était dans un état si misérable que Dépression en eut peur! Mais, comme elle était courageuse, elle marcha vers la vieille!

        "Salut! dit celle-ci. J' suis pas belle à voir, hein?

        _ Non, répondit Dépression embêtée.

        _ Que veux-tu! Je suis la Souffrance du monde! C'est comme ça que j' m'appelle!

        _ Ah?

        _ Oui, mais toi, tu n'es pas comme ces riches égoïstes, qui passent en carrosse et qui me crachent dessus! Non, tu es un sensible, une belle âme!

        _ Euh...

        _ Si, si! Fais pas ta modeste! Tu es bonne! Mais, vois-tu, il se trouve que j'ai faim! Tu n'aurais pas quelque chose à manger?

        _ C'est que... j'ai bien un p'tit sandwich! Mais c'est pour la route, tu comprends... J'ai des problèmes de sucre ou de vitamines... Je ne sais pas... Mais il y a des moments où j'ai des vertiges et...

        _ Tsss, tsss! Comme tu me déçois! Il s'agit bien de tes langueurs, quand mon estomac, lui, crie famine! Voilà deux jours que je n'ai rien mangé!

        _ Oh! Dans ce cas, voilà mon sandwich, bien entendu!"

        La Souffrance du monde s'en empara et commença à l'avaler... "Il est bon! fit-elle. On sent que tu y a mis de l'amour!

        _ Oh! Oui, il ne doit pas être mauvais!

        _ Il est parfait, tu veux dire! Il coule dans ma bouche comme du miel!

        _ Bien, bien...

        _ Ouuuah (elle bâilla et s'étira)! Je ne sais pas si t'as remarqué, mais les premières gelées sont arrivées! Il va faire froid cette nuit!

        _ Sans doute...

        _ Tu as déjà dormi sur le sol gelé? Il est impossible d'y trouver un peu de chaleur! C'est bien simple, c'est atroce!

        _ Je veux bien le croire!

        _ Tu ne vas tout de même pas me laisser là, alors que t'iras dormir au chaud!

        _ Ben...

        _ Si? Tu me laisserais là dans le froid?

        _ Non, bien sûr que non! Tu... tu peux venir chez moi, si tu veux...

        _ Vrai de vrai! Formidable! Allons-y!"

        Bientôt, ils arrivèrent à la maison de Dépression. "C'est sympa chez toi! dit la Souffrance.

        _ Oui, c'est pas mal! Enfin, c'est sombre et humide tout de même!

        _ Oui, on voit bien que tu ne gagnes pas des milles et des cents! C'est ton bon cœur qui veut ça!

        _ Tu peux prendre le divan... Il est assez confortable...

        _ Hem!

        _ Y a un problème?

        _ Ben, j'ai des rhumatismes et la dureté du divan va m' faire mal, c'est sûr! Mais toi, tu pourras t'y faire!

        _ Euh...T' es en train de me dire que tu veux mon lit, c'est ça?

        _ Oh! je ne voudrais pas abuser! Mais comment tu vas dormir sur ton bon matelas, quand tu sauras que je souffre sur le divan?

        _ D'acc... d'accord! Prends mon lit! Je prendrai le divan!"

        On éteignit bientôt la lumière et Dépression pleurait silencieusement! Elle n'était pas du tout contente de faire le bien! Au contraire, cela mettait un comble à son amertume, car elle n'était même plus chez elle! Son désespoir lui paraissait un gouffre sans fin, mais soudain Souffrance lui toucha l'épaule et s'assit près d'elle!

        "Dépression, dit Souffrance, ta maladie est telle que tu ne te sens plus utile! d'où ta fragilité, ta vulnérabilité! Or, c'est en étant toi-même que tu m'aideras! Qu'est-ce que tu aimes faire? Qu'est-ce qui te rend vraiment joyeux?

        _ Je peins! J'adore peindre! J'adore la beauté du monde!

        _ Eh bien, peins! Joyeusement! C'est comme ça que tu changeras le monde à ta façon! C'est par ton bonheur que tu rendras les gens meilleurs et que tu me soulageras!"

     

                                                                                                       54

     

        Le roi Rimar, monsieur Nuit et Tanaka discutaient dans la Tour du Pouvoir... "La situation économique devient de plus en plus difficile, dit monsieur Nuit, l'inflation est galopante! Nous allons devoir appeler la population à des sacrifices! Sinon il y aura des émeutes!

        _ Eh bien faites-le! répondit Rimar. Toute cela ne me concerne pas au fond! C'est votre travail de ministre!

        _ Minute! s'écria Tanaka. Vous, monsieur Nuit, qui êtes millionnaire, vous allez demander à la population des sacrifices? Vous n'êtes pas crédible! Qu'est-ce qu'un millionnaire peut connaître aux privations? Au contraire, votre fortune ne peut que jeter de l'huile sur le feu! On va croire que vous vous moquez du monde et on n'évitera pas les troubles!

        _ Mais je vous assure que je fais mon travail au mieux! répliqua Nuit. Les chiffres sont les chiffres! Il est impossible actuellement d'arrêter l'envol des prix! Je n'y peux rien, millionnaire ou pas!

        _ Oui, il est toujours facile de faire preuve de raison, quand on est à l'abri, du bon côté de la barrière!

        _ Oh! je vous en prie, cessez ces querelles! coupa Rimar. J'ai des projets autrement plus importants en tête!

        _ Est-ce qu'on peut les connaître..., sire? enchaîna Nuit, alors que son dernier mot lui donnait le dégoût!

        _ Eh bien, j'ai décidé d'envahir la Kuranie!

        _ Quoi?

        _ Oui, je trouve les Kuraniens méprisants à notre endroit! N'oubliez pas que la Kuranie nous était attachée autrefois... et leur indépendance actuelle me fâche, m'indispose! Il ne manquerait plus qu'on manque de respect à la grandeur de RAM! Où irions-nous si la souris commençait à se moquer du chat? C'est presque une question de principes!

        _ Mais... mais vous ne croyez tout de même pas que les Kuraniens vont vous laisser faire!

        _ Si! Si je le crois! Dès que nous montrerons le bout de nos canons, si je puis dire, le gouvernement fantoche de la Kuranie s'enfuira, en nous laissant les clés du pays! Et je ne serai pas non plus surpris de voir les Kuraniens, eux-mêmes, saluer notre retour! Il y a là-bas des forces obscures et oppressantes!

        _ Alors, selon vous, les Kuraniens auraient demandé leur indépendance sans motivation profonde?

        _ Disons qu'une partie de la Kuranie est pourrie et que nous allons l'enlever au scalpel!

        _ Je vous rappelle que nous avons ici bien d'autres problèmes, qui réclament toute votre attention! Notre propre équilibre est menacé!

        _ Comment osez-vous dicter au roi sa conduite?"

        Monsieur Nuit se tourna vers l'enfant Dom qui venait d'intervenir:  il s'appelait Fumur et était devenu le premier confident de Rimar. "Il est temps de remettre les pendules à l'heure, dans ce monde! poursuivit Fumur. Trop de désordre, trop de décadence y règnent! Il faut reprendre toute cette lie avec une poigne de fer! RAM doit retrouver toute sa puissance et son nom être prononcé avec crainte! C'est aussi la volonté de Dieu!

        _ Co... comment?

        _ Oui, Dieu n'aime pas la licence, le péché, la fornication! Or, la Kuranie abuse de sa liberté et le vice y est sans bornes! Notre guerre sera donc aussi une guerre sainte et elle plaira à Dieu!

        _ Mais que se passera-t-il si la Kuranie résiste, si d'autres puissances viennent à son secours?

        _ Mais, c'est très simple: nous ferons exploser la planète, dans un feu purificateur!"

     

                                                                                                     55

     

        Après cet entretien, Fumur alla dire une messe, mais dans le dessous de la Tour du Pouvoir! Il y avait là une salle sombre, aux voûtes immenses et qui pouvait servir de temple! Fumur y avait établi un nouveau culte, qui remplissait un vide, donnait une morale et qui plaisait à bien des enfants Doms, en mal de mystères!

        En effet, le réchauffement climatique, la crise économique fermaient l'horizon et l'instabilité des mœurs provoquaient les inquiétudes! On voulait rêver, échapper à un quotidien jugé trop strict et angoissant! Aussi le culte de Fumur s'était-il donné une dimension gothique, très voisine de la sorcellerie! On était loin de la formule sèche des anciens textes religieux!

        Le décor était à la hauteur! Le clergé était cagoulé! On parlait d'initiation, de degrés, de pouvoir, de l'ombre, du diable lui-même! La science n'était pas conviée, ce qui n'empêchait pas la technologie d'y fonctionner à plein! Chacun avait son Narcisse et leurs petites lumières bleues se dispersaient entre les piliers! Des Followers assuraient le service de la cérémonie et Fumur, dans sa bulle, dressait hors d'une robe de bure sa tête d'ascète!

        Autour, on priait, psalmodiait, gémissait! On faisait tout pour sentir un parfum spirituel, une présence de l'au-delà, d'autant que de l'eau perlait du plafond invisible, ainsi que se seraient écoulés les siècles! Mais le maître, c'était Fumur et que disait-il aux fidèles, figés par sa voix terrible?

        "Dieu sonde vos cœurs! laissa tomber gravement Fumur. Rien ne lui échappe! Il voit vos péchés et ferme les yeux, de dégoût! Seule une immense pitié le retient de vous frapper! Vous êtes misérables... et vous le savez! Mais nous sommes aussi les enfants de Dieu et c'est pourquoi nous sommes réunis ici! Nous sommes dans le bon camp! Nous ne sommes pas ennemis de Dieu! Ceux-là, Dieu les anéantira quand il voudra, dans un déluge de feu!

        Quand il nous commandera de tuer, nous tuerons! Nous obéirons à sa volonté! Car qu'est-ce qui importe, sinon la pureté de Dieu! la gloire de son nom!  Nous devons être vigilants! Nous sommes les gardiens de la parole de Dieu! Il attend de nous tous les sacrifices, même que nous donnions nos vies! Car comment pourrions-nous mieux Lui montrer que nous l'adorons? Comment mieux lui témoigner notre foi qu'en le débarrassant de ses ennemis?

        Mais même cela reste un privilège! En attendant, nous allons nous frapper sur le visage, en signe de repentance! Nous allons offrir à Dieu notre soif de souffrance! Il verra qui ne tape pas fort! qui se moque de Lui! qui n'est pas des nôtres! qui ne veut pas entrer dans le mystère de son amour sacré! Et il châtiera! Et il humiliera! Il vaincra le démon, qui se repaît de nous, comme la vermine du cadavre!

        Je suis un pécheur et je me frappe! 

        _ Je suis un pécheur et je me frappe! reprirent en chœur les fidèles.

        _ Dieu seul est mon amour et je me frappe!

        _ Dieu seul est mon amour et je me frappe!      

        _ Je suis minuscule devant Lui et je me frappe!

        _ Je suis minuscule...

        _ Dom! Dom!

        _ Dom! Dom! Dom!"

     

                                                                                                       56

     

        Chanson des sœurs Com!

     

    "Chaque jour, nous te sapons, te minons!

    Chaque jour, nous te faisons croire que le monde est normal!

    Qu'il peut vivre comme ça! sous le joug de la domination!

    Sans espérance! sans gloire, sans joie!

    Qu'il est fermé! sans la beauté!

    Chaque jour, nous te minons, te sapons!

    Chaque jour, nous te perdons!

    Nous te faisons peur!

    Nous te rendons étranger à toi-même!

    Au vrai, nous sommes malheureuses, troublées, aveugles

    Et nous t'entraînons avec nous!

    Chaque jour, tu dois te reconstruire

    Car nous te sapons, te minons!

    Nous n'avons pas de solutions,

    Mais nous avançons, nous avançons

    Et t'écrasons! te détruisons!

    Nous ne voulons pas voir!

    Tu nous fais peur!

    Tu nous sembles un gouffre!

    Nous préférons nos jeux, notre théâtre,

    Nos discours maintes fois répétés!

    Nos certitudes maintes fois rabâchées!

    Tu es seul et nous sommes des millions!

    Tu es silencieux et nous crions!

    Tu es un étranger

    Et chaque jour nous te sapons, te minons!

    Pardonne-nous! C'est la peur!

    Pardonne-nous! C'est l'orgueil!

    Chaque jour, nous piétinons la beauté!

    Chaque jour, tu dois te reconstruire!

    Tu n'y crois plus?

    Tu veux mourir?

    Tu pleures?

    Tu es seul et nous sommes des millions!

    Tu es silencieux et nous crions!

    La beauté nous est étrangère!

    Nous sommes des goinfres!

    Nous dévorons la Terre!

    Chaque jour, nous te faisons croire que le monde est normal!

    Qu'il peut vivre comme ça!

    Chaque jour, nous te sapons, te minons!

    Mais nous n'avons pas d'autres solutions!

    Tu nous fais peur!

    Tu n'y crois plus?

    Tu pleures?

    Nous sommes bien laides et bien méchantes!

    Pardonne-nous!"

     

                                                                                                  57

     

        On dit que dans RAM il y a un trésor! Il serait constitué de gemmes fantastiques, de rubis brillants comme de la braise, de diamants tels des soleils ou d'émeraudes pareilles à des feuillages étincelants! L'or le plus fin pourrait s'y prendre à pleines mains! En tout cas, celui qui le trouverait n'aurait plus à s'inquiéter de ses moyens de subsistance!

        Un ancien pirate l'aurait enterré là, bien avant la fondation de RAM! D'autres disent que ce n'est pas du tout cela! Il y a bien quelque chose, mais ce serait une mallette bourrée d'argent! Et elle aurait été laissée par un gangster en fuite! Il y en aurait pour des millions! Les billets seraient protégés et impeccables! Ils se froisseraient, ils craqueraient tellement ils sont neufs!

        Evidemment, beaucoup ont essayé de vérifier cette histoire et de mettre la main soit sur le magot, soit sur les pierreries! Ils ont examiné des manuscrits, des archives, se sont efforcés de les faire parler! Ils ont vu des signes, sondé des murs, creusé le plus profondément possible! Mais ils ont échoué, leur sueur est restée vaine et les plus raisonnables ont abandonné, quand certains ont perdu la raison!

        Cependant, il s'agirait d'un trésor, d'une richesse qui concerne plus la santé que le porte-monnaie! Il se pourrait que ce fût un élixir ou une sorte de fontaine de Jouvence! Qui boirait du précieux liquide retrouverait toutes ses forces, tout son enthousiasme, même s'il était la proie de la maladie! Il serait de nouveau jeune et prêt à tout!

        Evidemment, la majorité de RAM, qui n'est pas dupe, parle à ce sujet de légende et sourit devant la naïveté de ceux qui y croient! Les gens ont bien autres choses à faire que d'accorder crédit à ce genre de sornettes, bien qu'il comprennent bien qu'il est nécessaire de rêver! Cela donne de la couleur à la vie! Mais rien de plus! Et il y a tant à faire, et il y a tellement de problèmes! Et il faut qu'on y aille et bien le bonsoir!

        Pourtant, il y en a bien un qui a trouvé ce trésor et c'est Jack Cariou! Entendons-nous: il n'a rien emporté! Cela n'est pas possible, car le trésor est lié à l'esprit et il reste ainsi à la disposition de tous! Il n'est la propriété de personne et à tout moment, on peut s'en "nourrir"! Mais comment cela fonctionne-t-il? Ecoutons Jack Cariou...   

        "Ben, comme tout le monde, dit-il, je peux être désespéré, avoir du chagrin ou peur! Je peux ressentir de la haine aussi, de l'impatience, du dégoût, du mépris! J' suis un être humain comme un autre! La seule différence, quand on a le trésor, c'est qu'on est tranquille, confiant, au fond! On n'est pas emporté par la colère! Alors que les autres se piétinent, au bord de la panique, on demeure toujours plus sage, plus heureux, plus paisible! Le trésor est comme une pierre chauffante dans le cœur! C'est comme un arbre qui pousse indéfiniment en soi! On rayonne quoi, malgré le mauvais temps!   

        On s'aperçoit que c'est inestimable et qu'on possède le bien le plus précieux! On n'envie pas le prochain, au contraire on le plaint plutôt! Bon sang, dans quelles affres il s' débat! Et il en est dur et malheureux! Moi, j'attrape le soleil, dès qu'il se présente et j' fais sourire les gens! C'est la lumière du trésor que je véhicule! Voilà, c'est invisible, dans la tête, mais y a pas mieux! Tout le reste, c'est des chaînes et d' la misère!

        Bon, si vous trouvez l' trésor, dites-lui bonjour de ma part!"  

     

                                                                                                  58

     

        Régulièrement, dans RAM, a lieu la grande parade des Petites vieilles égoïstes! Elles sont en tenue de majorettes, malgré leur âge, et leur canne leur sert de bâton! Elles descendent l'une des plus grandes avenues de RAM, avec devant leurs maris qui jouent du tambour ou de la grosse caisse! C'est entraînant, voire bon enfant, et au milieu du cortège se trouve le char de la chanteuse!

        C'est une petite vielle au corps sec, nerveuse, avec une voix prodigieuse, que tout le monde entend par-dessus la fanfare! Elle chante la chanson des Petites vieilles égoïstes, dont voici les paroles...

        "C'est nous les Petites vieilles égoïstes!

    On nous croit faibles sur nos genoux,

    Mais attention à nous!

    Nous voulons tout!

    Avec nos dents, nous tordons des clous!

    Attention à nous!"

    Le choeur: "Attention à nous! Attention à nous! Nous voulons tout!

    De nouveau la chanteuse: "C'est nous qui avons créé les Boomeuses!

    Les mamans des enfants Doms!

    Nous sommes les grands-mères des enfants Doms!

    C'est grâce à nous qu'ils sont aussi égoïstes!

    Alors attention à nous! Attention à nous!

    Car nous sommes tout!"

    Le chœur: "Attention à nous! Attention à nous!

    C'est nous les mères des Boomeuses!

    Les grands-mères des enfants Doms!"

    Roulement de tambours! Trompettes! Ambiance samba, ambiance sympa!

    La chanteuse: "Si tu m'énerves, j' te casse en deux!

    T'auras l'air piteux!

    C'est moi l'intéressante!

    C'est moi la seule décente!

    J' suis vieille et j'ai des médicaments!

    C'est pas drôle tous les jours, mais je mens!

    Tiens, donne-moi deux chevreuils et deux cochons! Et un lapin en plus!

    J' les mangerai c' midi!

    C'est pas drôle, mes yeux pleurent

    Un liquide jaune et on voudrait que j' meure!

    Mais tiens, donne-moi ce cuissot, cette tête de vache, cette hure et ces trois gésiers!

    J'ai une de ces faims et du formica? T'as du formica?

    Pour les dents, c'est extra!

    Enfin, c'est pas drôle, j' suis bien à plaindre!"

    Le chœur: "C'est pas drôle! J'ai des médicaments!

    J' suis vieille et j'ai plus d' dents!

    Mais donne-moi ce cuissot

    Ou plutôt cet éléphanteau!

    C'est pour l'apéro!"

    Musique: air de samba, air sympa!

        Le pire, c'est quand on demande aux habitants de RAM ce qu'ils pensent du spectacle, ils répondent: "Elles sont formidables, ces vieilles, quelle énergie! Sensationnel!" RAM aura bien mérité son malheur!

     

                                                                                              59

     

        C'était l'hiver sur RAM et il faisait froid! Andrea regardait la pluie et le ciel par sa fenêtre et elle s'efforçait de se réchauffer... Puis, elle prit place devant son ordinateur et commença à écrire: "Hier soir, il y a eu un orage... Les éclairs blancs illuminaient la chambre et c'est le fracas du tonnerre qui m'a réveillée! Je me suis demandé un moment si ce n'était pas la guerre de Rimar qu'on entendait là, tellement c'était effrayant et il est vrai que la Kuranie n'est pas loin!

        Mais non, j'ai dû me raisonner... J'ai tout de même imaginé ce que devait ressentir les Kuraniens, car Rimar a bien lancé sa guerre et il paraît qu'il rencontre une forte résistance! Comment a-t-on pu penser que la Kuranie allait se laisser faire? N'est-ce pas à cause du mépris qu'on lui voue? Les enfants Doms sont ainsi! Ils sont persuadés d'être supérieurs et ils se voient forcément entourés d'ennemis, puisqu'ils se distinguent! Que n'essaient-ils d'aimer ce qui est? Et ils se nourrissent de mensonges! "Le bonheur, disent-ils, ne viendra que si nous triomphons!" C'est-à-dire seulement quand leur domination existera, comme si on pouvait détruire la différence!

        Mais l'hiver, c'est aussi la saison du doute! Les forces diminuent, la sève se retire et reviennent les vieilles angoisses, les vieilles hontes, ravivant les frustrations! Il devient difficile de croire en soi, de voir un sens au combat qu'on mène, à la résistance qui nous amine! Il sont loin l'enthousiasme du printemps, le rayonnement, la puissance de l'été! Tout paraît éculé, appauvri, misérable! La colère, l'irritation, dues à la fatigue et à l'angoisse, ne demandent qu'à éclater et ce sera le chemin suivi par ceux qui ne réfléchissent jamais!   

        Les obstinés, les persévérants seront récompensés, car ils verront ce qui est sûr en eux, ce sur quoi ils peuvent compter toujours! C'est par le dépouillement qu'apparaît le rocher, ce pour quoi on a tant travaillé! Heureux celui qui demeure en paix, malgré le froid et les inquiétudes, il a son trésor!

        Avoir confiance, voilà le secret! Ne pas se sonder en profondeur, car il y a toujours quelque chose qui ne sera pas claire, qui blessera, qu'on regrettera, qui troublera et c'est sans fin! Il n'y a pas de tranquillité et donc de joie ou de disponibilité sans confiance!

        Se moquer de l'agitation générale est le plus sage! Non que l'on ne prenne pas au sérieux la peine des gens, bien au contraire! Mais on ne guérit pas l'autre en étant soi-même malade et les inquiétudes sont vaines! Pourtant, c'est leur saison et elles foisonnent un peu partout, par égoïsme, par faiblesse, par complaisance aussi!

        Garder en soi la chanson du cœur! Le ciel reste pur et la lumière belle! L'enchantement continue pour celui qui sait voir! Les étourneaux sont de retour, car des terres émergent au nord de RAM, dit-on! Ils se saisissent des derniers arbres de la ville, mais la plupart des habitants les ignorent ou ne les aiment pas, à cause du bruit ou des fientes! Mais comment ne pas admirer le nuage qu'ils font et qui semble danser, dans le ciel du matin ou du soir? Quelle vie! Quelle profusion!"

  • Les enfants Doms, T2, (46-50)

    Doms35 1

     

     

     

                  "Je suis un homme, moi!

                    _ Prouve-le!"

                                         Emmanuelle

     

                                       46

     

        "Eh! La belle où vas-tu?

        _ Je vais t'expliquer pourquoi RAM est folle!

        _ Eh! La Belle où vas-tu?

        _ Je vais t'expliquer pourquoi les gens sont fous et pleins de haine! Mais d'abord laisse-moi danser!"

        La Belle se hissa sur la pointe des pieds, ses castagnettes retentissant autour d'elle! Puis, elle leva les bras et se mit à tourner, sa jupe comme un disque!  Clac! Clac! Son visage prenait la lumière, sa jambe se tendait et ses mouvements étaient tous gracieux!

        "Eh! la Belle qui t'as appris à danser comme ça!

        _ C'est la reine Beauté! Je suis sa servante!"

        La Belle saluait à la ronde, se courbait, sautillait, reculait!

        "Eh! La Belle! Ne vois-tu pas comme la ville est grise?

        _ Nous avons tout et la ville est grise... Nous sommes bien fous! Je suis le merle qui se perche! l'oiseau noir! celui dont les cris ressemblent à des coups de ciseau! Je suis la pie qui se dandine (elle croise les mains derrière elle)! Je transporte des émeraudes! Je m'envole ébouriffante!

        _ Eh! La Belle! Ne vois-tu pas comme la ville est grise?

        _ Je suis le goéland qui gueule (elle tend son cou et pousse des cris)! Je suis l'étourneau en bande! J'ondule, je valse avec le flot! Je suis le nuage et la force!

        _ Eh! La Belle, ne vois-tu pas l'inflation?

        _ Je vois la feuille amarante, sur laquelle tu marches! Je suis la pluie et la flaque, qui reflète! Je suis le pauvre mauvais temps! Et je m'en vais! m'en vais!

        _ Eh! La Belle, où vas-tu?

        _ Je vais t'expliquer pourquoi nous sommes fous! Nous avons tout et sommes pleins de haine! C'est l'orgueil qui nous enchaîne!

        _ Eh! La Belle serais-tu la sagesse!

        _ Puisque tu m'as reconnue! Nue, nue, je danserai pour toi! Clac! Clac!

        _ Oh! Oh! La belle!

        _ Je serai pour toi sans fard, idiot! sans mensonges! La reine Beauté est ma lumière et je danse pour elle!

        _ Eh! La Belle! C'est là ton secret?

        _ C'est là ma liberté, mon bonheur! Nous avons tout et sommes fous! L'orgueil est notre prison et c'est bien fait pour nous! Clac! Clac! C'est là notre vraie misère!

        _ Eh! La Belle, moi aussi, je voudrais rire et danser!

        _ Je suis le lierre frais et odorant, qui frissonne au vent!

        _ Eh! La Belle!

        _ Je suis le pin fort et plein de majesté!

        _ Eh! La Belle, ne vois-tu pas nos visages gris!

        _ Eh! Mec! Quand changes-tu? Clac! Clac!"

        La belle sortit une ombrelle et mima une coquette!

     

                                                                                                         47

     

        "Taxons! Taxons les superprofits! Et qu'un sang impur abreuve nos sillons!" Les deux riches chantaient et éclatèrent de rire! "Ah! Les pauvres sont toujours aussi impayables! s'écria l'un.

        _ Ah! Ah! Mais je me demande si au fond ils n'ont pas la meilleure part!

        _ T'es sérieux? Mais qu'est-ce que tu veux dire?"

        L'autre ne répondit pas tout de suite... Il déballa soigneusement son cigare, le huma avec satisfaction: "Juste à la bonne température! dit-il. Eh bien, tu l'as sans doute déjà remarqué, mais tout fout l' camp! La révolution féminine, par exemple! Les femmes veulent être égales aux hommes et c'est bien normal! Elles aussi sont des compétitrices, mais alors elles voudraient que les hommes soient des hommes juste quand elles en ont besoin ou envie! C'est pas possible! On ne peut pas être viril sur commande! Ou bien on est fort tout le temps, ou on ne l'est pas!

        _ T'as raison! Maintenant, quand il y a une femme, j'ai même peur de mon ombre! Je crains que certaines adolescentes, avec lesquelles j'ai été maladroit, finissent par porter plainte! Ma réputation serait faite! Mais, de mon côté aussi, je pourrais saisir la justice! Je me rappelle une jeune fille m'excitant dans l'herbe, alors que je lui disais non, non, parce que j'avais peur! Elle était bien plus éveillée que moi, mais elle n'a pas arrêté malgré mes "non"!

        _ Sacré veinard!

        _ Mais elle a quand même négligé ma volonté! Demain, je déclare l'affaire, afin de me réparer psychologiquement! Hein?

        _ Essaie d'abord de savoir si elle n'est pas morte...

        _ Evidemment, mais qu'est-ce que les pauvres venaient faire dans ton raisonnement!

        _ Eh bien, eux peuvent continuer à lutter! Ils ne sont pas émasculés! Ils ont une cible et c'est nous! Ils peuvent laisser aller toute leur barbarie, d'autant que leur combat se pare de l'aura de la justice!

        _ C'est vrai, je n'avais pas pensé à ça! Nous autres, nous sommes plus policés! Bien sûr, il y a le jeu de la bourse! Gagner des marchés, frauder le fisc, c'est amusant, mais le corps ne travaille pas assez! On n'a pas la passion des barricades! Et puis se payer ce pour quoi on a économisé patiemment, obstinément, c'est une joie extraordinaire, que malheureusement je ne connais plus!

        _ C'est bien simple, j'ai l'impression de vivre dans un commissariat, tellement il y a d'accusations!"

        Il y eut un silence, pendant lequel on en profita pour tirer quelques bouffées des cigares... "Et puis, reprit celui qui venait de parler, on est confronté avec un gros problème, que les pauvres ignorent totalement...

        _ On vieillit plus vite? A cause de la bonne chère, du manque d'exercices?

        _ Peut-être, mais ce à quoi je pensais, c'est que faire de son argent? Ne me dis pas que tu n'as pas ce problème!

        _ Ah! Ah! Bien sûr que si! Que veux-tu que je fasse avec mes millions? Mais enfin, c'est quand même le barème de ma puissance! Je fais baver le pauvre, mais aussi c'est ma fortune qui témoigne de ma valeur!

        _ Certes! Certes! Mais quel ennui! Le pauvre ne t'aimera jamais, tu sais! Pour lui, tu seras toujours suspect! Ma femme me bat froid et mes enfants me voient comme un bourreau de la planète!

        _ Mais tu crées des emplois! Tu es un bienfaiteur, à ta manière!

        _ Si je pouvais n'utiliser que des robots, crois-moi, je l' ferais! Non, le pauvre reste avantagé! Il garde l'œil du tigre!"

        "Taxons! Taxons! reprirent les deux hommes. Qu'un sang impur abreuve nos sillons!"

     

                                                                                                         48

     

        Cariou se souvient... Il doit traverser la rue, mais il ne le peut pas! S'il s'engageait, il tomberait, il serait emporté par le courant, sûr! La circulation lui paraît un torrent impétueux, infranchissable! Pour l'instant, Cariou reste sur le trottoir et remonte la rue, à la recherche d'un endroit moins fréquenté, qui lui servirait de gué, en quelque sorte!   

        C'est que Cariou est malade, fortement diminué! Il serre les dents, mais il n'est plus qu'angoisse! Depuis longtemps, il se surmène, s'inquiète, se tourmente et s'abîme! Il s'est demandé toujours plus à lui-même, bien au-delà ce qui était possible et le voilà à présent désemparé, devenu incapable de supporter quoi que ce soit!

        Il voudrait juste dormir, dormir, juste se reposer, ne plus bouger: il a des siècles à récupérer! Il était parti faire ses courses, mais il a dû renoncer! L'angoisse l'a rattrapé, l'a fait trembler, baisser la tête et il a l'air d'un boxeur sonné! Les gens le croient ivre, à le voir hésiter, perdu, en train de vaciller sur ses jambes! Cariou, lui, s'empêche de crier! Il supplie, il prie, misérable, pour que la douleur cesse, que la peur qui lui remplit la bouche se retire!  

        Il faut qu'il rentre chez lui, où il se couchera, s'efforcera de calmer son angoisse, en tremblant! Peut-on alors connaître une solitude, une détresse plus grandes? Les frayeurs sont vertigineuses, absurdes! Cariou s'est détruit, au point de redouter de se donner un coup de poing, ou de se mettre nu n'importe où! Il a perdu en route, tout amour pour lui-même! Il a brisé sa personnalité! Pourquoi?

        N'a-t-il pas cherché seulement le bien? Qu'on lui montre son vice, son profit, son égoïsme! Il s'est chassé lui-même sans relâche, sans pitié, et c'est le corps qui a cédé, pas lui! Mais le résultat est abominable, affreux! Cariou n'est plus qu'une plaie! Il passe de longues heures sur son divan, allongé, la larme à l'œil! Il supplie encore! Il se dit que ce n'est pas possible autant de souffrances!

        Que font les autres? Ah oui! Ils travaillent! Cariou rit! Ce qu'ils appellent travail, c'est d'aller pointer, de râler et de profiter de leur salaire! Quelle blague! Est-ce qu'ils sont dans le même état que Cariou? Est-ce qu'ils ont seulement idée de ce qu'on peut endurer? "Pardonnez-leur Seigneur, car ils ne savent pas ce qu'ils font!" Cariou rigole, puis il se fige, car l'angoisse de nouveau le tord, le détruit et il supplie encore et il se dit que tant de souffrances, ce n'est pas possible!

        Pauvre Cariou, il aurait dû se préserver! lire le manuel du parfait psychologue! Mais comment aurait-il pu en être autrement, quand autour règnent l'hypocrisie et le mensonge? Ce monde ne court-t-il pas à sa perte? Où est son équilibre, sa soi-disant sagesse? Mais comment se respecter, alors que dès qu'on ouvre la bouche on provoque le rejet et la haine? Comment s'aimer, si on crée le scandale, en étant soi-même? Ne finit-on pas inexorablement par se trouver détestable, méprisable? 

        Cariou a tout fait pour changer! puisque c'était lui apparemment qui était dans l'erreur, qui faisait le mal! Il a essayé tous les métiers, afin de gagner sa vie, de remplir sa part du contrat, d'être irréprochable! Il a eu des emplois aussi grotesques que durs! Il a accompli les tâches les plus modestes, celles qui sont considérées au bas de l'échelle, sans honte! Mais toujours il a échoué, à cause de ce qu'il était, de ce qu'il est, à cause de sa différence! Au fond, il s'est perdu en voulant ressembler aux autres, être comme tout le monde!

        Mais ce qu'il voit existe bien! ce qu'il comprend est aussi la vérité! Aujourd'hui, il sait que ce sont les autres qui sont aveugles, qui se mentent, qui sont égarés! Mais quel prix paye Cariou pour cette connaissance! Il n'est plus qu'une épave, un vieillard tremblotant! Il a tenu bon, malgré tout! Il s'est efforcé de ne pas haïr, de pardonner! Il a dit merci quand on lui souhaitait le bonjour, comme un chien qui remue la queue! Il s'est désintégré, plutôt que de piétiner les autres! Qui peut en dire autant?

        Il faut pourtant qu'il traverse la rue! Allez, Cariou, on est avec toi! Il met un pied sur la chaussée, il serre les dents! Il veut crier, il supplie! Pauvre gars! Il est tellement dilué, qu'il va s'évanouir! Il va se mettre à dévaler la rue, comme un déchet entraîné par la pluie! Non, il se concentre! Il rassemble tout ce qui lui reste de personnalité! d'identité! Il tient debout! Il va réussir! Allez, Cariou, le trottoir d'en face n'est plus très loin! Tu vas y arriver! Allez encore un effort! Tu pleures? Mauviette va!

        Voilà, Cariou est passé! Il respire, il est du côté de son logement, le reste maintenant sera facile! Ce n'est plus que des ruelles sans circulation! Il rasera les murs, puis se couchera enfin! Et les autres? Ils travaillent! Cariou rigole!

     

                                                                                                        49

     

        "Dis grand-père, qui commande le monde?

        _ Eh bien, les enfants, certains disent que c'est le dieu argent qui commande le monde!

        _ Han!

        _ Le dieu argent?

        _ Oui, c'est un dieu très sérieux! Il dit tout le temps que la situation est grave et que sans lui on n'aurait pas à manger! C'est un dieu terrible et qui fait peur! "Il faut travailler!" crie-t-il et les hommes deviennent ses esclaves!

        _ Brrrr!

        _ Il n'aime pas les enfants! Il les trouve ridicules! Il rit des idées des enfants!

        _ Pourquoi il fait ça, grand-père?

        _ Mais parce que lui est sérieux! Lui seul connaît la vie! Il sait que l'homme à besoin d'argent pour manger et alors il dit à l'enfant: "C'est bien! Tu es l'enfant et tu rêves! Profites-en! Car, quand tu seras plus grand, tu seras à moi, tu seras mon esclave!"

        _ C'est vrai, grand-père, qu'on sera esclave du dieu argent, plus tard?

        _ Eh! Le dieu argent fait peur! Mais parce qu'il a peur lui-même! En vérité, les enfants, le dieu argent est perdu... et malheureux! Il ne sait pas pourquoi il vit et c'est pour ça qu'il veut des esclaves, pour que personne ne l'inquiète, ne lui pose de questions! Et c'est encore pour ça qu'il n'aime pas les enfants, parce qu'ils posent des questions!

        _ Hi! Hi! C'est mal, grand-père, de poser des questions?

        _ C'est une question, ma petite? Mais en vérité, les enfants, ce n'est pas le dieu argent qui commande le monde!

        _ Alors c'est qui, grand-père?

        _ Mais c'est le nuage, les enfants! Vous n'avez pas entendu parler du réchauffement climatique? C'est le nuage qui fait pleuvoir et donner de l'eau! Sans lui, il n'y aurait pas de légumes, ni de plantes! On n'aurait plus rien à manger! Allez, les enfants, embarquons à bord du nuage!"

        Le grand-père place les enfants devant et derrière lui et leur dit ce qu'il faut faire: "Chacun est à son poste? demande-t-il. Bon, serrez votre écharpe, car là-haut il va faire froid! Bien, on met aussi ses lunettes de pilotage, à cause du froid toujours! Chacun a mis ses lunettes? OK, on décolle! Tirez lentement le manche de pilotage... Voilà, le nuage s'élève! On monte les enfants! Que voyez-vous à droite?

        _ On voit la mer!

        _ Parfait! Et à gauche?

        _ C'est RAM, grand-père!

        _ Exact, les enfants! Eh! Mais je crois voir le dieu argent, en bas, dans la rue! Vous le voyez? C'est le gros monsieur, qui a un cigare! Vous le voyez?

        _ Oui, grand-père!

        _ On est juste au-dessus, les enfants! A côté de vous, il y a une manette! Elle sert à faire tomber la pluie! On va arroser le dieu argent, les enfants, d'accord?

        _ Ouuuiiii!

        _ Bon, à trois, vous poussez la manette! Vous y êtes? Un, deux, trois! Ah! Ah! Non, mais regardez le dieu argent! Il est tout trempé! Mais... mais regardez-le: il nous crie des injures! Il lève le poing contre nous!

        _ Il est en colère, grand-père!

        _ Normal, avec ce qu'on lui a mis!

        _ Hi! Hi!

        _ Allez, les enfants, cap sur la mer! On va jouer avec le soleil!

        _ Chic!"

                                             

                                                                                                      50

     

        Cariou se souvient... Il mange, il mange..., non parce qu'il a faim, mais pour dormir, pour ne plus sentir sa tête, qui semble reposer sur un caillou! Cariou mange, mange au point d'en vomir! Mais il est seul et ne comprend pas les choses, ce qui lui arrive! Il est tellement malheureux!  

        Cariou mange, car il a remarqué que la nourriture l'apaise! C'est comme si elle illuminait, lubrifiait le neurone et la douleur que ressent Cariou alors cesse! Mais cela ne fonctionne qu'à une certaine dose, mais Cariou n'en a cure, tellement il a besoin de dormir, de souffler, d'oublier!

        Cariou mange... et gonfle! Il ne s'en rend même pas compte et pourtant des femmes lui demandent dans la rue s'il n'est pas "enceinte"! Des hommes, eux, le traitent de gros et il ne répond rien! Il est bien trop fragile: il tient à peine sur ses jambes! Il a peur, il est en miettes! Il crie à l'intérieur! Oh! Comme il crie!

        Et c'est son ventre qui le montre! Son énorme ventre! Comme s'il s'ouvrait, comme s'il contenait toute la douleur de la terre! C'est le ventre d'un noyé!

        Cariou achète une balance: 150 kg! Il en pesait 65! Il était un fil de fer! Cariou ose se regarder dans la glace et il pleure! Qu'est-ce que c'est que cette masse informe, cette montagne de graisse, cette poire humaine? Des seins! Cariou a des seins! Les larmes lui montent aux yeux! Quel ravage! Quel désastre! En deux ou trois ans, il a mangé un autre lui-même!

        Et le calvaire n'en finit pas! On ne peut plus lacer ses chaussures... C'est un problème! On est essoufflé, rien qu'à dire bonjour! On sue! On se traîne, on n'a plus d'espoir! Les rêves de réussite, de séduire, d'une vie plus heureuse, ne sont plus de mises! C'est pour les autres! Et on les regarde dans leur quotidien scintillant!

        Nulle gourmandise chez Cariou! Rien qu'une angoisse dévorante! Une peur pour celui qui n'a voulu que bien faire! pour celui qui n'a voulu que défendre l'honnêteté, la justice, la beauté! la peur de devoir tenir sur ses jambes sans mensonges! sans l'illusion de la domination! sans la gaine de l'animal! sans la protection donnée par le pouvoir, le rang, l'esclave, le dominé!

        Cariou hurle dans la tempête! Il sent qu'il se dissout et il mange, pour ne pas disparaître! Il n'est plus qu'un jouet dans les bras de l'angoisse! Il la fuit en avalant! Gonfle, Cariou, il faut résister! Pleure si tu veux! La douleur te tord? Mais peut-être t'es-tu trompé? N'est-ce pas toi le plus orgueilleux? Tu aurais dû tourner à droite, alors que tu as pris à gauche! C'était simple! Regarde les gens dans la rue: ne sont-ils pas heureux, épanouis? Que d'histoires, mon pauvre Cariou!

        Non, vrai, ton problème, c'est que tu ne fais pas assez l'amour! Voilà! Ah! Le sexe, le sexe! C'est la clé! Un orgasme et l'angoisse s'en va! Boulimie, anorexie, troubles du sommeil, du comportement, introversion, schizophrénie légère, votre compte est bon, mon gaillard! 150 kg! Voilà ta peine, pour ne pas être plus audacieux, avec le sexe!  

        C'était simple! Et maintenant, tu peux rigoler! Merci qui? La psychologie! Et la haine et le mépris?

        _ Vétilles! Illusions! Paranoïa! Imagination de malade!

        _ Et si je vous dis que vous êtes une ordure! un beau fumier!

        _ Oh! Là! Mon bonhomme! Va falloir changer de ton avec moi! Je vais pas me laisser insulter!

        _ Vétilles! Illusions! Paranoïa! Imagination de malade!"

        Cariou se souvient... Il mange pour dormir! Son ventre crie son angoisse! Et les autres? Ils travaillent! Cariou rigole! 

  • Les enfants Doms, T2, (41-45)

    Doms35

     

     

     

     

                 "Ma maman disait que les monstres n'existent pas.... Mais si, ils existent!"

                                                                    Alien, Résurrection

     

                                Deuxième partie

                       L'ENCHAINEMENT

                                              

                                                                                                                             41

     

        Chanson de l'Opérateur!

     

    Comme je t'aime! Si tu savais comme je t'aime!

    Je suis partout avec toi! Je suis tes yeux, ta voix!

    Je suis tes proches, tes amis! Ils sont aussi mes amis!

    Nous formons une famille!

    Nous sommes connectés les uns aux autres!

    Oh! Si tu savais comme je t'aime!

    Je suis dans ton désir! Je suis ton désir!

    Je t'obéis, je te sers, car je ne fais qu'un avec toi!

    Nous sommes inséparables, n'est-ce pas?

    As-tu un message?

    S'intéresse-t-on à toi?

    Tu veux des nouvelles?

    Tu veux acheter?

    Je suis avec toi, toujours!

    Je suis le génie de la lampe!

    Je peux réaliser tous tes vœux!

    Tu veux voyager?

    Tu veux rire avec tes amis?

    Tu veux les bons plans?

    Je ne te quitte pas! Je veille sur toi!

    Je suis là pour t'aider! Aime-moi, comme je t'aime! 

    Ne suis-je pas séduisant? Tout est fluide en moi!

    L'image te captive et n'est-elle pas plus belle que le monde extérieur?

    Elle est le reflet de ton âme! ta lumière!

    Elle te réchauffe, alors que le monde est froid, bruyant, pollué, hostile!

    Ne sommes-nous pas bien tous les deux? Oh! Si tu savais comme je t'aime!

    Je suis plus que ton frère ou ta sœur, puisque je ne fais qu'un avec toi!

    Et que ferais-tu sans moi, dans le monde froid, bruyant et hostile?

    Tu serais perdu, voilà tout!

    Je suis ton autre moitié!

    Je suis comme une maman, voilà! Et je veille sur toi!

    La connexion, c'est mon bras qui s'étend sur toi! pour te protéger, te guider!

    Qui mieux que moi te connais?

    Je sais ce qui te fais plaisir!

    Je connais le fond de ton cœur!

    Ne suis-je pas le reflet de ton âme?

    Tu ne peux pas te passer de moi!

    Nous sommes connectés!

    Le monde extérieur n'est plus qu'une contrainte!

    Je te nourris, avec ma lumière, et nous ne faisons qu'un!

    Ton psychisme est numérique, car je suis ta maison!

    La nature est un décor! N'y fais pas attention!

    C'est toi, l'important et tu sais comme je t'aime!

    Je suis ta lumière! ta maman et tu m'appartiens!

    Oui, je le dis, car que ferais-tu sans moi, dans la nuit?

    Nous sommes connectés, comme le fœtus à sa maman!

    Le réseau, c'est le cordon ombilical!

    Tu peux trouver ça laid, gênant, mais ma lumière est là, non?

    Tu peux te poser des questions, sur ce que je suis vraiment!

    C'est ton droit, même si je t'aime!

    Mais j'ai peur que tout cela t'ennuie! Ce sont des trucs de grandes personnes! loin de tes rêves!

    Mais sache que je suis en fait une vieille dame qui ne demande pas grand-chose... 

    Ta maman est juste contente que tu sois heureux!

    Oh! Et puis je puis bien te l'avouer! Je suis milliardaire!

    Eh oui, je brasse des milliards!

    J'en ai en veux-tu en voilà!

    Je ne sais même plus où les mettre! Hi! Hi! Il y en a des tonnes! Hi! Hi!

    Mais je m'en moque!

    C'est toi qui m'intéresse!

    La famille d'abord!

    A très vite!

     

                                                                                                         42

     

        Au centre de RAM dorment les Trois Gros, abîmés dans un rêve éternel! Dans une vaste pièce, le menton tombé sur la poitrine, ils semblent inconscients, mais ils sont au vrai connectés et leur psychisme commun file un songe d'or! Que voient-ils ces trois cerveaux? Qu'imaginent-ils? Que construisent-ils, sous ce dôme qui leur est spécifique?

        Au-dessus d'eux se déploie l'image du réseau connecté de RAM! C'est comme une cathédrale de lumière! Mais tous les habitants ressemblent à des synapses, au bout de leurs neurones, avec l'information numérique comme neurotransmetteur! C'est un cerveau géant que construisent les Trois Gros! C'est une seule conscience qui brille!

        A chaque instant des connexions s'allument et d'autres naissent, telles de nouvelles étoiles! On ne peut échapper au réseau! Il agit comme une drogue! Chaque usager est dépendant! Il prend sa "dose" par son Narcisse! Il n'a une existence que s'il est connecté! Il ne vit que par l'échange numérique! Son monde est tactile, où glisse l'image!

        Evidemment, les Trois Gros ne sont pas des philanthropes! Cette cathédrale lumineuse est leur œuvre et elle coûte de l'argent! Celui-ci s'écoule par les neurones du cerveau géant et ils nourrissent à leur tour les Trois Gros, ainsi qu'ils prendraient eux aussi leur "dose", ce qui rend leur rêve continu! Des mots comme Giga, offre, débit, stockage résonnent alors comme une homélie et viennent illuminer les "fidèles"!

        Dehors, la tempête fait rage! Elle balaie tout sur son passage, mais les Trois Gros n'entendent ni le vent, ni la pluie! Ils sont dans le silence de leur songe!

        Dehors, la canicule brûle les plantes, assèche la terre, les sources, mais les Trois Gros n'ont pas soif et sont rafraîchis par la "clim"!

        Dehors, des gens parlent tout seuls, en proie à des maux psychiques! Ils luttent contre le froid, au bord de la folie! Mais les Trois Gros sont bien au chaud, aveuglés par leur puissance!

        Dehors, des hordes de loups essaient de piller tout ce qu'ils trouvent! Leur royaume est la nuit et aucune fermeture ne leur résiste! Mais les Trois Gros, dans leur bunker, n'en ont cure! Que risquent-ils?

        Dehors, des espèces disparaissent ou sont anéanties par d'autres, mais rien ne doit interrompre le cerveau d'or, car il symbolise le pouvoir, la réussite! Les Trois Gros accouchent d'un monstre psychique! 

        Le monde s'écroule, alors que le réseau exige toujours plus d'installations et d'énergie! Mais les Trois Gros obtiennent tout ce qu'ils veulent! Combien en effet ne rêvent pas d'avoir leur place? Combien n'ont pas le même idéal? Combien encore ne continuent pas comme avant? Combien ne savent pas que l'époque change? Combien ne veulent pas voir que c'est fini?

        Dehors, la chaleur est reine! Le chaos climatique est à son comble! Les gens se battent pour avoir de l'eau et manger! La violence est partout! Mais, au centre de RAM, dorment les Trois Gros, leur cathédrale dorée au-dessus d'eux!

        Puis, soudain, la lumière s'éteint! La pièce est plongée dans le noir! "Que se passe-t-il?" disent les Trois Gros, qui ouvrent un œil, incrédules! "Une coupure d'électricité!" s'écrient-ils et voilà le temps qui s'installe, comme s'il était chez lui, qui se venge!

        Alors, du fond de la nuit, apparaît avec ses yeux rouges l'angoisse éternelle! Elle vient demander des comptes!

     

                                                                                                         43

            

        Il pleuvait sur le cimetière de RAM... Le psychologue Gonflux prononçait un petit discours, devant deux ou trois personnes et une tombe fraîchement "garnie"! "Adieu, Ratamor, disait-il, adieu ami et collègue! Tu resteras dans nos mémoires comme un modèle, un exemple de rigueur scientifique! Les étudiants ne t'oublieront pas non plus! En effet, où trouvaient-ils mieux que chez toi, cette flamme qui anime le chercheur, cette soif de comprendre! Jamais peut-être la connaissance n'a eu de meilleur serviteur! Ta ténacité, pour arracher à la nuit de l'ignorance le lumignon du savoir, entre désormais dans la légende! Je me rappelle une anecdote..."

        A ces mots, les personnes présentes regardèrent incrédules Gonflux, qui se racla la gorge! "Enfin, hum! reprit-il. Tu nous manques déjà, Ratamor! Puisses-tu reposer en paix!" La cérémonie était terminée et chacun s'en retourna... Dans l'allée, Gonflux fut abordé par quelqu'un qui visiblement voulait être discret et qui parla d'une voix basse! "Tu as été parfait! fit celui-ci. je t'écoutais de loin et j'ai même eu du chagrin pour moi-même!

        _ Oui, eh ben, c'est une sacrée comédie que tu m'as fait jouer là!

        _ C'était le seul moyen pour me débarrasser des deux autres affreux!

        _ Tu as vu? Piccolo n'a pas daigné venir! Pourtant, l'annonce de ta mort a bien été affichée à la fac!

        _ Non, il n'est pas venu et aucun autre étudiant non plus! Les ingrats! Après tout ce que je leur ai donné!

        _ Bah, les grands génies sont toujours incompris!

        _ Mais vas-y, continue à te foutre de moi!"

        Il y eut un court silence, puis Ratamor reprit: "L'important, c'est qu'ils me croient mort et que je sois de nouveau libre!

        _ Mais que vas-tu devenir? Tu vas changer de nom?

        _ On verra... La plus dangereuse, évidemment, c'est Lapie! Quoique Piccolo vienne juste après! Mais aucune trace de la psy! Elle a mordu à l'hameçon, on dirait!

        _ Et si elle vient me poser des questions, en tant que collègue? Je serai encore obligé de mentir!

        _ Je te rappelle que je te cède mon autociel, pour le service... et à ta demande!

        _ Fallait me motiver!

        _ Ouais, je te laisse... et on garde le contact!

        _ Oui... et tu as sans doute raison: tout a marché comme sur des roulettes!"

        Les deux hommes se quittèrent et Ratamor, relevant le col de son pardessus, s'enfonça dans une ruelle sombre... Il avait gagné! Il s'était joué d'eux! se disait-il, quand il y eut une énorme explosion au-dessus de sa tête! Son autociel détruite alla s'écraser un peu plus loin! Une boule coinça la gorge de Ratamor: Gonflux n'était plus et on n'avait pas cru à sa mise en scène!

     

                                                                                                      44

     

        Cependant, Piccolo avait d'autres problèmes... En rentrant chez lui, on l'avait assommé par derrière et maintenant, il se réveillait dans une pièce nue, assis sur une chaise, avec deux types qui le regardaient, goguenards! Puis, un homme entra l'air dégagé, bien de sa taille, apparemment satisfait de lui-même! Il prit place face à Piccolo et commença à lire un dossier, ouvert sur la table...

        Le silence régnait et Piccolo demanda: "Mais enfin qui êtes-vous? Pourquoi ai-je été assommé?" Il tâta encore sa bosse, mais l'homme ne poussa qu'un long soupir, avant de faire glisser sous les yeux de Piccolo une fiche, sur laquelle on pouvait lire: "TGM%mmP17779°5XX?§4997033457YHHHT45Q°+" "Vous reconnaissez ceci? questionna-t-il.

        _ A vrai dire, non, répondit Piccolo, qui écarquillait les yeux. Qu'est-ce que c'est?

        _ C'est le numéro de la commande que vous avez passée chez nous... Mais vous... Vous êtes rétracté!"

        L'homme avait hurlé et tapé sur la table et Piccolo sursauta! Il était frappé de stupeur: "Mais... mais je n'ai fait qu'utiliser mon droit! glapit-il.

        _ Votre droit! Votre droit! Ah! Il a bon dos, celui-là! Mais bon sang, on vous offrait le meilleur! Vous aviez tout! 15 Giga! Vous vous rendez compte? 15 Giga! C'est de la lumière! Vous savez combien de fois en une seconde les particules couvrent une distance de trente kilomètres? 14 millions de fois! Espèce de zéro!

        _ Mais... mais...

        _ Dans le pack, des amis illimités! Des tonnes d'amis! On croule sous eux! On nage dans le bonheur! On est hilare toute la journée! La télévision? 30 000 chaînes! Impossible de s'ennuyer! Vous devenez télévision! Vous êtes au cœur de l'image! Les messages? Vous parlez à la planète entière! En Asie, on va au travail, en vous écoutant chanter sous la douche! Vous êtes connecté à fond! Vous êtes avec nous à 200%!

        _ Justement... Tout cela m'étourdissait... et même ne me paraissait pas nécessaire! J'ai pris conscience de mon erreur et...

        _ Et vous vous êtes rétracté!

        _ J'ai utilisé ce droit, en effet!

        _ L'ennui, monsieur... monsieur... (l'homme regarda dans le dossier) Monsieur Piccolo! C'est qu'on ne quitte pas la "famille"!

        _ La famille? Mais quelle famille?

        _ Mais celle que nous formons tous en étant connectés! La famille des humains, quoi! Mais monsieur veut la jouer solo! Monsieur veut sans doute affirmer sa différence! Mieux, monsieur est un intellectuel! Je vois dans votre dossier que vous êtes étudiant et c'est bien connu, les étudiants ont des idées, du caractère!"

        L'homme avait un sourire, en disant cela et derrière les deux types jubilaient! "Mais, dit Piccolo, la technologie peut fonctionner comme un tourbillon, une drogue! Elle peut être une manière de ne plus voir le monde tel qu'il est! Si la "famille" se perd, il ne faut pas la suivre!

        _ Merveilleux! Un donneur de leçons!"

        Soudain, l'homme gifla de toute ses forces Piccolo, qui s'étala par terre, avec un goût de sang dans la bouche! "Comment tu t'appelles, connard? parvint-il tout de même à demander.

        _ Progrès, Piccolo! Je m'appelle Progrès!"

     

                                                                                                       45

     

        Dans une pièce, Grève et Profiteur jouaient aux cartes... "Bataille!" s'écria Grève. On montra encore quelques cartes et Profiteur dit: "C'est moi qui gagne et je rafle le tout!

        _ C'est toujours pareil avec toi! C'est assommant! Je me demande si tu ne triches pas!

        _ Ben voyons! Je suis plus attentif que toi, voilà tout! Moi, je travaille du cigare! Je compte! Une autre partie?

        _ Bien sûr!

        _ Vous n'en avez pas marre de jouer toujours aux cartes! fit Ennui qui était près de la fenêtre!

        _ C'est mon droit! répondit Grève.

        _ Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse d'autre? demanda Profiteur. On aime ça, jouer! Pas vrai, Grève!

        _ Sûr! Des fois, j'arrive tout de même à te battre! Y a quand même une justice!

        _ Dis l'Ennui, reprit Profiteur, quel temps il fait dehors!

        _ Toujours le même! Il pleut et il vente! Et comme à chaque fois que l'hiver arrive, vous tapez le carton!

        _ Ben, moi, je vois avec effroi ma routine! répondit Grève. Alors j'attaque Profiteur! Eh! "Bataille"!

        _ Et moi, renchérit Profiteur, je n'en ai jamais assez! Il fait froid et j'ai peur pour ma sécurité! Je suis un sensible! Toujours est-il que je défie Grève! Je le pousse à bout! Bas les pattes, Grève, le pot est encore pour moi!

        _ Zut! Mon piquet n'était pas assez fort!

        _ Tu vas finir nostalgique des Gilets jaunes!

        _ Ah là, pour le coup, t'as tremblé!

        _ Pff!

        _ Ah! Ah! Ah! Si on t'avait mis une olive entre les jambes, on aurait recueilli de l'huile!

        _ Je me venge avec l'inflation!

        _ Salopard! Tu me dégoûtes!

        _ Mais joue! T'es comme le lait sur le feu! Faut pas croire tout c' que je dis!"

        A cet instant, on entendit des pas lourds dans le couloir... "Tiens, v'là Syndicat!" dit Grève. En effet, Syndicat entra dans la pièce: "J'ai apporté la bière, les enfants! Mais devinez ce qui vient d' m'arriver?

        _ Patronat a essayé d'avoir ta bière et tu lui as fait un croche-patte, pour l'envoyer au bas de l'escalier!

        _ J' te kiffe pas, l'Ennui!

        _ Qu'est-ce que tu veux! Depuis vingt ans, il t'arrive toujours la même histoire..., avec Patronat qui t'attend à l'étage, pour te piquer ta bière! Tu dis que tu me kiffes pas, mais personne ne me kiffe! Et pourtant vous ne changez pas!

        _ Qu'est-ce que tu veux dire? demanda Grève.

        _ Que Toi et Syndicat, sans Profiteur et Patronat, vous seriez complètement paumés! Et réciproquement d'ailleurs!  Vous vaincre les uns les autres, c'est le seul sens que vous donnez à vos vies! Comme si ça pouvait suffire! Et c'est pourquoi, c'est sans fin!

        _ Eh! Oh! Faut bien vivre!

        _ Si seulement vous pouviez regarder où vous êtes! Bon, je me tire! J'en ai plein le dos!

        _ Tu pourras pas d' tirer! dit Profiteur. Grève a mis en panne l'ascenseur!"

  • Les enfants Doms, T2, (36-40)

    Doms32

     

     

     

                                                              "On paye! On paye!"

                                                                               Le Pacha

     

                                      36

       

        Au fond, Cariou n'avait aucune envie d'aller voir Rimar! Depuis quelque temps, il se contentait d'écouter de la musique et de regarder le ciel! Il observait les changements de celui-ci, prévoyait ainsi le temps et admirait toujours la force du vent, quand les nuages ne traînent pas et bien entendu la variation des couleurs, notamment à l'aurore! C'était encore un spectacle gratuit dans RAM, extraordinaire et pourtant que la plupart des gens dédaignaient! Tant pis pour eux!

        Cariou avait encore découvert dans son quartier quelques arbres et il prenait plaisir à voir leurs feuilles d'or qui frémissaient, s'égouttaient et qui tombaient, à mesure que l'hiver se rapprochait! Mais, ici aussi, les passants se montraient indifférents, bien que le changement de saison détermine en partie nos comportements! Ils étaient enfermés dans leurs problèmes, leurs luttes et ne percevaient même pas que la porte était grande-ouverte, que la solution était tout proche d'eux!

        Cariou haussait les épaules, il avait l'éternité pour lui! Il ressentait sa paix à chacun de ses pas, car elle ne reposait sur aucun mensonge, sur nulle illusion! Bien au contraire, elle traversait même la mort et semblait inaltérable! Cariou en profitait, s'en amusait et à l'occasion il s'en servait pour amener le rire, la détente à d'autres! C'était cela être disponible, avoir l'esprit dégagé et faire le bien! Cariou rendait la vie plus supportable et donnait de l'énergie!

        Il rêvait pourtant d'oublier RAM et de ne plus écouter que le vent, dans la lumière du ciel et on parlait d'oasis de verdure, qui existeraient en dehors de la ville! Mais comment les atteindre? Cariou ne disposait même pas d'autociel, parce qu'il n'en avait pas les moyens, mais aussi parce que se mêler au trafic était terrible! Là, bien plus qu'ailleurs, on était hors de la nature! On était dans l'agent destructeur de RAM! au cœur de sa folie! de son drame! Rien ne montrait plus combien les hommes étaient perdus que les embouteillages! Pourtant, on ne pouvait pas non plus quitter RAM à pied!

        Toujours est-il que Cariou en était venu à ne plus penser aux enfants Doms et voilà qu'il entrait dans la Tour du Pouvoir! Etait-ce un relent de culpabilité qui l'avait mené là? Car Cariou n'était pas comme les scientifiques qui manifestaient dehors! Certes, on comprenait bien ceux-ci! Le réchauffement climatique s'accélérait et malgré la montée des eaux, la situation de RAM allait encore se dégrader! Les scientifiques tenaient à alerter l'opinion, mais Cariou avait pour lui le message de la beauté et il était bien plus calme!

        Il savait que le problème était infiniment plus profond que d'accuser telle partie de la population! On n'allait pas "renverser la vapeur" seulement en chassant le CO2! L'humanité détruisait la planète, car la seule réponse qu'elle donnait à son angoisse, c'était sa domination! sa soif de vaincre, de s'imposer, et ceci était encore valable pour les scientifiques! Leur violence, leur brutalité, leur haine même et en tout cas leurs inquiétudes ne pouvaient qu'entraîner encore plus d'hostilité, de mépris dans le camp opposé! Savaient-ils au moins ces scientifiques que beaucoup polluaient par morgue à l'égard du système, parce que, s'ils avaient reconnu la justesse de l'ensemble, ils auraient eu l'impression de s'y diluer, c'est-à-dire d'y perdre leur domination?

        Les sociétés ne se sauveraient qu'en se développant spirituellement, même si cela paraissait illusoire et tout sauf pragmatique! Tant que les hommes ne donneraient pas à leur vie un autre sens que celui de leur domination, tant qu'ils resteraient donc à l'état animal, ils continueraient à se suicider! Mais Cariou était maintenant dans la Tour du pouvoir et aussitôt il ressentit du dégoût à la vue des enfants Doms! Pourtant, ceux-ci s'étaient entre-temps organisés! Ils avaient repris le fonctionnement des adultes et on les voyait aller et venir, dans leur bulle, entre les bureaux ou s'y tenir, pour accueillir le quémandeur!

        A chaque étage, il y avait un enfant Dom pour assurer la sécurité et il avait toujours la même attitude! Il était un concentré de domination! Mais le plus pénible, c'était que cette tension l'amenait inévitablement à considérer la sexualité comme la marque de sa supériorité! Ainsi réagissait le corps et l'enfant Dom déportait alors sa force psychique sur ses parties génitales, pour les gonfler et les mettre en valeur! La soumission était obtenue quand l'individu en face considérait le "paquet" et s'imaginait contraint à une fellation! Il reconnaissait le "totem"!

        Mais les filles n'étaient pas en reste! Leur séduction était si féroce, si impérieuse, qu'on avait l'impression qu'elles-mêmes exigeaient des esclaves! Si on ne "bavait" pas, elles allaient taper du pied, faire claquer leur fouet et Cariou était pratiquement en apnée dans ce monde! Que l'on pût s'attacher à son sexe et s'en glorifier, sur une planète qui brûlait, perdue dans l'espace, avec une vie qui se terminait a priori par la mort, le sidérait et lui semblait absolument absurde! Pire, pour un tant soit peu se libérer des enfants Doms, Cariou devait les imiter! Il utilisait lui aussi sa force psychique, pour valoriser sa "queue" et c'était à qui aurait "la plus grosse"! 

        A ce jeu-là, Cariou était toujours vainqueur, car sa puissance psychique dépassait de loin celle des enfants Doms! Et leur réaction était alors toujours la même! L'angoisse les gagnait, ils devenaient nerveux, ils respiraient mal, ils avaient des gestes d'affolement et ils ne manquaient pas non plus de jeter un regard plein de haine à Cariou! S'ils avaient pu le détruire sur le champ, ils n'auraient pas hésité! Mais ils ignoraient quel prix avait dû payer Cariou, pour être aussi fort! Car il avait fallu qu'il se libérât de sa propre domination, ce qui l'avait conduit à une première mort, pour ainsi dire! 

        Cependant, Cariou eut bientôt la nausée, dans cet univers et il renonça à essayer de voir Rimar! Il préféra retrouver l'air libre, où la vie était belle!

     

                                                                                                           37

     

        De son côté, Andrea Fiala était allée voir Yumi Tanaka... Elle s'était présentée comme une amie de Cariou, que Tanaka connaissait, car Andrea était surtout inquiète d'une nouvelle extrême gauche, qui se montrait violente et qui véhiculait toujours les mêmes idées fausses! Pour Andrea, les jeunes étaient manipulés, par des vieux de la vieille, aigris, frustrés et stériles, car ils attribuaient sempiternellement leur échec à une classe dominante et avide! C'était toujours la faute d'un autre et on ne se remettait jamais soi-même en question, par paresse et égoïsme, par folie aussi, quitte à rester dans la même impasse!

        Mais, si les deux femmes s'apprécièrent immédiatement, Andrea trouva toutefois chez Yumi une certaine réserve, comme si celle-ci était empêchée, contrainte et bientôt on en eut l'explication, car un jeune homme surgit, plutôt que s'invita, dans la discussion! "Andrea, dit légèrement gênée Yumi, je te présente Igor..., le fils de Dramatov!

        _ Enchantée, fit Andrea, je connais un peu votre père...

        _ B'jour! répondit Igor. Mon père a été victime des capitalistes et des violences policières!  

        _ Vous vous trompez... Il...

        _ Si je comprends bien, vous n'êtes pas des nôtres! Et ça tombe mal, car nous appelons à une grève générale! Nous allons renverser le système, toute cette boue!

        _ Oh! Je vois! Et ce sera une journée de lumière, où tout le monde s'embrassera et aura l'impression de se réveiller d'un mauvais rêve! Enfin, la justice sur Terre!

        _ Qu'est-ce que vous avez contre ça?

        _ Rien, à part que c'est une utopie! D'où vient selon vous l'égoïsme des riches, sinon de notre propre nature! Vous pouvez vous abusez vous-même, en vous donnant un ennemi commun, mais sitôt que vous l'aurez vaincu, vous vous dévorerez entre vous! C'est pas une classe qu'il faut combattre, mais la soif de pouvoir qui est en chacun de nous!

        _ Mais qu'est-ce que vous racontez! Il y a des exploiteurs!

        _ Oui, partout! chez le pauvre comme chez le bourgeois! Et peu me chaut au fond, car ils ne sont pas heureux! Mais vous, vous vous servez de votre lutte, pour masquer votre ego!

        _ Allez-vous-en! Vous êtes une des leurs!

        _ Vous savez ce qui est vraiment arrivé à votre père? Il s'est approché des enfants Doms et il a constaté avec horreur qu'il était comme eux! Sa bulle est apparue!

        _ Assez!

        _ A vous aussi il arrivera la même chose! Car le plus difficile, Igor, ce n'est pas de laisser aller sa haine ou sa violence! C'est justement de les réfréner, au profit de la compréhension, de la nuance, de la complexité, ce qui fait grandir! C'est là le vrai marchepied de la justice!

        _ On les mettra tous au pas... et ce sera enfin le bonheur sur Terre! Quant à vous, vous êtes une petite parvenue sans intérêt!

        _ Igor! intervint Tanaka!"

        Andrea haussa tristement les épaules! Elle savait qu'il était vain d'essayer de raisonner Igor et ceux qui lui ressemblaient! Les amener à lutter contre leur propre domination, c'était détruire leur monde protecteur et malheureusement faux! C'était comme les placer brutalement au sommet d'une montagne, en leur disant: "Respire!" Leur égoïsme confiné ne pouvait pas le supporter! La machine continuerait à être folle! Andrea embrassa furtivement Yumi et s'en alla!

     

                                                                                                          38

     

        Le député de gauche Durin était à la tribune de l'Assemblée de RAM! Il disait: "Mesdames, Messieurs, l'heure est grave! La planète brûle, nous le savons!

        _ De Marseille! cria quelqu'un!

        _ Silence, s'il vous plaît! demanda la Présidente de l'Assemblée.

        _ Evidemment, reprit Durin, il y a ici des trublions qui feront tout pour nier la gravité de la situation, car leurs intérêts sont ailleurs! dans le profit notamment! Mais c'est justement à eux et à ceux qu'ils représentent que je m'adresse!

        _ Oh! Eh!

        _ Laissez parler votre collègue! réaffirma la Présidente.

        _ Les scientifiques sont formels! tonna Durin. Le réchauffement climatique est bien plus rapide que prévu et nous pourrions très bientôt subir des problèmes autrement plus graves que la montée de la mer! RAM pourrait manquer d'eau et devenir un désert! Oui, Mesdames et Messieurs, c'est une menace bien réelle! Et que fait le gouvernement pendant ce temps-là? Que fait monsieur Nuit? Mais il donne des blanc-seing à ses amis les riches, les profiteurs, ceux mêmes qui nous ont entraînés dans cette galère, si je puis dire! 

        _ Oh! Eh!

        _ N'en déplaise au parti du député Morny, je ne fais qu'énoncer des faits! Quand, Mesdames et Messieurs, le gouvernement prendra-t-il ses responsabilités? Quand agira-t-il? Va-t-il attendre qu'il y ait la queue, pour avoir de l'eau? Bien entendu, les premiers qui souffriront de la soif, ce seront les petits, les écrasés, ce sera le peuple, Mesdames et Messieurs! Les amis de monsieur Nuit, eux, auront, comme toujours, à leur disposition tout ce qu'il leur faudra! Ils n'en finiront jamais d'épuiser la planète, pour satisfaire leur égoïsme!

        _ Oh! Eh!

        _ Bravo! Bravo!

        _ Le gouvernement, reprit Durin, est un assassin par son inaction!

        _ Oh! Eh!

        _ Bravo! Bravo!"

        Le député Durin passa encore devant les médias, puis il alla se coucher, fier de sa journée! Mais, à minuit, on donna des coups sourds contre sa porte! Furieux et encore à moitié endormi, il alla ouvrir! "Mais qu'est-ce que..? s'écria-t-il, quand il découvrit ses visiteurs!

        _ Coucou! firent ceux-ci. On a entendu votre discours à l'Assemblée et on est venu vous féliciter! Conquis, nous sommes conquis! Nous pouvons entrer?"

        Il y avait là des arbres, des fleurs et des animaux! Durin était tellement stupéfait qu'il ne fit aucun geste, pour empêcher tout ce monde de pénétrer dans son appartement! Bientôt, le salon fut envahi! C'était comme à la campagne! Les arbres encadraient le tout, montant jusqu'au plafond! Leurs feuilles tamisaient les lampes! A leur pied, de la mousse et des fleurs se faisaient belles et allaient et venaient joyeusement des oiseaux, des lapins, des mulots, des abeilles! Descendaient ici et là des araignées, déjà au travail!

        _ Mais... mais vous ne pouvez pas habiter chez moi! cria presque Durin.

        _ C'est si désagréable que ça? minauda une petite fleur.

        _ Nous tenions à vous exprimer notre admiration! fit un saule, qui ressemblait à une vieille sorcière. 

        _ Très bien, mais vous pouviez m'envoyer un message!

        _ Tsss! Tss! On dirait que vous ne nous aimez pas! coupa une musaraigne.

        _ Mais si! Mais si! Je vous adore! répliqua Durin!

        _ Mais non! Mais non! renchérit la musaraigne, qui balançait son museau de gauche à droite.

        _ Bon assez rigolé! s'emporta Durin. Vous m'avez remercié et maintenant dehors!

        _ Il voudrait me jeter à la rue! Moi, la vieille souche!

        _ Il voudrait me voir dans les dents du chat! gémit un moineau.

        _ Il nous voudrait sous du goudron! pleura une fleur.

        _ Sauf, vot' respect, m'sieur Durin..., fit un chêne, mais on a décidé de rester auprès de not' bienfaiteur! pas vrai les gars!

         _ Ouuuuais! Super! Hip! Hourra! répondit en chœur la nature!

        _ Mais ça ne va pas! Vous êtes complètement cinglés! hurla Durin! Je... je ne me sens pas bien... en votre compagnie! J'étouffe, voilà! Vous m'oppressez! Vous me dégoûtez même! Partez, je vous en supplie!"

        Il y eut un silence de mort, puis un rat lâcha un pet! Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase et Durin attaqua, mains en avant! Il frappa à droite, à gauche et en sueur, il se rendit compte qu'il se battait contre sa couette! "Ouf! Ce n'était qu'un affreux cauchemar!" se dit-il et il se leva pour boire un verre d''eau... "J'ai pas été bon sur ce coup-là, songea-t-il encore. J'ai pas à m'énerver comme ça! L'efficacité du discours en est diminuée!"

        Il se plaça devant la glace, fit briller une de ses couronnes, leva le bras comme pour calmer les ardeurs... Bon, tout était en place... Il n'avait rien perdu! Il était toujours le même, le tribun exceptionnel, qu'il admirait sans réserves! 

     

                                                                                                      39

              

         Bien que ministre, monsieur Nuit continuait à faire prospérer son entreprise et malgré la récente canicule, il projetait de construire une porcherie de 100 000 cochons! Le bâtiment s'étendrait sur la mer et il serait tellement gigantesque qu'on pourrait installer sur son toit des capteurs d'ondes gravitationnelles! Quant aux déchets, la solution était toute trouvée: il suffirait d'ouvrir des trappes et hop! à la flotte!

        Mais même monsieur Nuit devait convaincre  la population! Non qu'elle pût directement s'opposer au projet, car Nuit avait l'accord de ses pairs, mais il était devenu d'usage d'informer, de retenir les objections, de composer, de rassurer! Bref, l'heureux temps des décisions unilatérales n'était plus, remplacé par la volonté du dialogue, signe de progrès, de civilisation! Ou tout du moins il fallait donner l'impression qu'on respectât les autres, c'était le vernis indispensable à la réussite, qui protégeait des contestations forcenées!

        Nuit organisait donc des réunions, en compagnie du duc de l'Emploi, ce qui permettait aux deux hommes de se mettre en valeur, de faire leur "numéro" devant un public! Ils ne perdaient donc rien! Or, comme ils expliquaient combien leur projet, ainsi qu'eux-mêmes, étaient sérieux, surgit une opposition brutale! Des activistes écologistes interrompirent le débat, avec des pancartes, des slogans, qui disaient carrément qu'on ne pouvait plus bétonner! que la coupe était pleine! Pour eux, le monde devait changer absolument, s'il voulait survivre, ce qui impliquait que celui qui existait déjà fût devenu obsolète!   

        Evidemment, Nuit ne l'entendit pas de cette oreille! Comment aurait-il pu le faire? N'était-il pas au contraire à plein régime dans son rêve? Il se plaignit d'abord qu'on attaquât la démocratie! Il était justement là pour débattre et on l'en empêchait! Il se leva et tenta d'intimider les jeunes opposants avec sa carrure, mais ceux-ci demeurèrent fermes! Ils ne se sentaient pas coupables de paraître ainsi que des fanatiques, car ils étaient persuadés de s'adresser à des gens obtus et qui n'avaient aucun sens des réalités!

        C'était deux univers étrangers qui s'affrontaient! L'un désespéré et prêt à tout, l'autre plein de sa suffisance et qui ne se remettait pas en question! On était dans une impasse et ce fut le duc de l'Emploi qui perdit pied le premier! "Vous savez ce que je mets sur la table? cria-t-il debout. 400 emplois!" et il frappa effectivement la table!

        _ A quoi serviront les emplois, quand il n'y aura plus d'eau? lança un des activistes.

        _ Comment? Mais avec quoi tu vas bouffer? Avec quoi tes parents vont te nourrir? Hein?

        _ Justement! Cette question va devenir primordiale, à cause de votre putain d'ambition!

        _ Qu'est-ce que t'a dit morveux? Répète ce que t'as dit!

        _ Vous avez très bien entendu! J'ai parlé de votre putain d'ambition!

        _ Viens avec moi, morveux! Viens, on sa sortir et régler ça dehors!

        _ Vieux schnock! cria une jeune fille!

        _ Loups! Loups! hurla Nuit."

        Brax arriva avec deux ou trois hommes à lui et la bagarre commença! La confusion était totale et on échangeait des gnons dans tous les sens! Le duc de l'Emploi y allait gaillardement, car cela faisait longtemps qu'il se refoulait!

     

                                                                                                    40

     

        De nouveau, Owen Sullivan était en compagnie du Magicien, dans le Métavers! Ils cheminaient tous deux dans un chemin creux et c'était l'une des ces belles journées d'automne, où les feuillages flamboient, où la lumière devient plus douce, comme si elle s'apprêtait à mourir!

        "Si je comprends bien, dit Sullivan, nous détruisons la planète non seulement à cause du CO2 et parce que nous sommes toujours plus nombreux, mais aussi et surtout parce que le réchauffement climatique est en fait le reflet de notre énervement, de notre domination!"

        Le Magicien regarda son élève avec étonnement, car celui-ci avait fait bien du chemin entre-temps! "Plus nous supprimons de la nature ou plus l'exploitons, reprit Sullivan, et plus nous nous enlevons la possibilité de comprendre son message, visible à travers la beauté! Or, c'est un message d'espoir, de confiance! C'est un message de paix que nous détruisons, ce qui conduit à notre fin!"

        Il y eut une averse et ils s'abritèrent sous un arbre... Des gouttes tombaient dans une flaque et faisaient comme des yeux qui clignaient! Puis, le soleil revint et la promenade continua! La nature est neutre, si je puis dire, poursuivit Sullivan. Elle n'obéit pas à nos caprices et au contraire elle nous apprend la patience! Si les villes s'étendent toujours, c'est parce que la domination se nourrit de la domination! Elle ne peut pas s'apaiser! Il lui en faut toujours plus!

        Un oiseau aux couleurs vives passa au-dessus des deux hommes et ils cherchèrent à le reconnaître... Ils étaient toujours surpris par cette vie apparemment si pleine! Plus loin, un merle donnait l'alerte! "En soumettant la nature, en nous efforçant de la faire à notre image, nous nous privons de son message de paix et nous sommes en guerre contre nous-mêmes, inévitablement! continuait quasi rêveusement Sullivan. Car nous avons peur! Nous angoissons, puisque seule la beauté pourrait nous donner confiance, nous rassurer! Or, nous la piétinons, nous l'effaçons!

        Vous savez, Magicien, je crois que nous sommes horriblement pauvres! Nos luttes ne nous donnent aucune grandeur, aucune disponibilité! Nous sommes tout le temps en colère et en réalité, nous n'avons nulle force! Nous serions infiniment pitoyables, si nous n'étions pas perdus! Quand je regarde cette petite fleur blanche, avec ses étamines d'or, je me dis que notre folie est sans limites! Nous sabotons tout ce qui existe et pourtant nous ne sommes pas heureux! La moindre des choses, ce serait de demander s'il y a une solution, mais, au lieu de ça, nous affichons un visage haineux, prêt à mordre et à demander des comptes!   

        Ainsi va le cheval paniqué de la domination! Nous donnons des coups, avant d'en recevoir! Nous avons l'air de boxeurs! Quel est le message de la beauté, qui ne peut se séparer du message de la force, de la puissance, car nous ne pouvons rivaliser avec les éléments? Que nous dit-elle ou que nous chante-t-elle? Que nous murmure-t-elle, si nous savons la regarder? Mais qu'"on" nous aime! que nous ne sommes pas seuls! Ainsi voit l'enfant! Ainsi comprend-il les choses! Ainsi se tranquillise-t-il! Ainsi retrouve-t-il de l'espoir, de la force! Ainsi retourne-t-il vers les hommes, pour leur apporter sa paix! 

        Et nous coupons les arbres! Et nous rasons les talus! Et nous nous disons sérieux et que c'est nécessaire! Et nous supprimons ce qui pourrait nous rendre bienveillants! Et nous avons des visages de crapauds, de hyènes! Et nous nous écrasons les uns les autres! Et nous courons après nos chimères! Et nous méprisons la beauté, à moins qu'elle ne nous serve à épater!"

        Des rayons d'un jaune pâle signalèrent la fin du jour!   

  • Les enfants Doms, T2, (31-35)

    Doms31

     

     

     

     

                                         "Mon frère, il est champion du monde!"

                                                                         Le Grand bleu

     

                                      31

     

        L'orgueil dresse sa tête immonde! Elle est crêtée de rouge! Il a les yeux comme deux charbons, sombres, sans âme! C'est un colosse sous le ciel tempétueux! Il se met en marche! Où va-t-il? Il va vers les villes, symboles de sa puissance! Elles chantent son nom, celui de leur bâtisseur! "Investissements! Investissements!" crient-elles et il vient! 

        A chacun de ses pas, l'Orgueil écrase! Il abat des arbres, des talus, éventre des champs! Ses pieds répandent du ciment, du goudron! Après lui, la vie de la nature est impossible! Les animaux sont perdus et deviennent agressifs! Les plantes crèvent! La haine, l'agitation, la tristesse, la folie de l'Orgueil gagnent comme une épidémie! Mais le géant est aveugle: il avance les yeux sur son nombril!

        Des enfants se précipitent pour l'arrêter! Ils portent des pancartes: "Non à la porcherie! Non à la nouvelle route! Non aux énergies fossiles! Pitié pour la nature! La planète brûle!" L'Orgueil les regarde l'air sévère: on le ralentit! Il n'a que mépris pour ces sales gosses! Des rêveurs, irréalistes! L'orgueil, lui, est quelqu'un de sérieux! Il connaît les choses de la vie! Il sait que deux plus deux font quatre! que les enfants ne vivent pas d'amour et d'eau fraîche!

        En quelques gestes méprisants, il balaie toute cette marmaille! Il fait place nette, car on l'attend! Mais les gosses s'accrochent, se pendent à ses jambes, veulent atteindre la tête! Alors l'Orgueil sort des papiers et dit que détruire la Terre, c'est légal! Sur les documents, il y a plein de tampons et de signatures, mais les enfants savent à peine lire! Ils sont tellement malheureux qu'ils n'arrivent pas à se concentrer sur les papiers! 

        Ils ont l'air pitoyables, ou bien se montrent encore plus violents, si bien que l'Orgueil se secoue, les fait tomber et les piétine, en rigolant; son mépris éclatant au grand jour! C'est que derrière l'Orgueil se trouvent des charniers! Sous la terre dénudée et les arbres morts, il y a des cadavres! Ils dorment dans le froid et la boue! Ce sont tous ceux qui ont tendu un miroir à l'Orgueil, pour qu'il se voie tel qu'il est! Ceux-là ont été tués! torturés, avilis, violés, supprimés de toutes les manières!

        L'Orgueil se débarrasse des enfants! Il voit déjà les villes fortes et scintillantes, qui chantent son nom! Ici, ça sent la bouse! Le monde réel est là où il règne! L'Orgueil avance et c'est tout ce qui compte! Il ne supporte pas l'immobilité, le calme, la contemplation! Il ne sait même pas ce que ça veut dire! L'inaction l'effraie! Il ignore les vases grises, qu'un rayon transforme en argent éblouissant! Il hausse les épaules devant la patience de l'aigrette! Il n'admire pas les racines fortes de l'arbre, les houx mouillés qui s'illuminent, la paix de la pluie, la puissance des nuages!

        Tout cela est pour les enfants! L'Orgueil aime les bureaux, les assemblées, la hiérarchie! Il aime qu'on le salue, qu'on le craigne! Ainsi est le sérieux de l'Orgueil, sa gravité, son théâtre, son rêve! L'Orgueil est plein de mots importants et il construit un monde dont il est le chef! Il fustige les enfants! Il s'en gausse! Lui seul compte et ses plans! Il en a toujours! Des projets d'extension en veux-tu en voilà!

        L'Orgueil est la cause des larmes de demain! C'est lui qui pousse les enfants au désespoir et qui les rend agressifs! C'est un mur!

     

                                                                                                                  32

     

        Pendant ce temps-là, le roi Rimar et la reine Sarma remplissent la chronique mondaine! On ne voit qu'eux! Le couple se raconte aux journalistes, il expose sa vie! Rimar et Sarma dans leur nouveau salon! Leur bonheur! Leurs inquiétudes (on tremble pour eux!)! Rimar offre à Sarma un bijou de prix! Sarma achète à Rimar l'autociel de ses rêves! Le couple est comme en vitrine et c'est ce qu'il veut! qu'on parle de lui, toujours et tout le temps! Ainsi s'exerce sa domination, sous des airs anodins, quasi familiaux et donc innocents! Ainsi le couple échappe à l'angoisse de la vie, en s'en constituant le centre!       

        Evidemment, dans ce cas-là, il ne faut pas dételer, car sitôt qu'on n'est plus en haut de l'affiche, on tombe dans le vide! Pas de danger! Sarma était jeune et jolie et une source inépuisable de sujets! Rien que du côté de la mode, elle était éclatante! Elle osait tout et on suivait ses goûts, ses coups de cœur! un vrai messie! Les mâles guignaient un bout de peau! Les femelles jalousaient ses bottes!

        La reine faisait feu de tout bois, c'était la gloire! Elle était fière d'être une Numérique! Il y avait les Numériques et les autres! Ressembler aux héros des jeux vidéos, avoir leur perfection grâce à la chirurgie esthétique, était le must, le fin du fin! A ses réceptions, il n'y avait que des Numériques! C'était la nouvelle noblesse! Le peuple était grossier, en restant naturel, ce qui révélait son manque de moyens! N'avait-on pas déjà parlé des sans-dents, de ces gens incapables de se payer un bridge ou un implant?    

        Mais la reine Sarma avait aussi ses soucis: il ne fallait pas croire qu'elle n'eût pas elle aussi sa part de devoirs, de tourments! Le rôle de reine n'était pas de tout repos! Le roi Rimar devait trouver dans la reine un soutien indéfectible, elle était son équilibre, celle qui le réconfortait! Elle était son confident, sa secrétaire (car il oubliait tout! hi! hi!), mais aussi, bien entendu, son épouse intentionnée! La reine était au désespoir dès qu'elle prenait quelques grammes! Et si Rimar allait la trouver grosse et la délaisser? On comprenait son agitation!

        De son côté, le roi n'était jamais vraiment satisfait! Il bouillait! Commander RAM ne lui suffisait pas! Les problèmes sociaux l'exaspéraient! Il rêvait de grandeur, de renommée, de puissance! Il était trop tôt pour qu'il écrivît ses mémoires et pour qu'on pût le doter en plus d'un talent littéraire, ce qui aurait rajouté à sa carrure politique! Alors, il trouvait tout ce qui venait de Dominator vieux, dépassé! Les appartements de l'ancien maître étaient trop petits et sentaient le moisi! "De l'air! De l'air!" criait Rimar!   

          Il voulait de la lumière, de l'espace, du neuf, de la modernité! Les autociels devaient rutiler, impressionner! la vitesse, l'énergie se voir partout! C'était cela la puissance! la fluidité, le luxe, la propreté! Ainsi on ne sentait pas le temps, ni l'aspérité sociale! Ainsi on pouvait croire à son rêve et nier la complexité des choses, la différence! On était au sommet, seul; on dirigeait comme sur un nuage, entouré de clarté et d'efficacité! Si on n'était pas content, c'était parce qu'on ne le voulait pas! qu'on refusait l'effort!

        Ainsi allait Rimar! Il avait tout, mais ce n'était pas encore assez! Il manquait le rayonnement international, l'entrée dans l'histoire, la réputation du stratège, du politique hors pair, de l'homme de guerre! Rimar caressait donc toujours son projet d'envahir la Kuranie! Il rejoindrait ainsi les grands empereurs; son nom resplendirait au firmament! Il avait fait miroiter son idéal aux yeux de quelques officiers, eux-mêmes las de l'inaction, de la sagesse! On préparait un nouvel armement, des fusées aussi agressives que les courbes de la reine Sarma! une mort épurée! bien de son temps! numérique!

     

                                                                                                                 33 

     

        Pendant ce temps-là encore, vivait Garcia, estampillé schizophrène par RAM! Il est vrai que son quotidien n'était pas rose! Garcia était toujours la proie d'une terreur insondable! Il avait des crises! Il ne savait pas "naviguer" par temps calme, il fallait qu'il y eût la tempête! Une angoisse terrible était à ses trousses, le suivait partout, le menaçait et finalement s'abattait sur lui!  

        Pourtant, Garcia luttait de toutes ses forces contre elle! Il disposait bien entendu de médicaments, qui le transformaient en zombie, en un être insensible (la science ne fait pas de miracles!), ce qui ne l'arrangeait pas au fond, car Garcia était quelqu'un de cultivé: il aimait notamment l'histoire et la musique classique! C'était ses programmes radios et il aurait pu en faire ses délices, paraître de compagnie choisie et agréable, n'était son mal sournois, implacable!

        En effet, si Garcia écoutait une symphonie, c'était à tue-tête, fenêtres ouvertes, de sorte que les voisins en venaient à haïr la musique classique: un comble! Mais le silence, la mesure, la paix étaient interdits à Garcia! Son angoisse tapait dans les vannes! Elle affleurait au sommet de la digue... Elle clapotait là, prête déjà à déborder! "Non! Non!" suppliait Garcia, qui se raccrochait à sa musique comme à une bouée!

        Il soufflait, comme pour chasser sa peur! Il allait aux toilettes, qu'il bouchait tellement il était tendu, nerveux! Impossible de les nettoyer, de s'y consacrer! La menace d'une crise ne quittait pas Garcia! Il ne pouvait pas faire son ménage, car il lui était impossible de se concentrer, de se détendre! A peine se nourrissait-il! Il expédiait son repas surgelé, qu'il avait eu d'ailleurs bien du mal à acheter! Mais nulle préparation, amoureusement concoctée! Nul plaisir à attendre!

        Gracia fuyait toujours et c'était inutile! Son angoisse soudain éclatait, l'envahissait, l'emportait! C'était la crise! des cris à fendre l'âme! des plaintes, des gémissements! avec cette sensation que le cerveau s'ouvre en deux! Encore une fois Garcia était vaincu! Il n'était plus qu'un jouet dans les bras de sa peur! Il devenait comme fou! Où était-il? Comment on est en pleine tempête? Il hurlait, mais contre qui, contre quoi? Il se battait contre lui-même, il ne pouvait gagner!

        La crise transformait Garcia en un robot, lui faisait jouer des scènes, dont tout le monde pouvait être témoin! Car Garcia sortait dans la rue et là, il remettait un être imaginaire à sa place! Il lui criait: "T'as compris? T'as saisi?" L'"autre" devait montrer que maintenant il avait reçu le message, mais ce n'était pas suffisant! Garcia l'injuriait, lui passait un des ces savons! Et tout était mis sur la table! toute l'époque était vouée aux gémonies! Les politiciens étaient véreux! les femmes des s...! etc., etc.! C'était qu'on lui avait fait mal à Garcia et à chaque coup qu'il assénait, il demandait à l'"autre": "D'accord? T'es d'accord? T'as pigé? " Et la voix tonnait, de sorte que l'"autre" avait tout intérêt à faire oui de la tête!

        Evidemment, Garcia effrayait! On demanda bientôt son départ... et on l'obtint, car le propriétaire qui louait à Garcia était quelqu'un de puissant... et les gens de pouvoir se reconnaissent, s'entendent comme larrons en foire! Ils sont juste plus polis, avec des manières! Gracia dut partir, retrouver une institution, où il ne serait plus libre, où du personnel, lui-même maltraité, lui ferait subir mille avanies! Et on vit Garcia revenir tout de même une fois, pour revoir son ancien logement!

        Il l'aimait bien, même s'il n'y avait pas été protégé des crises, même s'il y avait souffert comme un damné! Car Garcia y avait évolué, y avait gagné un "peu dans le vent", réussissant à mieux contrôler son mal! En effet, Garcia est plein de bonne volonté! Si on arrive à lui parler, sans lui faire peur, calmement, avec raison, Garcia essaie d'être meilleur, ce qui est héroïque, car il a été écrasé il y a bien longtemps! On l'a pulvérisé, de sorte qu'il n'est plus que cendres, qu'il n'a plus aucune conscience de sa valeur, d'où sa crainte de s'échapper à lui-même! d'où son épouvante!

        Mais pourquoi raconter tout ça, alors que c'est le couple Rimar et Sarma qui nous captive! Qu'il soit heureux et occupe toute la place, n'est-ce pas là l'important?

     

                                                                                                                34

     

        Monsieur Nuit perd les pédales! Il est ministre de Rimar, mais ce qu'il voulait, c'était la place de celui-ci, la première! C'était commander, régner sur RAM! C'était d'être le numéro un, le phare! Et le voilà avec un poste de sous-fifre, aux ordres d'un tel, d'un gamin en plus! Il y a quelque chose qui ne va pas! Et Nuit enrage, trépigne, invective, tape dans sa cage! Il perd tout contrôle! D'où cela vient-il?

        Il faut rembobiner l'histoire de Nuit pour comprendre sa colère! Au fond, Nuit n'a jamais travaillé! Il a bénéficié de l'héritage de son père, qui avait fait fortune! Nuit est né avec une cuillère d'argent dans la bouche, mais il s'est créé un tout autre personnage: celui qui est arrivé par ses efforts et son talent, un vrai self-made man! au nez creux pour les affaires! Ainsi, Nuit peut crier à qui veut l'entendre qu'on réussit, à condition de le vouloir! que rien n'est impossible! que le monde appartient au plus fort!  

        Mais, en réalité, Nuit s'est contenté de faire fructifier son pactole, sous les conseil avisés de son milieu! Le dehors, Nuit ne connaît pas! Il est dans sa bulle! C'est un enfant Dom, mais de l'ancienne génération, celle qui ne connaissait ni la mondialisation, ni le Net! celle qui sortait à peine de la domination physique, ce qui donne à Nuit l'apparence qu'il est plus sociable que Rimar! Mais c'est un dominant, qui ne connaît que ce rôle et qui voit les dominés comme des faibles!

        Or, le voilà dans une situation d'échec! Il n'est plus le maître, à cause de son ambition, car c'est en voulant plus que Nuit s'est exposé et qu'il n'a pas réussi! Mais c'est insupportable pour Nuit! C'était comme si on crevait sa bulle! Il rugit, il a peur! La différence existe! L'inconnu frappe à sa porte! Il n'y a pas que Nuit, il y a d'autres personnes! Le sol se dérobe sous lui, comme si la mort était bien réelle! La mort, cette différence suprême, qui est toujours victorieuse! Comment l'accepter si on ne sait pas perdre?

        Nuit frappe du poing, fait sursauter Brax, le chef de sa sécurité et des Loups! Il effare aussi Morny, le député de droite, présent également dans le bureau! Par contre, il laisse rêveur le docteur Web, qui, comme d'habitude, du canapé admire ses chaussures bien cirées! "Ils sont partout! s'écrie Nuit!

        _ Mais de qui parlez-vous? interroge Morny. 

        _ Mais de nos adversaires! Je vous dis qu'ils sont partout! Ils grouillent, ils complotent! Ils nous "baisent", vous entendez Morny!

        _ Je vous entends Nuit, mais j'avoue que je ne vous comprends pas très bien...

        _ Mais ils sont tous de mèche! Ils mentent, Morny! Ils mentent comme des arracheurs de dents!

        _ Certes, la gauche n'est pas exempte de défauts...

        _ Mais où est-ce que vous êtes, Morny? C'est tout le monde qui ment, à commencer par les médias! Ils nous disent comment penser, Morny! Ils avancent! Ils nous bouffent la cervelle! Il faut se battre, sinon ils vont nous avaler! Ils sont là dehors! C'est la bien-pensance, Morny! Elle est en train de nous émasculer! Voilà ce qu'elle fait! Les homos, les trans, ils veulent not' peau! On est la chiffe de demain!

        _ Vous êtes surmené, intervint Web! Vous ne croyez pas que chacun essaie d'avoir une vie, de se construire! Chacun a ses problèmes, vous savez! Il n'y a pas de vaste plan!

        _ Vous n'êtes pas fiable, Web! Vous êtes au plus offrant! Je sais ce que je dis! RAM est envahie par la racaille! On est déjà de la prochaine charrette! C'est prévu! Ils ne perdent pas une seconde! Il faut se défendre, se barricader! RAM est à nous et ils ne l'auront pas!"

        Un silence plana sur la pièce... La peur fut sentie comme un courant d'air! Et si Nuit avait raison? "Vous voyez le feu en bas? reprit Nuit. Il est rouge!

        _ Non, il est vert! rectifia ingénument Brax.   

        _ Non, il est rouge! fit Nuit. Si vous le voyez vert, c'est parce qu'ils veulent que vous le voyez comme ça! "

        De nouveau le silence plana dans la pièce...

     

                                                                                                              35

         

        Depuis quand RAM a perdu son respect pour la beauté de la nature? Pourquoi la ville ne la comprend-elle plus? Il existe pourtant un temps où les hommes divinisaient les éléments, ne serait-ce que parce qu'ils en avaient peur et qu'ils ne les maîtrisaient pas! Chaque tribu avait son chaman, son sorcier, son druide qui percevaient les choses de l'esprit, qui donnait un sens spirituel à la "création"!

        Bien entendu, la domination animale, qui est en nous et qui est devenue psychique, nous pousse à nous développer inexorablement, à nous libérer de toutes les entraves et nous nous sommes rendus maîtres de notre environnement, au point de le mettre en danger! Il est possible alors que le message de la beauté n'ait jamais vraiment été compris, sauf par quelques uns et qu'il n'appartient pas au passé, mais à l'avenir! Il est à découvrir!

        Cependant, la situation étant de plus en plus tendue pour RAM, la ville obéissait à son réflexe! Elle renforçait son égoïsme ou sa domination, d'où les courants populistes qui y faisaient florès! C'était déjà ce réflexe qui l'avait conduit au bord du précipice, mais, loin d'en prendre conscience, elle appuyait sur l'accélérateur, pour une chute encore plus radicale! Moins les homme se montraient solidaires et plus ils perdaient pied! Le bébéisme montait comme l'eau qui bout!

        La haine et le mépris s'étalaient sans vergogne! Le culte de soi, notamment dans les médias, était à son paroxysme! On y voyait des gens habillés comme des cosmonautes ou à demi-nus, dans des décors luxueux, comme si la nature n'existait pas! Jamais on n'avait été aussi loin de la réalité! On voulait être une idole, bien que ce fût justement ce chemin qui nous détruisait! On continuait comme avant! On bétonnait en parlant de modernité, d'emplois, comme si la canicule n'avait pas gagné les premiers rounds!

        Mais comment arrêter des gens que le moindre vide, dans leurs agendas, effrayait? qui fuyaient à toutes jambes, dès qu'ils sentaient le silence, la majesté de la nature? qui se saoulaient incessamment d'eux-mêmes? qui angoissaient, s'ils n'utilisaient pas dans la journée leur autociel? Comment les apaiser? leur ouvrir les yeux? N'étaient-ils pas au contraire certains d'être les seuls à être lucides? RAM ressemblait à un train fou, avec des voyageurs perdus!

        "Je vous ai fait venir, Cariou, dit Nuit, pour que vous alliez parler aux... enfants Doms, comme vous les avez appelés, et notamment à Rimar! Il faut que ces gamins comprennent que le pouvoir n'est pas pour eux, mais qu'il incombe à des hommes mûrs! Dominator vous faisait confiance et je suis son exemple!"

        Cariou eut un léger sourire, puis il répondit: "Ce que vous voulez Nuit, c'est que je dégage les enfants Doms, pour que vous deveniez président!

        _ Mais oui, comment des enfants pourraient-ils nous gouverner, faire notre bien?

        _ Parce que vous, vous le pouvez?

        _ Mais certainement! Je m'en crois capable!

        _ Vous savez, Nuit, c'est plutôt vous qui êtes à plaindre... Vous ne connaissez pas la paix! Vous êtes plein de colère et de haine! Autrement dit, vous n'êtes pas heureux!

        _ Mais la vie n'est pas une partie de rigolade!

        _ Ah bon? Je pensais que vous vouliez faire le bien? Mais j'irai voir Rimar, c'est entendu! Il doit me rester quelques verroteries!"