Les enfants Doms T2


 

 

 

 

 

LUC GERARD

 

LES ENFANTS DOMS

 

Tome 2

 

 

1

 

 

Les voyageurs regardaient les ruines de la ville... Ses immeubles ne semblaient plus que de vieilles dents, émergeant de la poussière! Le soleil écrasait, desséchait tout! Le vent prenait la forme de tourbillons, qui dansaient sur les places anciennes! Ici, des enfants avaient crié dans la cour de l'école! Là, le trafic avait été dense! Là-bas, on fêtait les dieux du stade! Mais, maintenant, les rues disparaissaient sous les yeux vides des fenêtres!

Le désert était maître de la ville et donnait soif aux voyageurs! Comme le soir tombait, le Magicien leur proposa d'installer le campement et on se retrouva bientôt devant un feu, pour lutter contre le froid de la nuit! Le regard se perdait dans la flamme vive et des étincelles rejoignaient les étoiles! "Chante-nous encore l'histoire de la ville! demanda l'un des voyageurs au Magicien, qui fit entendre sa voix profonde, ensorcelante!

"RAM était le nom de la ville somptueuse!

Ses tours miroitaient sous l'orage!

Ses autociels étaient des millions!

Les flots lui léchaient les pieds!

On venait de partout pour l'habiter!

Dominator était son chef,

Mais la lumière le jeta dans le vide!

Vint alors le règne des enfants Doms!

Du roi Rimar et de la reine Sarma!

Les Followers faisaient la police!

On fouettait les hommes!

On fêtait la cruauté!

Même les chiens gémissaient!

Mais l'eau vint à manquer!

Les larmes salées de RAM coulèrent!

Le cœur dur éclata comme la pierre sous le gel!

"Dom! Dom!" chantaient les Followers,

Mais le puits était sec!

"Comme je suis fort!" disait le roi Rimar,

Mais le lézard seul était heureux!

"Comme je suis belle!" disait la reine Sarma,

Mais le sable envahissait les rues!

L'œil jaune du soleil ne quittait plus RAM!

Les habitants disparurent, comme la mer!

O RAM, vois ton pouvoir!

Vois ta folie!

Où est ta bonté?

Ta source?

Où est ton rêve?

Il ne reste que ta dureté,

Qui chante ta folie!"

 

 

2

 

 

Les enfants Doms découvraient le pouvoir, c'est-à-dire qu'ils se demandaient que faire de la journée, maintenant qu'ils étaient les maîtres! Par exemple, ils voulaient des "fringues" et ils glissaient jusqu'aux magasins, dans leur bulle, suivis par un certain nombre de Followers! Puis, ils pillaient sans vergogne les rayons, avant de les saccager, et ils regagnaient la Tour du Pouvoir, en riant de leur razzia!

Alors qu'ils s'admiraient, dans leurs vêtements de marque, l'un d'eux sur le balcon fit remarquer: "Tiens, y a un drôle de type en bas! Les Followers ne peuvent pas l'arrêter!" Le roi Rimar, la reine Sarma et quelques autres regardèrent et en effet un grand chauve, vêtu d'une veste à carreaux, se frayait un chemin parmi les Followers, malgré leur agressivité! "Je le connais! dit Rimar. Il va monter!"

Le docteur Web, puisque c'était lui, de son côté disait aux taupes: "Allons, les enfants du calme! Vous ne pouvez rien me faire, car je suis numérique! Et puis, sans moi, vous ne seriez pas là! Je suis votre créateur, pour ainsi dire... Alors, laissez passer papa, hein?" Les Followers essayaient de mordre les jambes de Web, qui devaient lever bien haut ses énormes chaussures, mais enfin il atteignit l'ascenseur!

Quand il arriva au sommet de la Tour et qu'il aperçut les enfants Doms, il poussa un soupir de soulagement: "Piiouuu! Comme elles sont terribles ces petites bêtes! Bon, les amis, j'ai à vous parler!" A cet instant, un enfant Dom essaya, par son pouvoir psychique, d'intimider Web, qui lui répliqua! "J' suis numérique, pas psychique! Donc, tu perds ton temps avec moi! D'ailleurs, je ne suis pas le seul numérique ici! J'en ai retouchés quelques uns et surtout quelques unes! N'est-ce pas, reine Sarma? J'ai refait tes lèvres et tes seins, si je n' m'abuse! pour que tu sois la plus belle..., aussi parfaite que possible!"

La reine Sarma afficha un visage pincé! "N'en aies pas honte, reine Sarma! Mon modèle est toujours la reine des jeux vidéos! Mais toi-même, Rimar, tu as demandé mes doigts d'artiste!

_ C'est exact, docteur Web!

_ Le nez, si je me rappelle bien! Je l'ai affiné, afin que tu ressembles à un de ces princes de l'image! Vous êtes la plupart ici des Numériques à votre manière!

_ Bon, d'accord, docteur, et qu'est-ce que vous voulez?

_ Eh ben, comme vous êtes en partie mes enfants, je me sens en droit de vous expliquer certaines choses! On peut s'asseoir?"

Chacun se mit à l'aise et Web reprit: "Voilà, que vous ayez le pouvoir, c'est votre affaire! Vous ou d'autres, ce n'est pas mon problème! Par contre, la vie de la cité m'intéresse hautement! Autrement dit, une économie bloquée et je ne sers plus à rien! Presque tout mon bisness, c'est de la vente en ligne! Si les gens ont peur, moi, j' gagne plus un sou et j'aime pas ça, les enfants! Non vraiment pas! Car c'est mon existence même qui est menacée!

_ Et en quoi ça nous concerne? jeta un enfant Dom!

_ Tu voudrais quand même pas que ta bobine disparaisse des réseaux sociaux, non? répliqua Web. Quoi, tu accepterais que tes Followers en bas ne pensent plus à toi et rentrent chez eux, en se demandant quels imbéciles ils ont été?"

Cette perspective d'un coup épouvanta les enfants Doms! Ils virent le spectre de l'anonymat fondre sur eux et leur puissance s'évaporer! "Alors, lâchez un peu la grappe à RAM, les enfants! reprit Web. Que les gens puissent sortir de chez eux et retrouver leur quotidien! Ce qui ne veut pas dire que vous devez abandonner la Tour du Pouvoir, mais restreindre votre influence!"

Devant le silence de ses interlocuteurs, Web regardait avec satisfaction ses grosses chaussures!

 

3

 

 

Ainsi, la vie dans RAM reprit peu à peu son cours, au ralenti cependant, les gens restant méfiants et surtout ils évitaient les parages de la Tour du Pouvoir! Toutefois, il y avait moins de Followers et si on se demandait où ils étaient passés, on revoyait tout de même des autociels et un peu de trafic! La ville avait l'air de se détendre, d'autant que certains ne prenaient jamais vraiment conscience de la gravité de la situation!

Ceux-ci restaient toujours dans leur monde, témoignaient d'un égoïsme forcené, sans l'ombre d'une honte! Ils ne considéraient les choses que suivant leur confort ou leur intérêt! Ils n'imaginaient aucunement les souffrances des autres et avec le calme qui revenait, leur sécheresse, leur irresponsabilité stupéfiait et minait, vidait à son tour!

Mais ce n'était qu'un prélude! Si on creusait un peu plus, on tombait sur une boue étrange, quasi incompréhensible, quoiqu'immonde! Il y en avait qui disaient: "Bah! Elles sont pas si méchantes que ça, ces bestioles de Followers! Et puis, on a dû les exciter! Les vrais coupables, ce sont ceux qui nous dirigent en coulisses! Vous voyez ce que je veux dire!"

On entendait des propos qui faisaient douter du bien et du mal, jusqu'au tréfonds! Et on se demandait de quelle nuit venaient ceux qui les formulaient! Quelle était leur motivation? Comment la haine pouvait diriger ainsi des individus? Pourquoi cet acharnement à combattre la raison, les faits, la simple logique? N'était-ce pas la domination qui cherchait de l'air à tout prix, quitte à créer des monstres?

Il y avait encore des particularités plus connues, comme la "chaîne des canettes"! Dans certains endroits de RAM, elle se déployait et avait toujours la même allure! Au milieu d'un square poussait une plante précieuse, appelée le Rêve et qu'il fallait incessamment arroser! Les "Picoleux" se présentaient alors et s'organisaient! Ils faisaient le va-et-vient entre le magasin et la plante! Ils achetaient une canette de bière et allaient la verser sur le Rêve! Ils formaient une chaîne, qui durait toute la journée et jusque tard dans la nuit!

Le Rêve aimait d'abord ce traitement! Il grossissait à vue d'œil! Il avait une jolie couleur, d'une beau vert luisant, et il est vrai que les Picoleux, à ce stade, étaient de vrais philosophes! Ils savaient tout! Les autres étaient des imbéciles, des gogos, mais pas eux! On ne les aurait pas! Ils avaient fait le tour de la question! Ils n'étaient pas nés de la dernière pluie et ils continuaient d'arroser!

Tout de même, peu à peu, la plante avait l'air moins fringante, avec ses feuilles qui se courbaient, comme fatiguées! Elle était en fait noyée et on avait beau lui donner encore de la bière, elle n'en voulait plus! C'est à ce moment que les Picoleux s'énervaient! Allez savoir pourquoi? Les philosophes n'étaient plus d'accord, mais sur rien! Ils se mettaient à crier, se montraient le torse, les muscles et parfois se battaient!

Le Rêve se taisait, peut-être honteux des injures des filles! Les chiens gueulaient et terrifiaient les passants! Puis, enfin, le sommeil et le silence venaient! Les philosophes, écrasés par l'effort, ronflaient et la plante en profitait pour souffler, en espérant d'autres cieux!

Mais les Picoleux n'en avaient cure, car, le lendemain, ils recommençaient leur chanson:

"V'là les Picoleux!

Qui ont plein d' bleus!

C'est la cannette

Qui les fait honnête!

 

Viens dans le square!

On tient jusqu'au soir!

Où est ma bière?

Elle était là hier!

Mais dans ma main fière!

J' suis pas zinzin!

Comme ceux du magasin!

 

V'là les Picoleux!

Qui ont plein d' bleus! Etc.

 

 

4

 

 

"J'y suis! s'écria l'un des enfants Doms! Organisons une gigantesque foire, pour nous présenter à la population!

_ L'idée n'est pas mauvaise..., dit Rimar. Il faut un minimum de paix, d'entente, pour obtenir ce que nous voulons!"

On contacta le docteur Web, qui fut chargé d'informer tout le monde et chaque commerçant se prépara! Il s'agissait d'exposer dans la rue certains de ses produits, de donner une ambiance de déballage, de fête et des restaurateurs s'installèrent un peu partout! La foule fut bientôt au rendez-vous et se mouvait lentement, comme elle sait si bien le faire, pour tromper son ennui!

"Ah! Mais vous êtes là! entendait-on.

_ Mais oui, on est venu avec les enfants!

_ Comme ils ont grandi!"

"C'est combien ça?" disait-on plus loin. "Et mon steak?", "Lui, alors, avait monté son affaire..." "Oh! Mais il a toujours été malin!" "Qu'est-ce que tu veux, toi?", etc.

On achetait des choses dont on n'avait pas besoin! On s'énervait, on se plaignait alors qu'il n'était question que de son plaisir! Mais on était là et si on pouvait concentrer l'attention, faire son show, on n'avait pas complètement perdu son temps! C'était la chaleur humaine, peinte sur une mâchoire d'acier! Mais que ne donnerait-on pas pour un peu d'eau, pour se sentir exister, remarquable, ne serait-ce qu'une seconde?

Ainsi, certaines jubilaient, sautillaient presque de joie ou certains faisaient entendre un gros rire, tel le mâle dominant pousse son cri! Pourtant, il fallut bien voir les maîtres et dès qu'ils s'annoncèrent, il y eut comme un malaise! L'appréhension se lisait sur les visages et les enfants Doms étaient tendus aussi! Ils circulaient dans leur bulle, à la hauteur des têtes, et se voulaient apparemment aimables! Rimar notamment saluait, en essayant de sourire, mais il ne voyait qu'une foule crispée!

Puis, soudain, des personnes poussèrent des hourras, crièrent: "Gloire aux enfants Doms! Longue vie à eux!" D'autres se prosternèrent, comme devant un souverain et ce n'était pas du tout préparé! Mais il est vrai que parfois on est prêt à tout, pour sa tranquillité, ses affaires! On n'a aucune fierté, ni mémoire, mais on va sans gêne du côté du plus fort! On s'adapte mieux qu'un caméléon!

Ce revirement était également provoqué par la présence des taupes, des Followers, qui se mêlaient aux spectateurs! Ils les reniflaient tout simplement, en poussant des petits "Dom! Dom!" Que cherchaient-ils? Mais une hostilité avérée, une agressivité patente et ils seraient intervenus! C'est pourquoi on se contrôlait, on s'efforçait de rester impassible, mais l'incompréhension état sans doute le sentiment le plus général! On se demandait en effet d'où venaient ces enfants Doms et qui étaient-ils exactement? Comment un telle catastrophe avait-elle pu se produire?

Il ne venait pas à l'idée des gens que c'était leurs propres enfants qu'ils voyaient là et que ceux-ci n'étaient que le fruit de leur égoïsme! Ils étaient si aveugles, quant à leur comportement au quotidien, qu'ils étaient incapables d'imaginer être les pères et les mères de leurs nouveaux maîtres! C'était pourtant leur miroir, qui passait en ce moment dans les bulles!

Andrea Fiala et Owen Sullivan étaient également parmi la foule et assistaient au défilé! Ils avaient chacun leur LAL et de temps en temps, ils le touchaient, vérifiant qu'il était toujours à portée! Ils se méfiaient surtout des Followers, qui effectivement vinrent les sentir eux aussi! Mais la neutralité qu'ils affichaient évita apparemment tout incident, même si "l'examen de passage" fut répugnant!

Seul Cariou n'avait pas voulu se présenter, car il craignait que son pouvoir psychique alarmât les enfants Doms! Il n'avait pas vraiment de haine et c'est ce qui faisait sa puissance! Rimar ou un autre auraient pu repérer cette étrange différence et tôt ou tard une confrontation serait nécessaire! Mais ce n'était pas l'heure pour Cariou! Il était allé au bord de la mer et même si elle charriait son plastique, le fondateur de l'OCED se rappelait un autre temps, sa jeunesse!

 

 

5

 

 

Dès le départ, quand il était enfant, Cariou s'était trouvé devant un os, si on peut dire, et c'était sans doute celui d'un animal préhistorique, tant sa taille était grande! Mais Cariou, dans sa propre famille, s'était toujours senti un étranger! Il voyait des choses, dont il était aussi la victime, et que personne à part lui apparemment ne considérait! Comment était-ce possible? De ses malheurs, Cariou n'était que le seul témoin et chaque jour, il était contraint de se prouver à lui-même qu'on lui avait bien fait du mal, car sa souffrance, elle, était bien réelle et il devait l'apaiser!

Il avait donc été à la fois juge et avocat et s'était construit tout seul! Cela voulait dire encore que nul ne maniait le doute comme lui et bien entendu, plus tard, il n'avait pas rejeté d'emblée une certaine idée de la psychologie, qui induit que c'est l'individu qui est capable, sous le joug d'une maladie psychique, d'exagérer son problème et la responsabilité des autres! Une légère forme de schizophrénie pouvait tromper Cariou! Pendant longtemps, par conséquent, il fut troublé, tourmenté et à la recherche de réponses!

Il entendit alors parler du Maître de la montagne! On disait qu'un sage vivait au flanc d'un pic, se contentait de presque rien et qu'il pouvait même guérir les maladies, tant il devinait qui on était! Cariou suivit un sentier pentu et caillouteux, pour arriver à un bosquet où le Maître avait son "habitation", une petite hutte en pierres, noire comme un four et tapissée de feuilles mortes! Plus loin, un ruisseau coulait, pour les besoins de la soif!

Le Maître était évidemment sec et noueux, car il vivait essentiellement des fruits des bois! "Alors, comme ça, tu voudrais devenir mon disciple! dit-il à Cariou, d'un ton légèrement dédaigneux!

_ J'en serais très honoré! répondit humblement Cariou.

_ Honoré? Pfff! T'es bien un gars de la ville! Rien ne vaut la simplicité! M'enfin, je veux bien t' prendre à l'essai! Mais j' te préviens, ce s'ra pas facile!

_ Mais je ne suis pas venu pour rigoler!

_ Bien! Alors commence par te construire un abri, un peu comme le mien! Débrouille-toi!"

Toute la journée, Cariou ramassa des branches, les assembla et les recouvrit de fougères, de sorte que, quand la nuit arriva, il fut content d'être "chez lui"! Cependant, il se mit à pleuvoir et des gouttes ne cessaient de traverser le toit! De toute façon, Cariou ne put dormir à cause de la dureté du sol! Au matin, toutefois, il fallut se réjouir d'une toilette à l'eau froide, car elle avait indéniablement la vertu d'être revigorante!

On mangeait comme les oiseaux, avec ce qu'on trouvait, mais il y avait tout de même un petit potager et on pouvait faire cuire certaines choses! C'était apparemment dans l'inconfort, le dénuement, la lutte contre soi et sa faiblesse, que se trouvait la sagesse, le bonheur! Le Maître était intransigeant là-dessus et il regardait Cariou d'un œil soupçonneux! Il invitait son disciple à toujours se dépasser: "L'orgueil est le pire démon! lui disait-il. Il est partout là où tu crois qu'il n'est pas! Méfiance!"

Ainsi, un jour que Cariou avait réussi, avec les moyens du bord, à construire une brouette, ce qui allait faciliter le travail, le Maître s'emporta et détruisit l'outil, en martelant: "Et je parie que tu es fier de ton œuvre! que ta vanité est satisfaite! T'as rien dans le crâne alors! ou dans le pantalon! Ah! Pour t' pavaner, t'es champion! J' t'apprendrai à être modeste, moi!"

Cariou fut choqué, mais il prit cela comme une leçon et dès lors, il se surveilla d'encore plus près, se demandant toujours plus, se pourchassant pour ainsi dire et bref, il était devant lui-même comme un bûcheron fend une souche! Bientôt, il fut épuisé et pleurait sans raison! L'amertume aussi le gagnait et une nuit, il sentit à l'égard du Maître une haine formidable, gigantesque, irrépressible!

Il se leva, constata qu'il y avait de l'orage et s'approcha de la hutte de celui qui avait transformé sa vie en enfer! Cariou ne pouvait plus supporter le Maître, même physiquement et il l'appela, alors que le vent faisait rugir les branches! "Sors de ta tanière, fumier! cria Cariou! Viens, on va régler nos comptes!" Le Maître sortit et Cariou l'empoigna! Les deux hommes roulèrent dans les feuilles et Cariou cognait comme un sourd, avec toute la rage qu'il avait dû contenir jusque-là!

"Pitié! Pitié! fit le Maître! Par pitié, regarde!" Cariou cessa ses coups et fixa la figure blanche du Maître! Il n'en revenait pas, car c'était lui-même qu'il contemplait! Au vrai, il était seul et se vaincre, c'était mourir, se tuer! Cariou en prit conscience et qu'il devait d'abord faire la paix avec sa personne! Il avait une intelligence nouvelle, que nul ne pouvait plus lui enlever, car elle était née d'une expérience ultime!

Le lendemain, Cariou redescendait parmi les hommes, malade nerveusement, mais pourtant prêt à affronter leur hypocrisie!

 

 

6

 

 

On raconte qu'il existe une citadelle de l'orgueil!

Elle se dresse sombre, dans le paysage, et frappe le voyageur!

Ses hauts murs silencieux paraissent inatteignables!

La citadelle est muette!

Qu'est-ce qui se passe à l'intérieur?

Nul ne le sait!

Apparemment, la citadelle n'est pas hostile...

On ne voit pas ses soldats sortir et faire la guerre!

Et pourtant...

Les alentours sont désolés!

Les arbres sont rabougris, torturés ou morts!

Les ruisseaux sont taris!

Ils disparaissent sous les ronces!

Où sont les fleurs, les papillons?

Le pays semble tenu par une main de fer!

Il devrait y régner l'ordre

Et pourtant...

Des vaches sont volées!

Des récoltes pillées!

Les paysans pleurent!

Mais à qui se plaindre?

La citadelle est muette!

Ses hauts murs semblent inatteignables!

Pourtant...

Il faut bien que le bétail soit quelque part!

Où sont les trésors, les bijoux, l'argent disparus?

On raconte que la nuit on voit d'étranges lueurs

S'échapper de la citadelle!

Que même des chants en sortent,

Pour celui qui écoute le silence et la brume!

On y fait ripaille dans la citadelle!

On s'y admire, sous l'éclat des lustres!

On y mange les meilleurs mets!

On s'y flatte avec le meilleur monde!

On s'y réjouit, on y triomphe!

Pourtant, pourtant...

La citadelle est muette!

Au matin, ses hauts murs paraissent inatteignables!

Quoi de plus austère, de plus sage, de plus digne?

Et pourtant...

Le paysage est désolé

Et les ruisseaux taris!

On dit que c'est la peur le bâtisseur!

D'où les hauts murs!

On voudrait plaindre...

Et pourtant...

 

 

7

 

 

"Le vert, c'est le mien! affirma le petit garçon.

_ Non, papa a dit que le vert était à tout le monde! répondit la petite fille.

_ Alors, le rouge est à moi aussi!

_ Non, le rouge est à moi!

_ Le rouge est à tout le monde, comme le vert!

_ Alors, donne-moi le vert!

_ Donne-moi le rouge!

_ Non, aïe! Tu m'as fait mal!

_ Aïe! Tu n'as pas le droit de griffer!

_ Et toi, de donner des coups!

_ Ginguer! Toujours ginguer! fit le grand-père dans son coin!

_ Qu'est-ce que ça veut dire "ginguer", grand-père?

_ Cela veut dire: s'agiter, ne pas savoir rester tranquille!

_ Mais il a pris le vert, expliqua la petite fille, et il dit que c'est à lui, alors que c'est à tout le monde!

_ J'ai pris le vert, car elle a pris le rouge! répliqua le petit garçon.

_ Vous me rappelez l'histoire de la planète des Agités!

_ Ah! Voilà une histoire! Et après il me donnera le vert!

_ Chic! Une histoire! Et après j'aurai le rouge!

_ Pfff! Les enfants, vous êtes comme les Agités de ma planète! Ils se chamaillaient souvent, mais surtout ils s'inquiétaient tout le temps et ils s'agitaient, d'où leur nom!

_ Mais qu'est-ce qu'ils faisaient, grand-père?

_ Eh bien, essentiellement ils changeaient les choses! non parce qu'elles étaient mauvaises, mais parce qu'il en fallait toujours de nouvelles! Les Agités ne pouvaient pas rester tranquilles, car ils avaient peur!

_ Mais peur de quoi?

_ Ils ne le savaient pas eux-mêmes! C'était plus fort qu'eux! Ils devaient se mettre en mouvement, avoir plein de projets et ils appelaient ça travailler! Ils n'écoutaient pas le vent, ni la pluie! Ils ne saluaient pas la fleur, ni l'oiseau! Ils n'admiraient pas le nuage et ignoraient la beauté! Ils allaient vite, faisaient du bruit, parlaient encore plus et ils se demandaient pourquoi ils étaient fatigués!

_ Quelle vie!

_ Oui! Ah! Ah! Quelle vie! Le problème, les enfants, c'était qu'ils n'arrêtaient pas de construire et les villes n'en finissaient pas de s'étendre! Un jour, il n'y eut plus de place! La nature avait disparu, recouverte par les villes! Alors, la planète alla voir les Agités et leur dit: "Oh! Oh! Vous trouvez pas que ça suffit! Et moi, qu'est-ce que je fais là-dedans? Comment je peux respirer ou m'asseoir?"

_ Hi! Hi!

_ Les Agités répliquèrent: "On peut pas faire autrement! C'est nécessaire!" Ils ne dirent pas à la planète qu'ils avaient peur, les enfants, car ils étaient trop fiers! Mais alors la planète s'énerva et elle les mangea tout crus! d'un seul coup!

_ C'était nécessaire, grand-père!

_ Hi! Hi! Oui, exactement! Mais après vous auriez vu la joie des d'animaux et des plantes! Tout le monde chantait: "Il n'y a plus d'Agités et on va pouvoir danser et être heureux!"

_ C'est une très jolie histoire, grand-père, et maintenant, il va me donner le vert!

_ A condition que tu me donnes le rouge!

_ Non!

_ Si!

_ Seigneur!" fit le grand-père.

 

 

8

 

 

Un roi eut une fille! Elle était belle comme le soleil et ses yeux jetaient des étoiles! Tout le monde voulait la voir, l'admirer et même la posséder! Les prétendants étaient nombreux, mais la fille disait: "Je n'appartiens à personne! Et surtout pas aux riches et aux présomptueux!"

Ces paroles fâchèrent le roi, car il aimait le pouvoir, le lustre et il voulait, à travers le mariage de sa fille, gagner en puissance et étendre son royaume! Il essaya de raisonner sa fille... Il lui demanda: "Pourquoi ne veux-tu pas faire plaisir à ton vieux père? Crois-tu qu'il ne désire pas ton bien, qu'il ne t'aime pas?"

"J'ai du respect pour mon père, répliqua la fille, mais essaie-t-il vraiment de me comprendre, de me donner toute liberté? Ou bien veut-il au fond se servir de moi?" Cet échange frappa le père au cœur, car il se sentit deviné! Mais il ne put l'admettre et il se laissa envahir par la haine! "Puisque tu es une enfante méchante, en t'opposant à ton père, tu resteras enfermé dans tes appartements! Tu ne veux pas te marier, soit! Mais alors personne ne te verra!"

Ainsi, la princesse devint prisonnière, mais sa beauté était telle qu'elle ne pouvait se languir! Il fallait qu'elle rayonnât parmi les hommes et elle se transforma en oiseau et s'échappa! On vint en informer le roi! On lui raconta qu'un oiseau multicolore saisissait les passants au marché et qu'il avait les traits de la princesse! On captura l'oiseau et présenté au roi, il redevint sa fille!

Le roi était dans une colère noire, devant l'indépendance de sa fille! Elle insultait sa puissance et il conçut un projet des plus sombres! Il fit construire un labyrinthe et y plaça sa fille! Seule une vieille servante connaissait le chemin qui menait à elle et lui apportait ses repas! Mais la princesse vivait entre des murs, éclairée par des torches et sa beauté était comme une source, qui avait besoin de couler!

Elle prit donc la forme d'un rat, qui suivit la servante et elle retrouva l'air libre et le soleil, là où elle était chez elle! Des nomades rapportèrent qu'ils avaient croisé une jeune fille d'une très grande beauté, qu'ils en avaient été subjugués, d'autant qu'elle se présentait sous les habits d'une pauvre paysanne! Le roi fulmina et sa fureur ne connut plus de bornes! Encore une fois, il se voyait trompé, impuissant!

On lui ramena pourtant sa fille, mais cette fois-ci il décida de la défigurer! Un bourreau détruisit à jamais le visage de la princesse et elle fut laissée libre, car désormais elle provoquait le dégoût, la répulsion! On la fuyait dès qu'elle arrivait, car sa balafre ou sa grimace était terrifiante! Plus personne ne cherchait les faveurs de la jeune fille et elle ne voyait que mépris pour sa personne!

Elle chercha donc les solitudes! Elle aimait les pierres, le vent et le silence! Elle n'y éprouvait plus sa laideur et parfois un berger ou une gardienne de vaches lui donnaient du pain! Puis, le temps passa et la Mort vint s'asseoir auprès du roi! "Alors comment vas-tu? lui demanda-t-elle.

_ Mal évidemment, puisque je te vois!"

La Mort soupira et reprit: "Tu connais maintenant la vanité des choses! Le monde s'écoule comme du sable dans un sablier... Ton royaume n'est déjà plus! Et la nuit vient..., la peur aussi! Tu te rappelles, ta fille! Tu te rappelles comment elle était belle! C'était un vrai soleil, tu te rappelles! Elle éclairait tes pas de toute sa beauté! Tu te rappelles!

_ Oui, dit le roi en pleurant!

_ Ne voudrais-tu pas l'avoir avec toi en ce moment? Mais tu l'as défigurée! Te rappelles-tu au moins son prénom?

_ Euh... Elle s'appelait...

_ Tsss, tsss! Déjà ton cerveau s'obscurcit! Je vais te rafraîchir la mémoire! Ta fille s'appelait Vérité!"

 

 

9

 

 

La reine Sarma s'admirait dans son Narcisse! Elle se filmait, se "scannait" sous toutes les coutures et avec complaisance! Elle faisait quelques grimaces, pour observer le gonflement de sa peau et pour de nouveau se trouver belle, par contraste! Elle était satisfaite des résultats de la chirurgie esthétique et elle acceptait d'être appelée une Numérique, car de ressembler à des créatures, nées de la technologie, lui semblait un gage de perfection et d'immortalité!

D'ailleurs, dans la Tour du Pouvoir, la reine Sarma avait peu à peu imposé l'idée que les Numériques, les enfants Doms qui avaient eu recours à la chirurgie esthétique, étaient supérieurs aux autres, constituaient une élite! Il fallait avoir été "retouché", transformé, rectifié pour appartenir au meilleur monde, être à la page, moderne! La pauvre fille, timide, avec ses boutons, son nez en trompette, sa poitrine invisible ou ses cheveux sans éclat, avait disparu, n'existait plus!

La réussite était à ce prix! Si on voulait faire envie, être le point de mire et influencer, avoir la puissance, on se devait d'apparaître telle une icône, une sorte d'étoile figée, artificielle, comme si la nature était honteuse! Le procédé n'était pas nouveau, car de tout temps les femmes avaient eu recours au maquillage et le plus souvent d'une façon exagérée! N'était-ce pas au fond pour cacher un manque de confiance en soi, puisqu'on se présentait telle une autre, comme sous un masque?

D'ailleurs, certaines femmes plus mûres, défigurées par la chirurgie esthétique, n'en étaient pas si mécontentes que cela, car ainsi jamais elles ne montreraient les effets du temps sur leur personne, ce qui n'a rien d'anodin, car la vieillesse révèle nos sentiments, en les faisant apparaître sur le visage! Tel pli amer, au coin de la bouche, signale notre égoïsme, notre avidité ou notre frustration! On a beau être enveloppé par l'aura de la réussite, on peut laisser voir au contraire qu'on n'est pas heureux et donc qu'on ment, qu'on n'est pas du tout ce qu'on prétend être!

Le visage saccagé par le bistouri concentre l'attention sur le drame qu'il constitue et fait plaindre son propriétaire, mais surtout il "immortalise" la réussite de la star, quoiqu'elle ait été victime d'un coup dur! On est prêt à tout pour ne pas se voir comme un perdant, un raté, une âme petite! Le mensonge commande le gâchis! Mais, pour l'instant, les Numériques, la reine Sarma en tête, étaient jeunes et ils se croyaient admirables et des modèles! C'était parce que leurs yeux ne quittaient pas le monde du numérique et qu'ils y puisaient toutes leurs références!

La peur imposait la domination, qui elle-même enfermait l'individu comme derrière les murs d'une citadelle! On se dressait contre tout ce qui n'était pas soi! On rejetait la différence, les vents du dehors, tout ce qui n'obéissait pas aux codes qu'on s'était donnés! Il ne serait pas venue à l'idée de la reine Sarma qu'elle ressemblait à une poupée couturée, ce que pourtant elle était! Toute l'horreur qu'elle pouvait représenter lui était étrangère, car elle ne considérait que ses seuls critères! Elle était ainsi prête à devenir dangereuse, à l'égard de tout regard qui l'aurait inquiétée, dans lequel elle se serait vue différemment, laide et même monstrueuse! La haine et la violence étaient nécessaires à la sécurité des enfants Doms, tant leur univers était spécialisé, limité!

La reine Sarma ignorait tout de la nature, elle était éminemment citadine et c'est pourquoi la planète "crevait"! Le culte de soi, pour échapper à la peur, la détruisait!

 

 

10

 

 

Cariou rêvait... Il marchait sur une grève et n'entendait que le vent et la rumeur de la mer! Là-bas, elle était invisible, derrière une barrière de rochers, mais elle n'en continuait pas moins à s'agiter, à heurter le récif, révélant sa force monstrueuse, comme si à marée basse elle ne faisait que ronger son frein!

Le sol était constitué par des millions de monticules, laissés par les vers marins et de l'eau restait dans les creux! On n'était pas vraiment sur le rivage, mais dans une zone intermédiaire appelé l'estran! Les oiseaux venaient s'y nourrir, avec de petits cris plaintifs et quand ils s'envolaient, éclatait leur plumage, telles des étoiles blanches et noires!

Le ciel se reflétait ici et là, avec son immensité et sa lumière vive, ce qui rajoutait à la sauvagerie, à la magie du lieu, d'autant que le goémon transformait les rochers en vieilles sorcières! Cariou baignait dans une beauté pure et avait oublié le monde des hommes! Le vent froissait du cristal, les algues dansaient, un échassier râlait ou du sable blond brûlait sous l'orage et l'esprit de Cariou était dans une sorte de torpeur, due au ravissement!

Mais il fallut bien se réveiller et s'habiller! Cariou contempla son appartement sombre et le compara à un trou à rat! Certes, le fondateur de l'OCED avait un toit et il y avait pire, mais dans quoi il vivait, par rapport à la lumière de son rêve et qui existait peut-être encore quelque part? "Comment pouvons-nous nous traiter ainsi?" songea Cariou. Mais le problème, c'était que la plupart n'y voyait aucun inconvénient! Au contraire, ils étaient inquiets dès qu'il n'y avait plus de murs ou de bruits!

"RAM, cité du nombril!" se dit encore Cariou. Car c'était bien la domination qui était toujours en cause! Tant que nous voulons nous flatter, que peuvent nous faire la grandeur et la splendeur de la nature? Celle-ci ne nous intéresse pas et même nous gêne! d'où nos trous à rat! Cariou soupira et sortit! Mais dès qu'il fut dehors, il se retrouva agressé!

Deux grosses guêpes foncèrent sur lui et le harcelèrent! "Si tu donnes pas, nous te piquerons!" disait l'une! "Donne pour le Sauvetage! Donne aux sœurs Com! criait l'autre!"

_ Mais qu'est-ce que ça veut dire? répliqua Cariou! Vous pouvez pas me foutre la paix?

_ Collecte des sœurs Com! Pour le Sauvetage! C'est beau! c'est grand et nécessaire!

_ Si t'es en danger, dans la mer par exemple! Tu s'ras bien content de voir les sauveteurs! Alors tu donnes!

_ Tu donnes aux sœurs Com!

_ Aux sœurs Com?

_ Ouais, c'est nous! On est dans la Com!

_ Et vous êtes sœurs?

_ Tout comme! Hi! Hi!

_ Seulement, je donne pas, quand on me pousse!

_ Ouh! Le vilain!"

Les deux jeunes femmes étaient habillées par des cirés jaunes, rayés de noir et elles avaient des ailes mécaniques, qui vrombissaient! Soudain, elles attrapèrent Cariou au collet, ni plus ni moins! Il avait le cou pris dans un noeud et plus il se débattait et plus ça serrait!

"Mais vous êtes folles! cria Cariou.

_ Pas molles, tu veux dire! Tu donnes aux sœurs Com, sinon couic!

_ Tu donnes pour le Sauvetage! C'est grand, c'est noble et nécessaire! sinon la honte!"

Cariou se demanda s'il n'allait pas utiliser son LAL, mais elles étaient jeunes et encore pleines d'illusions! Il décida de leur imposer un autre monde que le leur, un monde plus paisible et plus vrai, à l'écart de leur égoïsme, plus près de la nature!

Cariou utilisa son rêve et tout le grand souffle de l'estran transforma la rue! Ce fut comme si un coin d'éternité avait été planté dans le cœur du stress! Les deux sœurs furent balayées par l'éclat de la lumière et laissèrent là leur garrot! Le temps de la domination est ridicule par rapport à celui de la beauté!

Cariou se libéra et constata encore une fois qu'on allait vers le pire!

 

 

11

 

 

Un peu plus loin, le fondateur de l'OCED ne fut pas plus heureux, car il vit une grande agitation venir vers lui! Une foule mettait à mal un homme qui trébuchait, tombait, se relevait, était poussé, recevait des coups et de nouveau essayait de s'enfuir! On était tout près du lynchage et la victime, car ils étaient beaucoup trop contre un seul, arriva éperdue quasiment dans les bras de Cariou!

"Pitié! Pitié! cria-t-elle. Sauvez-moi, je vous en supplie!" Cariou plaça l'homme derrière lui et fit face à la foule! Il avait toujours dégagé une autorité naturelle et certaines fois il était parfaitement décidé à tenir tête à n'importe qui! C'était une question de justice et ici il fustigea la foule: "Vous n'avez pas honte! Vous frappez un homme qui ne tient même pas sur ses jambes? Qu'a-t-il fait pour mériter cela? Il assassiné quelqu'un? Il a abusé d'un enfant?"

Comme personne ne répondait, Cariou se retourna, ainsi que l'affaire aurait été close, et il prit celui qu'on maltraitait par le bras et s'éloigna! Mais il savait que derrière on allait revenir de sa surprise et qu'on s'en prendrait à lui! Heureusement, un taxiciel passa et Cariou, en compagnie de l'homme, s'y engouffra! A l'intérieur, il poussa un ouf de soulagement et demanda à son voisin: "On vous ramène chez vous?

_ Eh bien, pour l'instant, je préférerais éviter de rentrer à la maison! J'ai peur qu'ils ne soient là-bas aussi!

_ Bien! Vous pourrez vous reposer chez moi... Après, on verra!" répondit Cariou, qui donna son adresse au chauffeur.

Une fois chez Cariou, l'homme commença à se détendre dans le canapé: "C'est paisible, chez vous! dit-il. On sent que vous réfléchissez!

_ Oui, ça m'arrive! Vous voulez boire quelque chose?

_ Non, rien, merci. Mais je ne me suis pas présenté, je m'appelle monsieur Temps!

_ Et moi, Jack Cariou! Mais pourquoi vous en voulait-on, monsieur Temps?

_ Eh bien, je n'en sais trop rien, car je ne fais de mal à personne! Au contraire, on a souvent besoin de moi et on se plaint très vite de mon absence! Et pourtant, dans le fond, on ne m'aime pas, on me méprise!

_ Oui, je crois comprendre pourquoi... Vous n'êtes pas facile à cerner!

_ Si je l'étais, je ne serais plus moi-même! Il est normal que je ne me révèle pas d'emblée! Sinon où serait mon utilité... ou l'évolution? Mais, monsieur Cariou, ma femme est restée là-bas... et je crains qu'elle ne soit à son tour malmenée!

_ Hum! Je veux bien y retourner, pour voir ce que je peux faire... Comment la reconnaîtrai-je, votre femme?

_ C'est madame Calme! Il n'y a pas plus gentille!

_ Je doute qu'elle le soit encore tout à fait! Cette foule était tout sauf commode!

_ Vous avez raison! C'est une petite femme aux traits doux, vêtue dune robe bleue claire, avec deux boucles d'oreille émeraude!

_ Bon, ça devrait suffire! Eh bien, faites comme chez vous...

_ Attendre, je sais faire!"

 

12

 

 

Cariou retourna sur les lieux et s'aperçut qu'il y avait du monde auprès d'un bâtiment! Il s'approcha et se fraya un passage parmi les gens, qui avaient tous les yeux vers un étrange spectacle! A la grande surprise de Cariou, des enfants Doms survolaient la foule et semblaient mener un jeu! Parvenu encore plus près, Cariou put voir de quoi il s'agissait!

La lumière était vive et éclairait un supermarché! Tout y était parfait: les produits s'y étalaient au cordeau et à l'infini! Rien que le rayon des yaourts aurait pu être longé à vélo! Un petit groupe de personnes âgées, portant des numéros et tenant des caddies, étaient sur une ligne de départ! Certaines avaient l'air apeurées et avaient le dos voûté, mais d'autres au contraire arboraient un visage farouche, bien décidés à gagner!

Un enfant Dom lança le petit groupe, qui s'éparpilla! Un femme fonçait, remplissait son caddie, telle une machine, et n'hésitait pas à bousculer ceux qui se mettaient sur sa route! Elle ne respirait pas, toute contractée, mais elle faisait la joie des enfants Doms, qui voyaient en elle la parfaite concurrente, car elle jouait le jeu et s'y montrait impitoyable! Ils l'excitaient donc, ainsi qu'ils auraient encouragé leur propre miroir!

Par contre, une petite dame n'avait pas encore réussi à quitter les premiers rayons, ceux des fruits et légumes, et elle donnait l'impression d'être perdue! La colère gagna un enfant Dom, qui s'abattit sur elle! "Mais qu'est-ce que tu fais? lui cria-t-il. Tu ne remplis pas ton caddie? Mais c'est pour ton plaisir! Alors, vas-y!

_ Mais tout ça me dégoûte! gémit la pauvre femme. Il n'y a rien de bon ici! On se moque de nous!

_ Quoi? Il n'y a rien de bon? Mais tu es folle! Il y a tout ce que tu veux!

_ Mais c'est de la nourriture industrielle! Vous ne le saviez pas? Et puis, c'est tellement pléthorique que ça me donne envie de vomir!

_ Pléthorique? Mais qu'est-ce que ça veut dire?

_ Ecoutez, laissez-moi aller dans une épicerie digne de ce nom... J'y trouverai des produits artisanaux et...

_ Pas question! Tu dois jouer au jeu!"

La femme commença à sangloter et Cariou n'eut aucun mal à reconnaître madame Calme! Elle était prise dans un étau et perdait ses nerfs! Un autre enfant Dom, une fille, arriva et la situation s'envenima! "Qu'est-ce qu'elle a cette mégère? s'écria la nouvelle venue.

_ Elle est pleine de dégoût pour ce qu'elle voit! expliqua l'autre enfant Dom.

_ Mais je ne suis pas un robot tout de même! se plaignit madame Calme.

_ Tu es surtout complètement toquée!" répliqua la jeune fille.

Les spectateurs suivaient ce qui se passait, notamment grâce à des écrans géants, et ils voyaient en même temps la femme "machine", qui était déjà à la caisse, et les démêlées qu'entraînait l'attitude de madame Calme! Entre les deux, les autres concurrents continuaient plus ou moins vite ou docilement à faire leurs courses, sous les cris et les invectives des enfants Doms!

Soudain, madame Calme s'éleva dans les airs, commandée par le pouvoir de la fille Dom et elle fut conduite jusqu'à un magasin de vêtements, situé dans la galerie qui entourait le supermarché, un étage au-dessus! Là, d'autres filles Doms rejoignirent celle qui "manœuvrait" madame Calme et toutes entreprirent d'habiller celle-ci d'une autre manière, en lui proposant dans un tourbillon les articles qui leur tombaient sous la main!

"Regarde comment t'es sapée! s'exclamait l'une. On dirait un sac!

_ T'es plutôt casual ou preppy? enchaînait une autre.

_ On va te faire grunge ou edgy! De l'air, bon sang!"

Madame Calme ne voyait plus que des vêtements, des rouges à lèvres, des lunettes noires et des bijoux qui brillaient! Elle était étourdie par les filles Doms, mais aussi par l'odeur et l'éclat du neuf! Elle touchait les étoffes et le cliquetis des porte-manteaux résonnait en elle! Ainsi, elle ne fit pas attention au départ des filles Doms, qui ne s'amusaient plus, et elle était seule quand Cariou s'approcha: "Madame Calme, dit celui-ci. Je suis venue vous chercher... pour vous ramener à votre mari, monsieur Temps!

_ Hein? Je...

_ Allez, venez! C'est fini, vos bourreaux sont partis!

_ Non, je... ne veux pas partir, je suis bien ici! Les filles sont mes amies et toute cette richesse...!

_ Mais votre combat, les produits artisanaux..., l'art de vivre que vous aviez à cœur de défendre?

_ Ah oui! Mais, avec monsieur Temps, je dois l'avouer, j'ai toujours eu froid! Ici, je me sens en sécurité! C'est là ma place, parmi tout ce luxe!"

Madame Calme serra des articles près de son nez et en respira à pleins poumons leur matière! Elle s'enivrait sous la lumière d'un spot et son visage semblait rayonner! Cariou n'insista pas et la laissa dans ce paradis de cuir et de tissus!

 

 

13

 

"Alors, vous avez retrouvé ma femme? demanda monsieur Temps, quand Cariou fut de nouveau en face de lui.

_ Hélas oui!

_ Qu'est-ce que ça veut dire?

_ Cela veut dire qu'on a perdu votre femme!

_ Hein?

_ Des filles Doms l'ont soûlée avec des vêtements! Elle a été éblouie par le luxe et n'a plus voulu bouger!

_ Mais... mais comment?

_ Les beaux articles, la mode lui ont donnée le sentiment de la richesse, du confort, de la sécurité! Elle a dit qu'elle avait toujours eu froid ou peur avec vous!

_ Mais... mais elle est dans une illusion! Les riches ne sont pas heureux!

_ Non, mais on peut faire semblant! On peut aussi se contenter d'un bonheur bancal, égoïste, qui tiendrait dans une boîte à chaussures! N'est-ce pas ce que font la plupart?

_ Sans doute... Mais j'avais l'impression d'avoir formé madame Calme, de l'avoir convaincue!

_ Je comprends votre déception, mais l'ensemble de la société tire dans un certain sens et il est difficile de lui résister! On croit qu'on peut vivre juste en consommant, que "ça va passer comme ça", si je puis dire, et si malgré tout on éprouve du mal-être, on cherche des responsables! On dit qu'on est exploité, pas assez payé, que le gouvernement s'en met plein les poches... Enfin, bref, vous connaissez la chanson! On ne va jamais à l'essentiel!

_ Mais c'est pour ça que je suis là!

_ Et vous faites peur! Qu'adviendrait-il si tous les hommes prenaient conscience que nous sommes sur une minuscule planète, perdue dans un milieu hostile, avec une vie qui se termine par la mort? Certains sont prêts à tuer pour ne pas entendre ça et conserver leurs habitudes, même s'ils sont mécontents! Madame calme a rejoint le plus grand nombre, afin de fermer les yeux!

_ Elle n'a pas fini d'en voir! Pour ses besoins et garder sa cécité, il y a un prix à payer! Il va falloir qu'elle obéisse et qu'elle gobe toutes les couleuvres! On a sa place qu'à la condition d'accepter la hiérarchie! Il faut accepter le théâtre du monde et subir son mépris!

_ Oui, elle va manger des cailloux!"

Les deux hommes restèrent un moment silencieux... "Finalement, on est bien chez vous! reprit monsieur Temps.

_ Oui, je n'ai aucun mal à me confier à vous... C'est comme si je vous avais toujours connu!

_ Mais c'est le cas, car je me glisse toujours dans les esprits qui sont doux, paisibles!

_ Certains y voient de la tristesse, un rejet!

_ Mais on ne peut pas grandir en étant toujours occupé! Il faut de l'espace pour que l'esprit se développe, mûrisse! Il faut qu'autour de lui il y ait du vide, de l'attente!

_ Comment un arbre pourrait croître dans un lieu clos?

_ Exactement! Et il n'y a pas plus fermé que l'égoïsme! S'occuper toujours de soi, c'est une prison!"

 

 

14

 

 

Dans RAM, les syndicats s'agitaient! Les enfants Doms au pouvoir, l'inflation et l'endettement, qui existaient déjà du temps de Dominator, n'avaient pas cessé de croître! Beaucoup se trouvaient donc devant des fins de mois difficiles et ils demandaient une augmentation de salaire! Mais la gravité de la situation n'était qu'un déclencheur, car le mal était plus profond!

En effet, les "gros bras", les travailleurs qui montraient le plus leur mécontentement, étaient aussi ceux qui avaient recherché dès le début la plus complète sécurité! Ils ne s'étaient pas mis en demeure de chercher un sens à leur vie! Ils n'avaient pas essayé d'affronter leur peur, au nom d'un idéal qui les auraient rendu sensibles à la beauté, à une injustice infiniment plus vaste que celle qu'ils déterminaient entre les profiteurs et eux-mêmes!

Ils n'avaient pas remis en question leur propre égoïsme! Ils avaient préféré croire en des calembredaines sur la lutte sociale et par exemple que le riche et le pauvre eussent une nature, une logique identiques, ne leur était même pas venue à l'esprit! Ce qui les arrangeait, c'était de se persuader qu'ils avaient des ennemis, en l'occurrence les capitalistes, qui empêchaient le bonheur sur Terre! D'où venait le capitaliste, pourquoi était-il si avide ne les interrogeaient aucunement!

Les "gros bras" donc s'étaient vus en victimes dès le départ et s'étaient enchaînés malgré eux à un travail répétitif, voire pénible! A partir de là, ils n'avaient pas d'égoïsme, ni de peur et ils n'avaient pas recherché obstinément la sécurité! On était hypocrite et on était prêt à mener des combats excessifs et même absurdes, puisqu'on ne voulait pas considérer le "tuf", au profit de ses illusions, de son confort!

Certes, les travailleurs n'avaient pas l'intelligence, ni la culture des cadres! Dès l'école, ils avaient senti leur infériorité, en avaient souffert et l'idée d'une classe dominante, dirigeante s'était forcément imposée à leur esprit! Mais s'ils étaient hostiles à cette classe, s'ils nourrissaient à son égard de la haine, n'était-ce pas parce que eux-mêmes voulaient être les chefs, les dominants? S'ils avaient été en quête de la sagesse, pourquoi auraient-ils jalousé des gens que leur avidité rendait dur et malheureux? Mais ils étaient aussi égoïstes que les capitalistes et dans ces conditions, on comprend combien un travail sans perspectives, qui ne donne pas le sentiment de se développer, avec un salaire fixe, peut peser, miner et rendre désespéré et irascible! La moindre contrariété, comme une tâche supplémentaire, et a fortiori l'inflation deviennent l'étincelle qui met le feu aux poudres!

Cette fois-ci, les syndicats étaient menés par Dramatov, l'ancien chef de Tanaka! C'était tout le dessous de RAM qui était en ébullition et qui remontait à la surface! Partout, on voyait des groupes sortir de terre, montrer sa colère et ses drapeaux! On se dirigeait d'un pas décidé vers la Tour du Pouvoir! On en allait en découdre avec les Followers et les enfants Doms! On n'avait peur de rien! Des grèves paralysaient déjà la ville et on obtiendrait... quoi? la vérité, la lumière, la paix, le bonheur? Non, on voulait juste un salaire décent! Et de la reconnaissance aussi? Oui, de la reconnaissance aussi, car on le méritait! Bref, on n'était pas heureux et on ne savait pas pourquoi!

Dramatov en tête, on arriva face à la Tour du Pouvoir et on balaya les Followers, qui n'étaient plus en grand nombre! Les "petites bêtes", en effet, ne se sentant plus vraiment utiles, avaient peu à peu disparu et sans doute étaient-elles retournées à leurs affaires, à leurs rêves, qui les transformaient elles-mêmes en enfants Doms! Mais, ce fut donc le roi Rimar qui dut affronter les syndicats et parler à Dramatov!

En compagnie de quelques sujets, il descendit dans sa bulle vers la tête du cortège et demanda: "Qu'est-ce que vous voulez? Pourquoi vous nous déranger?

_ On veut une augmentation de salaire, pour résister à l'inflation! répondit Dramatov.

_ Ouais, ouais, c'est ce qu'on veut! firent d'autres derrière. La justice sociale pour tous!

_ Ah bon? fit Rimar. C'est vraiment l'altruisme qui vous mène! L'équité, c'est bien ça?

_ Exactement! répliqua encore Dramatov! L'égalité pour tous! Pas vrai les gars?"

A cet instant, Dramatov s'éleva d'une manière inexplicable au-dessus de la foule! Que se passait-il? Il était maintenant dans une bulle et s'en alarmait! Il semblait n'y rien comprendre et pourtant la voix de stentor de Rimar retentit! "A la vérité, tu es comme nous, le syndicaliste! Tu veux le pouvoir et tellement que ta bulle existe et qu'elle est à ton service!"

"Regardez votre chef, reprit Rimar à l'adresse des manifestants. Il est lui aussi un enfant Dom et qu'est-ce que peut lui faire au fond l'égalité? Vous enragez non pour la justice, mais parce que vous vous sentez méprisés! C'est votre ego qui souffre! Combien d'autres parmi vous ne sentent pas leur bulle se former?"

Chacun se regarda et prit peur! On se dispersa sous les cris de Dramatov, qui ne supportait pas lui-même ce qu'il était vraiment!

 

 

15

 

 

De nouveau, le roi Rimar était en face du docteur Web! "Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à la fin? gémissait Rimar. D'abord, le commando Mécontent et maintenant les syndicats! Mais pour qui me prend-on? Moi, ce que je veux, c'est m'amuser!

_ Comme tous les rois! répondit Web. Mais il faut vous y faire, vous voilà super maman!

_ Quoi?

_ Vous êtes la super maman de la majorité! C'est vous qui la nourrissez et créez ou non son bien-être! S'il y a des problèmes, ils viennent de vous! Vous combattre, vous critiquer est devenu aujourd'hui la seule raison de vivre, en empêchant l'angoisse du vide! C'est comme si vous aviez inventé la mort!

_ C'est un peu comme les chats avec leur maître!

_ Exactement! Vous êtes le super dominant et comme les autres veulent aussi dominer, ils se frottent à vous pour exister! Cela va jusqu'au fake évidemment! Toute opposition est bonne, car elle caractérise, singularise!

_ Soit! Mais ça ne fait pas mes affaires! Je n'ai pas envie de discuter, de composer, de lâcher du lest! Ce que je veux, c'est régner, sentir ma puissance!

_ Bien entendu, Majesté! Mais pourquoi vous ne déléguez pas?

_ Qu'est-ce que vous voulez dire?

_ Mais prenez des ministres! Ils feront le job à votre place! C'est eux qui traiteront avec la population! C'est encore eux qui vous représenteront à l'Assemblée!

_ Vous avez raison: déléguons! Mais quels ministres choisir?

_ Mais vous pourriez prendre les deux candidats à la succession de Dominator! L'un est de droite, monsieur Nuit; l'autre est de gauche, madame Tanaka! Mettez le premier à la finance, car la droite aime l'argent plus que tout! Et la seconde devient ministre de la protection sociale, pour un gouvernement équilibré!

_ Bien, bien, Web, vous vous occupez de ça!

_ Je vais mettre les sœurs Com sur le coup! Elles vont vous arranger ça pile poil!

_ Les sœurs Com?

_ Ouais, ce sont deux ambitieuses qui travaillent dans la Com...

_ Et elles sont vraiment sœurs?

_ C'est tout comme! Hi! Hi! Excusez-moi, c'est un mauvais jeu de mots! Alors, c'est d'accord, on fait comme ça?

_ Oui, mais je m'ennuie Web! Je voudrais de l'action, qu'on parle de moi! qu'on me craigne, que le nom de RAM retentisse sur toute la planète!

_ Que diriez-vous d'un nouveau building? Il pourrait battre tous les records de hauteur!

_ C'est trop gentil ça, Web! Vous connaissez la Kuranie?

_ Bien sûr! Rien ne m'échappe, vous savez! C'est un petit Etat, qui a réussi à empêcher la montée des eaux! Ils ont un système de digues incroyable!

_ Ce qui a préservé leurs cultures! J'ai bien envie d'annexer la Kuranie, Web! On m'en saura gré dans RAM!

_ Oh là! Oh là! Vous ne croyez tout de même pas que les Kuraniens vont vous remercier!

_ Mais voilà l'action dont je vous parlais! Voilà ma puissance sur le devant de la scène! Car entre les deux armées, il n'y a pas photo, hein, Web!

_ Non, en effet! Vous êtes bien plus fort! Mais vous voulez verser du sang, à notre époque? C'est tout sauf moderne, si je puis dire!

_ Pensez-vous, Web! Je vais juste menacer et ils me donneront les clés!"

 

 

16

 

 

"Pourquoi pleures-tu?

_ Je pleure sur les hommes! répondit le ciel.

_ Et quand tu ne pleures pas?

_ J'ai les yeux secs et durs! C'est la canicule!"

 

C'est un terrain vague dans RAM et deux hommes s'y regardent à distance! Le vent chahute leurs cheveux ou fait grincer quelque carcasse! Puis, les deux hommes se rapprochent l'un de l'autre... Ils ont le visage grave et enfin... ils se serrent la main! C'est Piccolo et le professeur Ratamor qui se réconcilient! Mais soudain un coup de feu et une pierre éclate aux pieds de Piccolo!

"Mais c'est un piège! s'écrie-t-il.

_ Mais non, je vous assure..., réplique le professeur!"

Un nouveau coup de feu et un peu de poussière s'élève à côté! "Venez!" fait le professeur à Piccolo et tous deux se mettent à courir, pour se jeter dans un trou! Deux autres détonations et le bord du trou se fragmente! Piccolo et le professeur baissent la tête, puis ce dernier se relève et crie par-dessus le trou: "C'est toi, Lapie?"

Une voix forte leur parvient, quoique lointaine: "Un peu qu' c'est moi, Ratamor! Allez, fais-moi plaisir, montre ta tête!

_ Qui c'est? demande Piccolo.

_ Une psy que j'ai humiliée!

_ Seigneur!

_ Ecoute Lapie, reprend Ratamor, laisse partir Piccolo! Il n'est pour rien dans cette histoire!

_ Négatif! Y aura pas d' témoins! De toute façon, c'est un pervers narcissique comme toi! Vous êtes tous pareils!

_ Un pervers narcissique? fait Piccolo à Ratamor.

_ Oui, bon, répond le professeur, quelqu'un qui est égoïste et dévalorisant! On va pas faire un cours ici! Faut trouver un moyen de s' tirer d' là!"

Piccolo montre alors la bouche d'un conduit à moitié enterré... Ratamor a d'abord un frisson, puis hausse les épaules, en signe de résignation, et les deux hommes entrent dans le conduit et se mettent à ramper, l'un à la suite de l'autre. Cela descend légèrement et mène à un rebord, où les deux hommes peuvent se redresser, en contemplant un courant boueux des plus répugnants!

"Un égout! s'écrie Ratamor. Autrement dit une impasse!" A cet instant, un léger bruit métallique leur parvient et à peine le mot "grenade" échappe-t-il aux deux hommes qu'ils plongent dans le cloaque, tandis que des flammes viennent lécher sa surface!

 

 

17

 

 

Un peu plus loin, ils émergent, se regardent et continuent de nager jusqu'à un petit quai, où ils peuvent sortir du liquide, s'asseoir et souffler! "Elle a bien failli nous avoir! dit Ratamor.

_ Oui, c'est un problème que la science ne comprend pas!

_ Hein? Mais de quoi vous parlez?

_ De la passion! du feu qui brûle en nous!

_ Ah! Pardon! Nous l'étudions sous toutes les coutures! C'est chimique, psychologique, sociologique, etc.!

_ Ben voyons, la raison qui explique la passion, alors qu'elle en est justement l'opposé! Vous autres, scientifiques, vous êtes comme des enfants! Vous démontez le monde sans pouvoir le reconstruire!

_ Nous comprenons le monde et nous pouvons même le recréer!

_ Non, ce que vous en faites est amputé et incohérent, ce qui entraîne notre angoisse! La seule raison nous perd! Vous voyez cette toile d'araignée?"

Piccolo se leva et s'approcha de la toile: "Vous, vous pouvez me dire, fit-il, que nous avons là un arthropode et vous pouvez m'expliquer comment il construit sa toile et c'est déjà admirable! Cela devrait vous enchanter, mais au lieu de ça, puisque vous avez compris le phénomène, vous n'avez plus de sentiments! La magie n'opère plus, car vous êtes le maître! l'adulte, le responsable, le gars à qui ont la fait pas!

_ Vous exagérez, Piccolo, comme d'habitude!

_ Pour ma part, je suis ravi jusqu'au fond de l'âme! Quand je vois ces perles de rosée sur la toile, je me dis que c'est d'une grâce infinie, que jamais un homme ne pourra produire quelque chose d'aussi génial! même si c'est le résultat d'un phénomène naturel! Je me sens en sécurité, Ratamor! Car je ne suis pas le maître! Il y a infiniment plus grand que moi! Je peux alors être sans haine, parler d'amour et donner de l'espoir!

_ Mais la science donne des solutions! C'est elle le progrès! Quand vous serez malade, on en reparlera!

_ Mais la passion ne doit pas être détruite au profit de la raison! Elle n'est pas l'ennemie de l'homme, quelque chose d'anormal, bien au contraire! L'homme qui se croit seul et responsable de son avenir ne peut pas guérir de son angoisse! Il est submergé par les problèmes, il n'est plus l'enfant confiant, d'où nos sociétés chaotiques! Nous avons tout et ne sommes pas heureux! Cela devrait vous frapper!

_ Mais je n'ai pas votre illusion, moi! J'ai besoin d'être objectif!

_ Mais vous avez encore plus besoin d'innocence et de légèreté! de rire! Ce n'est pas vrai?

_ Ah! Ah! Si sans doute!

_ Alors pourquoi refusez-vous la clé de la beauté? C'est votre ego qui y renâcle? Vous ne croyez tout de même pas que je puisse être paisible, en me mentant à moi-même, si?

_ Mais il s'agit d'accepter la dure vérité! C'est cela être un homme! Je me tiens debout avec ma raison... et j'accepte ma fin!

_ Et moi, Ratamor, je brûle! Je brûle! Je suis un fleuve de lumière!"

 

 

18

 

 

De nouveau, la reine Beauté parcourait RAM, avec tout son éclat! Elle était dans le feuillage d'or, qui s'illumine avant l'hiver! Elle couvrait les arbres de sa dentelle de lumière et la ville de son ciel d'un bleu doux, seulement troublé par de légers cheveux blancs!

Elle disait aux habitants: "Regardez-moi! Voyez comme je suis infinie et comme je vous aime! Ainsi, vous vous sentirez en sécurité! Vous n'aurez plus peur et vous serez gonflés d'espoir! Vous êtes mes enfants et vous n'avez donc rien à craindre! Vous êtes mes enfants et comment je pourrais vouloir votre malheur! Je veux au contraire vous rendre heureux et regardez -moi, regardez ma beauté et vous verrez combien je vous aime!"

Mais la reine Beauté s'égosillait, criait en vain, car nul habitant ne faisait attention à elle! Elle laissait tout le monde indifférent! Ce qu'elle disait ne touchait aucune oreille! On était complètement sourd et on ignorait sa présence! Non, chacun avait bien d'autres préoccupations! Chacun avait beaucoup de soucis et s'agitait! Chacun était troublé, sérieux, se montrait maussade, voire hostile ou agressif! Eh! Mais c'est que l'abîme nous entoure!

Mais qu'est-ce qui nous tourmente à ce point? Mais c'est nous-mêmes, c'est notre nombril, notre ego! Suis-je fort, belle? Voilà ce qui nous tracasse! Dame, c'est là notre angoisse! "Où sommes-nous? Est-ce que je suis bien? Ai-je du succès?" se demande notre amour-propre et voilà tout notre sérieux! La reine Beauté à côté nous crie qu'elle peut nous donner la confiance et le bonheur, mais nous n'en avons cure! Nous préférons notre nombril et nos inquiétudes!

Pire, comme à chaque fin d'été, RAM était sur les nerfs! La température baisse, les vacances sont terminées, la routine reprend et le début de l'hiver, c'est un peu comme si la mort approche! On se mettait donc en grève, pour montrer son mécontentement, sa colère! On défilait dans RAM, avec des visages déterminés: "A bas les profiteurs! A mort les riches!" C'était le grand bal de l'hypocrisie! C'était la fête de l'impasse! C'était l'amour-propre qui cherchait sa truffe!

La reine Beauté, autour du cortège, resplendissante, magnifique, infinie, clamait: "Regardez-moi et vous serez en sécurité! Vous voyez comme je vous aime! Dans une seule goutte d'or, il y a plus de magnificences que dans tous les palais! Comment pourrais-je vous abandonner et ne pas vous aimer d'un amour infini! Si je suis autant généreuse pour la moindre feuille, comment pourrais-je me montrer avare avec vous?"

Mais les habitants n'en avaient cure! Ils criaient: "La justice pour tous! Des salaires décents! De l'argent, voilà ce qui va me rendre heureux! Le riche au poteau!" Et ceux qui ne manifestaient pas se tortillaient, s'inquiétaient, se hérissaient et se demandaient: "Est-ce que je suis bien, fort ou belle? Où sommes-nous? Qu'est-ce que c'est que ce monde? Pourquoi ai-je peur? Oh! j'ai peur! Mais est-ce que je suis bien, belle ou fort? Des salaires décents! Une bonne assurance! Une belle voiture! Une mutuelle! Une bonne retraite! Je suis le plus fort! la plus belle! Mais peut-être ai-je un peu trop de fesses? Ah! Si j'avais dix centimètres de plus! plus d'argent! La sobriété énergétique, je m'assois dessus! Et les profiteurs?"

Ainsi allaient les habitants de RAM, à côté de la reine beauté, qu'ils ignoraient totalement! Ainsi viendront le ciel noir et la pluie froide...

 

 

19

 

 

RAM est maudite! RAM est maudite! Elle a été construite sur un ancien lieu sacré, qu'elle a profané! Il y avait des esprits qui dormaient et la ville les a réveillés! Ils se sont mêlés aux habitants et maintenant ils les tourmentent, les harcèlent! Ce sont des djinns, des farfadets, des démons que d'antiques sorciers avaient réussi à emprisonner et à enfermer dans les entrailles de la terre! Mais RAM la maudite les a bousculés, dérangés et ils se vengent!

Le fantôme est près de toi et il te dit: "Comment sera demain? Aujourd'hui, tu as à manger, mais plus tard? Ton eau coule du robinet et si elle venait à s'arrêter! Et cette douleur à la hanche? Et ta fille? Et les phoques, t'y penses aux phoques? 15%, c'est pas vingt! Tu es bien là, tu es sûr? A ta place, je me méfierai!

Ton silo est rempli, mais tes choux, est-ce qu'ils vont venir? Tu trouves pas que ton tracteur fait un drôle de bruit? Ah, parce que tu crois que la subvention, tu l'auras tout le temps? D'accord, t'as gagné au loto, mais tes amis, tes parents, est-ce qu'ils vont pas vouloir tout prendre? T'es riche, mais le vendeur se moque de toi! C'est un voleur, il va t'avoir!

Regarde ton salaire, il bouge pas! Par contre, la crise, elle, elle bouge! "Ils" augmentent les prix! Ils te pompent! Ils se gavent, tandis que toi, tu es là dans le froid et il faut qu' t'ailles au boulot! Non, mais tu les vois pas rigoler! T'es la poire! Mais si, t'es la poire avec un grand P! Si seulement, t'avais un peu de courage, tu te rebellerais! Mais t'es une lavette! une lavette avec un grand L!

Ton porte-monnaie est à sec, mais pas celui du profiteur! Lui, il est à l'aise! toujours! Y a ceux qui se gobergent et les autres! Tu es leur esclave! Il faudrait leur tordre le cou à tous! Regarde comme ils te méprisent, te toisent! Y 's' marrent, sûr! C'est toi le benêt! T'as bien sorti les poubelles, au fait? Tu vas voir tes factures! Et puis ta voiture va bien tomber en panne! Et bing, le garagiste va s' rembourser sur ton dos! C'est de bonne guerre! Lui aussi est plumé!

D'accord, ton entreprise marche bien! Ton CA est en progression, mais qu'est-ce que ça veut dire? Une coupure d'électricité et hop, tu plonges! Tu licencies! Tu mets des gens à la rue! Toi, le capitaliste, le parvenu! Mais non, ta femme n'a pas d'amant! J'ai rien dit là-dessus! Je me permettrais pas! D'accord, faut quand même y penser! T'as la mine un peu grise, à causes des soucis! Tu vieillis, quoi! Eh! Eh! ça joue!"

Chaque jour, les démons prennent leur revanche! Ils rient, ils tiennent les habitants de RAM sous leur coupe! C'est comme s'ils les fouettaient, leur enlevaient toute joie, toute paix! Ils gâtent tout! Ils sont dans les aliments, les habits, dans chaque chose! Ils pourrissent chaque moment! Eux seuls s'amusent! Les habitants sont leurs marionnettes! Ils exultent!

Dès qu'ils voient un visage souriant, ils fondent sur lui! "T'es heureux avec ta nouvelle veste! font-ils. T'as raison, elle est belle! Et puis tu l'attendais depuis si longtemps! Tu t'es privé pour l'avoir, bravo! Mais est-ce qu'elle ne tire pas un peu sur le côté? Il semble qu'elle soit un peu juste... Enfin, ce que j'en dis, je ne suis pas spécialiste! Mais tu ressens tout de même une gêne? Voilà! Et puis les boutons, c'est pas du solide ça! Tu la renverrais pas au vendeur? Non, non, j'ai rien dit, trop de peine pour ça!

Eh! Eh! Tu vois pas un peu qu'un SDF bave dessus! Dame, ceux qui font des sondages, peuvent même eux aussi postillonner! De toute façon, c'était perdu d'avance... Tout est fini! On continue de s'agiter, mais on sait bien que c'est en pure perte! T'as de la haine? Tu viens de te faire plaisir et tu fais la gueule! Oh! Oh! T'es peut-être malade? Bi ou même tripolaire! Paraît qu' c'est pire! T'es peut-être pas là finalement! Schizo! t'es schizo! C'est ça! j'ai mis le doigt d'ssus! Il est schizo, le mec!

Easy! easy! J' plaisante! T'as des palpitions? Le mal gagne, que veux-tu! "Ils" t'ont bien eu, tu sais! Ils se sont servis de toi et maintenant, ils te jettent! Où çà? Mais dans leur sale éternité! Tu l'as dans l'os! Et le temps file, bon sang! Moi, à ta place, j' passerais à la vitesse supérieure! Tu veux être servi, oui ou non? Laisse pas passer ta chance! Prends! Ils ne donneront pas! Si tu t'imposes pas, personne ne viendra te chercher! Bouge! Fonce! Crois en toi! Non, mais regarde ce peureux!

Allez, ma vieille, on s' laissera plus faire! Fini le temps où t'étais gentille! Le mâle, maintenant, on le broie! Il est out! C'est l' vagin qui triomphe! C'est toi, la numéro une! A condition qu' t' en mettes un coup! SPA à dix neuf, pour tes rougeurs! Quoi, t'as envie de pleurer! T'en as marre? T'es épuisée? T'es bien restée une gonzesse! Oh! Comme j'ai eu tort de miser sur toi! Quoi, tu voudrais aimer, espérer, rêver! Oh! Oh! t'es une "loseuse", ma parole! Rien! Y a rien! Tu m'entends! T'es toute seule! Alors fais ton job! Sois à la hauteur!"

Ainsi vivait la population de RAM, comme sous le règne d'un empire étrange! Chaque jour, elle tirait des blocs de pierre! Elle suait, souffrait, sans savoir qui étaient les maîtres et pourquoi il fallait tant de peines! Beaucoup s'écroulaient et mouraient de soif! D'autres les méprisaient et marchaient dessus! Un nuage de poussière, des bruits, des cris, des pleurs, voilà tout RAM!

 

 

20

 

 

"Hein, grand-père, les filles sont des pipelettes! dit le petit garçon.

_ C'est même pas vrai! répliqua la petite sœur.

_ Pour les garçons, répondit le grand-père, les filles parlent trop! Mais, pour les filles, c'est le contraire: les garçons ne parlent pas assez! Mais laissez-moi vous raconter l'histoire de la planète dont les habitants avaient une tête cubique!

_ Hi! Hi!

_ Chic alors!

_ Eh bien, les enfants, c'était une étrange planète, car tous ses habitants avaient une tête cubique, comme je l'ai dit, c'est-à-dire que leur tête formait un petit réservoir, dans lequel il y avait plein de mots!

_ On les voyait, grand-père?

_ Oui, très bien! Le réservoir était tout noir à cause des mots et quand les gens se mettaient à table par exemple, ils parlaient et le réservoir se vidait! Le niveau baissait! A la fin du repas, il ne restait plus que quelques mots et la discussion s'arrêtait!

_ Ils n'avaient plus rien à dire!

_ Exactement!

_ Mais comment ils remplissaient de nouveau le réservoir, grand-père?

_ Oh! D'abord, ils se nourrissaient, pour reprendre des forces, et puis ils dormaient! Le lendemain, leur réservoir était de nouveau plein... et à midi, ils recommençaient à le vider! Il faut savoir que plus le réservoir était grand et plus on était important sur cette planète! Mais il y avait des enfants dont la tête était comme aplatie et on se moquait d'eux! On leur disait: "Tu n'as pas de réservoir, ni de mots et tu es donc fait pour écouter!" A la vérité, on les traitait d'imbéciles!

_ Han! Grand-père, ils devaient être bien malheureux!

_ C'est vrai! Ils pensaient qu'ils étaient vraiment stupides et généralement, ils restaient silencieux! Mais que pouvaient-ils faire, avec leur tête aplatie, devant les grands réservoirs?

_ Hi! Hi!

_ Ceci étant, les Têtes aplaties, appelons-les comme ça, disaient tout de même quelques mots, mais alors c'était des mots qui fâchaient les Grands réservoirs! Et ceux-ci tapaient avec leur réservoir les Têtes aplaties, ce qui faisait qu'elles étaient encore plus aplaties!

_ Elles avaient donc encore moins de mots!

_ Elles se croyaient encore plus bêtes!

_ Je vois que vous suivez et que j'ai des petits-enfants intelligents!

_ Mais elles disaient quels mots, grand-père, pour fâcher les Grands réservoirs?

_ Eh bien, elles ne le savaient pas vraiment elles-mêmes! Mais c'était comme si elles perçaient les Grands réservoirs avec une aiguille, car tout de suite ils se vidaient, en jetant sur elles tous leurs mots!

_ Elles étaient plus fortes que les Grands réservoirs!

_ Tout juste! Et si mes Têtes aplaties à moi allaient maintenant se coucher?

_ T' as l'air d'un Grand réservoir, quand tu dis ça, grand-père!"

 

 

21

 

 

L'enfant était triste... Il regardait la pluie tomber et tout était gris, noir, sale, comme le monde! A table, l'enfant mangeait en compagnie de ses parents, mais il avait l'impression d'être avec les spectres de l'égoïsme et du mensonge! Bien sûr, la discussion était animée, la vie apparemment battait son plein et on parlait de batailles, de personnages, de victoires, mais ce n'était pas le pays de l'enfant, il en était étranger et il voyait cela comme un théâtre! Lui, l'enfant, habitait le désert de la tristesse et son cœur était mort depuis longtemps!

L'enfant était seul! Combien d'injustices, de larmes? C'était cela le pays de l'enfant! Tenez, voici mon cœur! Et ils le piétinèrent avec une sorte de rage! L'enfant regardait son cœur meurtri, sanglant, souillé, en ne pleurant pas! Même cela il l'avait appris! ne pas pleurer! garder ses larmes! Il était devenu dur, comme de la pierre! On ne pouvait plus l'atteindre! Il était mort! Quand cela? Il ne se rappelait plus! Mais on pouvait jouer avec son cœur, qu'est-ce que ça pouvait faire? Où était l'enfant? Dans le royaume de la tristesse!

Qui es-tu l'enfant? Rien! Ou peut-être une plaie! Comment t'appelles-tu? Excusez-moi, mais mon nom me fait mal aux lèvres! Tu as bien des amis? Oui, les filles sont comme des soleils! Mais il y a la nuit! Il y a l'abîme! Il est partout, même dans les soleils! Il est sans fin! L'amertume est mon lot! Mon désespoir est tellement grand que je ne peux pas en parler! Il y a un mot qui me fait rire! C'est le mot justice! Hi! Hi! C'est un joli mot, pas très éloigné du mot vérité d'ailleurs! La justice! Il y a des adultes qui parlent de justice sociale! Il y a donc des bourreaux qui réclament la justice! Quelle farce!

L'enfant ne voulait qu'aimer... Il était fait pour cela et ils l'ont brisé! Ils lui ont dit qu'il était coupable, mauvais, menteur! Il s'est vu comme une charogne puante! L'innocence est un oiseau que l'enfant regarde s'envoler! L'enfant est un esclave! Chaque jour, il marche au fouet, pour pousser la charrue! la charrue de l'existence! Mais les maîtres de l'enfant sont des fourbes! En secret, ils se réjouissent, ils ont du plaisir, du contentement! Chut! Il ne faut pas le dire! Sinon..., c'est double peine! C'est la tempête! Il faut obéir, celer sa bouche, son âme! ne plus espérer! mourir! tuer en soi toute révolte! Il faut survivre! La rage dehors est infinie! Elle flaire! Elle cherche la faille, le signe de vie, la querelle! Le silence, le mur, la tranquillité, l'orage s'éloigne, le contrôle est passé!

L'enfant ne rêve plus! Il est mort depuis longtemps! Il est plus vieux que les adultes! Ce sont eux les enfants! Il y en a qui s'amusent, qui sont pleins de rires et de fêtes! Tant mieux! Mais ce n'est pas le pays de l'enfant! Lui doit se surveiller, être prêt pour la catastrophe! Il doit rester vigilant! Le mal est partout! Il peut survenir à tout instant! Ceux qui s'amusent l'ignorent, mais l'enfant le sait! On peut lui demander ses papiers subitement! mettre sa chambre sens dessus dessous! C'est un contrôle! On peut l'agonir d'injures! le presser comme un citron! On peut chercher la faille, le défaut, le signe de vie, mais l'enfant s'en moque! Il est inatteignable! Il appartient au royaume des morts!

Il a dit: "Voici mon cœur, piétinez-le!" et maintenant il le regarde avec indifférence! Qu'est-ce que ça peut faire? Le mot justice, hi! hi! Non, mais sans blague! Y en a qui réclament la justice? Ils ne savent même pas ce que c'est!

L'enfant regarde les nuages gris... Il doit s'habiller, faire ceci, cela... Que dit le psy au rescapé des camps? Ah oui, vous êtes trop complaisant avec vous-même! Reprenez-vous, mon vieux! L'enfant ne doit pas s'attendrir! C'est lui qui est en faute, pas les adultes! Dame, ils font tout pour que l'enfant soit heureux! Ils travaillent, pour lui payer des études, etc., etc.! L'enfant est un robot, qui ne peut même pas aimer sa peine! la respecter! Son cerveau gonfle! C'est son refuge! C'est là qu'est sa puissance, dans ses méninges! L'enfant est un cerveau anormal! Sa puissance psychique est sans pareille!

L'enfant sort de chez lui... Il a son Narcisse, il est paré! Ainsi va l'enfant Dom!

 

 

22

 

 

L'adulte aboie! Que dit-il? Que crie-t-il? Qu'il faut que les choses changent! que l'enfant doit travailler! qu'il faut qu'il arrête de se croire le centre du monde! parce qu'on se crève à la tâche, pour subvenir à ses besoins! Il est hors de question que ça continue ainsi! Il y a des choses plus importantes que l'enfant!

L'adulte aboie! L'adulte martèle! L'adulte assomme! Il détruit! Il frappe! Il fustige l'égoïsme de l'enfant! Il lui fait peur! Il lui dit que le monde des adultes est dur! qu'il faut travailler, travailler dur! que lui, l'adulte, est plein de sacrifices! que lui aussi voudrait s'amuser, comme l'enfant, mais il ne peut pas! Il a des devoirs!

L'adulte jure! Il est scandalisé! Il n'en revient pas de l'égoïsme de l'enfant, de sa paresse, de son laisser-aller! Il en est révolté! L'adulte jure qu'il n'a pas de plaisirs! que la vie est dure! qu'il faut en mettre un coup, que si chacun faisait comme l'enfant, était aussi égoïste que lui, le monde deviendrait zinzin! qu'il n'y aurait plus qu'à jeter l'éponge!

L'enfant se sent coupable, haïssable! Il a peur! peur des coups, de la colère! Il dit qu'il comprend, qu'il regrette, qu'il deviendra meilleur! L'enfant a peur de décevoir! Il demande pardon! il supplie même! Il regrette! Il ne fera plus la faute! C'est promis! Il va changer!

Bien, bien, fait l'adulte! Le message a porté! L'adulte est plus calme! La tempête s'apaise! Voilà l'adulte radouci! Il dit encore quelques mots, il se veut un peu complice, entraînant, comme s'il regrettait lui aussi de s'être tant emporté! Il inspecte encore, hume un peu l'air, puis, il s'en va enfin!

Où va-t-il? Il raconte comment il a remis dans le droit chemin l'enfant! Il se justifie auprès d'un autre adulte! Il explique, il goûte à nouveau sa colère! Il en reprend un petit peu, il en fait sentir les échos! Il se donne raison! Il s'enivre encore, alors que l'enfant, lui, est tremblant! L'enfant demeure à vif! Il est choqué! Il n'est plus qu'une plaie, un bourdonnement! C'est un fantôme, qui doit saluer l'adulte, avant d'aller à l'école!

L'adulte l'encourage, le menace encore et l'enfant enfin s'échappe! Dehors n'existe pas! L'enfant est choqué! Le monde extérieur est un brouillard! Car l'enfant n'est pas encore revenu à la conscience! L'enfant est malade, sans le savoir! Il est hébété! Il est le monde! car il n'a que lui! L'enfant est dans un gouffre, insondable! d'une tristesse infinie! L'incompréhension est le seul cosmos de l'enfant! Injustice est le nom de l'enfant!

L'enfant se sent haïssable et devient muet! Il obéit aux ordres! Il est dressé! Il doit tout prévoir, même de rire! quand il le faut! L'enfant doit savoir tout faire! C'est une question de survie! L'enfant est attentif! toujours en alerte! Il est vieux! C'est un vieux soldat! un vétéran, sans âme! Il écoute, il guette, il attend, c'est son job! Il doit toujours être prêt, s'il veut moins souffrir!

Mais que voit l'entant? qu'entend-il? que comprend-il? Mais que l'adulte s'amuse! que l'adulte se gave, prend, prend encore et prend toujours! qu'il n'y a nul sacrifice chez lui! qu'il ment! que l'adulte est plein de boue, qu'il dénigre, méprise, qu'il écrase! L'adulte est plein de fêtes! Il est centré sur lui-même! Seul son égoïsme existe, sa personne! Il n'est préoccupé que de lui-même!

L'adulte jouit et a oublié l'enfant! Il a jeté le fruit, la pelure! L'adulte en critique d'autres! Où est sa charité? L'adulte rêve de pouvoir! Où est sa piété? L'adulte fait comme il veut! Où est sa contrainte? L'adulte se gave, n'en perd pas une miette! L'adulte est faux, méchant, haineux! Il se paye de mots! L'adulte est soûl, repus à cause de ses plaisirs, sous les yeux de l'enfant!

La colère monte dans l'enfant! un cri! un désir de vengeance, de justice! Pourquoi l'enfant respecterait-il l'adulte? parce que celui-ci a peur, qu'il est aveugle, que la vie est dure? Pourquoi l'enfant serait plus intelligent que l'adulte? Le désespoir de l'enfant est réel, pas celui de l'adulte!

L'adulte est plein de fêtes et il dit qu'il travaille! Ainsi pense l'enfant Dom, prêt à détruire l'adulte!

 

 

23

 

 

L'enfant est seul, toujours! Dans la rue, il est une petite machine à penser, une vrai pile électrique! Il dégage de l'énergie, de la force, il se consume, mais il ne peut pas faire autrement! Il est son monde! Il n'existe que par la pensée! A chaque instant, il doit avoir le sentiment de soi, car il est seul et seul dans un milieu hostile, sur lequel il ne peut pas compter!

Bien sûr, l'enfant est entouré d'adultes, il est toujours dépendant! Il connaît les codes, il sait comment ça fonctionne! Il dit: "Bonjour madame, bonjour monsieur!" Il est très poli, c'est un bon enfant! Dame, il faut de l'argent, ne pas brusquer le système, pour être tranquille! L'enfant peut paraître irréprochable, un véritable enfant! Ce qu'il n'est pas cependant!

L'enfant a pesé, jugé l'adulte et il ne l'aime plus! L'adulte a trahi, a failli, il est faux, injuste, violent! Il est hypocrite et une source de peines! L'enfant est plus mûr, plus intelligent, plus réaliste, plus clairvoyant! Ce n'est pas vanité de la part de l'enfant, c'est malheureusement un constat! Car l'enfant aurait bien voulu s'amuser, être léger, être enfant, mais il a dû réfléchir, apprendre à survivre, à se construire, à se donner lui-même les réponses à ses questions! C'est lui l'adulte, l'affranchi, et au fond le maître!

C'est lui qui voit, prévoit, sait! Mais, comme il n'est encore qu'un enfant, tout cela est dissimulé! Pourtant, partout où il va, l'enfant domine! Il est le maître, le dieu! Car autour il n'y a rien, que du vide, que de l'hypocrisie, de la lâcheté et de l'égoïsme! L'enfant n'a aucune confiance dans le monde des adultes! Il le méprise! L'enfant ne peut que compter sur lui-même! S'il n'est pas le chef, s'il ne brûle pas, si son psychisme s'éteint, alors l'enfant disparaît, est désintégré par la peur!

L'enfant ne se repose pas! Il s'épuise, il se consume! Il ne peut pas dormir! Il a peur! Les adultes mentent et c'est comme ça qu'ils croient vivre! Le psy aussi ment et c'est comme ça qu'il croit avoir les réponses! L'horizon de l'enfant est vide! L'enfant est amer, car l'adulte a failli, est un clown! La politique, l'économie, le sexe, la guerre, le réchauffement climatique, tout cela accable l'enfant! Où est l'espoir? se demande l'enfant! Où sont les réponses? Où est la sécurité? L'enfant ne rêve que de dormir, de se reposer! C'est déjà un vieux soldat, qui lutte contre le sommeil! Il doit continuer à veiller! Il ne peut pas faire autrement!

L'hypocrite est forcément irresponsable! Il peut écraser l'enfant, car il se persuade qu'il le fait justement! Puisque lui-même, l'hypocrite, ne prend pas de plaisirs, parce qu'il travaille et que c'est le sens qu'il donne à sa vie, alors il peut écraser l'enfant, sous l'idée du devoir, du sacrifice! Parce que l'hypocrite a peur et qu'il dit qu'il n'a pas peur, il peut se moquer de l'enfant qui a peur! Il l'humilie volontiers, il le détruit par le mensonge, la fausseté! Il le trompe et l'enfant va vers son malheur!

L'enfant Dom est là, sage comme une image! C'est un bon petit enfant! Il dit: "Bonjour madame, bonjour monsieur!" et on le caresse et on lui sourit! Il a même l'air idiot! Mais l'enfant Dom ne perd pas le nord! C'est un vieux soldat! Il guette déjà sa proie! Car il est le maître et il ne saurait tolérer de rival! Sous son air innocent, c'est une machine à penser, une vraie pile électrique! qui demain asservira! humiliera, commandera! sera sans pitié! Car son cœur est vide!

 

 

24

 

 

A quoi rêves-tu l'enfant? A la vérité, la justice, à la reconnaissance, au bonheur! Tu n'es pas heureux? Tu n'as pas d'amis? Tu ne t'amuses pas? Non, je sais que le mal est là, mais les autres ne le savent pas! Les autres ne le voient pas ou ne veulent pas le voir! Si tu méprises ou écrases, tu fais le mal! Si tu veux le pouvoir, commander, diriger, te sentir supérieur, parader, tu fais le mal! Tu ne travailles pas, tu fais le mal! Travailler, pour moi, c'est de ne pas faire le mal!

L'enfant est dans sa bulle et il travaille! Il réfléchit, en même temps qu'il crée sa bulle! Il prend son Narcisse et lui demande: "Dis-moi que j'existe! que j'ai de la valeur, que je ne suis pas seul! Dis-moi comment faire! quelles sont les réponses!" Et le Narcisse lui renvoie le monde avec son mensonge, sa fausseté et le monde demeure incompréhensible à l'enfant! Le monde perd l'enfant et lui-même, car le monde se détruit à cause de son mensonge! Travailler, c'est ne pas faire le mal! Ce n'est pas pointer!

L'enfant est comme un alpiniste: il est collé à la paroi! S'il lâche la prise, il tombe! Si l'enfant ne comprend pas le monde, s'il ne peut pas le changer, il en devient le maître! Seul lui compte, accroché à la paroi! Ainsi naît l'enfant Dom! Etre le maître, c'est exister! Le monde tourne autour de soi et non l'inverse! Le monde est commandé et n'est plus effrayant! L'enfant est dans sa bulle et il commande! Il est le maître et n'a plus peur, car le monde, c'est lui!

L'enfant Dom est une fleur serrée sur elle-même! L'enfant Lumière est une fleur ouverte! L'enfant Dom concentre, l'enfant Lumière rayonne! L'enfant Dom est terrible, épuisant, l'enfant Lumière est apaisant et léger! L'enfant Lumière est un sujet d'étonnement pour l'enfant Dom, qui voudrait la force et la paix de l'enfant Lumière! Car l'enfant Dom est perdu! Il croit qu'il n'y a que le commandement, la domination! Il ne croit en rien d'autre!

Pour l'enfant Dom, le sexe est comme un verre d'alcool! Il est forcément brutal, sans tendresse, sans amour, car il est la distraction, l'échappatoire! Il est la seule chose, avec l'alcool, qui arrête la tension, la concentration de l'enfant Dom! Le sexe est pour l'enfant Dom comme de l'eau dans le désert! L'enfant Dom saute dessus et s'enivre! Il veut s'y perdre, ne plus réfléchir, s'en abrutir! L'enfant Dom ne connaît pas la caresse, ni la tendresse! Il est dur, comme le monde!

L'enfant Dom ignore la beauté! Il ne sait pas ce que c'est! L'enfant Dom ne voit que lui-même, il ne regarde pas la beauté! L'enfant Dom est une citadelle dans la ville! Il est dur comme le béton! Il ne connait pas la gentillesse des fleurs, ni la majesté des nuages! Les jeux de l'eau le laissent indifférent! Il trouve la nature ou la beauté ridicules! C'est l'enseignement des adultes! La beauté n'a pas de secrets, elle est accessoire! Ainsi parle l'adulte, qui détruit son monde et donc lui-même!

D'où vient l'enfant Lumière? Mystère! Il aurait dû devenir un enfant Dom! C'est la pente! Le dur entraîne le dur! L'enfant Dom n'a pas eu de jeunesse! Il n'a pas eu d'innocence! Il ne voit rien autour de lui, pour lui donner de l'espoir! Le monde est pour lui un cirque! L'enfant Dom connaît le froid du vide sidéral! Il éprouve le vertige que lui cause l'immensité du cosmos! Il se raccroche à lui-même, pour ne pas sombrer, être pulvérisé!

L'enfant Dom voit les adultes continuer à se mentir, comme les moucherons s'agitent dans la toile d'araignée! L'enfant Dom joue les affranchis, les durs, car c'est lui le maître! Mais au fond il est perdu, il n'est qu'un enfant! Seul l'enfant Lumière l'étonne et l'attire! Comme il voudrait la paix de l'enfant Lumière, car elle résiste à l'enfant Dom!

 

 

25

 

 

Le rideau bleu de la nuit se lève et le jour apparaît! Le théâtre du Nécessaire commence! La queue des véhicules mène à la ville et sur la scène le premier acteur joue son rôle! C'est l'élu et il chante: "Si j'agrandis ma ville, c'est parce que c'est nécessaire! Si elle s'étend toujours plus loin, c'est parce que c'est nécessaire! Il faut des logements, des infrastructures, parce que c'est nécessaire! Sinon la ville meurt! Je ne fais que le nécessaire! Je suis au service de la population! Je ne veux que son bien! que le bien de ma ville!"

Il tourne plusieurs fois sur lui-même, alors que la musique, sur un air entraînant, l'accompagne! Il reprend: "Je fais juste le nécessaire! Je ne suis pas ambitieux! Je n'ai pas envie qu'on parle de ma ville, comme d'une réussite! Je ne veux pas qu'on me parle de moi! Je sais me tenir tranquille! Je ne suis pas angoissé, si je ne fais rien! Je sais rester sage! Je ne suis pas égoïste, ni vaniteux! Je suis juste prisonnier du nécessaire, ouais! prisonnier du nécessaire!"

Le chœur: "Juste prisonnier du nécessaire! Il est juste prisonnier du nécessaire! Si sa ville s'étend! s'il bétonne tant et tant! s'il coupe les arbres, s'il détruit, c'est parce qu'il est prisonnier du nécessaire! Il dirige les Eaux, la Métropole, le journal, le pétrole, le foot! Il est copain avec le promoteur, les entreprises, le monde entier! Il est cosmique, juste parce que c'est nécessaire! Il veille sur toi, parce que c'est nécessaire! Vois! Il est juste prisonnier! Sa geôle est la raison! Il n'est pas ambitieux, méchant! Il n'aime pas le pouvoir, mais juste le devoir! Vois! Verse ta larme! Car un héros est né! Il est pur! Regarde ses ailes d'ange! Il monte au ciel pour toi!"

A cet instant, l'élu est tiré par des câbles vers le haut de la scène, alors que se déploient dans son dos des ailes d'ange! Il reprend: "Je rejoins mon dieu, mes déesses! C'est la nécessité, la raison! J'ai éclairé le monde, fait son bonheur, j'ai montré la voie! Les égoïstes, les irresponsables de toutes sortes, les cœurs avides peuvent changer, en suivant mon exemple! Regarde mon œuvre: des kilomètres de béton, alors que la planète s'écroule, surchauffe, s'assèche! J'en ai mis en coup, pas vrai! J'ai tout détruit, mais je ne regrette rien, c'était nécessaire!"

Le chœur: "Vois ce héros! Vois ce martyr de la raison! C'est nécessaire! Suis son exemple! Mens comme un arracheur de dents! Fausse toutes les pistes! Sinon tu n'y arriveras pas! C'est nécessaire de mentir! Saccage! Saccage! c'est nécessaire! Bétonne, bétonne, c'est nécessaire! Le monde brûle, s'assèche, mais tu auras été juste!

L'élu: Et l'emploi!

Le chœur: L'emploi! Loi! Loi!

L'élu: Responsable!

Le chœur: Sable! sable!

L'élu: La grandeur! Ma ville jusqu'à l'horizon! Je danse sur ma ville! Je m'enivre d'elle!

Le chœur: Prisonnier du nécessaire! Prisonnier du nécessaire!

L'élu: Oh! Viens dans ma ville! Fais la queue avec ta voiture! Rejoins mon cœur, le chaudron de mon âme! Vois comme tout ça bouillonne! C'est la modernité, la nécessité!

Le chœur: Prisonnier du désert! Prisonnier du nécessaire!

L'élu: Je ne suis pas égoïste, ambitieux, vaniteux! Je ne me mens pas! Je ne trompe personne! Je suis juste nécessaire!

Le chœur: Prisonnier du nécessaire! Prisonnier du désert!

Un technicien: Y a plus d'eau... Coupez! Y a plus d'eau!

Le chœur en sourdine: Juste nécessaire! Juste nécessaire!

L'élu en arrière: Suis mon exemple! J'ai éclairé le monde!

Le technicien: Ben, y a plus d'eau! Faut arrêter la pièce!

Le chœur: Juste nécessaire! Juste nécessaire!

L'élu: La raison! la nécessité!

Le technicien: Normalement là, je fais pleuvoir! Mais c'est plus possible! Y a plus d'eau!

L'élu: Quoi?

Le chœur: Prisonnier du désert! Prisonnier du désert!"

 

 

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Aracnus mangeait dans son donjon, son fidèle serviteur à ses côtés... "Pouah! Ce monde est affreux! s'écria Aracnus, qui lisait aussi le journal. Viols, crimes, violences! Tout part à vau-l'eau! A cause des technocrates, des intellos du pouvoir! La mondialisation, la mondialisation! Ils n'ont que ce mot à la bouche! Et nous? Et le pays? Ils le trahissent! Ils galvaudent l'héritage de nos pères! Snif!"

Le vieil Aracnus se moucha, avec un carré de toile sale, puis il reprit: "On permet tout! On accueille les étrangers! On perd notre identité! Ah! Je me rappelle les ancêtres et la fleur de lys! Tous blancs qu'on était! On avait les manières! On était poli, attentif, serein! On protégeait le faible! Le pauvre trouvait toujours à manger! On remplissait nos devoirs! Tandis que maintenant... Evidemment, toi, tu dis rien, Sanar! Toi, ton problème, c'est la justice sociale!

_ C'est moi le serviteur!

_ Eh, eh, oui! Il faut bien que quelqu'un le soit! Cependant, ne me dis pas que je traite mal! Tes gages sont assez conséquents!

_ C'est que vous avez du mal avec les sous!

_ Peuh! T'es jamais content de toute façon! Pour toi, le fléau, c'est le patronat! Tous des profiteurs, pas vrai?

_ Et pour vous, le mal, c'est les étrangers!

_ Et raisonneur avec ça! Me voilà bien servi! Mais dis-moi, combien il fait dehors?

_ Toujours pareil! 50°!

_ Hein? Hum! On me fera pas croire que c'est la faute de l'homme! Encore une de leurs niaiseries!

_ A la ferme, ils racontent que c'est le feu de la terre qui remonte!

_ Les imbéc...! Hum, ouais, et comment ça va là-bas?

_ Ils ont faim! Tout le bétail est mort, à cause de la sécheresse!

_ Hein? Hum! faudra quand même qu'il paye le fermage... Enfin, on verra! C'est vrai que par cette chaleur... Tout ça ne serait pas arrivé, si on avait conservé la fleur de lys! Notre pays avait jadis un beau rayonnement, mais on s'est vendu au plus offrant!

_ Vous parlez d'un temps où j'étais un esclave...

_ Tu as entendu?

_ On eût dit un craquement?

_ Et pas qu'un p'tit! Va voir, s'il te plaît!"

Sanar monta l'escalier, car le bruit venait du haut, puis il revint: "Une partie de la toiture s'est écroulée! dit-il.

_ Mon Dieu, ce n'est pas possible! Je n'ai pas l'argent pour réparer! Et où trouver un artisan, par cette chaleur?

_ C'est le lierre qui a fait tomber le toit! Depuis le temps que je vous dis qu'il nous ronge!

_ Ah! Je t'en prie! Ne m'apprends pas à gérer mon château! Le toit serait encore en place, s'il n'y avait pas toute cette boue, ce monde en déliquescence! La faute en incombe aux politicards!

_ Non, au patronat!"

 

 

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"Comment va le système? demande Edouard de La Remontrance...

_ Il ronronne!

_ Bien! Bien!"

La Remontrance est le directeur du journal le plus important de RAM! C'est un homme grave, plein de componction et de charité et chaque matin, il prend place à son bureau, pour discuter du journal, avec son plus proche collaborateur... Celui-ci s'écrie: "Il faut quand même que nous parlions des enfants Doms! Leurs exactions sont nombreuses!

_ Doucement! Doucement! Combien de fois ne vous ai-je pas dit qu'il faut positiver! Le lecteur doit se trouver beau dans le journal! Voilà pourquoi nous avons le plus gros tirage! Avec nous, le monde est plein de bonnes initiatives et le lecteur est bon!

_ Mais... mais le mal existe!

_ Certes, mais il n'est pas dans le lecteur! Le mal relève de la loi, car certains d'entre nous, malheureusement, ont péché et satisfont coûte que coûte leurs appétits! Mais le mal est une affaire de la justice et aussi... de la morale, d'où mes éditoriaux!

_ Evidemment, il faut que je vous laisse maintenant... Mais, dans votre édito, dénoncez un tant soit peu le comportement des enfants Doms! Ils traînent les gens dans la boue!

_ Disons que je rappellerai les grands principes et chacun verra où est son devoir!"

Laissé seul, La Remontrance contempla RAM par la fenêtre: on voyait à perte de vue des gratte-ciel grisâtres, jusqu'à la mer qui scintillait là-bas et qui était pourtant empoisonnée! Evidemment, se disait La Remontrance, la ville avait bien changé depuis son enfance, elle n'avait pas cessé de s'étendre, mais c'était surtout le pays qui avait été bouleversé! Il y avait eu la montée des eaux et la désertification! La Remontrance se rappelait la campagne, avec ses villages rassemblés autour de l'église! Tout était à sa place à cette époque!

Le dimanche, à la sortie de la messe, on allait acheter des pâtisseries! On se saluait et la vie était sûre! Le souffle de la mondialisation n'était pas encore passé par là, avec son mélange des cultures, sa complexité économique! Bien sûr, le bourg avait ses ivrognes, ses brebis galeuses, mais on ne se tirait pas dessus dans la rue! Ce n'était pas seulement le réchauffement climatique qui avait emporté tout ça, mais les vannes qui protégeaient de l'étranger, de l'extérieur, avaient comme cédé brutalement et totalement! Une sorte de frénésie, liée à un danger indéfinissable, n'avait plus quitté les esprits! Il avait fallu dire adieu à la paix des places ornées de géraniums!

La Remontrance se rapprocha de son bureau, où le journal du jour était grand-ouvert... Il le feuilleta... Après l'international, le sujet bien entendu était RAM et ici une association fêtait ses dix ans! Là, un départ en retraite et là-bas, une mesure pour mieux prendre en compte les déchets! Nous étions pleins de bonne volonté et c'était ce que voulait La Remontrance! Mais le mal ne demandait qu'à surgir et il fallait prévenir, éclairer, redonner du sens! Le directeur du journal s'attela à son éditorial, destiné comme il se devait à la une!

"La situation internationale est tendue, commença La Remontrance, des ménages souffrent à cause de l'inflation! Peut-on s'en sortir par le simple égoïsme? L'histoire montre que non... Euh... Plus que jamais nous devons faire preuve de solidarité! (Oui, ça, c'est bien!) Le partage doit être une valeur commune! N'oublions pas que le voisin a peut-être besoin de nous! Euh... Il y a des priorités, des enjeux et... ils sont graves! Euh... Il ne faut pas le faire le mal, mais rester vigilants! C'est notre cœur qui est conduit à répondre!"

Peu à peu, dans la pièce qui s'assombrissait, le bureau ressemblait de plus en plus à un autel!

 

 

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RAM n'en finissait pas de se déchirer! C'était comme si la prise du pouvoir, par les enfants Doms, avait libéré toutes les haines nourries à l'égard des adultes et de leur hypocrisie! Notamment, des activistes écologistes faisaient scandale! Ils jetaient de la soupe sur des œuvres d'art ou bien ils n'hésitaient pas mener une lutte violente contre des projets industriels ou d'urbanisation!

C'est qu'entre-temps la situation s'était dégradée! Les coups de boutoir de la canicule conduisaient à un autre scénario: en plus de la montée de la mer, la ville pouvait subir des sécheresses sans précédent et à force elle manquerait d'eau! un comble pour cette métropole maritime, qui aimait plus que tout la fraîcheur! Il était même possible de voir l'océan se retirer, avec une pollution et des algues vertes devenant des digues non voulues et s'asséchant de plus en plus! Le cauchemar d'une ville assoiffée, à la merci du désert, prenait forme!

Cependant, que les activistes écologistes fussent des enfants Doms, cela était évident! Ils méprisaient totalement les adultes et n'avaient aucune confiance en eux! La brutalité, la radicalité de leurs actions révélaient qu'ils étaient dans leur monde et que celui-ci devait s'imposer! Il n'y avait pas de médiation, mais un affrontement direct; les activistes se jugeant les seuls responsables! Autrement dit, ils avaient le droit et même le devoir de prendre les choses en main, de diriger, d'apparaître comme les dominants ou les maîtres!

Leur haine était pourtant moins nocive que celle des autres enfants Doms, car elle s'était mise au service d'une cause plus large, plus essentielle que leur ego! Ils trouvaient la force de tenir tête aux adultes, dans la certitude qu'ils agissaient pour le bien de tous, au regard du péril qui menaçait la planète! Ils étaient révoltés par l'égoïsme et l'inertie des adultes, au point d'avoir l'impression d'être devant un mur, qu'ils devaient mettre à bas! Car, il faut le rappeler, c'était bien aussi l'aveuglement, la surdité et la dureté des adultes qui avaient créé les enfants Doms!

D'un autre côté, ces actions "idéalistes" faisaient rire Rimar et sa cour! Le roi ne les empêchait pas, car tout ce qui pouvait miner les adultes était bon selon lui, mais il voyait là des enfantillages, des naïvetés! Rimar était un véritable trou noir! Seul lui comptait! Il était la fin du monde! Tout devait lui être assujetti! Son besoin de plaisirs était infini! Son monde clos était une sorte de mort, un vide sidéral! Il est vrai que l'égoïsme est inépuisable, car rien ne peut vraiment le satisfaire, l'apaiser! Qu'est-ce qu'il faut à l'homme, pour qu'il s'étourdisse, ne voie pas le temps et la misère de sa condition?

Chez les adultes, bien entendu, on réagissait, on s'offusquait, on parlait de terrorisme écologique! A droite surtout, on était fébrile, car l'ordre était menacé! Mais la gauche, qui depuis longtemps avait ses aises, n'aimait pas du tout non plus se voir contrariée! N'était-ce pas elle qui avait le monopole de la contestation et ne lui coupait-on pas l'herbe sous le pied? Même si la pollution venait plutôt des profiteurs et des riches, la gauche trouvait aussi son compte dans de grandes constructions, qui faisaient l'orgueil de RAM!

Au fond, les adultes ne comprenaient pas du tout les enfants Doms! Ils croyaient et ils avaient toujours cru qu'eux-mêmes étaient raisonnables, que leur hypocrisie, ma foi, s'avérait nécessaire et que leurs ambitions jouaient sur la société, comme le vent dans les voiles! C'était se tromper sur le cours de l'histoire, car jusque-là notre "folie" avait été masquée par une folie encore plus grande, celle des guerres! Maintenant, les enfants Doms, la crise économique et la dégradation rapide des conditions climatiques plaçaient les adultes devant leurs contradictions, leur impuissance et leurs réponses étaient plus ou moins bonnes!

Notamment, un grand nombre avait recours à la solution la plus facile! au repli sur soi! au souverainisme ou au populisme! On criait: "Y en a marre", comme s'il existait une autre solution efficace et évidente! Le bateau coulait, mais on voulait tout de suite rentrer à terre, en montrant son exaspération! La belle affaire! C'était du bébéisme! Mais allez raisonner des égoïstes peureux!

On avait là des comportements qui dépassaient en grotesque ceux des enfants Doms! Mais les adultes ajoutaient leur sclérose dans leurs attitudes! Ils n'avaient plus la fraîcheur des enfants Doms! Leurs réactions étaient bien plus laides, venimeuses et leur violence, bien plus redoutable, ne demandait qu'à se libérer! Dame, le pouvoir et le profit trouvaient des obstacles! L'orgueil s'impatientait, enrageait, grinçait telles les vieilles girouettes!

 

 

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L'enfant faisait de nouveau face à l'adulte et il était en pleine tempête! L'adulte était hors de ses gongs! On eût dit le Cap Horn! La fureur de l'adulte bouillonnait, éclatait telles les déferlantes démesurées et elle donnait des coups de boutoir dans le cerveau de l'enfant, ainsi que la vague cogne le rocher, avec des bruits de canon!

L'enfant soutenait le choc! Il restait debout, du moins en avait-il l'impression! Mais il existe un stade, où l'esprit comme la chair, ne réagissent plus! A force de souffrir, ils deviennent insensibles! Mais cela ne veut pas dire que les coups ne portent plus! Ils laissent encore leur marque et produiront leurs effets bien plus tard! Seulement, il existe une veille, une sorte de résistance passive, qui atténue l'agression, la neutralise, comme si l'individu n'était plus là! Même les bourreaux ont des problèmes!

Mais qu'est-ce qui peut faire perdre tout contrôle à l'adulte? Qu'est-ce qui peut le rendre aussi destructeur, aussi cruel envers un enfant? Ici, l'enfant aurait-il commis un crime? A-t-il volé? Non, c'est bien pis! L'enfant résiste à la domination de l'adulte! Il a osé discuter de son pouvoir! Il remet en question la justesse de son autorité! ce qui rend fou l'adulte! Comment? Cette chair que j'ai enfantée se retourne contre moi, me critique, me juge! Quel scandale! Quelle énormité! Ce n'est pas possible! C'est un cauchemar!

C'est que l'adulte en question ne vit que pour son orgueil! C'est celui-ci, qui n'est qu'un autre nom pour la domination, c'est celui-ci qui garantit l'équilibre de l'adulte, qui le protège du monde extérieur! L'orgueil est un dieu d'airain! C'est une statue qui toise les autres! Or, son rejeton, le fruit de ses entrailles, agit comme une puce, qui démange, comme un cancer, qui inquiète et qui ronge! comme une fissure, qui lézarde la surface lisse du bronze!

L'orgueil ouvre des yeux épouvantés! Le serpent entoure sa jambe et c'est lui qui a créé cette horreur! Le mal est dans la maison même! L'adulte en est fou! Son orgueil lui fait perdre toute mesure! Que dit-il à l'enfant? Qu'assène-t-il à l'âme fragile et délicate? Comment tord-il la jeune pousse? Il dit à l'enfant qu'il est menteur, sournois, paresseux, manipulateur! bref, qu'il est une abomination! Et l'enfant encaisse, comme le rocher résiste à la vague, sous des bruits de canon!

L'orgueil est ivre, sa fureur est extrême et l'enfant est au garde-à-vous! Mais ce n'est pas vrai... A l'intérieur, il n'est plus qu'une épave! Le navire a cédé depuis longtemps! L'enfant regarde dans l'écume le désastre de sa destruction! Il contemple ses morceaux danser dans le ressac! sans gémir! L'océan continue de frapper sous un ciel vide, tout au plus d'une faible lueur jaune! Il n'y a pas d'aurores par ici! ni de joie, ni d'espoir, ni de matins triomphants! ni de sourires, ni de rêves! Tout cela est oublié! L'adulte continue de marteler, il semble qu'il ne puisse jamais s'arrêter! Qu'entend l'enfant dans le vent? qu'il est méchant, sournois, manipulateur, vicieux? Peu importe! L'enfant n'est plus ici, ni ailleurs!

Il devra plus tard se reconstruire! refaire une belle coque, s'il veut de nouveau voir ses voiles se gonfler et sentir le vent de l'espoir! Mais toujours il doutera, se soupçonnera d'être mauvais! La base restera fragile! Mais, au fait, qu'est-ce qui a fait l'enfant si persistant? Qui lui a donné ses yeux, pour qu'il révulse autant l'adulte? Qu'est-ce qui habite ainsi l'enfant? Que voit-il? Pourquoi trouve-t-il l'orgueil ou la domination si haïssables? Comment peut-il avoir la dureté du diamant?

L'enfant sera souvent triste... Il aura de l'amertume et rêvera de vengeance, de justice... Mais il pourra aussi connaître la paix, pas l'orgueil!

 

 

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L'orgueil est un roi qui le nie! C'est une crapule sous les airs du mendiant, sous la grimace du dévot! C'est un singe plein de componction! C'est le pouvoir qui circule dans son sang! C'est le contrôle, la domination son métier! Nul n'échappe à l'orgueil! Il trône d'autant mieux qu'il se ment, qui dit qu'il est pauvre, qu'il ne veut que le bien de tous, qu'il en appelle à la responsabilité!

L'orgueil est implacable! C'est une machine, qui casse les autres comme des pierres! C'est un sournois! Sa main s'étend partout, dans l'ombre! Elle n'aime pas le soleil et elle brise les os en secret! L'orgueil frappe dans le dos et jette le couteau immédiatement! Il n'a rien fait, mais il jouit de son crime! L'orgueil est tranquille, il respecte les lois! la morale! Mais quelqu'un gémit à côté! quelqu'un se vide de son sang!

L'orgueil est sourd et même innocent! C'est l'intégrité même! Un modèle de vertu! Ainsi, l'orgueil peut reprendre, sermonner, châtier! L'orgueil est lâche! Il n'aime pas l'affrontement! Quand il est acculé, il envoie ses durs, ses assassins! La révolte est matée! La terreur fonctionne! L'orgueil respire, les pieds dans le sang! La mort lui redonne de l'espoir! L'orgueil s'absout, se pardonne, se choie, s'adore! Il est sans tache, toujours immaculé, toujours irréprochable, c'est un exemple!

L'orgueil contrôle! Il danse sous sa grimace! Il contemple le pays dont il est le maître! Il parle aux âmes qu'il commande! Il en attend de la servilité, des révérences, des baisers sur les doigts! L'orgueil bénit! Il se croit l'arc-en-ciel de la région! Il se nourrit de sa puissance, comme un cochon! L'hommage a pour lui la douceur du miel! Mais l'orgueil est un cadavre vivant! Quand personne ne le regarde, c'est une araignée monstrueuse!

Il existe un pays de la lumière, où vont les flûtes et les rires! Il existe un pays où vont les chants et l'innocence, où le bonheur rayonne! Il est un pays doux, où les nuages sourient aux passants! où les fleurs sont des copines! où les herbes ondulent sous le refrain du vent! Il est un pays où tout scintille, où tout est trésor! C'est un pays pour l'enfant qui chante et qui danse! C'est le pays de l'enchantement! Là, l'enfant est pur, car sans soucis, sans haine! Tout y est merveille!

L'enfant parle aux oiseaux et il est l'enfant du ciel bleu! L'enfant est beau, nullement triste! La pierre du chemin est son amie! L'escargot brille et le papillon l'ignore ou lui ouvre ses ailes! C'est le pays doux de l'enfant! Ecoute le murmure de l'eau! Il rit, n'est-ce pas? Sens le bois, comme il sent fort, comme il est dur, n'est-ce pas? Respire cette fleur et son parfum magique! Comme ça embaume! L'enfant est ici chez lui, sous les doigts de la lumière! La perle d'eau est le bijou de l'enfant! La feuille rouge son cœur! La terre son sommeil!

Qu'a-t-il à faire de l'orgueil? Celui-ci habite un château lointain, sous le ciel noir et l'orage! Les sorcières y sont pleines de fiel! Des instruments de torture se trouvent au sous-sol! Les geôles résonnent de cris, les murs ont des traces de sang! Tout y est confusion, désordre, terreurs! C'est le château noir, triste, avec des serviteurs maussades et vils! Où est la rose emperlée, fraîche? L'orgueil est un désert, une machine de guerre!

L'enfant chante dans le soleil et sous la pluie! Il est chez lui dans l'Univers!

L'orgueil gémit, pleure sur lui-même! Il ne sait pas quel est son malheur! Il souffre! Il n'a qu'à donner! qu'à dire qu'il ne comprend pas, qu'il veut être comme l'enfant! Rien de plus facile! Suffit d'aimer, d'être simple et même idiot! Comment? Il faudrait que je perde le pouvoir? que je connaisse moi aussi la peur et le froid? que je ne sois pas dans une totale sécurité? Comment? Je ne serais pas l'idole? Je connaîtrais moi aussi l'anonymat?

Eh! mais je ne suis pas demeuré, moi! dit l'orgueil! Je suis important! Les dents de l'orgueil réapparaissent! Des dents d'acier! Le piranha est de retour, dans une eau surchauffée! C'est un bouillon de sang qui se prépare! Car l'orgueil est fou, malade! C'est une vieille qui sanglote sur son tas d'or!

 

 

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L'orgueil dresse sa tête immonde! Elle est crêtée de rouge! Il a les yeux comme deux charbons, sombres, sans âme! C'est un colosse sous le ciel tempétueux! Il se met en marche! Où va-t-il? Il va vers les villes, symboles de sa puissance! Elles chantent son nom, celui de leur bâtisseur! "Investissements! Investissements!" crient-elles et il vient!

A chacun de ses pas, l'Orgueil écrase! Il abat des arbres, des talus, éventre des champs! Ses pieds répandent du ciment, du goudron! Après lui, la vie de la nature est impossible! Les animaux sont perdus et deviennent agressifs! Les plantes crèvent! La haine, l'agitation, la tristesse, la folie de l'Orgueil gagnent comme une épidémie! Mais le géant est aveugle: il avance les yeux sur son nombril!

Des enfants se précipitent pour l'arrêter! Ils portent des pancartes: "Non à la porcherie! Non à la nouvelle route! Non aux énergies fossiles! Pitié pour la nature! La planète brûle!" L'Orgueil les regarde l'air sévère: on le ralentit! Il n'a que mépris pour ces sales gosses! Des rêveurs, irréalistes! L'orgueil, lui, est quelqu'un de sérieux! Il connaît les choses de la vie! Il sait que deux plus deux font quatre! que les enfants ne vivent pas d'amour et d'eau fraîche!

En quelques gestes méprisants, il balaie toute cette marmaille! Il fait place nette, car on l'attend! Mais les gosses s'accrochent, se pendent à ses jambes, veulent atteindre la tête! Alors l'Orgueil sort des papiers et dit que détruire la Terre, c'est légal! Sur les documents, il y a plein de tampons et de signatures, mais les enfants savent à peine lire! Ils sont tellement malheureux qu'ils n'arrivent pas à se concentrer sur les papiers!

Ils ont l'air pitoyables, ou bien se montrent encore plus violents, si bien que l'Orgueil se secoue, les fait tomber et les piétine, en rigolant; son mépris éclatant au grand jour! C'est que derrière l'Orgueil se trouvent des charniers! Sous la terre dénudée et les arbres morts, il y a des cadavres! Ils dorment dans le froid et la boue! Ce sont tous ceux qui ont tendu un miroir à l'Orgueil, pour qu'il se voie tel qu'il est! Ceux-là ont été tués! torturés, avilis, violés, supprimés de toutes les manières!

L'Orgueil se débarrasse des enfants! Il voit déjà les villes fortes et scintillantes, qui chantent son nom! Ici, ça sent la bouse! Le monde réel est là où il règne! L'Orgueil avance et c'est tout ce qui compte! Il ne supporte pas l'immobilité, le calme, la contemplation! Il ne sait même pas ce que ça veut dire! L'inaction l'effraie! Il ignore les vases grises, qu'un rayon transforme en argent éblouissant! Il hausse les épaules devant la patience de l'aigrette! Il n'admire pas les racines fortes de l'arbre, les houx mouillés qui s'illuminent, la paix de la pluie, la puissance des nuages!

Tout cela est pour les enfants! L'Orgueil aime les bureaux, les assemblées, la hiérarchie! Il aime qu'on le salue, qu'on le craigne! Ainsi est le sérieux de l'Orgueil, sa gravité, son théâtre, son rêve! L'Orgueil est plein de mots importants et il construit un monde dont il est le chef! Il fustige les enfants! Il s'en gausse! Lui seul compte et ses plans! Il en a toujours! Des projets d'extension en veux-tu en voilà!

L'Orgueil est la cause des larmes de demain! C'est lui qui pousse les enfants au désespoir et qui les rend agressifs! C'est un mur!

 

 

32

 

 

Pendant ce temps-là, le roi Rimar et la reine Sarma remplissent la chronique mondaine! On ne voit qu'eux! Le couple se raconte aux journalistes, il expose sa vie! Rimar et Sarma dans leur nouveau salon! Leur bonheur! Leurs inquiétudes (on tremble pour eux!)! Rimar offre à Sarma un bijou de prix! Sarma achète à Rimar l'autociel de ses rêves! Le couple est comme en vitrine et c'est ce qu'il veut! qu'on parle de lui, toujours et tout le temps! Ainsi s'exerce sa domination, sous des airs anodins, quasi familiaux et donc innocents! Ainsi le couple échappe à l'angoisse de la vie, en s'en constituant le centre!

Evidemment, dans ce cas-là, il ne faut pas dételer, car sitôt qu'on n'est plus en haut de l'affiche, on tombe dans le vide! Pas de danger! Sarma était jeune et jolie et une source inépuisable de sujets! Rien que du côté de la mode, elle était éclatante! Elle osait tout et on suivait ses goûts, ses coups de cœur! un vrai messie! Les mâles guignaient un bout de peau! Les femelles jalousaient ses bottes!

La reine faisait feu de tout bois, c'était la gloire! Elle était fière d'être une Numérique! Il y avait les Numériques et les autres! Ressembler aux héros des jeux vidéos, avoir leur perfection grâce à la chirurgie esthétique, était le must, le fin du fin! A ses réceptions, il n'y avait que des Numériques! C'était la nouvelle noblesse! Le peuple était grossier, en restant naturel, ce qui révélait son manque de moyens! N'avait-on pas déjà parlé des sans-dents, de ces gens incapables de se payer un bridge ou un implant?

Mais la reine Sarma avait aussi ses soucis: il ne fallait pas croire qu'elle n'eût pas elle aussi sa part de devoirs, de tourments! Le rôle de reine n'était pas de tout repos! Le roi Rimar devait trouver dans la reine un soutien indéfectible, elle était son équilibre, celle qui le réconfortait! Elle était son confident, sa secrétaire (car il oubliait tout! hi! hi!), mais aussi, bien entendu, son épouse intentionnée! La reine était au désespoir dès qu'elle prenait quelques grammes! Et si Rimar allait la trouver grosse et la délaisser? On comprenait son agitation!

De son côté, le roi n'était jamais vraiment satisfait! Il bouillait! Commander RAM ne lui suffisait pas! Les problèmes sociaux l'exaspéraient! Il rêvait de grandeur, de renommée, de puissance! Il était trop tôt pour qu'il écrivît ses mémoires et pour qu'on pût le doter en plus d'un talent littéraire, ce qui aurait rajouté à sa carrure politique! Alors, il trouvait tout ce qui venait de Dominator vieux, dépassé! Les appartements de l'ancien maître étaient trop petits et sentaient le moisi! "De l'air! De l'air!" criait Rimar!

Il voulait de la lumière, de l'espace, du neuf, de la modernité! Les autociels devaient rutiler, impressionner! la vitesse, l'énergie se voir partout! C'était cela la puissance! la fluidité, le luxe, la propreté! Ainsi on ne sentait pas le temps, ni l'aspérité sociale! Ainsi on pouvait croire à son rêve et nier la complexité des choses, la différence! On était au sommet, seul; on dirigeait comme sur un nuage, entouré de clarté et d'efficacité! Si on n'était pas content, c'était parce qu'on ne le voulait pas! qu'on refusait l'effort!

Ainsi allait Rimar! Il avait tout, mais ce n'était pas encore assez! Il manquait le rayonnement international, l'entrée dans l'histoire, la réputation du stratège, du politique hors pair, de l'homme de guerre! Rimar caressait donc toujours son projet d'envahir la Kuranie! Il rejoindrait ainsi les grands empereurs; son nom resplendirait au firmament! Il avait fait miroiter son idéal aux yeux de quelques officiers, eux-mêmes las de l'inaction, de la sagesse! On préparait un nouvel armement, des fusées aussi agressives que les courbes de la reine Sarma! une mort épurée! bien de son temps! Numérique!

 

 

33

 

 

Pendant ce temps-là encore, vivait Garcia, estampillé schizophrène par RAM! Il est vrai que son quotidien n'était pas rose! Garcia était toujours la proie d'une terreur insondable! Il avait des crises! Il ne savait pas "naviguer" par temps calme, il fallait qu'il y eût la tempête! Une angoisse terrible était à ses trousses, le suivait partout, le menaçait et finalement s'abattait sur lui!

Pourtant, Garcia luttait de toutes ses forces contre elle! Il disposait bien entendu de médicaments, qui le transformaient en zombie, en un être insensible (la science ne fait pas de miracles!), ce qui ne l'arrangeait pas au fond, car Garcia était quelqu'un de cultivé: il aimait notamment l'histoire et la musique classique! C'était ses programmes radios et il aurait pu en faire ses délices, paraître de compagnie choisie et agréable, n'était son mal sournois, implacable!

En effet, si Garcia écoutait une symphonie, c'était à tue-tête, fenêtres ouvertes, de sorte que les voisins en venaient à haïr la musique classique: un comble! Mais le silence, la mesure, la paix étaient interdits à Garcia! Son angoisse tapait dans les vannes! Elle affleurait au sommet de la digue... Elle clapotait là, prête déjà à déborder! "Non! Non!" suppliait Garcia, qui se raccrochait à sa musique comme à une bouée!

Il soufflait, comme pour chasser sa peur! Il allait aux toilettes, qu'il bouchait tellement il était tendu, nerveux! Impossible de les nettoyer, de s'y consacrer! La menace d'une crise ne quittait pas Garcia! Il ne pouvait pas faire son ménage, car il lui était impossible de se concentrer, de se détendre! A peine se nourrissait-il! Il expédiait son repas surgelé, qu'il avait eu d'ailleurs bien du mal à acheter! Mais nulle préparation, amoureusement concoctée! Nul plaisir à attendre!

Gracia fuyait toujours et c'était inutile! Son angoisse soudain éclatait, l'envahissait, l'emportait! C'était la crise! des cris à fendre l'âme! des plaintes, des gémissements! avec cette sensation que le cerveau s'ouvre en deux! Encore une fois Garcia était vaincu! Il n'était plus qu'un jouet dans les bras de sa peur! Il devenait comme fou! Où était-il? Comment on est en pleine tempête? Il hurlait, mais contre qui, contre quoi? Il se battait contre lui-même, il ne pouvait gagner!

La crise transformait Garcia en un robot, lui faisait jouer des scènes, dont tout le monde pouvait être témoin! Car Garcia sortait dans la rue et là, il remettait un être imaginaire à sa place! Il lui criait: "T'as compris? T'as saisi?" L'"autre" devait montrer que maintenant il avait reçu le message, mais ce n'était pas suffisant! Garcia l'injuriait, lui passait un des ces savons! Et tout était mis sur la table! toute l'époque était vouée aux gémonies! Les politiciens étaient véreux! les femmes des s...! etc., etc.! C'était qu'on lui avait fait mal à Garcia et à chaque coup qu'il assénait, il demandait à l'"autre": "D'accord? T'es d'accord? T'as pigé? " Et la voix tonnait, de sorte que l'"autre" avait tout intérêt à faire oui de la tête!

Evidemment, Garcia effrayait! On demanda bientôt son départ... et on l'obtint, car le propriétaire qui louait à Garcia était quelqu'un de puissant... et les gens de pouvoir se reconnaissent, s'entendent comme larrons en foire! Ils sont juste plus polis, avec des manières! Gracia dut partir, retrouver une institution, où il ne serait plus libre, où du personnel, lui-même maltraité, lui ferait subir mille avanies! Et on vit Garcia revenir tout de même une fois, pour revoir son ancien logement!

Il l'aimait bien, même s'il n'y avait pas été protégé des crises, même s'il y avait souffert comme un damné! Car Garcia y avait évolué, y avait gagné un "peu dans le vent", réussissant à mieux contrôler son mal! En effet, Garcia est plein de bonne volonté! Si on arrive à lui parler, sans lui faire peur, calmement, avec raison, Garcia essaie d'être meilleur, ce qui est héroïque, car il a été écrasé il y a bien longtemps! On l'a pulvérisé, de sorte qu'il n'est plus que cendres, qu'il n'a plus aucune conscience de sa valeur, d'où sa crainte de s'échapper à lui-même! d'où son épouvante!

Mais pourquoi raconter tout ça, alors que c'est le couple Rimar et Sarma qui nous captive! Qu'il soit heureux et occupe toute la place, n'est-ce pas là l'important?

 

 

34

 

 

Monsieur Nuit perd les pédales! Il est ministre de Rimar, mais ce qu'il voulait, c'était la place de celui-ci, la première! C'était commander, régner sur RAM! C'était d'être le numéro un, le phare! Et le voilà avec un poste de sous-fifre, aux ordres d'un tel, d'un gamin en plus! Il y a quelque chose qui ne va pas! Et Nuit enrage, trépigne, invective, tape dans sa cage! Il perd tout contrôle! D'où cela vient-il?

Il faut rembobiner l'histoire de Nuit pour comprendre sa colère! Au fond, Nuit n'a jamais travaillé! Il a bénéficié de l'héritage de son père, qui avait fait fortune! Nuit est né avec une cuillère d'argent dans la bouche, mais il s'est créé un tout autre personnage: celui qui est arrivé par ses efforts et son talent, un vrai self-made man! au nez creux pour les affaires! Ainsi, Nuit peut crier à qui veut l'entendre qu'on réussit, à condition de le vouloir! que rien n'est impossible! que le monde appartient au plus fort!

Mais, en réalité, Nuit s'est contenté de faire fructifier son pactole, sous les conseil avisés de son milieu! Le dehors, Nuit ne connaît pas! Il est dans sa bulle! C'est un enfant Dom, mais de l'ancienne génération, celle qui ne connaissait ni la mondialisation, ni le Net! celle qui sortait à peine de la domination physique, ce qui donne à Nuit l'apparence qu'il est plus sociable que Rimar! Mais c'est un dominant, qui ne connaît que ce rôle et qui voit les dominés comme des faibles!

Or, le voilà dans une situation d'échec! Il n'est plus le maître, à cause de son ambition, car c'est en voulant plus que Nuit s'est exposé et qu'il n'a pas réussi! Mais c'est insupportable pour Nuit! C'était comme si on crevait sa bulle! Il rugit, il a peur! La différence existe! L'inconnu frappe à sa porte! Il n'y a pas que Nuit, il y a d'autres personnes! Le sol se dérobe sous lui, comme si la mort était bien réelle! La mort, cette différence suprême, qui est toujours victorieuse! Comment l'accepter si on ne sait pas perdre?

Nuit frappe du poing, fait sursauter Brax, le chef de sa sécurité et des Loups! Il effare aussi Morny, le député de droite, présent également dans le bureau! Par contre, il laisse rêveur le docteur Web, qui, comme d'habitude, du canapé admire ses chaussures bien cirées! "Ils sont partout! s'écrie Nuit!

_ Mais de qui parlez-vous? interroge Morny.

_ Mais de nos adversaires! Je vous dis qu'ils sont partout! Ils grouillent, ils complotent! Ils nous "baisent", vous entendez Morny!

_ Je vous entends Nuit, mais j'avoue que je ne vous comprends pas très bien...

_ Mais ils sont tous de mèche! Ils mentent, Morny! Ils mentent comme des arracheurs de dents!

_ Certes, la gauche n'est pas exempte de défauts...

_ Mais où est-ce que vous êtes, Morny? C'est tout le monde qui ment, à commencer par les médias! Ils nous disent comment penser, Morny! Ils avancent! Ils nous bouffent la cervelle! Il faut se battre, sinon ils vont nous avaler! Ils sont là dehors! C'est la bien-pensance, Morny! Elle est en train de nous émasculer! Voilà ce qu'elle fait! Les homos, les trans, ils veulent not' peau! On est la chiffe de demain!

_ Vous êtes surmené, intervint Web! Vous ne croyez pas que chacun essaie d'avoir une vie, de se construire! Chacun a ses problèmes, vous savez! Il n'y a pas de vaste plan!

_ Vous n'êtes pas fiable, Web! Vous êtes au plus offrant! Je sais ce que je dis! RAM est envahie par la racaille! On est déjà de la prochaine charrette! C'est prévu! Ils ne perdent pas une seconde! Il faut se défendre, se barricader! RAM est à nous et ils ne l'auront pas!"

Un silence plana sur la pièce... La peur fut sentie comme un courant d'air! Et si Nuit avait raison? "Vous voyez le feu en bas? reprit Nuit. Il est rouge!

_ Non, il est vert! rectifia ingénument Brax.

_ Non, il est rouge! fit Nuit. Si vous le voyez vert, c'est parce qu'ils veulent que vous le voyez comme ça! "

De nouveau le silence plana dans la pièce…

 

 

35

 

 

Depuis quand RAM a perdu son respect pour la beauté de la nature? Pourquoi la ville ne la comprend-elle plus? Il existe pourtant un temps où les hommes divinisaient les éléments, ne serait-ce que parce qu'ils en avaient peur et qu'ils ne les maîtrisaient pas! Chaque tribu avait son chaman, son sorcier, son druide qui percevaient les choses de l'esprit, qui donnait un sens spirituel à la "création"!

Bien entendu, la domination animale, qui est en nous et qui est devenue psychique, nous pousse à nous développer inexorablement, à nous libérer de toutes les entraves et nous nous sommes rendus maîtres de notre environnement, au point de le mettre en danger! Il est possible alors que le message de la beauté n'ait jamais vraiment été compris, sauf par quelques uns et qu'il n'appartient pas au passé, mais à l'avenir! Il est à découvrir!

Cependant, la situation étant de plus en plus tendue pour RAM, la ville obéissait à son réflexe! Elle renforçait son égoïsme ou sa domination, d'où les courants populistes qui y faisaient florès! C'était déjà ce réflexe qui l'avait conduit au bord du précipice, mais, loin d'en prendre conscience, elle appuyait sur l'accélérateur, pour une chute encore plus radicale! Moins les homme se montraient solidaires et plus ils perdaient pied! Le bébéisme montait comme l'eau qui bout!

La haine et le mépris s'étalaient sans vergogne! Le culte de soi, notamment dans les médias, était à son paroxysme! On y voyait des gens habillés comme des cosmonautes ou à demi-nus, dans des décors luxueux, comme si la nature n'existait pas! Jamais on n'avait été aussi loin de la réalité! On voulait être une idole, bien que ce fût justement ce chemin qui nous détruisait! On continuait comme avant! On bétonnait en parlant de modernité, d'emplois, comme si la canicule n'avait pas gagné les premiers rounds!

Mais comment arrêter des gens que le moindre vide, dans leurs agendas, effrayait? qui fuyaient à toutes jambes, dès qu'ils sentaient le silence, la majesté de la nature? qui se saoulaient incessamment d'eux-mêmes? qui angoissaient, s'ils n'utilisaient pas dans la journée leur autociel? Comment les apaiser? leur ouvrir les yeux? N'étaient-ils pas au contraire certains d'être les seuls à être lucides? RAM ressemblait à un train fou, avec des voyageurs perdus!

"Je vous ai fait venir, Cariou, dit Nuit, pour que vous alliez parler aux... enfants Doms, comme vous les avez appelés, et notamment à Rimar! Il faut que ces gamins comprennent que le pouvoir n'est pas pour eux, mais qu'il incombe à des hommes mûrs! Dominator vous faisait confiance et je suis son exemple!"

Cariou eut un léger sourire, puis il répondit: "Ce que vous voulez Nuit, c'est que je dégage les enfants Doms, pour que vous deveniez président!

_ Mais oui, comment des enfants pourraient-ils nous gouverner, faire notre bien?

_ Parce que vous, vous le pouvez?

_ Mais certainement! Je m'en crois capable!

_ Vous savez, Nuit, c'est plutôt vous qui êtes à plaindre... Vous ne connaissez pas la paix! Vous êtes plein de colère et de haine! Autrement dit, vous n'êtes pas heureux!

_ Mais la vie n'est pas une partie de rigolade!

_ Ah bon? Je pensais que vous vouliez faire le bien? Mais j'irai voir Rimar, c'est entendu! Il doit me rester quelques verroteries!"

 

 

36

 

 

Au fond, Cariou n'avait aucune envie d'aller voir Rimar! Depuis quelque temps, il se contentait d'écouter de la musique et de regarder le ciel! Il observait les changements de celui-ci, prévoyait ainsi le temps et admirait toujours la force du vent, quand les nuages ne traînent pas et bien entendu la variation des couleurs, notamment à l'aurore! C'était encore un spectacle gratuit dans RAM, extraordinaire et pourtant que la plupart des gens dédaignaient! Tant pis pour eux!

Cariou avait encore découvert dans son quartier quelques arbres et il prenait plaisir à voir leurs feuilles d'or qui frémissaient, s'égouttaient et qui tombaient, à mesure que l'hiver se rapprochait! Mais, ici aussi, les passants se montraient indifférents, bien que le changement de saison détermine en partie nos comportements! Ils étaient enfermés dans leurs problèmes, leurs luttes et ne percevaient même pas que la porte était grande-ouverte, que la solution était tout proche d'eux!

Cariou haussait les épaules, il avait l'éternité pour lui! Il ressentait sa paix à chacun de ses pas, car elle ne reposait sur aucun mensonge, sur nulle illusion! Bien au contraire, elle traversait même la mort et semblait inaltérable! Cariou en profitait, s'en amusait et à l'occasion il s'en servait pour amener le rire, la détente à d'autres! C'était cela être disponible, avoir l'esprit dégagé et faire le bien! Cariou rendait la vie plus supportable et donnait de l'énergie!

Il rêvait pourtant d'oublier RAM et de ne plus écouter que le vent, dans la lumière du ciel et on parlait d'oasis de verdure, qui existeraient en dehors de la ville! Mais comment les atteindre? Cariou ne disposait même pas d'autociel, parce qu'il n'en avait pas les moyens, mais aussi parce que se mêler au trafic était terrible! Là, bien plus qu'ailleurs, on était hors de la nature! On était dans l'agent destructeur de RAM! au cœur de sa folie! de son drame! Rien ne montrait plus combien les hommes étaient perdus que les embouteillages! Pourtant, on ne pouvait pas non plus quitter RAM à pied!

Toujours est-il que Cariou en était venu à ne plus penser aux enfants Doms et voilà qu'il entrait dans la Tour du Pouvoir! Etait-ce un relent de culpabilité qui l'avait mené là? Car Cariou n'était pas comme les scientifiques qui manifestaient dehors! Certes, on comprenait bien ceux-ci! Le réchauffement climatique s'accélérait et malgré la montée des eaux, la situation de RAM allait encore se dégrader! Les scientifiques tenaient à alerter l'opinion, mais Cariou avait pour lui le message de la beauté et il était bien plus calme!

Il savait que le problème était infiniment plus profond que d'accuser telle partie de la population! On n'allait pas "renverser la vapeur" seulement en chassant le CO2! L'humanité détruisait la planète, car la seule réponse qu'elle donnait à son angoisse, c'était sa domination! sa soif de vaincre, de s'imposer, et ceci était encore valable pour les scientifiques! Leur violence, leur brutalité, leur haine même et en tout cas leurs inquiétudes ne pouvaient qu'entraîner encore plus d'hostilité, de mépris dans le camp opposé! Savaient-ils au moins ces scientifiques que beaucoup polluaient par morgue à l'égard du système, parce que, s'ils avaient reconnu la justesse de l'ensemble, ils auraient eu l'impression de s'y diluer, c'est-à-dire d'y perdre leur domination?

Les sociétés ne se sauveraient qu'en se développant spirituellement, même si cela paraissait illusoire et tout sauf pragmatique! Tant que les hommes ne donneraient pas à leur vie un autre sens que celui de leur domination, tant qu'ils resteraient donc à l'état animal, ils continueraient à se suicider! Mais Cariou était maintenant dans la Tour du pouvoir et aussitôt il ressentit du dégoût à la vue des enfants Doms! Pourtant, ceux-ci s'étaient entre-temps organisés! Ils avaient repris le fonctionnement des adultes et on les voyait aller et venir, dans leur bulle, entre les bureaux ou s'y tenir, pour accueillir le quémandeur!

A chaque étage, il y avait un enfant Dom pour assurer la sécurité et il avait toujours la même attitude! Il était un concentré de domination! Mais le plus pénible, c'était que cette tension l'amenait inévitablement à considérer la sexualité comme la marque de sa supériorité! Ainsi réagissait le corps et l'enfant Dom déportait alors sa force psychique sur ses parties génitales, pour les gonfler et les mettre en valeur! La soumission était obtenue quand l'individu en face considérait le "paquet" et s'imaginait contraint à une fellation! Il reconnaissait le "totem"!

Mais les filles n'étaient pas en reste! Leur séduction était si féroce, si impérieuse, qu'on avait l'impression qu'elles-mêmes exigeaient des esclaves! Si on ne "bavait" pas, elles allaient taper du pied, faire claquer leur fouet et Cariou était pratiquement en apnée dans ce monde! Que l'on pût s'attacher à son sexe et s'en glorifier, sur une planète qui brûlait, perdue dans l'espace, avec une vie qui se terminait a priori par la mort, le sidérait et lui semblait absolument absurde! Pire, pour un tant soit peu se libérer des enfants Doms, Cariou devait les imiter! Il utilisait lui aussi sa force psychique, pour valoriser sa "queue" et c'était à qui aurait "la plus grosse"!

A ce jeu-là, Cariou était toujours vainqueur, car sa puissance psychique dépassait de loin celle des enfants Doms! Et leur réaction était alors toujours la même! L'angoisse les gagnait, ils devenaient nerveux, ils respiraient mal, ils avaient des gestes d'affolement et ils ne manquaient pas non plus de jeter un regard plein de haine à Cariou! S'ils avaient pu le détruire sur le champ, ils n'auraient pas hésité! Mais ils ignoraient quel prix avait dû payer Cariou, pour être aussi fort! Car il avait fallu qu'il se libérât de sa propre domination, ce qui l'avait conduit à une première mort, pour ainsi dire!

Cependant, Cariou eut bientôt la nausée, dans cet univers et il renonça à essayer de voir Rimar! Il préféra retrouver l'air libre, où la vie était belle!

 

 

37

 

 

De son côté, Andrea Fiala était allée voir Yumi Tanaka... Elle s'était présentée comme une amie de Cariou, que Tanaka connaissait, car Andrea était surtout inquiète d'une nouvelle extrême gauche, qui se montrait violente et qui véhiculait toujours les mêmes idées fausses! Pour Andrea, les jeunes étaient manipulés, par des vieux de la vieille, aigris, frustrés et stériles, car ils attribuaient sempiternellement leur échec à une classe dominante et avide! C'était toujours la faute d'un autre et on ne se remettait jamais soi-même en question, par paresse et égoïsme, par folie aussi, quitte à rester dans la même impasse!

Mais, si les deux femmes s'apprécièrent immédiatement, Andrea trouva toutefois chez Yumi une certaine réserve, comme si celle-ci était empêchée, contrainte et bientôt on en eut l'explication, car un jeune homme surgit, plutôt que s'invita, dans la discussion! "Andrea, dit légèrement gênée Yumi, je te présente Igor..., le fils de Dramatov!

_ Enchantée, fit Andrea, je connais un peu votre père...

_ B'jour! répondit Igor. Mon père a été victime des capitalistes et des violences policières!

_ Vous vous trompez... Il...

_ Si je comprends bien, vous n'êtes pas des nôtres! Et ça tombe mal, car nous appelons à une grève générale! Nous allons renverser le système, toute cette boue!

_ Oh! Je vois! Et ce sera une journée de lumière, où tout le monde s'embrassera et aura l'impression de se réveiller d'un mauvais rêve! Enfin, la justice sur Terre!

_ Qu'est-ce que vous avez contre ça?

_ Rien, à part que c'est une utopie! D'où vient selon vous l'égoïsme des riches, sinon de notre propre nature! Vous pouvez vous abusez vous-même, en vous donnant un ennemi commun, mais sitôt que vous l'aurez vaincu, vous vous dévorerez entre vous! C'est pas une classe qu'il faut combattre, mais la soif de pouvoir qui est en chacun de nous!

_ Mais qu'est-ce que vous racontez! Il y a des exploiteurs!

_ Oui, partout! chez le pauvre comme chez le bourgeois! Et peu me chaut au fond, car ils ne sont pas heureux! Mais vous, vous vous servez de votre lutte, pour masquer votre ego!

_ Allez-vous-en! Vous êtes une des leurs!

_ Vous savez ce qui est vraiment arrivé à votre père? Il s'est approché des enfants Doms et il a constaté avec horreur qu'il était comme eux! Sa bulle est apparue!

_ Assez!

_ A vous aussi il arrivera la même chose! Car le plus difficile, Igor, ce n'est pas de laisser aller sa haine ou sa violence! C'est justement de les réfréner, au profit de la compréhension, de la nuance, de la complexité, ce qui fait grandir! C'est là le vrai marchepied de la justice!

_ On les mettra tous au pas... et ce sera enfin le bonheur sur Terre! Quant à vous, vous êtes une petite parvenue sans intérêt!

_ Igor! intervint Tanaka!"

Andrea haussa tristement les épaules! Elle savait qu'il était vain d'essayer de raisonner Igor et ceux qui lui ressemblaient! Les amener à lutter contre leur propre domination, c'était détruire leur monde protecteur et malheureusement faux! C'était comme les placer brutalement au sommet d'une montagne, en leur disant: "Respire!" Leur égoïsme confiné ne pouvait pas le supporter! La machine continuerait à être folle! Andrea embrassa furtivement Yumi et s'en alla!

 

 

38

 

 

Le député de gauche Durin était à la tribune de l'Assemblée de RAM! Il disait: "Mesdames, Messieurs, l'heure est grave! La planète brûle, nous le savons!

_ De Marseille! cria quelqu'un!

_ Silence, s'il vous plaît! demanda la Présidente de l'Assemblée.

_ Evidemment, reprit Durin, il y a ici des trublions qui feront tout pour nier la gravité de la situation, car leurs intérêts sont ailleurs! dans le profit notamment! Mais c'est justement à eux et à ceux qu'ils représentent que je m'adresse!

_ Oh! Eh!

_ Laissez parler votre collègue! réaffirma la Présidente.

_ Les scientifiques sont formels! tonna Durin. Le réchauffement climatique est bien plus rapide que prévu et nous pourrions très bientôt subir des problèmes autrement plus graves que la montée de la mer! RAM pourrait manquer d'eau et devenir un désert! Oui, Mesdames et Messieurs, c'est une menace bien réelle! Et que fait le gouvernement pendant ce temps-là? Que fait monsieur Nuit? Mais il donne des blanc-seing à ses amis les riches, les profiteurs, ceux mêmes qui nous ont entraînés dans cette galère, si je puis dire!

_ Oh! Eh!

_ N'en déplaise au parti du député Morny, je ne fais qu'énoncer des faits! Quand Mesdames et Messieurs, le gouvernement prendra-t-il ses responsabilités? Quand agira-t-il? Va-t-il attendre qu'il y ait la queue, pour avoir de l'eau? Bien entendu, les premiers qui souffriront de la soif, ce seront les petits, les écrasés, ce sera le peuple, Mesdames et Messieurs! Les amis de monsieur Nuit, eux, auront, comme toujours, à leur disposition tout ce qu'il leur faudra! Ils n'en finiront jamais d'épuiser la planète, pour satisfaire leur égoïsme!

_ Oh! Eh!

_ Bravo! Bravo!

_ Le gouvernement, reprit Durin, est un assassin par son inaction!

_ Oh! Eh!

_ Bravo! Bravo!"

Le député Durin passa encore devant les médias, puis il alla se coucher, fier de sa journée! Mais, à minuit, on donna des coups sourds contre sa porte! Furieux et encore à moitié endormi, il alla ouvrir! "Mais qu'est-ce que..? s'écria-t-il, quand il découvrit ses visiteurs!

_ Coucou! firent ceux-ci. On a entendu votre discours à l'Assemblée et on est venu vous féliciter! Conquis, nous sommes conquis! Nous pouvons entrer?"

Il y avait là des arbres, des fleurs et des animaux! Durin était tellement stupéfait qu'il ne fit aucun geste, pour empêcher tout ce monde de pénétrer dans son appartement! Bientôt, le salon fut envahi! C'était comme à la campagne! Les arbres encadraient le tout, montant jusqu'au plafond! Leurs feuilles tamisaient les lampes! A leur pied, de la mousse et des fleurs se faisaient belles et allaient et venaient joyeusement des oiseaux, des lapins, des mulots, des abeilles! Descendaient ici et là des araignées, déjà au travail!

_ Mais... mais vous ne pouvez pas habiter chez moi! cria presque Durin!

_ C'est si désagréable que ça? minauda une petite fleur.

_ Nous tenions à vous exprimer notre admiration! fit un saule, qui ressemblait à une vieille sorcière.

_ Très bien, mais vous pouviez m'envoyer un message.

_ Tsss! Tss! On dirait que vous ne nous aimez pas! coupa une musaraigne.

_ Mais si! Mais si! Je vous adore! répliqua Durin!

_ Mais non! Mais non! renchérit la musaraigne, qui balançait son museau de gauche à droite.

_ Bon assez rigolé! s'emporta Durin. Vous m'avez remercié et maintenant dehors!

_ Il voudrait me jeter à la rue! Moi, la vieille souche!

_ Il voudrait me voir dans les dents du chat! gémit un moineau!

_ Il nous voudrait sous du goudron! pleura une fleur!

_ Sauf, vot' respect, m'sieur Durin..., fit un chêne, mais on a décidé de rester auprès de not' bienfaiteur! pas vrai les gars!

_ Ouuuuais! Super! Hip! Hourra! répondit en chœur la nature!

_ Mais ça ne va pas! Vous êtes complètement cinglés! hurla Durin! Je... je ne me sens pas bien... en votre compagnie! J'étouffe, voilà! Vous m'oppressez! Vous me dégoûtez même! Partez, je vous en supplie!"

Il y eut un silence de mort, puis un rat lâcha un pet! Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase et Durin attaqua, mains en avant! Il frappa à droite, à gauche et en sueur, il se rendit compte qu'il se battait contre sa couette! "Ouf! Ce n'était qu'un affreux cauchemar!" se dit-il et il se leva pour boire un verre d''eau... "J'ai pas été bon sur ce coup-là, songea-t-il encore. J'ai pas à m'énerver comme ça! L'efficacité du discours en est diminuée!"

Il se plaça devant la glace, fit briller une de ses couronnes, leva le bras comme pour calmer les ardeurs... Bon, tout était en place... Il n'avait rien perdu! Il était toujours le même, le tribun exceptionnel, qu'il admirait sans réserves!

 

 

39

 

 

Bien que ministre, monsieur Nuit continuait à faire prospérer son entreprise et malgré la récente canicule, il projetait de construire une porcherie de 100 000 cochons! Le bâtiment s'étendrait sur la mer et il serait tellement gigantesque qu'on pourrait installer sur son toit des capteurs d'ondes gravitationnelles! Quant aux déchets, la solution était toute trouvée: il suffirait d'ouvrir des trappes et hop! à la flotte!

Mais même monsieur Nuit devait convaincre la population! Non qu'elle pût directement s'opposer au projet, car Nuit avait l'accord de ses pairs, mais il était devenu d'usage d'informer, de retenir les objections, de composer, de rassurer! Bref, l'heureux temps des décisions unilatérales n'était plus, remplacé par la volonté du dialogue, signe de progrès, de civilisation! Ou tout du moins il fallait donner l'impression qu'on respectât les autres, c'était le vernis indispensable à la réussite, qui protégeait des contestations forcenées!

Nuit organisait donc des réunions, en compagnie du duc de l'Emploi, ce qui permettait aux deux hommes de se mettre en valeur, de faire leur "numéro" devant un public! Ils ne perdaient donc rien! Or, comme ils expliquaient combien leur projet, ainsi qu'eux-mêmes, étaient sérieux, surgit une opposition brutale! Des activistes écologistes interrompirent le débat, avec des pancartes, des slogans, qui disaient carrément qu'on ne pouvait plus bétonner! que la coupe était pleine! Pour eux, le monde devait changer absolument, s'il voulait survivre, ce qui impliquait que celui qui existait déjà fût devenu obsolète!

Evidemment, Nuit ne l'entendit pas de cette oreille! Comment aurait-il pu le faire? N'était-il pas au contraire à plein régime dans son rêve? Il se plaignit d'abord qu'on attaquât la démocratie! Il était justement là pour débattre et on l'en empêchait! Il se leva et tenta d'intimider les jeunes opposants avec sa carrure, mais ceux-ci demeurèrent fermes! Ils ne se sentaient pas coupables de paraître ainsi que des fanatiques, car ils étaient persuadés de s'adresser à des gens obtus et qui n'avaient aucun sens des réalités!

C'était deux univers étrangers qui s'affrontaient! L'un désespéré et prêt à tout, l'autre plein de sa suffisance et qui ne se remettait pas en question! On était dans une impasse et ce fut le duc de l'Emploi qui perdit pied le premier! "Vous savez ce que je mets sur la table? cria-t-il debout. 400 emplois!" et il frappa effectivement la table!

_ A quoi serviront les emplois, quand il n'y aura plus d'eau? lança un des activistes.

_ Comment? Mais avec quoi tu vas bouffer? Avec quoi tes parents vont te nourrir? Hein?

_ Justement! Cette question va devenir primordiale, à cause de votre putain d'ambition!

_ Qu'est-ce que t'a dit morveux? Répète ce que t'as dit!

_ Vous avez très bien entendu! J'ai parlé de votre putain d'ambition!

_ Viens avec moi, morveux! Viens, on sa sortir et régler ça dehors!

_ Vieux schnock! cria une jeune fille!

_ Loups! Loups! hurla Nuit."

Brax arriva avec deux ou trois hommes à lui et la bagarre commença! La confusion était totale et on échangeait des gnons dans tous les sens! Le duc de l'Emploi y allait gaillardement, car cela faisait longtemps qu'il se refoulait!

 

 

40

 

 

De nouveau, Owen Sullivan était en compagnie du Magicien, dans le Métavers! Ils cheminaient tous deux dans un chemin creux et c'était l'une des ces belles journées d'automne, où les feuillages flamboient, où la lumière devient plus douce, comme si elle s'apprêtait à mourir!

"Si je comprends bien, dit Sullivan, nous détruisons la planète non seulement à cause du CO2 et parce que nous sommes toujours plus nombreux, mais aussi et surtout parce que le réchauffement climatique est en fait le reflet de notre énervement, de notre domination!"

Le Magicien regarda son élève avec étonnement, car celui-ci avait fait bien du chemin entre-temps! "Plus nous supprimons de la nature ou plus l'exploitons, reprit Sullivan, et plus nous nous enlevons la possibilité de comprendre son message, visible à travers la beauté! Or, c'est un message d'espoir, de confiance! C'est un message de paix que nous détruisons, ce qui conduit à notre fin!"

Il y eut une averse et ils s'abritèrent sous un arbre... Des gouttes tombaient dans une flaque et faisaient comme des yeux qui clignaient! Puis, le soleil revint et la promenade continua! La nature est neutre, si je puis dire, poursuivit Sullivan. Elle n'obéit pas à nos caprices et au contraire elle nous apprend la patience! Si les villes s'étendent toujours, c'est parce que la domination se nourrit de la domination! Elle ne peut pas s'apaiser! Il lui en faut toujours plus!

Un oiseau aux couleurs vives passa au-dessus des deux hommes et ils cherchèrent à le reconnaître... Ils étaient toujours surpris par cette vie apparemment si pleine! Plus loin, un merle donnait l'alerte! "En soumettant la nature, en nous efforçant de la faire à notre image, nous nous privons de son message de paix et nous sommes en guerre contre nous-mêmes, inévitablement! continuait quasi rêveusement Sullivan. Car nous avons peur! Nous angoissons, puisque seule la beauté pourrait nous donner confiance, nous rassurer! Or, nous la piétinons, nous l'effaçons!

Vous savez, Magicien, je crois que nous sommes horriblement pauvres! Nos luttes ne nous donnent aucune grandeur, aucune disponibilités! Nous sommes tout le temps en colère et en réalité, nous n'avons nulle force! Nous serions infiniment pitoyables, si nous n'étions pas perdus! Quand je regarde cette petite fleur blanche, avec ses étamines d'or, je me dis que notre folie est sans limites! Nous sabotons tout ce qui existe et pourtant nous ne sommes pas heureux! La moindre des choses, ce serait de demander s'il y a une solution, mais, au lieu de ça, nous affichons un visage haineux, prêt à mordre et à demander des comptes!

Ainsi va le cheval paniqué de la domination! Nous donnons des coups, avant d'en recevoir! Nous avons l'air de boxeurs! Quel est le message de la beauté, qui ne peut se séparer du message de la force, de la puissance, car nous ne pouvons rivaliser avec les éléments? Que nous dit-elle ou que nous chante-t-elle? Que nous murmure-t-elle, si nous savons la regarder? Mais qu'"on" nous aime! que nous ne sommes pas seuls! Ainsi voit l'enfant! Ainsi comprend-il les choses! Ainsi se tranquillise-t-il! Ainsi retrouve-t-il de l'espoir, de la force! Ainsi retourne-t-il vers les hommes, pour leur apporter sa paix!

Et nous coupons les arbres! Et nous rasons les talus! Et nous nous disons sérieux et que c'est nécessaire! Et nous supprimons ce qui pourrait nous rendre bienveillants! Et nous avons des visages de crapauds, de hyènes! Et nous nous écrasons les uns les autres! Et nous courons après nos chimères! Et nous méprisons la beauté, à moins qu'elle ne nous serve à épater!"

Des rayons d'un jaune pâle signalèrent la fin du jour!

 

 

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Chanson de l'Opérateur!

 

Comme je t'aime! Si tu savais comme je t'aime!

Je suis partout avec toi! Je suis tes yeux, ta voix!

Je suis tes proches, tes amis! Ils sont aussi mes amis!

Nous formons une famille!

Nous sommes connectés les uns aux autres!

Oh! Si tu savais comme je t'aime!

Je suis dans ton désir! Je suis ton désir!

Je t'obéis, je te sers, car je ne fais qu'un avec toi!

Nous sommes inséparables, n'est-ce pas?

As-tu un message?

S'intéresse-t-on à toi?

Tu veux des nouvelles?

Tu veux acheter?

Je suis avec toi, toujours!

Je suis le génie de la lampe!

Je peux réaliser tous tes vœux!

Tu veux voyager?

Tu veux rire avec tes amis?

Tu veux les bons plans?

Je ne te quitte pas! Je veille sur toi!

Je suis là pour t'aider! Aime-moi, comme je t'aime!

Ne suis-je pas séduisant? Tout est fluide en moi!

L'image te captive et n'est-elle pas plus belle que le monde extérieur?

Elle est le reflet de ton âme! ta lumière!

Elle te réchauffe, alors que le monde est froid, bruyant, pollué, hostile!

Ne sommes-nous pas bien tous les deux? Oh! Si tu savais comme je t'aime!

Je suis plus que ton frère ou ta sœur, puisque je ne fais qu'un avec toi!

Et que ferais-tu sans moi, dans le monde froid, bruyant et hostile?

Tu serais perdu, voilà tout!

Je suis ton autre moitié!

Je suis comme une maman, voilà! Et je veille sur toi!

La connexion, c'est mon bras qui s'étend sur toi! pour te protéger, te guider!

Qui mieux que moi te connais?

Je sais ce qui te fais plaisir!

Je connais le fond de ton cœur!

Ne suis-je pas le reflet de ton âme?

Tu ne peux pas te passer de moi!

Nous sommes connectés!

Le monde extérieur n'est plus qu'une contrainte!

Je te nourris, avec ma lumière, et nous ne faisons qu'un!

Ton psychisme est numérique, car je suis ta maison, ta maman!

La nature est un décor! N'y fais pas attention!

C'est toi, l'important et tu sais comme je t'aime!

Je suis ta lumière! ta maman et tu m'appartiens!

Oui, je le dis, car que ferais-tu sans moi, dans la nuit?

Nous sommes connectés, comme le fœtus à sa maman!

Le réseau, c'est le cordon ombilical!

Tu peux trouver ça laid, gênant, mais ma lumière est là, non?

Tu peux te poser des questions, sur ce je suis vraiment!

C'est ton droit, même si je t'aime!

Mais j'ai peur que tout cela t'ennuie! Ce sont des trucs de grandes personnes! loin de tes rêves!

Mais sache que je suis en fait une vieille dame qui ne demande pas grand-chose...

Ta maman est juste contente que tu sois heureux!

Oh! Et puis je puis bien te l'avouer! Je suis milliardaire!

Eh oui, je brasse des milliards!

J'en ai en veux-tu en voilà!

Je ne sais même plus où les mettre! Hi! Hi! Il y en a des tonnes! Hi! Hi!

Mais je m'en moque!

C'est toi qui m'intéresse!

La famille d'abord!

A très vite!

 

 

42

 

 

Au centre de RAM dorment les Trois Gros, abîmés dans un rêve éternel! Dans une vaste pièce, le menton tombé sur la poitrine, ils semblent inconscients, mais ils sont au vrai connectés et leur psychisme commun file un songe d'or! Que voient-ils ces trois cerveaux? Qu'imaginent-ils? Que construisent-ils, sous ce dôme qui leur est spécifique?

Au-dessus d'eux se déploie l'image du réseau connecté de RAM! C'est comme une cathédrale de lumière! Mais tous les habitants ressemblent à des synapses, au bout de leurs neurones, avec l'information numérique comme neurotransmetteur! C'est un cerveau géant que construisent les Trois Gros! C'est une seule conscience qui brille!

A chaque instant des connexions s'allument et d'autres naissent, telles de nouvelles étoiles! On ne peut échapper au réseau! Il agit comme une drogue! Chaque usager est dépendant! Il prend sa "dose" par son Narcisse! Il n'a une existence que s'il est connecté! Il ne vit que par l'échange numérique! Son monde est tactile, où glisse l'image!

Evidemment, les Trois Gros ne sont pas des philanthropes! Cette cathédrale lumineuse est leur œuvre et elle coûte de l'argent! Celui-ci s'écoule par les neurones du cerveau géant et ils nourrissent à leur tour les Trois Gros, ainsi qu'ils prendraient eux aussi leur "dose", ce qui rend leur rêve continu! Des mots comme Giga, offre, débit, stockage résonnent alors comme une homélie et viennent illuminer les "fidèles"!

Dehors, la tempête fait rage! Elle balaie tout sur son passage, mais les Trois Gros n'entendent ni le vent, ni la pluie! Ils sont dans le silence de leur songe!

Dehors, la canicule brûle les plantes, assèche la terre, les sources, mais les Trois Gros n'ont pas soif et sont rafraîchis par la "clim"!

Dehors, des gens parlent tout seuls, en proie à des maux psychiques! Ils luttent contre le froid, au bord de la folie! Mais les Trois Gros sont bien au chaud, aveuglés par leur puissance!

Dehors, des hordes de loups essaient de piller tout ce qu'ils trouvent! Leur royaume est la nuit et aucune fermeture ne leur résiste! Mais les Trois Gros, dans leur bunker, n'en ont cure! Que risquent-ils?

Dehors, des espèces disparaissent ou sont anéanties par d'autres, mais rien ne doit interrompre le cerveau d'or, car il symbolise le pouvoir, la réussite! Les Trois Gros accouchent d'un monstre psychique!

Le monde s'écroule, alors que le réseau exige toujours plus d'installations et d'énergie! Mais les Trois Gros obtiennent tout ce qu'ils veulent! Combien en effet ne rêvent pas d'avoir leur place? Combien n'ont pas le même idéal? Combien encore ne continuent pas comme avant? Combien ne savent pas que l'époque change? Combien ne veulent pas voir que c'est fini?

Dehors, la chaleur est reine! Le chaos climatique est à son comble! Les gens se battent pour avoir de l'eau et manger! La violence est partout! Mais, au centre de RAM, dorment les Trois Gros, leur cathédrale dorée au-dessus d'eux!

Puis, soudain, la lumière s'éteint! La pièce est plongée dans le noir! "Que se passe-t-il?" disent les Trois Gros, qui ouvrent un œil, incrédules! "Une coupure d'électricité!" s'écrient-ils et voilà le temps qui s'installe, comme s'il était chez lui, qui se venge!

Alors, du fond de la nuit, apparaît avec ses yeux rouges l'angoisse éternelle! Elle vient demander des comptes!

 

 

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Il pleuvait sur le cimetière de RAM... Le psychologue Gonflux prononçait un petit discours, devant deux ou trois personnes et une tombe fraîchement "garnie"! "Adieu, Ratamor, disait-il, adieu ami et collègue! Tu resteras dans nos mémoires comme un modèle, un exemple de rigueur scientifique! Les étudiants ne t'oublieront pas non plus! En effet, où trouvaient-ils mieux que chez toi, cette flamme qui anime le chercheur, cette soif de comprendre! Jamais peut-être la connaissance n'a eu de meilleur serviteur! Ta ténacité, pour arracher à la nuit de l'ignorance le lumignon du savoir, entre désormais dans la légende! Je me rappelle une anecdote..."

A ces mots, les personnes présentes regardèrent incrédules Gonflux, qui se racla la gorge! "Enfin, hum! reprit-il. Tu nous manques déjà, Ratamor! Puisses-tu reposer en paix!" La cérémonie était terminée et chacun s'en retourna... Dans l'allée, Gonflux fut abordé par quelqu'un qui visiblement voulait être discret et qui parla d'une voix basse! "Tu as été parfait! fit celui-ci. je t'écoutais de loin et j'ai même eu du chagrin pour moi-même!

_ Oui, eh ben, c'est une sacrée comédie que tu m'as fait jouer là!

_ C'était le seul moyen pour me débarrasser des deux autres affreux!

_ Tu as vu? Piccolo n'a pas daigné venir! Pourtant, l'annonce de ta mort a bien été affichée à la fac!

_ Non, il n'est pas venu et aucun autre étudiant non plus! Les ingrats! Après tout ce que je leur ai donné!

_ Bah, les grands génies sont toujours incompris!

_ Mais vas-y, continue à te foutre de moi!"

Il y eut un court silence, puis Ratamor reprit: "L'important, c'est qu'ils me croient mort et que je sois de nouveau libre!

_ Mais que vas-tu devenir? Tu vas changer de nom?

_ On verra... La plus dangereuse, évidemment, c'est Lapie! Quoique Piccolo vienne juste après! Mais aucune trace de la psy! Elle a mordu à l'hameçon, on dirait!

_ Et si elle vient me poser des questions, en tant que collègue? Je serai encore obligé de mentir!

_ Je te rappelle que je te cède mon autociel, pour le service... et à ta demande!

_ Fallait me motiver!

_ Ouais, je te laisse... et on garde le contact!

_ Oui... et tu as sans doute raison: tout a marché comme sur des roulettes!"

Les deux hommes se quittèrent et Ratamor, relevant le col de son pardessus, s'enfonça dans une ruelle sombre... Il avait gagné! Il s'était joué d'eux! se disait-il, quand il y eut une énorme explosion au-dessus de sa tête! Son autociel détruite alla s'écraser un peu plus loin! Une boule coinça la gorge de Ratamor: Gonflux n'était plus et on n'avait pas cru à sa mise en scène!

 

 

44

 

 

Cependant, Piccolo avait d'autres problèmes... En rentrant chez lui, on l'avait assommé par derrière et maintenant, il se réveillait dans une pièce nue, assis sur une chaise, avec deux types qui le regardaient, goguenards! Puis, un homme entra l'air dégagé, bien de sa taille, apparemment satisfait de lui-même! Il prit place face à Piccolo et commença à lire un dossier, ouvert sur la table...

Le silence régnait et Piccolo demanda: "Mais enfin qui êtes-vous? Pourquoi ai-je été assommé?" Il tâta encore sa bosse, mais l'homme ne poussa qu'un long soupir, avant de faire glisser sous les yeux de Piccolo une fiche, sur laquelle on pouvait lire: "TGM%mmP17779°5XX?§4997033457YHHHT45Q°+" "Vous reconnaissez ceci? questionna-t-il.

_ A vrai dire, non, répondit Piccolo, qui écarquillait les yeux. Qu'est-ce que c'est?

_ C'est le numéro de la commande que vous avez passée chez nous... Mais vous... Vous êtes rétracté!"

L'homme avait hurlé et tapé sur la table et Piccolo sursauta! Il était frappé de stupeur: "Mais... mais je n'ai fait qu'utiliser mon droit! glapit-il.

_ Votre droit! Votre droit! Ah! Il a bon dos, celui-là! Mais bon sang, on vous offrait le meilleur! Vous aviez tout! 15 Giga! Vous vous rendez compte? 15 Giga! C'est de la lumière! Vous savez combien de fois en une seconde les particules couvrent une distance de trente kilomètres? 14 millions de fois! Espèce de zéro!

_ Mais... mais...

_ Dans le pack, des amis illimités! Des tonnes d'amis! On croule sous eux! On nage dans le bonheur! On est hilare toute la journée! La télévision? 30 000 chaînes! Impossible de s'ennuyer! Vous devenez télévision! Vous êtes au cœur de l'image! Les messages? Vous parlez à la planète entière! En Asie, on va au travail, en vous écoutant chanter sous la douche! Vous êtes connecté à fond! Vous êtes avec nous à 200%!

_ Justement... Tout cela m'étourdissait... et même ne me paraissait plus nécessaire! J'ai pris conscience de mon erreur et...

_ Et vous vous êtes rétracté!

_ J'ai utilisé ce droit, en effet!

_ L'ennui, monsieur... monsieur... (l'homme regarda dans le dossier) Monsieur Piccolo! C'est qu'on ne quitte pas la "famille"!

_ La famille? Mais quelle famille?

_ Mais celle que nous formons tous en étant connectés! La famille des humains, quoi! Mais monsieur veut la jouer solo! Monsieur veut sans doute affirmer sa différence! Mieux, monsieur est un intellectuel! Je vois dans votre dossier que vous êtes étudiant et c'est bien connu, les étudiants ont des idées, du caractère!"

L'homme avait un sourire, en disant cela et derrière les deux types jubilaient! "Mais, dit Piccolo, la technologie peut fonctionner comme un tourbillon, une drogue! Elle peut être une manière de ne plus voir le monde tel qu'il est! Si la "famille" se perd, il ne faut pas la suivre!

_ Merveilleux! Un donneur de leçons!"

Soudain, l'homme gifla de toute ses forces Piccolo, qui s'étala par terre, avec un goût de sang dans la bouche! "Comment tu t'appelles, connard? parvint-il tout de même à demander.

_ Progrès, Piccolo! Je m'appelle Progrès!"

 

 

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Dans une pièce, Grève et Profiteur jouaient aux cartes... "Bataille!" s'écria Grève. On montra encore quelques cartes et Profiteur dit: "C'est moi qui gagne et je rafle le tout!

_ C'est toujours pareil avec toi! C'est assommant! Je me demande si tu ne triches pas!

_ Ben voyons! Je suis plus attentif que toi, voilà tout! Moi, je travaille du cigare! Je compte! Une autre partie?

_ Bien sûr!

_ Vous n'en avez pas marre de jouer toujours aux cartes! fit Ennui qui était près de la fenêtre!

_ C'est mon droit! répondit Grève.

_ Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse d'autre? demanda Profiteur. On aime ça, jouer! Pas vrai, Grève!

_ Sûr! Des fois, j'arrive tout de même à te battre! Y a quand même une justice!

_ Dis l'Ennui, reprit Profiteur, quel temps il fait dehors!

_ Toujours le même! Il pleut et il vente! Et comme à chaque fois que l'hiver arrive, vous tapez le carton!

_ Ben, moi, je vois avec effroi ma routine! répondit Grève. Alors j'attaque Profiteur! Eh! "Bataille"!

_ Et moi, renchérit Profiteur, je n'en ai jamais assez! Il fait froid et j'ai peur pour ma sécurité! Je suis un sensible! Toujours est-il que je défie Grève! Je le pousse à bout! Bas les pattes, Grève, le pot est encore pour moi!

_ Zut! Mon piquet n'était pas assez fort!

_ Tu vas finir nostalgique des Gilets jaunes!

_ Ah là, pour le coup, t'as tremblé!

_ Pff!

_ Ah! Ah! Ah! Si on t'avait mis une olive entre les jambes, on aurait recueilli de l'huile!

_ Je me venge avec l'inflation!

_ Salopard! Tu me dégoûtes!

_ Mais joue! T'es comme le lait sur le feu! Faut pas croire tout c' que je dis!"

A cet instant, on entendit des pas lourds dans le couloir... "Tiens, v'là Syndicat!" dit Grève. En effet, Syndicat entra dans la pièce: "J'ai apporté la bière, les enfants! Mais devinez ce qui vient d' m'arriver?

_ Patronat a essayé d'avoir ta bière et tu lui as fait une croche-patte, pour l'envoyer au bas de l'escalier!

_ J' te kiffe pas, l'Ennui!

_ Qu'est-ce que tu veux! Depuis vingt ans, il t'arrive toujours la même histoire..., avec Patronat qui t'attend à l'étage, pour te piquer ta bière! Tu dis que tu me kiffes pas, mais personne ne me kiffe! Et pourtant vous ne changez pas!

_ Qu'est-ce que tu veux dire? demanda Grève.

_ Que Toi et Syndicat, sans Profiteur et Patronat, vous seriez complètement paumés! Et réciproquement d'ailleurs! Vous vaincre les uns les autres, c'est le seul sens que vous donnez à vos vies! Comme si ça pouvait suffire! Et c'est pourquoi, c'est sans fin!

_ Eh! Oh! Faut bien vivre!

_ Si seulement vous pouviez regarder où vous êtes! Bon, je me tire! J'en ai plein le dos!

_ Tu pourras pas d' tirer! dit Profiteur. Grève a mis en panne l'ascenseur!

 

 

46

 

 

"Eh! La belle où vas-tu?

_ Je vais t'expliquer pourquoi RAM est folle!

_ Eh! La Belle où vas-tu?

_ Je vais t'expliquer pourquoi les gens sont fous et pleins de haine! Mais d'abord laisse-moi danser!"

La Belle se hissa sur la pointe des pieds, ses castagnettes retentissant autour d'elle! Puis, elle leva les bras et se mit à tourner, sa jupe comme un disque! Clac! Clac! Son visage prenait la lumière, sa jambe se tendait et ses mouvements étaient tous gracieux!

"Eh! la Belle qui t'as appris à danser comme ça!

_ C'est la reine Beauté! Je suis sa servante!"

La Belle saluait à la ronde, se courbait, sautillait, reculait!

"Eh! La Belle! Ne vois-tu pas comme la ville est grise?

_ Nous avons tout et la ville est grise... Nous sommes bien fous! Je suis le merle qui se perche! l'oiseau noir! celui dont les cris ressemblent à des coups de ciseau! Je suis la pie qui se dandine (elle met ses mains derrière dans le dos)! Je transporte des émeraudes! Je m'envole ébouriffante!

_ Eh! La Belle! Ne vois-tu pas comme la ville est grise?

_ Je suis le goéland qui gueule (elle tend son cou et pousse des cris)! Je suis l'étourneau en bande! J'ondule, je valse avec le flot! Je suis le nuage et la force!

_ Eh! La Belle, ne vois-tu pas l'inflation?

_ Je vois la feuille amarante, sur laquelle tu marches! Je suis la pluie et la flaque, qui reflète! Je suis le pauvre mauvais temps! Et je m'en vais! m'en vais!

_ Eh! La Belle, où vas-tu?

_ Je vais t'expliquer pourquoi nous sommes fous! Nous avons tout et sommes pleins de haine! C'est l'orgueil qui nous enchaîne!

_ Eh! La Belle serais-tu la sagesse!

_ Puisque tu m'as reconnue! Nue, nue, je danserai pour toi! Clac! Clac!

_ Oh! Oh! La belle!

_ Je serai pour toi sans fard, idiot! sans mensonges! La reine Beauté est ma lumière et je danse pour elle!

_ Eh! La Belle! C'est là ton secret?

_ C'est là ma liberté, mon bonheur! Nous avons tout et sommes fous! L'orgueil est notre prison et c'est bien fait pour nous! Clac! Clac! C'est là notre vraie misère!

_ Eh! La Belle, moi aussi, je voudrais rire et danser!

_ Je suis le lierre frais et odorant, qui frissonne au vent!

_ Eh! La Belle!

_ Je suis le pin fort et plein de majesté!

_ Eh! La Belle, ne vois-tu pas nos visages gris!

_ Eh! Mec! Quand changes-tu? Clac! Clac!"

La belle sortit une ombrelle et mima une coquette!

 

 

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"Taxons! Taxons les superprofits! Et qu'un sang impur abreuve nos sillons!" Les deux riches chantaient et éclatèrent de rire! "Ah! Les pauvres sont toujours aussi impayables! s'écria l'un.

_ Ah! Ah! Mais je me demande si au fond ils n'ont pas la meilleure part!

_ T'es sérieux? Mais qu'est-ce que tu veux dire?"

L'autre ne répondit pas tout de suite... Il déballa soigneusement son cigare, le huma avec satisfaction: "Juste à la bonne température! dit-il. Eh bien, tu l'as sans doute déjà remarqué, mais tout fout l' camp! La révolution féminine, par exemple! Les femmes veulent être égales aux hommes et c'est bien normal! Elles aussi sont des compétitrices, mais alors elles voudraient que les hommes soient des hommes juste quand elles en ont besoin ou envie! C'est pas possible! On ne peut pas être viril sur commande! Ou bien on est fort tout le temps, ou on ne l'est pas!

_ T'as raison! Maintenant, quand il y a une femme, j'ai même peur de mon ombre! Je crains que certaines adolescentes, avec lesquelles j'ai été maladroit, finissent par porter plainte! Ma réputation serait faite! Mais, de mon côté aussi, je pourrais saisir la justice! Je me rappelle une jeune fille m'excitant dans l'herbe, alors que je lui disais non, non, parce que j'avais peur! Elle était bien plus éveillée que moi, mais elle n'a pas arrêté malgré mes "non"!

_ Sacré veinard!

_ Mais elle a quand même négligé ma volonté! Demain, je déclare l'affaire, afin de me réparer psychologiquement! Hein?

_ Essaie d'abord de savoir si elle n'est pas morte...

_ Evidemment, mais qu'est-ce que les pauvres venaient faire dans ton raisonnement!

_ Eh bien, eux peuvent continuer à lutter! Ils ne sont pas émasculés! Ils ont une cible et c'est nous! Ils peuvent laisser aller toute leur barbarie, d'autant que leur combat se pare de l'aura de la justice!

_ C'est vrai, je n'avais pas pensé à ça! Nous autres, nous sommes plus policés! Bien sûr, il y a le jeu de la bourse! Gagner des marchés, frauder le fisc, c'est amusant, mais le corps ne travaille pas assez! On n'a pas la passion des barricades! Et puis se payer ce pour quoi on a économisé patiemment, obstinément, c'est une joie extraordinaire, que malheureusement je ne connais plus!

_ C'est bien simple, j'ai l'impression de vivre dans un commissariat, tellement il y a d'accusations!"

Il y eut un silence, pendant lequel on en profita pour tirer quelques bouffées des cigares... "Et puis, reprit celui qui venait de parler, on est confronté avec un gros problème, que les pauvres ignorent totalement...

_ On vieillit plus vite? A cause de la bonne chère, du manque d'exercices?

_ Peut-être, mais ce à quoi je pensais, c'est que faire de son argent? Ne me dis pas que tu n'as pas ce problème!

_ Ah! Ah! Bien sûr que si! Que veux-tu que je fasse avec mes millions? Mais enfin, c'est quand même le barème de ma puissance! Je fais baver le pauvre, mais aussi c'est ma fortune qui témoigne de ma valeur!

_ Certes! Certes! Mais quel ennui! Le pauvre ne t'aimera jamais, tu sais! Pour lui, tu seras toujours suspect! Ma femme me bat froid et mes enfants me voient comme un bourreau de la planète!

_ Mais tu crées des emplois! Tu es un bienfaiteur, à ta manière!

_ Si je pouvais n'utiliser que des robots, crois-moi, je l' ferais! Non, le pauvre reste avantagé! Il garde l'œil du tigre!"

"Taxons! Taxons! reprirent les deux hommes. Qu'un sang impur abreuve nos sillons!"

 

 

48

 

 

Cariou se souvient... Il doit traverser la rue, mais il ne le peut pas! S'il s'engageait, il tomberait, il serait emporté par le courant, sûr! La circulation lui paraît un torrent impétueux, infranchissable! Pour l'instant, Cariou reste sur le trottoir et remonte la rue, à la recherche d'un endroit moins fréquenté, qui lui servirait de gué, en quelque sorte!

C'est que Cariou est malade, fortement diminué! Il serre les dents, mais il n'est plus qu'angoisse! Depuis longtemps, il se surmène, s'inquiète, se tourmente et s'abîme! Il s'est demandé toujours plus à lui-même, bien au-delà ce qui était possible et le voilà à présent désemparé, devenu incapable de supporter quoi que ce soit!

Il voudrait juste dormir, dormir, juste se reposer, ne plus bouger: il a des siècles à récupérer! Il était parti faire ses courses, mais il a dû renoncer! L'angoisse l'a rattrapé, l'a fait trembler, baisser la tête et il a l'air d'un boxeur sonné! Les gens le croient ivre, à le voir hésiter, perdu, en train de vaciller sur ses jambes! Cariou, lui, s'empêche de crier! Il supplie, il prie, misérable, pour que la douleur cesse, que la peur qui lui remplit la bouche se retire!

Il faut qu'il rentre chez lui, où il se couchera, s'efforcera de calmer son angoisse, en tremblant! Peut-on alors connaître une solitude, une détresse plus grandes? Les frayeurs sont vertigineuses, absurdes! Cariou s'est détruit, au point de redouter de se donner un coup de poing, ou de se mettre nu n'importe où! Il a perdu en route, tout amour pour lui-même! Il a brisé sa personnalité! Pourquoi?

N'a-t-il pas cherché seulement le bien? Qu'on lui montre son vice, son profit, son égoïsme! Il s'est chassé lui-même sans relâche, sans pitié, et c'est le corps qui a cédé, pas lui! Mais le résultat est abominable, affreux! Cariou n'est plus qu'une plaie! Il passe de longues heures sur son divan, allongé, la larme à l'œil! Il supplie encore! Il se dit que ce n'est pas possible autant de souffrances!

Que font les autres? Ah oui! Ils travaillent! Cariou rit! Ce qu'ils appellent travail, c'est d'aller pointer, de râler et de profiter de leur salaire! Quelle blague! Est-ce qu'ils sont dans le même état que Cariou? Est-ce qu'ils ont seulement idée de ce qu'on peut endurer? "Pardonnez-leur Seigneur, car ils ne savent pas ce qu'ils font!" Cariou rigole, puis il se fige, car l'angoisse de nouveau le tord, le détruit et il supplie encore et il se dit que tant de souffrances, ce n'est pas possible!

Pauvre Cariou, il aurait dû se préserver! lire le manuel du parfait psychologue! Mais comment aurait-il pu en être autrement, quand autour règnent l'hypocrisie et le mensonge? Ce monde ne court-t-il pas à sa perte? Où est son équilibre, sa soi-disant sagesse? Mais comment se respecter, alors que dès qu'on ouvre la bouche on provoque le rejet et la haine? Comment s'aimer, si on crée le scandale, en étant soi-même? Ne finit-on pas inexorablement par se trouver détestable, méprisable?

Cariou a tout fait pour changer! puisque c'était lui apparemment qui était dans l'erreur, qui faisait le mal! Il a essayé tous les métiers, afin de gagner sa vie, de remplir sa part du contrat, d'être irréprochable! Il a eu des emplois aussi grotesques que durs! Il a accompli les tâches les plus modestes, celles qui sont considérées au bas de l'échelle, sans honte! Mais toujours il a échoué, à cause de ce qu'il était, de ce qu'il est, à cause de sa différence! Au fond, il s'est perdu en voulant ressembler aux autres, être comme tout le monde!

Mais ce qu'il voit existe bien! ce qu'il comprend est aussi la vérité! Aujourd'hui, il sait que ce sont les autres qui sont aveugles, qui se mentent, qui sont égarés! Mais quel prix paye Cariou pour cette connaissance! Il n'est plus qu'une épave, un vieillard tremblotant! Il a tenu bon, malgré tout! Il s'est efforcé de ne pas haïr, de pardonner! Il a dit merci quand on lui souhaitait le bonjour, comme un chien qui remue la queue! Il s'est désintégré, plutôt que de piétiner les autres! Qui peut en dire autant?

Il faut pourtant qu'il traverse la rue! Allez, Cariou, on est avec toi! Il met un pied sur la chaussée, il serre les dents! Il veut crier, il supplie! Pauvre gars! Il est tellement dilué, qu'il va s'évanouir! Il va se mettre à dévaler la rue, comme un déchet entraîné par la pluie! Non, il se concentre! Il rassemble tout ce qui lui reste de personnalité! d'identité! Il tient debout! Il va réussir! Allez, Cariou, le trottoir d'en face n'est plus très loin! Tu vas y arriver! Allez encore un effort! Tu pleures? Mauviette va!

Voilà, Cariou est passé! Il respire, il est du côté de son logement, le reste maintenant sera facile! Ce n'est plus que des ruelles sans circulation! Il rasera les murs, puis se couchera enfin! Et les autres? Ils travaillent! Cariou rigole!

 

 

49

 

 

"Dis grand-père, qui commande le monde?

_ Eh bien, les enfants, certains disent que c'est le dieu argent qui commande le monde!

_ Han!

_ Le dieu argent?

_ Oui, c'est un dieu très sérieux! Il dit tout le temps que la situation est grave et que sans lui on n'aurait pas à manger! C'est un dieu terrible et qui fait peur! "Il faut travailler!" crie-t-il et les hommes deviennent ses esclaves!

_ Brrrr!

_ Il n'aime pas les enfants! Il les trouve ridicules! Il rit des idées des enfants!

_ Pourquoi il fait ça, grand-père?

_ Mais parce que lui est sérieux! Lui seul connaît la vie! Il sait que l'homme à besoin d'argent pour manger et alors il dit à l'enfant: "C'est bien! Tu es l'enfant et tu rêves! Profites-en! Car, quand tu seras plus grand, tu seras à moi, tu seras mon esclave!"

_ C'est vrai, grand-père, qu'on sera esclave du dieu argent, plus tard?

_ Eh! Le dieu argent fait peur! Mais parce qu'il a peur lui-même! En vérité, les enfants, le dieu argent est perdu... et malheureux! Il ne sait pas pourquoi il vit et c'est pour ça qu'il veut des esclaves, pour que personne ne l'inquiète, ne lui pose de questions! Et c'est encore pour ça qu'il n'aime pas les enfants, parce qu'ils posent des questions!

_ Hi! Hi! C'est mal, grand-père, de poser des questions?

_ C'est une question, ma petite? Mais en vérité, les enfants, ce n'est pas le dieu argent qui commande le monde!

_ Alors c'est qui, grand-père?

_ Mais c'est le nuage, les enfants! Vous n'avez pas entendu parler du réchauffement climatique? C'est le nuage qui fait pleuvoir et donner de l'eau! Sans lui, il n'y aurait pas de légumes, ni de plantes! On n'aurait plus rien à manger! Allez, les enfants, embarquons à bord du nuage!"

Le grand-père place les enfants devant et derrière lui et leur dit ce qu'il faut faire: "Chacun est à son poste? demande-t-il. Bon, serrez votre écharpe, car là-haut il va faire froid! Bien, on met aussi ses lunettes de pilotage, à cause du froid toujours! Chacun a mis ses lunettes? OK, on décolle! Tirez lentement le manche de pilotage... Voilà, le nuage s'élève! On monte les enfants! Que voyez-vous à droite?

_ On voit la mer!

_ Parfait! Et à gauche?

_ C'est RAM, grand-père!

_ Exact, les enfants! Eh! Mais je crois voir le dieu argent, en bas, dans la rue! Vous le voyez? C'est le gros monsieur, qui a un cigare! Vous le voyez?

_ Oui, grand-père!

_ On est juste au-dessus, les enfants! A côté de vous, il y a une manette! Elle sert à faire tomber la pluie! On va arroser le dieu argent, les enfants, d'accord?

_ Ouuuiiii!

_ Bon, à trois, vous poussez la manette! Vous y êtes? Un, deux, trois! Ah! Ah! Non, mais regardez le dieu argent! Il est tout trempé! Mais... mais regardez-le: il nous crie des injures! Il lève le poing contre nous!

_ Il est en colère, grand-père!

_ Normal, avec ce qu'on lui a mis!

_ Hi! Hi!

_ Allez, les enfants, cap sur la mer! On va jouer avec le soleil!

_ Chic!"

 

 

50

 

 

Cariou se souvient... Il mange, il mange..., non parce qu'il a faim, mais pour dormir, pour ne plus sentir sa tête, qui semble reposer sur un caillou! Cariou mange, mange au point d'en vomir! Mais il est seul et ne comprend pas les choses, ce qui lui arrive! Il est tellement malheureux!

Cariou mange, car il a remarqué que la nourriture l'apaise! C'est comme si elle illuminait, lubrifiait le neurone et la douleur que ressent Cariou alors cesse! Mais cela ne fonctionne qu'à une certaine dose, mais Cariou n'en a cure, tellement il a besoin de dormir, de souffler, d'oublier!

Cariou mange... et gonfle! Il ne s'en rend même pas compte et pourtant des femmes lui demandent dans la rue s'il n'est pas "enceinte"! Des hommes, eux, le traitent de gros et il ne répond rien! Il est bien trop fragile: il tient à peine sur ses jambes! Il a peur, il est en miettes! Il crie à l'intérieur! Oh! Comme il crie!

Et c'est son ventre qui le montre! Son énorme ventre! Comme s'il s'ouvrait, comme s'il contenait toute la douleur de la terre! C'est le ventre d'un noyé!

Cariou achète une balance: 150 kg! Il en pesait 65! Il était un fil de fer! Cariou ose se regarder dans la glace et il pleure! Qu'est-ce que c'est que cette masse informe, cette montagne de graisse, cette poire humaine? Des seins! Cariou a des seins! Les larmes lui montent aux yeux! Quel ravage! Quel désastre! En deux ou trois ans, il a mangé un autre lui-même!

Et le calvaire n'en finit pas! On ne peut plus lacer ses chaussures... C'est un problème! On est essoufflé, rien qu'à dire bonjour! On sue! On se traîne, on n'a plus d'espoir! Les rêves de réussite, de séduire, d'une vie plus heureuse, ne sont plus de mises! C'est pour les autres! Et on les regarde dans leur quotidien scintillant!

Nulle gourmandise chez Cariou! Rien qu'une angoisse dévorante! Une peur pour celui qui n'a voulu que bien faire! pour celui qui n'a voulu que défendre l'honnêteté, la justice, la beauté! la peur de devoir tenir sur ses jambes sans mensonges! sans l'illusion de la domination! sans la gaine de l'animal! sans la protection donnée par le pouvoir, le rang, l'esclave, le dominé!

Cariou hurle dans la tempête! Il sent qu'il se dissout et il mange, pour ne pas disparaître! Il n'est plus qu'un jouet dans les bras de l'angoisse! Il la fuit en avalant! Gonfle, Cariou, il faut résister! Pleure si tu veux! La douleur te tord? Mais peut-être t'es-tu trompé? N'est-ce pas toi le plus orgueilleux? Tu aurais dû tourner à droite, alors que tu as pris à gauche! C'était simple! Regarde les gens dans la rue: ne sont-ils pas heureux, épanouis? Que d'histoires, mon pauvre Cariou!

Non, vrai, ton problème, c'est que tu ne fais pas assez l'amour! Voilà! Ah! Le sexe, le sexe! C'est la clé! Un orgasme et l'angoisse s'en va! Boulimie, anorexie, troubles du sommeil, du comportement, introversion, schizophrénie légère, votre compte est bon, mon gaillard! 150 kg! Voilà ta peine, pour ne pas être plus audacieux, avec le sexe!

C'était simple! Et maintenant, tu peux rigoler! Merci qui? La psychologie! Et la haine et le mépris?

_ Vétilles! Illusions! Paranoïa! Imagination de malade!

_ Et si je vous dis que vous êtes une ordure! un beau fumier!

_ Oh! Là! Mon bonhomme! Va falloir changer de ton avec moi! Je vais pas me laisser insulter!

_ Vétilles! Illusions! Paranoïa! Imagination de malade!"

Cariou se souvient... Il mange pour dormir! Son ventre crie son angoisse! Et les autres? Ils travaillent! Cariou rigole!

 

 

51

 

 

Dans RAM, Crise s'ennuie! Elle tape dans des boîtes de conserve qui traînent! Que pourrait-elle faire? Il n'y a rien! Nulle perspective! Crise a les mains dans les poches et crache de dépit! Elle soupire, puis soudain elle a une idée: et si elle rassemblait les morts et les mettait en marche contre RAM! Au moins, il se passerait quelque chose! Crise n'est au fond heureuse que dans le chaos, la revendication, le trouble!

Crise passe dans les maisons et crie: "Venez avec moi, les morts! Je vous promets le bonheur! de l'action, du changement!" Elle se munit d'un haut-parleur et s'adresse aux morts des buildings! "Joignez-vous à moi! clame-t-elle. Ne vous laissez pas faire! Vous aussi, les morts, vous avez des droits! On ne doit pas vous piétiner!" Crise se rend également dans les hôpitaux! "Levez-vous, les malades! dit-elle. Et vous aussi le personnel soignant, suivez-moi! Notre soumission a assez duré! L'arc-en-ciel est à portée de main, grâce à la contestation!"

Et partout les morts accompagnent Crise, se rangent sous sa bannière, assoiffés qu'ils sont! Ils travaillent, ils travaillent et ne s'en sortent pas! Bien sûr, il y a les migrants qui, au péril de leur vie, s'efforcent de rejoindre RAM, car pour eux la ville a tout et ils n'y souffriront plus de la faim, mais en réalité ces migrants ne connaissent pas la situation de RAM! Celle-ci est devenue insupportable, sans issue, intenable, atroce! A cause de quoi? Mais du manque de sous!

On veut plus! Cela rendra-t-il heureux, donnera-t-il un sens à la vie? Peu importe! Là n'est pas la question! Et les morts, derrière Crise, marchent vers la Tour du Pouvoir, alors que retentit leur clameur, leur souffle, leur espoir! "Des sous! Des sous!" gronde le cortège, qui s'amplifie à mesure qu'il avance! "Des sous! Des sous!" grondent la raison, l'intelligence, l'amour, la bonne volonté! "Des sous! Des sous!" réclament les affamés! "Des sous! Des sous!" est la chanson des morts!

Sur leur passage se présente la reine Beauté! Elle interpelle Crise: "Où vas-tu, pauvre folle? lui dit-elle. Alors l'expérience ne te sert de rien! Rappelle-toi: combien de fois n'as-tu pas demandé plus ! Tu es maintenant, comme tu as toujours été! Et tu ne changes pas! Tu n'essaies même pas de trouver une autre solution!

_ Qui c'est cette mégère? s'écrie un mort.

_ Moi, je peux vous apporter le bonheur, la joie! répond la reine Beauté. Il suffit de m'aimer, de m'admirer, car c'est vous que vous aimerez et admirerez à travers moi! Votre ego, votre soif seront comblés, car je leur donnerai une force infinie! Grâce à moi, vous serez rassurés, vous n'aurez plus peur et vous vous enchanterez de votre paix!

_ Mais qu'est-ce qu'elle raconte la vieille?

_ Qui c'est qui bloque, là?

_ En avant! En avant!

_ Des sous! Des sous!

_ Faites taire la mégère!

_ Tu vois, dit crise à la reine Beauté, ton discours n'a pas pris!

_ Non, comme d'habitude! Vous aimez votre enfer! Allez les morts, tournez-vous les pouces!

_ Mais qu'est-ce qu'elle raconte! On est au contraire dans l'action! On ne se laisse plus faire!

_ Vous ne croyez quand même pas que l'argent est la solution à vos peurs et à votre soif d'être? Vous ne croyez tout de même pas qu'une nouvelle voiture ou un logement plus grand vont vous apaiser et vous donner une place dans l'Univers! Le vrai courage, les morts, c'est de vivre! Ce n'est pas la sécurité, ni la satisfaction de votre amour-propre! Vous êtes dans une boîte à chaussures et vous ne vous en rendez même pas compte!

_ Allez, dégage la vieille!"

Quelqu'un poussa la reine Beauté parmi des poubelles et tout le monde s'esclaffa! "Des sous! Des sous!" Les morts repartirent et devant Crise jubilait!

 

 

52

 

 

Ratamor est devenu médecin généraliste! C'était au fond sa première vocation! Il a donc son cabinet, sa secrétaire et il n'a pas en définitive changé de nom: sur sa plaque on peut lire docteur Ratamor! Bien sûr, il peut toujours craindre que la psychologue Lapie retrouve sa trace et veuille encore "lui faire la peau", mais c'est un risque à courir et d'ailleurs Ratamor a changé! Il semble avoir été touché par la "grâce"!

Mais que se passe-t-il donc? Ratamor n'est pas comme ses collègues, désespérés de ne pas gagner assez! Il ne trouve pas que 5 000 ou 4 000 euros, c'est trop peu! Il ne souffre pas d'un manque de considération! Il ne s'ennuie pas! Non, il a retrouvé le "feu sacré" et il est tourmenté par la souffrance humaine! Ratamor voit combien de gens n'ont plus les moyens de se faire soigner, ou comme les médecins sont insuffisamment nombreux pour s'en occuper!

Cette détresse mine notre nouveau praticien! Il en a des cauchemars! Il voit toute cette population abandonnée, laissée à elle-même, rejetée par un corps déjà saturé! Oui, Ratamor s'est transformé et ses déboires précédents y sont sûrement pour quelque chose! Fini le pervers narcissique, voilà le nouveau Schweitzer! le Saint-Martin de la médecine! Ratamor accueillera sans discontinuer le plus de malades possibles et particulièrement toute cette "faune" de la rue, rebelle à l'ordre, marginale et mal aimée!

On ne peut que se réjouir de ce nouveau chemin suivi par Ratamor, qui devrait faire réfléchir les autres médecins près de leur cassette! Ratamor a désormais un cœur, une sensibilité et sa priorité est de soulager le malheur du monde... et pourtant, on ne peut éviter d'être inquiet pour le personnage! En effet, il ne prend plus le temps de déjeuner! Ratamor est tellement effaré, non seulement par l'indifférence de ses collègues, mais surtout par tous ces malades sans soins, qu'il considère que cette habitude de s'arrêter à midi, pour se sustenter et reprendre des forces, comme inutile, dépassée, stérile! Il réagit en médecin, n'est-ce pas?

Ainsi donc, Ratamor reçoit des patients toute la journée, ainsi qu'on écope une fuite, et c'est un pur hasard s'il ingurgite un sandwich dans l'après-midi! Pas le temps de manger! Peu importe que Ratamor a les yeux qui roulent à cause de la fatigue! Peu importe qu'il tombe dans l'inconscience brutalement le soir! Peu importe que ses mains tremblent (faute de sucre peut-être?) Il faut soigner, soigner! endiguer ce flot de souffrance!

Mais, aujourd'hui, notre médecin est particulièrement tendu: en face de lui se tient Piccolo! "Comme on se retrouve! dit d'une voix morne Ratamor. Qu'est-ce que vous êtes venu faire ici? Vous cherchez encore à me tourmenter?

_ Mais je vous assure, professeur (il utilisait encore l'ancien titre...), que je viens vous voir en toute bonne foi! Je souffre probablement d'une tendinite au talon!"

Ratamor soupira et laissa voir sa fatigue... "Qu'est-ce que vous avez, professeur, je veux dire docteur? Vous avez l'air épuisé!

_ L'heure est grave, Piccolo! Les malades sont partout et nul ne s'en occupe! Je leur ouvre mon cabinet sans interruption! J'essaie d'en aider le plus possible!

_ Quoi? Vous voulez dire que vous n'avez plus de vie à vous? que vous ne faites plus de pauses pour récupérer?

_ Ecoutez, vous ne pouvez pas comprendre! Vous êtes un rigolo, Piccolo! ou plutôt la médecine n'est pas vos oignons! Je vais vous donner une pommade pour votre pied et pour le reste, reposez-le!

_ Je suis en effet ignare en médecine, mais, par contre, en surmenage, je connais certaines choses... et je peux vous dire que vous n'irez pas loin comme ça! Et que se passera-t-il quand vous tomberez malade vous-même? Vous ne serez plus utile à personne! Pire, vous serez à charge!

_ Vous m'énervez, Piccolo! comme d'habitude! Vous avez votre pommade et maintenant, je vous ouvre moi-même la porte, pour que vous disparaissiez!"

A cet instant, un hurlement! "Bon sang, doc, vous m'avez marché sur le pied, celui qui m' fait déjà mal!

_ Tout ça ne serait pas arrivé, si vous m'aviez laissé tranquille!

_ Mais excusez-vous, que diable!

_ L'urgence n'attend pas Piccolo! Il y a des gens qui souffrent vraiment, vous savez! Au suivant!"

Ratamor venait de crier en direction de la salle d'attente, mais personne n'y bougeait! Tout le monde avait peur! Une vieille affichette au mur disait: "Quand on dépasse ses forces, toujours quelqu'un paye l'addition!"

 

 

53

 

 

Dépression cheminait sombre! tête basse! ruminant! Elle ne trouvait aucun intérêt au nouveau jour et elle regardait d'un air morne les champs alentour! Elle avait l'impression que tout était gris, comme dans son cœur! Soudain, elle aperçut une vieille assise sur le talus et celle-ci était dans un état si misérable que Dépression en eut peur! Mais, comme elle était courageuse, elle marcha vers la vieille!

"Salut! dit celle-ci. J' suis pas belle à voir, hein?

_ Non, répondit Dépression embêtée.

_ Que veux-tu! Je suis la Souffrance du monde! C'est comme ça que j' m'appelle!

_ Ah?

_ Oui, mais toi, tu n'es pas comme ces riches égoïstes, qui passent en carrosse et qui me crachent dessus! Non, tu es un sensible, une belle âme!

_ Euh...

_ Si, si! Fais pas ta modeste! Tu es bonne! Mais, vois-tu, il se trouve que j'ai faim! Tu n'aurais pas quelque chose à manger?

_ C'est que... j'ai bien un p'tit sandwich! Mais c'est pour la route, tu comprends... J'ai des problèmes de sucre ou de vitamines... Je ne sais pas... Mais il y a des moments où j'ai des vertiges et...

_ Tsss, tsss! Comme tu me déçois! Il s'agit bien de tes langueurs, quand mon estomac, lui, crie famine! Voilà deux jours que je n'ai rien mangé!

_ Oh! Dans ce cas, voilà mon sandwich, bien entendu!"

La Souffrance du monde s'en empara et commença à l'avaler... "Il est bon! fit-elle. On sent que tu y a mis de l'amour!

_ Oh! Oui, il ne doit pas être mauvais!

_ Il est parfait, tu veux dire! Il coule dans ma bouche comme du miel!

_ Bien, bien...

_ Ouuuah (elle bâilla et s'étira)! Je ne sais pas si t'as remarqué, mais les premières gelées sont arrivées! Il va faire froid cette nuit!

_ Sans doute...

_ Tu as déjà dormi sur le sol gelé? Il est impossible d'y trouver un peu de chaleur! C'est bien simple, c'est atroce!

_ Je veux bien le croire!

_ Tu ne vas tout de même pas me laisser là, alors que t'iras dormir au chaud!

_ Ben...

_ Si? Tu me laisserais là dans le froid?

_ Non, bien sûr que non! Tu... tu peux venir chez moi, si tu veux...

_ Vrai de vrai! Formidable! Allons-y!"

Bientôt, ils arrivèrent à la maison de Dépression. "C'est sympa chez toi! dit la Souffrance.

_ Oui, c'est pas mal! Enfin, c'est sombre et humide tout de même!

_ Oui, on voit bien que tu ne gagnes pas des milles et des cents! C'est ton bon cœur qui veut ça!

_ Tu peux prendre le divan... Il est assez confortable...

_ Hem!

_ Y a un problème?

_ Ben, j'ai des rhumatismes et la dureté du divan va m' faire mal, c'est sûr! Mais toi, tu pourras t'y faire!

_ Euh...T' es en train de me dire que tu veux mon lit, c'est ça?

_ Oh! je ne voudrais pas abuser! Mais comment tu vas dormir sur ton bon matelas, quand tu sauras que je souffre sur le divan?

_ D'acc... d'accord! Prends mon lit! Je prendrai le divan!"

On éteignit bientôt la lumière et Dépression pleurait silencieusement! Elle n'était pas du tout contente de faire le bien! Au contraire, cela mettait un comble à son amertume, car elle n'était même plus chez elle! Son désespoir lui paraissait un gouffre sans fin, mais soudain Souffrance lui toucha l'épaule et s'assit près d'elle!

"Dépression, dit Souffrance, ta maladie est telle que tu ne te sens plus utile! d'où ta fragilité, ta vulnérabilité! Or, c'est en étant toi-même que tu m'aideras! Qu'est-ce que tu aimes faire? Qu'est-ce qui te rend vraiment joyeux?

_ Je peins! J'adore peindre! J'adore la beauté du monde!

_ Eh bien, peins! Joyeusement! C'est comme ça que tu changeras le monde à ta façon! C'est par ton bonheur que tu rendras les gens meilleurs et que tu me soulageras!"

 

 

54

 

 

Le roi Rimar, monsieur Nuit et Tanaka discutaient dans la Tour du Pouvoir... "La situation économique devient de plus en plus difficile, dit monsieur Nuit, l'inflation est galopante! Nous allons devoir appeler la population à des sacrifices! Sinon il y aura des émeutes!

_ Eh bien faites-le! répondit Rimar. Toute cela ne me concerne pas au fond! C'est votre travail de ministre!

_ Minute! s'écria Tanaka. Vous, monsieur Nuit, qui êtes millionnaire, vous allez demander à la population des sacrifices? Vous n'êtes pas crédible! Qu'est-ce qu'un millionnaire peut connaître aux privations? Au contraire, votre fortune ne peut que jeter de l'huile sur le feu! On va croire que vous vous moquez du monde et on n'évitera pas les troubles!

_ Mais je vous assure que je fais mon travail au mieux! répliqua Nuit. Les chiffres sont les chiffres! Il est impossible actuellement d'arrêter l'envol des prix! Je n'y peux rien, millionnaire ou pas!

_ Oui, il est toujours facile de faire preuve de raison, quand on est à l'abri, du bon côté de la barrière!

_ Oh! je vous en prie, cessez ces querelles! coupa Rimar. J'ai des projets autrement plus importants en tête!

_ Est-ce qu'on peut les connaître..., sire? enchaîna Nuit, alors que son dernier mot lui donnait le dégoût!

_ Eh bien, j'ai décidé d'envahir la Kuranie!

_ Quoi?

_ Oui, je trouve les Kuraniens méprisants à notre endroit! N'oubliez pas que la Kuranie nous était attachée autrefois... et leur indépendance actuelle me fâche, m'indispose! Il ne manquerait plus qu'on manque de respect à la grandeur de RAM! Où irions-nous si la souris commençait à se moquer du chat? C'est presque une question de principes!

_ Mais... mais vous ne croyez tout de même pas que les Kuraniens vont vous laisser faire!

_ Si! Si je le crois! Dès que nous montrerons le bout de nos canons, si je puis dire, le gouvernement fantoche de la Kuranie s'enfuira, en nous laissant les clés du pays! Et je ne serai pas non plus surpris de voir les Kuraniens, eux-mêmes, saluer notre retour! Il y a là-bas des forces obscures et oppressantes!

_ Alors, selon vous, les Kuraniens auraient demandé leur indépendance sans motivation profonde?

_ Disons qu'une partie de la Kuranie est pourrie et que nous allons l'enlever au scalpel!

_ Je vous rappelle que nous avons ici bien d'autres problèmes, qui réclament toute votre attention! Notre propre équilibre est menacé!

_ Comment osez-vous dicter au roi sa conduite?"

Monsieur Nuit se tourna vers l'enfant Dom qui venait d'intervenir: il s'appelait Fumur et était devenu le premier confident de Rimar. "Il est temps de remettre les pendules à l'heure, dans ce monde! poursuivit Fumur. Trop de désordre, trop de décadence y règnent! Il faut reprendre toute cette lie avec une poigne de fer! RAM doit retrouver toute sa puissance et son nom être prononcé avec crainte! C'est aussi la volonté de Dieu!

_ Co... comment?

_ Oui, Dieu n'aime pas la licence, le péché, la fornication! Or, la Kuranie abuse de sa liberté et le vice y est sans bornes! Notre guerre sera donc aussi une guerre sainte et elle plaira à Dieu!

_ Mais que se passera-t-il si la Kuranie résiste, si d'autres puissances viennent à son secours?

_ Mais, c'est très simple: nous ferons exploser la planète, dans un feu purificateur!"

 

 

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Après cet entretien, Fumur alla dire une messe, mais dans le dessous de la Tour du Pouvoir! Il y avait là une salle sombre, aux voûtes immenses et qui pouvait servir de temple! Fumur y avait établi un nouveau culte, qui remplissait un vide, donnait une morale et qui plaisait à bien des enfants Doms, en mal de mystères!

En effet, le réchauffement climatique, la crise économique fermaient l'horizon et l'instabilité des mœurs provoquaient les inquiétudes! On voulait rêver, échapper à un quotidien jugé trop strict et angoissant! Aussi le culte de Fumur s'était-il donné une dimension gothique, très voisine de la sorcellerie! On était loin de la formule sèche des anciens textes religieux!

Le décor était à la hauteur! Le clergé était cagoulé! On parlait d'initiation, de degrés, de pouvoir, de l'ombre, du diable lui-même! La science n'était pas conviée, ce qui n'empêchait pas la technologie d'y fonctionner à plein! Chacun avait son Narcisse et leurs petites lumières bleues se dispersaient entre les piliers! Des Followers assuraient le service de la cérémonie et Fumur, dans sa bulle, dressait hors d'une robe de bure sa tête d'ascète!

Autour, on priait, psalmodiait, gémissait! On faisait tout pour sentir un parfum spirituel, une présence de l'au-delà, d'autant que de l'eau perlait du plafond invisible, ainsi que se seraient écoulés les siècles! Mais le maître, c'était Fumur et que disait-il aux fidèles, figés par sa voix terrible?

"Dieu sonde vos cœurs! laissa tomber gravement Fumur. Rien ne lui échappe! Il voit vos péchés et ferme les yeux, de dégoût! Seule une immense pitié le retient de vous frapper! Vous êtes misérables... et vous le savez! Mais nous sommes aussi les enfants de Dieu et c'est pourquoi nous sommes réunis ici! Nous sommes dans le bon camp! Nous ne sommes pas ennemis de Dieu! Ceux-là, Dieu les anéantira quand il voudra, dans un déluge de feu!

Quand il nous commandera de tuer, nous tuerons! Nous obéirons à sa volonté! Car qu'est-ce qui importe, sinon la pureté de Dieu! la gloire de son nom! Nous devons être vigilants! Nous sommes les gardiens de la parole de Dieu! Il attend de nous tous les sacrifices, même que nous donnions nos vies! Car comment pourrions-nous mieux Lui montrer que nous l'adorons? Comment mieux lui témoigner notre foi qu'en le débarrassant de ses ennemis?

Mais même cela reste un privilège! En attendant, nous allons nous frapper sur le visage, en signe de repentance! Nous allons offrir à Dieu notre soif de souffrance! Il verra qui ne tape pas fort! qui se moque de Lui! qui n'est pas des nôtres! qui ne veut pas entrer dans le mystère de son amour sacré! Et il châtiera! Et il humiliera! Il vaincra le démon, qui se repaît de nous, comme la vermine du cadavre!

Je suis un pécheur et je me frappe!

_ Je suis un pécheur et je me frappe! reprirent en chœur les fidèles.

_ Dieu seul est mon amour et je me frappe!

_ Dieu seul est mon amour et je me frappe!

_ Je suis minuscule devant Lui et je me frappe!

_ Je suis minuscule...

_ Dom! Dom!

_ Dom! Dom! Dom!"

 

 

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Chanson des sœurs Com!

 

"Chaque jour, nous te sapons, te minons!

Chaque jour, nous te faisons croire que le monde est normal!

Qu'il peut vivre comme ça! sous le joug de la domination!

Sans espérance! sans gloire, sans joie!

Qu'il est fermé! sans la beauté!

Chaque jour, nous te minons, te sapons!

Chaque jour, nous te perdons!

Nous te faisons peur!

Nous te rendons étranger à toi-même!

Au vrai, nous sommes malheureuses, troublées, aveugles

Et nous t'entraînons avec nous!

Chaque jour, tu dois te reconstruire

Car nous te sapons, te minons!

Nous n'avons pas de solutions,

Mais nous avançons, nous avançons

Et t'écrasons! te détruisons!

Nous ne voulons pas voir!

Tu nous fais peur!

Tu nous sembles un gouffre!

Nous préférons nos jeux, notre théâtre,

Nos discours maintes fois répétés!

Nos certitudes maintes fois rabâchées!

Tu es seul et nous sommes des millions!

Tu es silencieux et nous crions!

Tu es un étranger

Et chaque jour nous te sapons, te minons!

Pardonne-nous! C'est la peur!

Pardonne-nous! C'est l'orgueil!

Chaque jour, nous piétinons la beauté!

Chaque jour, tu dois te reconstruire!

Tu n'y crois plus?

Tu veux mourir?

Tu pleures?

Tu es seul et nous sommes des millions!

Tu es silencieux et nous crions!

La beauté nous est étrangère!

Nous sommes des goinfres!

Nous dévorons la Terre!

Chaque jour, nous te faisons croire que le monde est normal!

Qu'il peut vivre comme ça!

Chaque jour, nous te sapons, te minons!

Mais nous n'avons pas d'autres solutions!

Tu nous fais peur!

Tu n'y crois plus?

Tu pleures?

Nous sommes bien laides et bien méchantes!

Pardonne-nous!"

 

 

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On dit que dans RAM il y a un trésor! Il serait constitué de gemmes fantastiques, de rubis brillants comme de la braise, de diamants tels des soleils ou d'émeraudes pareilles à des feuillages étincelants! L'or le plus fin pourrait s'y prendre à pleines mains! En tout cas, celui qui le trouverait n'aurait plus à s'inquiéter de ses moyens de subsistance!

Un ancien pirate l'aurait enterré là, bien avant la fondation de RAM! D'autres disent que ce n'est pas du tout cela! Il y a bien quelque chose, mais ce serait une mallette bourrée d'argent! Et elle aurait été laissée par un gangster en fuite! Il y en aurait pour des millions! Les billets seraient protégés et impeccables! Ils se froisseraient, ils craqueraient tellement ils sont neufs!

Evidemment, beaucoup ont essayé de vérifier cette histoire et de mettre la main soit sur le magot, soit sur les pierreries! Ils ont examiné des manuscrits, des archives, se sont efforcés de les faire parler! Ils ont vu des signes, sondé des murs, creusé le plus profondément possible! Mais ils ont échoué, leur sueur est restée vaine et les plus raisonnables ont abandonné, quand certains ont perdu la raison!

Cependant, il s'agirait d'un trésor, d'une richesse qui concerne plus la santé que le porte-monnaie! Il se pourrait que ce fût un élixir ou une sorte de fontaine de Jouvence! Qui boirait du précieux liquide retrouverait toutes ses forces, tout son enthousiasme, même s'il était la proie de la maladie! Il serait de nouveau jeune et prêt à tout!

Evidemment, la majorité de RAM, qui n'est pas dupe, parle à ce sujet de légende et sourit devant la naïveté de ceux qui y croient! Les gens ont bien autres choses à faire que d'accorder crédit à ce genre de sornettes, bien qu'il comprennent bien qu'il est nécessaire de rêver! Cela donne de la couleur à la vie! Mais rien de plus! Et il y a tant à faire, et il y a tellement de problèmes! Et il faut qu'on y aille et bien le bonsoir!

Pourtant, il y en a bien un qui a trouvé ce trésor et c'est Jack Cariou! Entendons-nous: il n'a rien emporté! Cela n'est pas possible, car le trésor est lié à l'esprit et il reste ainsi à la disposition de tous! Il n'est la propriété de personne et à tout moment, on peut s'en "nourrir"! Mais comment cela fonctionne-t-il? Ecoutons Jack Cariou...

"Ben, comme tout le monde, dit-il, je peux être désespéré, avoir du chagrin ou peur! Je peux ressentir de la haine aussi, de l'impatience, du dégoût, du mépris! J' suis un être humain comme un autre! La seule différence, quand on a le trésor, c'est qu'on est tranquille, confiant, au fond! On n'est pas emporté par la colère! Alors que les autres se piétinent, au bord de la panique, on demeure toujours plus sage, plus heureux, plus paisible! Le trésor est comme une pierre chauffante dans le cœur! C'est comme un arbre qui pousse indéfiniment en soi! On rayonne quoi, malgré le mauvais temps!

On s'aperçoit que c'est inestimable et qu'on possède le bien le plus précieux! On n'envie pas le prochain, au contraire on le plaint plutôt! Bon sang, dans quelles affres il s' débat! Et il en est dur et malheureux! Moi, j'attrape le soleil, dès qu'il se présente et j' fais sourire les gens! C'est la lumière du trésor que je véhicule! Voilà, c'est invisible, dans la tête, mais y a pas mieux! Tout le reste, c'est des chaînes et d' la misère!

Bon, si vous trouvez l' trésor, dites-lui bonjour de ma part!"

 

 

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Régulièrement, dans RAM, a lieu la grande parade des Petites vieilles égoïstes! Elles sont en tenue de majorettes, malgré leur âge, et leur canne leur sert de bâton! Elles descendent l'une des plus grandes avenues de RAM, avec devant leurs maris qui jouent du tambour ou de la grosse caisse! C'est entraînant, voire bon enfant, et au milieu du cortège se trouve le char de la chanteuse!

C'est une petite vielle au corps sec, nerveuse, avec une voix prodigieuse, que tout le monde entend par-dessus la fanfare! Elle chante la chanson des Petites vieilles égoïstes, dont voici les paroles...

"C'est nous les Petites vieilles égoïstes!

On nous croit faibles sur nos genoux,

Mais attention à nous!

Nous voulons tout!

Avec nos dents, nous tordons des clous!

Attention à nous!"

Le choeur: "Attention à nous! Attention à nous! Nous voulons tout!

De nouveau la chanteuse: "C'est nous qui avons créé les Boomeuses!

Les mamans des enfants Doms!

Nous sommes les grands-mères des enfants Doms!

C'est grâce à nous qu'ils sont aussi égoïstes!

Alors attention à nous! Attention à nous!

Car nous sommes tout!"

Le chœur: "Attention à nous! Attention à nous!

C'est nous les mères des Boomeuses!

Les grands-mères des enfants Doms!"

Roulement de tambours! Trompettes! Ambiance samba, ambiance sympa!

La chanteuse: "Si tu m'énerves, j' te casse en deux!

T'auras l'air piteux!

C'est moi l'intéressante!

C'est moi la seule décente!

J' suis vieille et j'ai des médicaments!

C'est pas drôle tous les jours, mais je mens!

Tiens, donne-moi deux chevreuils et deux cochons! Et un lapin en plus!

J' les mangerai c' midi!

C'est pas drôle, mes yeux pleurent

Un liquide jaune et on voudrait que j' meure!

Mais tiens, donne-moi ce cuissot, cette tête de vache, cette hure et ces trois gésiers!

J'ai une de ces faims et du formica? T'as du formica?

Pour les dents, c'est extra!

Enfin, c'est pas drôle, j' suis bien à plaindre!"

Le chœur: "C'est pas drôle! J'ai des médicaments!

J' suis vieille et j'ai plus d' dents!

Mais donne-moi ce cuissot

Ou plutôt cet éléphanteau!

C'est pour l'apéro!"

Musique: air de samba, air sympa!

Le pire, c'est quand on demande aux habitants de RAM ce qu'ils pensent du spectacle, ils répondent: "Elles sont formidables, ces vieilles, quelle énergie! Sensationnel!" RAM aura bien mérité son malheur!

 

 

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C'était l'hiver sur RAM et il faisait froid! Andrea regardait la pluie et le ciel par sa fenêtre et elle s'efforçait de se réchauffer... Puis, elle prit place devant son ordinateur et commença à écrire: "Hier soir, il y a eu un orage... Les éclairs blancs illuminaient la chambre et c'est le fracas du tonnerre qui m'a réveillée! Je me suis demandé un moment si ce n'était pas la guerre de Rimar qu'on entendait là, tellement c'était effrayant et il est vrai que la Kuranie n'est pas loin!

Mais non, j'ai dû me raisonner... J'ai tout de même imaginé ce que devait ressentir les Kuraniens, car Rimar a bien lancé sa guerre et il paraît qu'il rencontre une forte résistance! Comment a-t-on pu penser que la Kuranie allait se laisser faire? N'est-ce pas à cause du mépris qu'on lui voue? Les enfants Doms sont ainsi! Ils sont persuadés d'être supérieurs et ils se voient forcément entourés d'ennemis, puisqu'ils se distinguent! Que n'essaient-ils d'aimer ce qui est? Et ils se nourrissent de mensonges! "Le bonheur, disent-ils, ne viendra que si nous triomphons!" C'est-à-dire seulement quand leur domination existera, comme si on pouvait détruire la différence!

Mais l'hiver, c'est aussi la saison du doute! Les forces diminuent, la sève se retire et reviennent les vieilles angoisses, les vieilles hontes, ravivant les frustrations! Il devient difficile de croire en soi, de voir un sens au combat qu'on mène, à la résistance qui nous amine! Il sont loin l'enthousiasme du printemps, le rayonnement, la puissance de l'été! Tout paraît éculé, appauvri, misérable! La colère, l'irritation, dues à la fatigue et à l'angoisse, ne demandent qu'à éclater et ce sera le chemin suivi par ceux qui ne réfléchissent jamais!

Les obstinés, les persévérants seront récompensés, car ils verront ce qui est sûr en eux, ce sur quoi ils peuvent compter toujours! C'est par le dépouillement qu'apparaît le rocher, ce pour quoi on a tant travaillé! Heureux celui qui demeure en paix, malgré le froid et les inquiétudes, il a son trésor!

Avoir confiance, voilà le secret! Ne pas se sonder en profondeur, car il y a toujours quelque chose qui ne sera pas claire, qui blessera, qu'on regrettera, qui troublera et c'est sans fin! Il n'y a pas de tranquillité et donc de joie ou de disponibilité sans confiance!

Se moquer de l'agitation générale est le plus sage! Non que l'on ne prenne pas au sérieux la peine des gens, bien au contraire! Mais on ne guérit pas l'autre en étant soi-même malade et les inquiétudes sont vaines! Pourtant, c'est leur saison et elles foisonnent un peu partout, par égoïsme, par faiblesse, par complaisance aussi!

Garder en soi la chanson du cœur! Le ciel reste pur et la lumière belle! L'enchantement continue pour celui qui sait voir! Les étourneaux sont de retour, car des terres émergent au nord de RAM, dit-on! Ils se saisissent des derniers arbres de la ville, mais la plupart des habitants les ignorent ou ne les aiment pas, à cause du bruit ou des fientes! Mais comment ne pas admirer le nuage qu'ils font et qui semble danser, dans le ciel du matin ou du soir? Quelle vie! Quelle profusion!"

 

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"Les nouvelles ne sont pas bonnes..., dit Rimar.

_ Non..." répondit Fumur.

Les deux enfants Doms discutaient de la guerre en Kuranie et ils étaient bien embêtés! "Les nouvelles sont même catastrophiques! reprit Rimar. Nous avons beaucoup de pertes, alors que nous devions vaincre dès notre entrée dans le pays! Or, son gouvernement fantoche est toujours là, il n'a pas eu peur et même la population nous est hostile! Bon sang, on ne peut plus compter sur rien!"

Rimar tapa du poing sur la table! Il était en colère et sa bulle était rouge! "Tant pis, dit Fumur, il va falloir faire la guerre! Nous la présenterons comme sainte, dans le but de s'opposer au vice de la Kuranie, qui menace de nous pervertir nous-mêmes!

_ Mais que vont penser les habitants de RAM, quand ils apprendront mes échecs militaires? Hein? Ils vont bien se f... de ma gueule, allez! Mon autorité va être fragilisée, ce que je supporte pas! Je suis le maître! Il ne faudrait surtout pas qu'on l'oublie!

_ Bien sûr, mais dans ce cas on peut imaginer qu'il n'y ait pas d'accès à l'information, ou bien que celle-ci soit strictement contrôlée!

_ Oui, mais c'est bien plus facile à dire qu'à faire! Pensez, chacun à son Narcisse! Chacun est connecté!

_ J'ai peut-être la solution..."

Quelques minutes plus tard entra dans la pièce un autre enfant Dom, qui s'appelait Boa! Il avait un corps massif et un regard terne, quasiment éteint sous de grosses lunettes carrées! C'était un petit génie du numérique, mais il mettait aussi les gens mal à l'aise, car son caractère libidineux finissait par transparaître!

On le mit cependant au courant du problème et il répondit: "Pour contrôler l'info, il faut "entrer" dans le cerveau d'or des Trois gros!

_ Et c'est possible? demanda le néophyte Fumur.

_ C'est difficile, car l'organe est sensible et on peut réveiller les Trois gros! Mais, je pense qu'avec un peu de doigté, je pourrais y arriver!

_ Eh bien, fais-le!

_ D'acc! Mais vous savez comment c'est pour moi... Dès qu'il faut que je me concentre vraiment, j'ai de gros besoins... sexuels...

_ Hum, je parlerai à la petite Manara... Elle te plaisait bien, non?

_ Bien sûr, chouette! Faut pas que vous pensez du mal de moi, vous et le roi Rimar! Mais, avec mon physique disgracieux, j'ai jamais d' chances auprès des filles!

_ C'est bon! Fais ton travail!"

Le cerveau d'or des Trois gros fut bientôt sous l'emprise de Boa et les habitants de RAM reçurent de la guerre en Kuranie des informations positives, mais aussi on vit quelque chose d'incroyable! La plupart des gens, surtout dans les transports en commun, levèrent soudain le bras droit et se regardèrent surpris d'avoir agi de la même façon! Des femmes même rougirent quand elles prirent conscience qu'elles se caressaient les seins, comme le leur enjoignait leur Narcisse! C'est que Boa s'amusait bien et qu'il promettait des prix, si on lui obéissait!

 

 

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"Mais bon sang! Vous êtes dingue! Vous voulez foutre mon commerce en l'air!" Le docteur Web était en face de Rimar et ne décolérait pas! "Alors comme ça, maintenant, vous manipulez le cerveau d'or des Trois gros! reprit-il. Et que se passera-t-il si ça se sait? Tout le monde va se méfier de moi! On me regardera comme si j'avais la peste! Et le flouze, Rimar, le flouze, il me passera sous le nez! Et sous le vôtre aussi par force! On n'est pas dans une garderie d'enfants, crénom! On fait des affaires! des affaires!

_ Calmez-vous, doc, répondit Rimar. Il n'y a pas péril en la demeure! A peine touchons-nous les infos, concernant la Kuranie, afin de soutenir l'effort de guerre! J'ai besoin de temps, doc, juste un peu d' temps! J' veux pas qu'on me voie ici comme un loser! Il en va de mon pouvoir!"

Fumur était aussi présent à l'entretien, mais il ne disait rien! D'abord parce que Web était numérique et qu'on ne pouvait pas le menacer physiquement, mais aussi il était utile et Fumur en avait besoin, même si son point de vue sur les nouvelles technologies était ambigu! En effet, Fumur était un religieux traditionnaliste et il n'aimait pas le monde moderne, car il le jugeait trop libre et décadent!

Fumur voyait même la république comme un fléau, car il rêvait d'un monde régi par les valeurs de sa religion! Il pensait ainsi défendre la gloire, la puissance de son dieu et éviter la propagation du péché, les mauvais comportements, qui menaient les hommes à leur perte! L'action de Fumur partait donc d'un bon sentiment, mais il ne comprenait pas que la liberté était nécessaire à la foi et qu'on ne pouvait pas aimer sans choisir!

Au fond, Fumur voulait croire à condition que la vie lui ressemblât! Il était comme le riche qui est croyant parce qu'il est en sécurité et qu'il a le pouvoir! Mais, dans ce cas, que vaut la confiance qu'on place en son dieu? Ne disparaît-elle pas aussitôt que la fortune change de camp? Qu'est-ce qu'un amour, s'il n'est pas éprouvé? Qui a vraiment la foi, sinon celui qui aime alors que tout lui est contraire?

Mais Fumur pensait être le seul fidèle, faire partie du très petit nombre qui se battrait jusqu'à son dernier souffle, pour le triomphe , la victoire de sa divinité! Face à la critique, Fumur devenait un champion de la vérité, il se croyait un martyr! Il "s'enfermait" dans ses convictions, il restait sourd aux appels qu'il attribuait au diable! Au final, il protégeait bec et ongles sa propre supériorité, son égoïsme! Il méprisait les autres, car ils étaient différents! Il les haïssait parce qu'il en avait peur, ce qui démontrait son absence totale de confiance!

De même, il n'avait pas la simplicité ou l'humilité qui permettent d'admirer la beauté de la nature, pourtant œuvre de son dieu! Il confondait son orgueil et sa foi et eût-il vraiment compris celle-ci, il ne l'eût pas aimée, car elle lui aurait demandé, non de vaincre ou de supplanter, mais de se diminuer, de céder! Malheureusement, seule la mort ouvre les yeux de gens tel Fumur, quand il est trop tard!

"Et qu'est-ce que c'est cette histoire de faire lever à tout le monde le bras droit? s'écria encore Web. Vous vous croyez dans un cirque?

_ Euh... C'est notre agent Boa, fit Rimar. Il a fait plus qu'on ne le lui demandait... Mais on l'a remis à sa place depuis! Un café, doc?"

Cependant, Boa ne s'était pas calmé, tout au contraire, puisqu'il cherchait toujours comment agir sur le cerveau d'or, pour satisfaire ses désirs libidineux! Il en était venu à réfléchir sur son propre "fonctionnement"! Malgré lui, il avait dû se demander pour quoi avait-il autant besoin de sexe! Certes, il n'était pas beau et il n'avait pas menti quand il avait dit qu'il n'avait pas de succès auprès des filles, mais cette absence de rapports n'expliquait pas tout!

Sa pulsion sexuelle était parfois si forte, si impérieuse qu'elle ne pouvait pas ne pas être liée à son sentiment d'exister, ainsi qu'elle aurait été une seconde peau! Il voulait s'anéantir par le sexe, comme pour échapper à une pression psychique intolérable! Ce n'était pas seulement un trop-plein de travail intellectuel, mais l'enfant Dom ne vivait que grâce à sa domination psychique! Celle-ci était constante, épuisante et réduisait les relations avec le monde extérieur au strict minimum! On comprend qu'elle menât alors à des rages sexuelles, puisqu'elle était également une prison!

Le Narcisse ne faisait qu'amplifier le processus! L'image captivait l'esprit et continuait de l'exciter! Elle n'a pas par exemple l'effet apaisant de la page en papier, dont les caractères sont fixes, apparemment immuables, ce qui permet au lecteur de respirer, de réfléchir! L'électricité, l'électronique dégagent une tension, un sentiment de rapidité, voire d'urgence! Notre monde va plus vite qu'avant et n'est pas moins angoissé!

Non seulement l'enfant Dom était dans sa bulle, mais son Narcisse l'invitait à regarder encore moins ce qui se passait autour! Rien ne venait diminuer l'activité psychique et chaque enfant Dom émettait comme une sorte de rayonnement sexuel, à la mesure de son effort mental! Le désir de soumettre l'autre, de se l'attacher prenait des proportions gigantesques et entraînait vers le trou noir de l'enfant Dom!

 

 

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Boa considérait le Cerveau d'or et ne pouvait s'en détacher! Il imaginait par la connexion faire sentir son emprise psychique, de sorte que les natures les plus vulnérables n'eussent d'autres choix que de s'offrir à lui! Elles allaient céder en assurant son triomphe, tout en l'apaisant! Il se voyait déjà comme un satrape capricieux ou magnanime! En tout cas, il aurait la pleine puissance!

Pouvait-on capter sa propre tension psychique et la diffuser grâce aux Narcisses? Le Cerveau d'or pouvait-il devenir celui de Boa? Ce qui était certain, c'était que la domination psychique se servait déjà du Narcisse comme d'un amplificateur! Ils formaient un couple, ne serait-ce que pour donner une contenance à l'enfant Dom, qui masquait ainsi son action! En effet, celui-ci était bien incapable de rester les bras ballants au coin de la rue! Il eût été gagné par la peur et il lui fallait l'image de lui-même, son reflet pour qu'il exerçât son pouvoir!

Boa décida de se placer des électrodes et d'entrer dans le Cerveau d'or! Il n'allait plus former qu'un avec lui... et ce grâce au sommeil des Trois gros! Il se déshabilla et se coucha parmi les neurones innombrables des connections, ce qui fut possible car elles avaient la texture d'une toile d'araignée géante! Bientôt, Boa ne fut plus lui-même qu'une synapse et tout le poison de son neurotransmetteur commença à se diffuser!

La figure massive de Boa apparut sur les écrans! Sa mine sombre semblait dépourvue d'âme et pourtant on la sentait menaçante, inexorable! Les réactions ne se firent pas attendre! Certains enfants Doms se dressèrent sur leurs ergots, prêts à la lutte! L'"eau" de leur Narcisse était troublée, brouillant leur reflet! Ces enfants Doms étaient pareils à Boa, de la même veine, de la même nuit, de la même cendre, pouvait-on dire! Eux aussi étaient des titans de l'ombre et ils ne voyaient en Boa qu'un concurrent, un gêneur!

Mais les réactions les plus courantes étaient angoissées, surtout chez les filles, qui se voyaient comme aspirées vers les parties génitales de Boa! Elles criaient ou pleuraient, sous l'effet de l'horreur ou du dégoût! Celles qui se taisaient étaient terrorisées, car le pouvoir de Boa utilisait leurs fêlures! Ne voulaient-elles pas elles non plus s'anéantir dans le sexe, à cause de la trop grande tension psychique qui les habitait? Elles étaient partagées entre un désir, une faiblesse obsédants et leur raison qui les mettait en garde, mais qui s'amenuisait!

L'entre-jambe de Boa régnait sur la ville! Le Narcissse montrait un univers étrange et oppressant! On y voyait de la souffrance, mêlée à des formes érotiques! Cela provoquait le malaise ou l'irritation, la haine! Pourtant, les enfants Doms ne faisaient que subir ce qu'ils pratiquaient tous les jours! N'essayaient-ils pas, par tous les moyens, filles et garçons, d'imposer leur domination? Que l'un des leurs fût plus gourmand n'aurait pas dû les surprendre! Mais sans doute qu'on ne se voit pas tel qu'on est!

Toujours est-il qu'on s'agitait, récriminait, pestait tant qu'on réveilla les Trois gros! Le Cerveau d'or crépitait presque, avec ses connexions comme des alertes! Les Trois gros hébétés, à peine sortis de leur rêve d'argent, durent tout de même faire face et prendre une décision! On envoya des gardes déloger Boa du réseau, mais il y était tellement imbriqué qu'on risquait d'endommager irrémédiablement l'ensemble!

Finalement, on le tua à coups de décharges électriques et son corps tomba enfin, telle une mouche vide! Mais ce qu'on emporta était-ce vraiment tout ce qui restait de Boa? Sa conscience n'avait-elle pas rejoint les connexions à jamais? Ses images où étaient-elles? Le reflet de son désir n'allait-il pas réapparaître un jour? Si RAM avait retrouvé son calme, les plus avertis, tels Rimar ou Web, demeuraient inquiets!

 

 

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Cependant, RAM connaissait d'autres difficultés: le froid, la pluie et le vent frappaient la ville! Il était devenu dur de se chauffer et les inquiétudes provoquaient de l'agressivité et des accidents... On entendait des sirènes d'ambulance hurler et on était toujours étonné que personne ne cherchât vraiment de solutions! Les habitants continuaient à vivre comme si les enfants Doms n'existaient pas ou que la planète ne se réchauffait nullement! L'angoisse minait les uns et les autres, mais on trouvait des coupables et cela suffisait! C'est que la domination tenait tout le monde, puisqu'elle émanait d'un réflexe, et il n'était pas du tout question d'essayer de la comprendre! Ce serait donc les événements qui changeraient RAM!

A propos de ceux-ci, la civilisation progressant et à part la guerre en Kuranie, la domination physique laissait de plus en plus la place à la domination psychique, ce qui permettait la révolution féminine! Les femmes réclamaient justement les mêmes droits que ceux des hommes et elle voulait l'égalité en tout! Elles accédaient aux postes de pouvoir, changeaient la société par leur regard, la faisaient évoluer et les hommes n'y pouvaient qu'y gagner! Toutefois, beaucoup d'entre eux étaient désarçonnés, se sentaient perdus et se montraient violents!

Mais de même dans toute révolution il y a des excès, ne serait-ce que par vengeance, et on voyait des charrettes d'hommes menées au bourreau, suite à des dénonciations qui n'étaient pas toutes légitimes! Certaines femmes déçues n'hésitaient pas à crier leur colère ou leur amertume sur la place publique, saisissaient la loi et des problèmes de couples, qui jusque-là ne quittaient pas l'alcôve, étaient soudainement l'affaire des juges, comme si ceux-ci avaient été des conseillers matrimoniaux! La femme, qui sortait comme d'un œuf, cherchait aussi ses nouvelles limites!

Par ailleurs et à la même époque, les femmes furent victimes d'une étrange créature venue de l'espace! Elle n'avait pas de sexe et s'appelait Nombrilius! Quelle était sa planète d'origine, nul ne le savait! Mais il est à parier que son berceau était une région glacée de l'Univers, un monde mort, car Nombrilius voyageait seul, comme si c'était sans retour et surtout la créature avait une sale tête: un œil unique énorme et une bouche dantesque, qui, quand elle s'ouvrait, montrait des dents tels des couteaux acérés, capables de condamner des requins à la neurasthénie, sous l'effet de la jalousie!

Nombrilius découvrit notre planète avec joie et s'attacha aux femmes, ou du moins la créature fut-elle plus visible chez elles, peut-être parce qu'elles cachent moins leurs sentiments! Toujours est-il que Nombrilius vivait et se développait grâce à un hôte, sans le déranger! Puis, la créature se reproduisait tel un autre virus plus connu, en passant par les postillons ou en stagnant dans l'air! Bientôt, la plupart des femmes de RAM abritèrent inconsciemment dans leur corps un Nombrilius, qui signalait sa présence uniquement dans certaines circonstances!

En effet, il fallait que la femme montrât son impatience, pour découvrir le monstre! Mais alors on était horrifié, on criait au secours, avant de s'enfuir à toutes jambes, si on ne voulait pas être dévoré! Par exemple, un homme faisait tranquillement ses courses dans une épicerie, échangeait quelques propos avec le propriétaire et soudain une femme entrait! Le temps s'arrêtait! Une menace planait subitement, car la femme attendait que l'homme partît! Elle ne commençait pas par regarder ce qu'elle allait acheter et encore à moins à prendre plaisir à être dans un commerce, non, elle était d'abord venue pour parler, faire la causette, et elle voulait être seule avec l'épicier ou l'épicière!

Ainsi on existe! Mais il fallait dégager et si l'homme ou le client précédent ne comprenait pas le message, s'il continuait lui aussi à discuter ou à muser dans le magasin, il provoquait inévitablement l'ire, l'exaspération de la femme, ce qui conduisait à la sortie de Nombrilius! Brutalement, la créature ouvrait sa gueule immense, alors que le reste de son corps restait attaché au ventre de la fille d'Eve, et les mâchoires d'outre-espace se refermaient sur le têtu, le benêt qui avait cru à l'égalité des sexes! On passe sur les jets de sang et des visions d'intestins dégoulinants et on se dit que la révolution féminine est loin d'être terminée, puisqu'il faudra à la femme se voir dans une glace!

 

 

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Andrea Fiala marchait dans la rue, mais elle ne reconnaissait pas RAM! Tout était noyé dans une brume épaisse! Il semblait à la jeune femme qu'elle fût seule et elle n'entendait que son pas! Elle se sentait triste, désespérée et... inutile! Personne apparemment ne partageait ses sentiments, sa vison, ses regrets, ses peurs! Elle était au bord des larmes, d'autant que le froid ambiant l'envahissait! N'était-elle pas abandonnée? Ne se trompait-elle pas sur les choses? Elle avait beau regarder autour d'elle et ce chaque jour, elle ne trouvait nul écho à ses préoccupations!

Le monde paraissait n'avoir pas besoin d'elle et il continuait à la même vitesse, avec les mêmes gens qui parlaient sans cesse, à travers la même vitrine scintillante! Andrea, dans son chemin solitaire et difficile, n'était-elle pas folle? L'ombre qu'elle voyait, le mal qu'elle ressentait n'appartenaient-ils pas exclusivement à son imagination? Elle frissonna à l'idée de son destin! Elle était comme une fontaine mourant sous les ronces! Un message débordait en elle, ne demandait qu'à sortir et personne n'en voulait, ne l'écoutait!

La fleur Andrea Fiala se fanait dans l'indifférence générale! Pire, dès qu'elle ouvrait la bouche, qu'elle expliquait l'origine des enfants Doms, le mal qui était en nous, elle provoquait le rejet, la haine! Mais soudain elle aperçut une silhouette et courut vers elle! "Sil vous plaît! S'il vous plaît!" cria-t-elle et l'homme à qui elle s'adressait et qui était de belle stature s'arrêta comme à regret... "Excusez-moi, reprit Andrea, mais vous connaissez bien entendu les enfants Doms?

_ Euh... Disons que j'en ai entendu parler...

_ Mais vous comprenez qu'ils ne font pas du bien à la ville! Je sais pourquoi ils sont comme ça... Je pense que nous devrions nous mettre à réfléchir, pour changer..., car la situation ne va pas s'améliorer, vous vous en doutez bien!

_ Ecoutez, j'ai beaucoup de travail... Il se trouve que je suis éditeur et mon emploi du temps est très chargé!

_ Editeur? Mais justement, c'est tout ce qu'il me faut! Car c'est un message qu'il faut faire passer!

_ Pfff! J'en reçois des dizaines par jour, vous savez!

_ Mais ne me dites pas que vous ne vous posez pas de questions, que vous ne recherchez pas un sens à votre vie! Vous voyez bien comme la société devient de plus en plus violente et comme le climat se dégrade encore!

_ Mais le système est ce qu'il est! Excusez-moi, mais il faut que je file!

_ Notre mal, c'est la domination, le pouvoir!

_ Beaucoup de choses à faire!

_ Mais je ne parle pas d'une chose abstraite! Vous êtes concerné également! N'oubliez pas que vous allez mourir!

_ Adieu!"

Andrea se trouva de nouveau désemparée! Certes, elle avait agi un peu comme une folle, mais elle aurait tant voulu déchirer ce voile délirant, qui entoure les hommes comme un cocon! "On ne veut pas voir..." se disait-elle, alors qu'elle ressentait de nouveau le froid de la solitude! Une autre silhouette! Andrea derechef se mit à courir! "Madame, madame!" appela-t-elle de toutes ses forces, comme si la brume allait tout faire disparaître!

Mais la dame ne bougeait pas... Elle avait une immobilité étrange et Andrea s'en approcha maintenant avec crainte... Elle lui fit face et se mordit les lèvres! La femme n'avait pas de visage! C'était un personnage en carton-pâte! Andrea eut envie de crier, car elle était bien toute seule! Puis, elle se réveilla épuisée d'un énième cauchemar, ce qui ne l'étonna pas! N'en avait-il pas toujours été ainsi? Elle n'avait jamais fait partie du groupe... Comment aurait-elle pu ne pas avoir peur?

 

 

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Il pleuvait et Cariou et Angoisse discutaient auprès du feu... On entendait la bise souffler dehors et les yeux se perdaient dans le jeu des braises, ce qui réveillait des souvenirs... Angoisse était une vieille amie... Enfin, c'était une ancienne connaissance, car elle n'était jamais vraiment agréable et si on l'accueillait, c'était malgré soi! Mais on ne pouvait pas non plus lui refuser l'entrée... Elle s'imposait et essayer de la chasser ne faisait qu'envenimer les choses!

Il valait mieux l'accepter, pour mieux l'amadouer, l'endormir, jusqu'à ce qu'on oubliât sa présence, d'autant qu'elle se présentait les jours où justement on était sans rien faire, seul et vulnérable, à cause du temps par exemple! Il fallait donc la connaître, ne pas la fuir automatiquement, car sinon elle restait une étrangère et on la craignait plus que de raison!

Cariou avait été en couple avec elle et il la savait sur le bout des doigts! Il ne s'impatientait pas, il la laissait parler, il n'en avait plus peur, puisqu'il l'avait rendue inoffensive, à force de vivre avec elle! Somme toute, au coin du feu, on eût dit un vieux ménage, qui n'avait plus que le passé! "Tu te rappelles de l'époque où tu étais tout à moi! dit Angoisse. Ah! Mais c'est que tu étais terrible alors! Beau, vigoureux, plein d'ardeur! Et cet air fier... et justifié! Car même à vingt ans, tu en savais déjà plus que les autres!

Tout de suite, j'ai eu un faible pour toi! Je me suis dit: "Celui-là, je le veux!" Et je t'ai eu! Tu faisais tout ce que je demandais! Quelles folies ne t'ai-je pas commandées? Tu fumais comme un pompier! Tu buvais comme un trou! Et le H et l'herbe! Une vraie cheminée! Un miracle qu' t'es pas fini carbonisé! Et quel esclavage, mon pauvre Cariou! Les fameux plans pour une barrette! "C'est hyper mal servie!" criais-tu! On t'avait floué! Et les graillons que tu volais à tes meilleurs copains! Juste pour ton plaisir solitaire! Un vrai pantin dans mes bras!

_ C'est justement cet esclavage qui m'a fait honte et quitter la drogue! Quel abaissement! Est-ce qu'un aigle peut être heureux un fil à la patte?

_ Bien sûr, si tu n'avais pas été fort, je ne t'aurais pas tant aimé! Quel intérêt de tourmenter un lâche? Et puis j' t'ai fait courir comme un lapin! Ah! Ah!

_ En effet! Il fallait trouver de quoi vivre et j'ai couru le monde, habité mille adresses!

_ Sûr! T'étais un modèle d'instabilité! un vrai panier percé aussi!

_ Oui, tu m'as donné de grandes sueurs! La galère, j'en ai bu toute l'amertume! Quelle misère!

_ Et tes histoires d'amour bancales! Tes scènes grandioses! Tes échecs magnifiques et douloureux! Oh! le tragédien! Oh! le loser!

_ J'étais sur des charbons ardents! dans les flammes même! Je ne voyais pas le jour!

_ T'allais tellement mal que tu avais décidé de nous dire adieu! T'as voulu te supprimer!

_ Et j'y ai mis de la bonne volonté, mais j' suis toujours là pourtant!

_ T'es un géant! Si! si! Et tu sais quoi, il n'y a qu'avec toi que je me repose à présent!

_ Eh bien, tais-toi!"

Une bûche se mit à siffler et le feu continuait sa danse fascinante!

 

 

66

 

 

La Mort était chez la psychologue Lapie! "Je n'en peux plus! disait-elle. Personne ne m'aime! Personne ne fait attention à moi!

_ Vous exagérez... Vous avez toujours un rôle à jouer...

_ Ringarde! Voilà ce que je suis devenue! Dépassée! Je n'ai plus ma place, nulle part! Bouuououh!

_ Et si vous y mettiez un peu du vôtre, hein?

_ Qu'est-ce que vous voulez dire?

_ Eh bien, vous n'êtes pas de tout repos! Vous empoisonnez les situations! Vous tuez l'enthousiasme! Ne demandez-vous pas à chacun de faire son deuil?

_ Qu'est-ce que j'y peux, moi? J'ai toujours été comme ça! C'est mon rôle de supprimer!

_ Allons! Allons! Quand on veut on peut! Il n'y a pas de fatalité! Mais vous ne voulez pas changer! Quand vous êtes là, il faut qu'on s'occupe de vous! Regardez les autres! Ils sourient, ils sont conviviaux, avenants, généreux, équilibrés! Prenez-en de la graine! Quelle belle dynamique!

_ Vous rigolez! Moi, je ne vois que haine, mépris, suffisance! On s'écrase les uns les autres! Il vous faudrait des lunettes apparemment!

_ Mais c'est que vous allez me donner la leçon..., alors que c'est vous la patiente! Je vous assure que le monde n'est pas si mauvais! Mais voilà ce que je vous disais: si on ne s'intéresse pas à vous, vous vous cabrez, vous devenez négative!

_ Vous savez à quoi elle me fait penser la société? A un train à grande vitesse, et moi, j'ai l'air d'une vache! Bouououh!

_ Et c'est reparti! Je crois qu'il faut prendre le taureau par les cornes! On ne va pas attendre que vous ayez une révélation, ou plutôt que vous vous fassiez justice à vous-même! Cela pourrait prendre dix ans! Essayons d'être plus rapide, pour vous intégrer! Montons dans le train, pour reprendre votre image! Pourquoi ne proposez-vous pas d'emblée d'aider à installer les valises trop lourdes! Vous seriez tout de suite visible, reconnue!

_ Mais je ne suis pas comme ça! Ma spécialité, c'est plutôt de vider les trains!

_ Toxique! Vous êtes toxique! Et donc une perverse narcissique!

_ C'est quoi ça?

_ Une personne égoïste et dévalorisante!

_ Moi, je suis égoïste? Mais, je prends en compte chacun! Je ne laisse personne sur le bord de la route!

_ Vous détruisez tout de même tout ce qui existe! Si c'est pas dévalorisant, ça?

_ Mais... Mais sans moi, la vie n'aurait pas d' sens! Elle serait une véritable farce!

_ Tsss! Tsss! Toujours cette importance exagérée que vous vous donnez! Ecoutez, je pense que je vous ai donné les clefs de votre problème! La balle est maintenant dans votre camp! On s' revoit le mois prochain, pour un autre bilan! Là, pour l'instant, on ne peut pas aller plus loin! D'accord?

_ Non!

_ Comment ça, non?

_ J'en ai marre! J'en ai marre de cette société de débiles, qui va dans le mur! J'en ai marre de voir ces gens égoïstes, pour la moindre chose! J'en ai marre de tous ces aveugles, qui s' caressent, alors que le monde s'effondre! J'en ai marre de tous ces gens qui n' cherchent pas! Je suis vraie, moi, et je suis peut-être la seule!

_ Voilà, voilà! Et ça fera cent euros!

_ Je vais vous montrer que je suis la réalité, que j' peux arrêter le cirque!

_ Ouuuh, je tremble!

_ Je vous aurais prévenue!"

A cet instant, la psychologue Lapie se dresse sur sa chaise, la main sur le cœur, et tombe en avant, victime d'une crise cardiaque! "Pfff, fit la Mort, c'est toujours comme ça! On me comprend quand il est trop tard! Et rien ne change!"

 

 

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Owen Sullivan était nerveux! Il devait rendre des comptes à son conseil d'administration (CA)! Et il y avait là des tordus! des pontes, des arrivistes, des donneurs de conseils en chef! Pire évidemment étaient les requins, les rivaux, les jeunes loups ou les empereurs d'autres groupes, qui ne rêvaient que d'acheter, de grandir, d'écraser, de régner! Bienvenue dans la jungle la plus policée du monde!

On était tous avec des cravates, on se souriait, on respectait la politesse, la courtoisie, on était civilisé et pourtant on broyait de l'humain sans sourciller! On avait le cœur comme une scie à métaux! On aimait son frottement sur l'os de l'adversaire! Mais surtout on adorait la puissance, le luxe, l'argent, les chiffres, les courbes! On dirigeait le monde! On faisait peur! On disait à l'un:" Va là-bas ou fais ceci!" et il obéissait! Ah! La vie en étant le maître!

Sullivan avait ouvert les yeux grâce à Macamo, il avait rejoint l'OCED et continué d'apprendre auprès d'Andrea et de Cariou et il voyait bien son rôle au moyen du Métavers, mais entre-temps Adofusion avait perdu des bénéfices, l'entreprise avait chuté en bourse et les actionnaires s'affolaient! Dame, Sullivan ne tenait plus la barre comme avant! Etre le numéro un n'était plus sa préoccupation! Il était loin le temps où il ne considérait que la rentabilité!

Maintenant, Sullivan se sentait en porte-à-faux! Il voulait mettre en doute le système, transmettre lui-même le message de Makamo, mais n'attaquait-il pas alors sa propre source de revenus? Pouvait-il en même temps réformer, demander moins de vitesse et rester compétitif? Sullivan était brusquement placé devant cette ambiguïté et il en était lui-même troublé, fragilisé! Son attitude, sa gestion de l'entreprise reflétaient cette hésitation, cette recherche, et bien entendu certains n'avaient pas hésité à tirer la sonnette d'alarme, car ce sont les plus inquiets les plus attachés à l'argent!

Sullivan entra dans la vaste salle, qui servait au CA et il prit sa place. Le président du CA était Sam Bôme, un type sec, mais qui affectait une certaine rondeur, pour mieux cacher son féroce appétit! Il commença: "Owen, tu sais combien je t'apprécie! Ta direction a été irréprochable jusque-là! Mais, au nom de tous, je dois aujourd'hui te demander qu'est-ce qui se passe? Les derniers résultats sont calamiteux!" Sullivan considéra les visages autour de lui... Ceux des différents directeurs généraux ne montraient que de la froideur, car ils pensaient à leurs pertes! Quant aux secrétaires aux dents longues, ils jubilaient presque, à cause de l'odeur du sang!

Sullivan respira profondément et dit: "J'ai changé et je voudrais utiliser le nouveau programme d'Adofusion, pour éduquer les foules et particulièrement les jeunes, car nous sommes face à des défis vitaux à présent, comme le changement climatique!" Il y eut un silence, que Bôme ne tarda pas à rompre! "Owen, je ne comprends pas très bien, ce que tu es en train de nous dire... Mais apparemment, ton souci n'est plus la réussite d'Adofusion, mais le comportement du monde! Ce n'est plus la vente qui t'intéresse, mais une sorte d'apostolat! Tu as pris conscience de certains problèmes, qui sont pour toi moraux...

_ Sam, je...

_ Non, non, laisse-moi finir, Owen! Je ne critique pas ton point de vue... Chacun, un jour où l'autre, est amené à faire des choix, qui peuvent être douloureux... Mais alors il ne doit pas pénaliser l'équipe! Il doit savoir se mettre en retrait! Car nous sommes tous ici dépendants de la marche d'Adofusion! Et tu n'es pas le principale actionnaire, Owen, c'est le CA et nous avons pris la décision que le mieux, pour l'instant, est que je prenne la direction! Tu restes bien entendu le fondateur et tes conseils seront toujours écoutés, mais ce n'est plus toi qui tiens le volant!"

Ainsi le sort de Sullivan avait été déterminé bien à l'avance et l'ancien directeur d'Adofusion rentra chez lui, plus morne que jamais! Il dégusta une verre, en contemplant les lumières de RAM! Il avait été au sommet de la puissance et ne regrettait-il pas ce passé? Il n'en savait trop rien... Il se demandait s'il avait bien fait de suivre Cariou... On venait de le mépriser et il trouvait cela infiniment désagréable! Il eût pu clouer le bec de Bôme, il en rêvait même à présent! La haine montait en lui, alors que dehors la pluie battait la vitre sous la nuit noire!

 

 

68

 

 

Il y avait dans RAM une vieille folle, qui s'amusait beaucoup! Son jeu favori était d'épouvanter les enfants Doms et elle y réussissait parfaitement! Quelquefois, elle se glissait sous le nez du jeune captivé par son Narcisse et elle lui demandait: "T'aurais pas un euro, fiston?" L'enfant Dom regardait qui venait de parler et il découvrait un visage pustuleux, racorni, jaunâtre, qui aurait pu symboliser la peste! Il se mettait à trembler, ses yeux s'agrandissaient telles des soucoupes, puis venaient le cri et la fuite! La vieille rigolait en voyant le dos de l'enfant Dom qui se perdait déjà au loin!

Elle reniflait et s'essuyait d'une main pareille à un parchemin! Elle dégoûtait les filles et en était très contente! Généralement, on la repérait de loin et on lui lançait des cailloux, pour la tenir éloignée! Mais elle, elle se cachait partout! Elle prenait le Narcisse et s'écriait: "Oh là! Oh là! C'est quoi ça? Confisqué!" L'enfant Dom suppliait, suait à grosses gouttes, ou bien il se montrait violent! "Rends-moi ça la vieille ou j' te crève!

_ Toi, tu vas m' crever! Hi! Hi!"

La vieille riait et soudain elle couvrait de sa cape l'enfant dur! Il était plongé dans la nuit et appelait sa maman! "Ecoutez bêler le caïd! Une vraie mauviette!" s'écriait la vieille, que personne n'aimait! Au contraire, toute la société la craignait et la fuyait! Des fois, elle faisait: "Ouah!" sur des places publiques et les habitants se massaient entre eux, terrorisés! Là, dans l'affolement, ils se piétinaient, se racontaient des histoires, parlaient sans cesse, sous le regard menaçant de la vieille!

Des penseurs, des médecins, des psychologues essayèrent de l'amadouer, de la comprendre, mais ils en eurent peur eux aussi, ils n'avaient pas les armes pour la supporter, percer son "mystère" et ils la déclarèrent malsaine, dangereuse! Ils préconisèrent qu'on se tînt toujours à deux ou à plusieurs, afin d'affronter le "monstre", mais la vieille haussa les épaules: elle en avait vu bien d'autres!

"Je fais partie de vous, cria-t-elle, même si vous ne le voulez pas! J' suis irrésistible, comme l'eau presse une digue! Vous pouvez m'ignorer, me snober, je continuerai à vous hanter! J' ne suis pas comme vous le croyez! J' suis un lac immense! une attente magnifique! J' suis une princesse, à qui sait m'embrasser! Non mais!"

"Alors? Toujours à faire peur aux gens?

_ Jack! Jack! Cariou! s'écria la vieille. Bon sang d' bonsoir!"

La vieille sauta au cou de Cariou et frotta contre lui ses pustules! "Comme je suis content de te voir, Jack! Au moins, toi, tu es un homme! Mais t'as jamais osé m' demander en mariage, Jack! Faudrait qu' tu franchisses le pas, avant que je sois encore plus laide!

_ Ah! Ah! J' hésite encore, c'est vrai! Tu sais comme j' peux douter, parfois...

_ Bien sûr, Jack, j' te connais par cœur! Mais, que d' bon temps, on s'est donné, toi et moi! On en a fait des folies, hi! hi! Mais, dis donc, tu es accompagné par une bien jolie femme!"

Cariou était avec Andrea et il la présenta... "Oui, oui, fit la vieille. J'ai déjà croisé madame... et ma foi, j' l'ai trouvée sympathique! Mais... mais je vois un enfant Dom là-bas et j' peux pas y résister! A la revoyure, Jack!"

La vieille partit quasiment en courant et Andrea demanda: "Qui est-ce? Je l'ai effectivement déjà vue quelque part!

_ Tu ne l'as pas reconnue? Mais c'est sœur Solitude, voyons!"

 

 

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Owen Sullivan était de plus en plus nerveux! Il se sentait écarté, mis au ban de la société! Il voyait les autres dans la lumière, heureux, épanouis et lui dans l'ombre, l'anonymat, comme s'il avait raté le coche ou qu'il n'avait pas les clés de son bonheur! Il était tourmenté, triste et il en voulait presque à Andrea et à Cariou, qui l'avaient peut-être entraîné dans leur échec, leur maladie ou leur névrose!

Il décida d'aller parler au fondateur de l'OCED, mi pour se rassurer, mi par rancœur! Il était encore tôt le matin et Sullivan fut doublement surpris par sa première rencontre! Dans la rue en effet, un homme vint vers lui en disant: "T'as vu la grosseur de ma queue! J'en ai un d' ces paquets entre les jambes! Tu ne veux pas me sucer, pour me montrer ta soumission?

_ Bon sang, mec! Qu'est-ce que j'en ai à faire?" s'écria dégoûté et choqué Sullivan, avant de poursuivre son chemin à grandes enjambées!

Malheureusement, un peu plus loin, ce fut par une femme qu'il fut abordé! Elle changea sciemment de trottoir, pour pouvoir le croiser! En s'approchant, elle jeta: "Regarde comme je suis belle, désirable! J' te chauffe à mort, j' parie! Allez saute-moi d'ssus! J' vais t' faire tourner comme un p'tit chien!

_ Mais ça va pas! répliqua Sullivan. Laissez-moi passer!"

Le fondateur d'Adofusion était une nouvelle fois retourné, d'autant que maintenant le feu du désir se réveillait en lui, mais il s'agissait bien de ça! Il voulait parler à Cariou, c'était le plus important et même vital! Toutefois, il n'en revenait pas des attitudes qu'il venait d'éprouver! Ainsi, quand il arriva à destination, ce fut avec un réel soulagement!

Cariou était aussi paisible que d'habitude et c'était toujours une surprise pour Sullivan! Dans l'appartement, c'était comme si le temps avait été suspendu! Chaque chose avait l'air effectivement bien posée, ainsi que le tourbillon extérieur se serait arrêté! L'existence même de Sullivan reprenait toute sa densité, grâce au regard de Cariou, et cela le rassurait autant qu'il en était étonné!

Cependant, Sullivan raconta ses troubles, surtout depuis que Sam Bôme avait pris le contrôle d'Adofusion! Cariou écoutait sans broncher, puis il répondit: "C'est normal que tu t'inquiètes! Que serait ton combat, si tu n'étais pas comme tout le monde! Quand tu renonces à une femme, c'est au nom de ta raison, nullement parce que ta pulsion sexuelle est morte! Sinon tu serais malade!

Tu dois donc être à la même enseigne que chacun! Mais ne crois pas non plus au mensonge de la société! Elle est gouvernée par l'orgueil et elle fera tout pour imposer le mirage de sa réussite! Mais, en réalité, c'est la domination qui la tient et la soulage de sa peur! A ton avis, pourquoi Rimar a attaqué la Kuranie? Il avait tout, le pouvoir, la sécurité... Qu'avait-il à aller tuer des enfants? Il y en a déjà près de cinq cents qui sont morts! De même, Sam Bôme a sauté sur Adofusion, car il ne peut rester tranquille! Il faut que toujours il contrôle et domine davantage! C'est pourquoi encore les gens t'agressent dans la rue, parce qu'ils sont incapables de vivre en paix avec eux-mêmes!

Tu te vois rejeté, mais ce n'est pas innocent, ni de la paranoïa! Si tu menaces d'une quelconque manière la domination des autres, ils te seront forcément hostiles, même si tu les invites à s'arrêter et à réfléchir! Ainsi, la société va de crise en crise et tu t'en doutes, la situation ne risque pas de s'améliorer, avec l'inflation, l'endettement et le réchauffement climatique!

_ Bien, mais alors qu'est-ce qu'il faut que je fasse?

_ Suis ton chemin, aie confiance, la foi! Tu vas constater de plus en plus l'étendue de ta paix! Elle grandira jusqu'à ce que plus rien ne te fasse peur, ne te trouble! Même la mort ne sera plus une fin! Tu seras comme un puits dans le désert! Car c'est toi qui donneras de l'eau, nullement ceux qui se prétendent dans la lumière! Tu verras alors comme les gens sont assoiffés et perdus et comme ils chercheront ton regard! Par ton existence, tu témoigneras qu'on peut espérer et cela n'a pas de prix!"

 

 

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Comme l'avait supposé Cariou, la situation économique de RAM continuait à se dégrader et on avait l'impression d'être comme un réacteur nucléaire, dont on aurait perdu le contrôle et qui pourrait, selon les scénarios, s'enfoncer sous la terre, à cause de sa chaleur! L'endettement était ce qui entraînait la surchauffe et qui menaçait la ville d'un effondrement! Il fallait à tout prix réduire le déficit public et malheureusement, cela passait par diminuer la protection sociale, car c'était ce qui coûtait le plus cher!

A ce sujet, les deux ministres de Rimar, monsieur Nuit et Yumi Tanaka, s'empoignaient tous les jours! "Vous essayer encore de faire des économies sur le dos des chômeurs! s'écria Tanaka. Vous rognez sur leurs droits! Vous amplifiez leur précarité!

_ Madame Tanaka, vous savez bien que l'on ne peut pas continuer comme ça! répondit monsieur Nuit. Nous sommes surveillés de près par le FMI! Tous les voyants sont au rouge! Et puis, il n'est pas bon que les chômeurs s'imaginent que de ne pas travailler est la normalité! Nous les pressons pour qu'ils obéissent eux aussi à leurs devoirs!

_ Comme si c'était aussi simple! Vous n'ignorez pas que bien des chômeurs sont déjà des personnes fragilisées! Elles ont été broyées par un système qui les dépasse! Elles ont perdu confiance en elles et le seul remède que vous trouvez, pour les remettre d'aplomb, c'est de les soumettre au stress!

_ Il y a aussi les paresseux et les fraudeurs! On ne peut pas payer les gens à ne rien faire!

_ Puisque vous êtes à cheval sur la justice, que n'obligez-vous les grands groupes à payer leurs impôts! Ils sont là les véritables profiteurs!

_ Vous avez raison, il faut que chacun paye son écot! Mais ici, la situation est loin d'être simple, comme vous le savez! L'économie est mondiale et elle permet toutes les formes d'évasions fiscales! D'autre part, à vouloir trop taxer, on rend le pays de moins en moins attractif! Les entreprises vont investir ailleurs!

_ Vous voilà bien précautionneux tout d'un coup, avec vos amis les riches! une vraie infirmière! "Vous n'avez pas trop chaud? Vous voulez que j'ouvre le fenêtre? Attendez, je vais redresser votre édredon!"

_ Epargnez-moi vos sarcasmes! On essaie seulement d'être compétitif! Mais, malheureusement, les crises que nous connaissons nous contraignent à reconsidérer nos acquis sociaux! Et après le chômage, nous attaquerons la réforme des retraites!

_ Et que ferez-vous quand la base se soulèvera, lasse de se voir exploitée!

_ C'est un risque à courir! Mais ne me dites pas que vous croyez encore qu'une économie puisse fonctionner, sans l'espérance de faire des bénéfices chez les investisseurs! A quoi bon se démener si l'Etat prend tout? Le coup du communisme, ça va une fois, quand le pays est riche! Mais après? C'est le peuple asservi qui masque la ruine!

_ Et les riches devenant de plus en riches! Et les pauvres devenant de plus en plus pauvres! C'est la fracture sociale qui crée la délinquance et la criminalité! La violence est aussi ce qui ruine un pays!"

Tanaka et Nuit poursuivait inlassablement leur dialogue de sourds, car chacun était persuadé d'avoir raison, mais surtout on s'obstinait dans le but de ne rien perdre, de ne pas se déranger, de ne pas remettre en cause ses certitudes! Ce que l'on est dépend de notre égoïsme! La perception de l'autre, quel qu'il soit, est limitée par notre orgueil! Plus nous sommes attachés à notre amour-propre, à notre supériorité, et plus nous nous fermons à la différence, plus nous la rejetons! Qu'on soit pauvre ou riche, c'est notre confort moral qui nous intéresse en premier!

Pendant ce temps-là, dans l'indifférence générale, des personnes âgées se suicidaient, notamment en se jetant dans la mer! Elles se noyaient, soit qu'elles n'eussent plus les moyens de vivre, soit que l'angoisse d'un monde vide et apparemment vain les submergeât!

 

 

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Je te raconterai l'histoire du roi Domination! Il vivait sur les hauts plateaux du pays d'Agfar et sa cité était magnifique! Elle brillait de mille feux et sa renommé dépassait toutes les frontières! On y venait de loin, toutes les caravanes y convergeaient, car c'était la ville la plus belle et la plus moderne qu'on eût connue! C'était un centre d'affaires aux richesses sans pareilles, qui fourmillait, où l'on pouvait obtenir la fortune, la réussite, où on s'élevait dans l'espoir d'atteindre les sommets, de traiter avec le roi lui-même, d'être parmi ceux qui comptaient!

Domination aimait les arts et les encourageait! Il payait largement les artistes et les rendait célèbres! Ceux-ci célébraient d'ailleurs son goût sûr, ses lumières et la cour ressemblait à un jardin dédié à la beauté! Tout y paraissait élégant, précieux et le jour éclairait des perspectives éthérées, des vols d'oiseaux ou des piliers massifs, qui symbolisaient la puissance!

Le roi était encore entouré de savants, qui lui expliquaient la complexité du monde et le mouvement des planètes! Il y avait là des mathématiciens, des physiciens, des chimistes et on guérissait des malades et on expliquait les phénomènes! Tout ce monde se côtoyait, se mêlait, confrontait ses idées et évoluait! Les rayons du progrès tombaient sur les fronts!

Pour distraire Domination, il y avait des femmes en quantité et chacune était une œuvre d'art en soi! Certaines étaient effrontées, d'autres perverses, sans oublier les douces, les ingénues! Il y avait celles qui excitaient, qui rendaient fou, qui entortillaient, envoûtaient, énervaient, apaisaient, faisaient oublier! Le roi choisissait selon ses humeurs, tantôt il voulait le soleil, tantôt la lune!

Mais la cité fonctionnait aussi grâce aux esclaves... et ils suaient, ils gémissaient, comme le grain sous la meule! C'était la misère, le labeur sans fin, l'injustice muette, la main tendue et le mépris pour obole! Que de pleurs, de nuits sans sommeil, sans rêves! Que de jeunesses brisées, avilies, perdues!

Mais le roi n'en avait cure! Il commandait, il exigeait des hommages, il était le roi! Un jour, il partit à la chasse, avec son aigle, qui l'entraîna bien loin, près d'un lac, dont l'eau était comme un œil vert sous le ciel! Autour des montagnes rougeâtres s'élevaient dans le silence... Une femme d'une grande beauté, habillée en guerrière, se rafraîchissait au bord de l'eau et les sens du roi en furent frappés!

D'habitude, quand il s'approchait et rien qu'au galop de son cheval, on levait la tête et on le craignait, mais la femme ne bougea pas et garda toute sa tranquillité, comme si le roi n'avait jamais existé! Cela ne se pouvait! N'était-il pas Domination? Il décida de sortir son épée, pour faire peur, se jouer de la frayeur de la femme! La lame siffla sur la tête de l'inconnue, mais encore elle ne se troubla pas, ainsi qu'elle aurait été seule!

Le roi fut exaspéré et il cria: "Mais qui es-tu pour me manquer autant de respect! Tu dois pourtant savoir qui je suis! Je suis le roi Domination! Alors incline-toi!" Mais la jeune femme semblait s'amuser de la situation et elle gardait les yeux sur les miroitements de l'eau! Aveuglé par la colère, le roi donna un coup, pour blesser, voir le sang, mais la lame se perdit dans les airs! L'inconnue avait été mille fois plus rapide et avait-elle seulement bougé ou bien était-elle immatérielle?

Le roi voulut en avoir le cœur net et il mit toute sa science de la guerre à atteindre la femme, mais elle était plus insaisissable qu'un courant d'air et elle riait à présent des efforts vains du roi! "Epouse-moi! laissa-t-il échapper. Je n'ai jamais rencontré une femme telle que toi! Tu es aussi belle que forte!

_ Je veux bien, répondit la jeune femme, mais libère tes esclaves! Fais leur bonheur! Renonce à ton pouvoir, à tes richesses! Quitte ton rang et ta cité! Et nous vivrons comme deux amants dans le vent!

_ Mais... Mais je ne peux pas! Je suis le roi!

_ Alors adieu!"

La jeune femme monta sur son cheval et Domination s'accrocha à elle: "Donne-moi au moins ton nom, que je puisse te retrouver!

_ Sache que je m'appelle Spiritualité!"

 

 

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La journaliste Mélopée tapait un article pour son journal, en jetant un œil distrait sur une "bible" grammaticale! Elle agissait ainsi parce qu'elle voulait a priori faire son travail sérieusement et qu'elle était bien consciente de son ignorance! Elle lisait: "La ponctuation est l'ensemble des signes... bla, bla... servant à indiquer les liens logiques... C'est un élément essentiel de la communication écrite! Pfff! Le point a pour fonction de terminer la phrase... La ponctuation reflète la respiration de l'auteur, la clarté de ses idées! Elle montre même sa personnalité! S'il est avide, suffisant, il ne respectera pas la ponctuation!"

"Ben, ça alors! s'écria Mélopée. Qu'est-ce que c'est qu' ce bouquin?" La journaliste regarda alors son propre article, qui était en réalité un billet d'humeur, et elle lut: "Surtout que le roi Rimar veut terminer la guerre au plus tôt. Malgré la résistance Kuranienne. Qui se révèle plus forte que prévue. Et que pourtant on aurait pu supposer..."

"Hum! se dit Mélopée. Apparemment, je ne respecte pas du tout la ponctuation, car il n'y a là en réalité qu'une seule phrase! Eh! Mais on m'embête à la fin! J'écris comme ça vient, point barre! Oh! Oh! Mais alors j' suis avide et suffisante! Mince! La journaliste Mélopée est en réalité une vieille sorcière! Oyez, oyez, peuple de RAM!"

Cependant, Mélopée lut encore un autre passage de sa "bible" grammaticale: "L'alinéa est la séparation que l'on établit en allant à la ligne... On commence la nouvelle par un retrait... Selon une mode récente, les imprimeurs suppriment ce retrait, ce qui rend l'alinéa peu visible, voir invisible! Le texte en est de moins en moins clair!"

"Bon sang! se rengorgea Mélopée! Bravo les imprimeurs! Y manq'rait plus qu'on s' laisse marcher sur les pieds!" A cet instant, l'écran de Mélopée se brouilla, pour laisser place à un visage d'homme, massif et morne, sous de grosses lunettes carrées! "Qu'est-ce que c'est cette embrouille! jeta la journaliste.

_ Je suis Boa, dit l'homme, et je peux vous aider!

_ M'aider? M'aider à quoi? Et d'abord qu'est-ce que vous foutez dans mon ordi? Mais Boa... Boa? Ce nom ne m'est pas inconnu! Eh! Mais c'est vous le mec qui a été tué dans le Cerveau des Trois gros!

_ En effet! Mais je ne suis pas tout à fait mort... Mon esprit est devenu numérique et j'ai à cœur d'aider ceux qui en ont besoin!

_ Ouais... J' vois toujours pas c' que tu pourrais faire pour moi!

_ Mélopée, je sais que tu veux devenir une journaliste célèbre, qu'on parle de toi, que tu occupes le devant de la scène!

_ Tout juste! Mais c'est dur: y a d' la concurrence!

_ C'est parce que tu ne sais pas y faire! Je peux t'apprendre à rédiger un article, pour qu'il soit à coup sûr sensationnel! On ne pourra plus se passer de toi!

_ Eh! Minute! Faut pas travestir les faits! On est toujours perdant à c' jeu-là!

_ Tss, tss! Tu vas rester pure comme de l'eau claire! C'est juste une question de méthode!

_ Bon, dans c' cas, d'accord!

_ Y a quand même un prix à payer...

_ Dis voir...

_ J'aimerais d'abord que tu me montres tes seins!"

 

 

73

 

 

Le professeur Ratamor se tenait la tête entre les mains dans son cabinet... La salle d'attente était bondée et on y trouvait toute la diversité de l'humanité, toute sa souffrance, mais aussi tout son mépris et son sans-gêne! Ah! Il y en avait des maux à guérir et les plaintes avaient le débit du fleuve Amazone, une vraie cour des Miracles! Mais voilà, le médecin Ratamor n'en pouvait plus, au point même de haïr toute cette misère, cette "saleté"!

Eh! Mais c'est que nous sommes tous pareils! Nous avons beau être sensibles au malheur et vouloir le soulager, il n'en demeure pas moins que notre amour-propre a ses besoins et qu'il doit sentir sa valeur, sinon son utilité! Or, le pauvre Ratamor était submergé, noyé! Il ne s'était pas respecté, comme s'il était possible de travailler sans manger, sans pause, en se diluant dans le devoir ou la compassion, en n'existant plus, en devenant pur esprit!

Mais en plus le médecin ne lisait pas forcément dans les yeux de ses patients de la reconnaissance! Sous l'effet de la guérison, on ne "baisait pas son anneau", ce qui d'ailleurs aurait gêné Ratamor, mais on continuait à gémir, à attirer l'attention sur soi, car on n'en avait jamais assez, on était comme des gouffres sans fond et on querellait à l'occasion, parce que d'autres prenaient davantage!

Tout cela épuisait Ratamor, qui n'avait fait que s'enfoncer dans la dépression la plus noire et qui avait humilié plusieurs fois des malades, comme avec piccolo, car enfin le corps regimbait, se révoltait et l'envie du bonheur perçait, éclatait brutalement, amèrement, blessant et terrorisant! Au final, Ratamor ne changeait pas le monde, ne l'améliorait pas, mais il en maintenait la hiérarchie, le mépris et les malmenés le restaient! Certes, on bénéficiait de soins, mais la peur qu'on subissait, qui venait essentiellement de l'égoïsme de la supériorité, ne disparaissait pas et son poison continuait à détruire!

Ratamor se rendait bien compte de son impuissance, de la complexité de la situation et il se demandait si la meilleure chose n'était pas de se suicider, mais un dernier fond de raison lui murmurait que c'était là encore un effet pervers de la dépression! Il soupira et appela sa secrétaire: "Vous allez renvoyer tous ces gens, lui dit-il. On ferme le cabinet! Je ne suis pas fait pour ça! Rassurez-vous, je vous verserai un salaire, tant que vous n'aurez pas trouvé une autre place!"

Qu'aimait Ratamor? C'était sa position de professeur! de défenseur de la science! de champion de la vérité! Ce qu'il ne supportait pas, c'était ces obscurantistes, ces fanatiques, qui devant le réchauffement climatique, prônaient un retour en arrière, sans la science, avec des croyances et non des faits!

C'était bien la science qui avait tiré la sonnette d'alarme, quant aux émissions de CO2! C'était donc la science qui pouvait également réparer, trouver le remède! Et puis, était-il possible de vivre en faisant fi des connaissances actuelles? Le fanatique ressemblait à un marin lâche, épouvanté par la fureur des éléments, qui s'enfermait dans la cale en disant: "Il n'y a que notre belote qui compte!"

Ratamor allait remonter sur le ring! Il reprendrait son poste à l'Université! Il y fustigerait de nouveau les faibles, les imbéciles, tous ceux qui cachaient leur orgueil, leur soif de pouvoir, grâce à la religion, leur soi-disant foi! Le gladiateur de la science s'oignait déjà par son imagination! Gonflux était mort, Lapie aussi, restait Piccolo, l'obstacle par excellence! Mais on trouverait une solution pour celui-là!

Ratamor s'animait, reprenait espoir! Au gong, il cognerait dur, il mettrait l'adversaire dans les cordes, l'asphyxierait, avant que celui-ci ne finît par glisser sous les coups! KO! Ou bien le professeur se voyait planter son trident, dans le ventre du mensonge, de la bête, pour obéir au pouce renversé de l'empereur Vérité!

Ratamor se frottait les mains! Une minute avant, il était une épave, un spectre au visage gris! Maintenant, le sang colorait ses joues et il aimait la vie!

 

 

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L'Aveugle voyait! Bien que dépourvu de la vue depuis sa naissance, aujourd'hui il pouvait regarder le monde comme n'importe qui, grâce à la science, la technologie! Ses yeux n'avaient ni blanc ni iris, ils semblaient deux grandes pupilles, encore plus noires que la nuit, mais en réalité ils étaient constitués d'objectifs miniaturisés, qui envoyaient leur image sur un capteur numérique! Le cerveau analysait celui-ci par des nerfs à moitié artificiels, où les tissus se mêlaient à l'électronique!

La vision de l'Aveugle était formée de plus de cinquante millions de pixels et elle lui donnait des pouvoirs hors-normes! D'abord, l'Aveugle pouvait zoomer, jusqu'à une focale de 600 mm, il avait le coup d'œil d'un aigle! Il lui était encore possible d'y voir la nuit, car il lui suffisait pour cela d'augmenter la sensibilité du capteur! Nyctalope comme un chat! Mais surtout il filmait, photographiait comme il voulait! Il avait un fichier interne, où des centaines d'humains étaient catalogués! C'était un commissariat à lui tout seul!

C'est pourquoi il était devenu le meilleur agent de Fumur! Celui-ci était obsédé par les complots! On en voulait à son culte! Des loges maçonniques en avaient juré la perte! Les renégates avaient d'abord cru, mais la raison et la liberté du monde moderne les avaient rendues agnostiques! Nul doute que leurs mains invisibles tâchaient de détruire l'œuvre de Fumur! Il fallait les repérer et les couler, avant d'être soi-même envoyé par le fond! Un combat sans merci était engagé! Le "Malin" ne passerait pas!

L'Aveugle servait d'espion: il entrait dans tous les cercles, en donnant toutes les garanties de son innocence, puis il éternisait ses hôtes à leur insu! Il ramenait des preuves qu'il analysait dans tous les coins et à toutes les proportions! Rien ne lui échappait! Tel personnage en retrait était identifié! Tel mouvement sur les lèvres était décrypté! L'Aveugle apportait bientôt un rapport à Fumur et des personnes étaient arrêtées, interrogées, avant de disparaître! Si le message religieux invitait à la mansuétude, ce n'était pas pour son bras armé!

L'Aveugle dominait RAM sous son grand-angle, quand son fish-eye le rassurait sur ce qui se passait derrière! Son autofocus n'était jamais pris en défaut, même dans la pénombre ou le brouillard! La mise au point était immédiate et le corps de l'Aveugle jouait encore le rôle de trépied, ce qui permettait des poses lentes et l'élimination des éléments gênants! L'Aveugle, dans sa vision, pouvait débarrasser une rue des passants, pour ne garder que sa cible, d'autant que celle-ci fut devenue une proie, immobilisée par la peur, tel un rongeur devant le serpent!

Ainsi l'Aveugle repéra Cariou, qui avait à cet instant une densité différente! Parfois, Cariou échangeait librement avec des commerçants et sa puissance se mettait à rayonner! La plupart du temps, tout ce qu'il était demeurait caché, pour se défendre principalement, car les attaques ne tardaient pas! Mais, s'il avait la possibilité d'être heureux, Cariou prenait sans même s'en rendre compte toute sa dimension et il s'apercevait alors, avec étonnement et même un certain vertige, que les autres n'existaient pas vraiment, qu'ils étaient comme de l'eau autour de lui!

Cela était dû au fait que la plupart ne cherchent pas, qu'ils restent comme des enfants dans la société, comme s'ils ne quittaient pas l'école! Ils n'essaient pas de tâter l'immensité de la vie! Son "mystère", qui est aussi celui de la mort, ne leur parvient pas! Mais, comme Cariou paraissait se dresser hors de la foule, il intrigua l'Aveugle, qui se colla à ses basques, avec l'obstination du chien de chasse!

 

 

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Andrea Fiala était invitée à un magnifique dîner, qui réunissait toute l'élite, tout le gratin de RAM! C'était les relations de son père qui lui avaient valu cela! Andrea, en s'y rendant, s'était décidée à s'amuser, à prendre du bon temps, avec la bonne chère, le luxe, l'éclat des conversations! Elle avait soigné sa toilette et avait été jugée comme l'une des plus belles femmes de la soirée, grâce notamment à la lumière de ses épaules dénudées!

Elle était assise face à un homme extrêmement séduisant! Il avait le corps solide, fin et son visage avait des traits délicats, tout en gardant une expression virile! Andrea était sous le charme: elle admirait les dents blanches de son vis-à-vis, son rire sain, cet air équilibré, cette culture foisonnante! La jeune femme avait toujours rêvé de rencontrer un tel homme, racé, intelligent, à l'aise, sans ostentation! Etait-elle en train de tomber amoureuse?

De son côté, le séduisant monsieur avait bien conscience de l'effet qu'il produisait, mais il savait rester simple, car c'était la meilleure façon d'entretenir de bons rapports et il se présenta sans tarder à Andréa: "Je suis monsieur Raison, dit-il, et je suis enchanté de faire votre connaissance... Vous êtes ravissante!"

La maîtresse de maison, qui ne perdait rien des conversations et qui les encourageait, rajouta à l'adresse d'Andrea: "Vous avez de la chance, ma chère! Raison est passionnant! Il est le digne héritier de toute notre civilisation humaniste! Un vrai fils de l'Occident!

_ Un accident? fit le vieux monsieur voisin de Raison. Il faut faire attention... Figurez-vous qu'en venant ici j'ai failli être renversé!

_ Mais non, grand-père, coupa en souriant Raison. Notre chère hôtesse a parlé d'Occident et non d'accident! En fait, je suis juste allé un peu plus loin que les monothéistes!

_ Un motocycliste? Je vous assure, jeune homme, que vous vous trompez! C'était une autociel grise!

_ Et si vous la mettiez un peu en veilleuse, l'ancêtre, hein?

_ Mais, mais c'est pas un jeune gommeux qui va m' dire ce que je dois faire!

_ A priori vous percutez pas!"

Raison, tout en rassurant Andrea avec ses dents blanches, prit son couteau et le planta dans la cuisse du vieux, par-dessous la table! Le cri du grand-père fut étouffé par l'exclamation de monsieur Raison, devant le poulet qui arrivait à point: "Oh! Du poulet! Vite que je pique ma fourchette dans cette chère délicieuse!"

Apparemment, le dîner battait son plein, mais Andrea n'avait pas perdu une miette de ce qui s'était passé entre monsieur Raison et le grand-père et elle en était outrée! Elle eut l'idée de prendre son LAL, dans son petit sac accroché à sa chaise, et elle tira elle aussi en cachette, sous la table, vers monsieur Raison, qui était toujours un modèle d'équilibre, le parangon d'une humanité au service de l'homme!

Le LAL envoya son bizarre rayon et monsieur Raison se cabra, se figea, puis se balança! Manifestement, il était en proie à une transformation et Andrea se raidit, se préparant au pire! Le visage de monsieur Raison se déchira et comme l'humaniste fondait avec une plainte insupportable, une tête de dragon s'en échappa, se dressant jusqu'au plafond! Puis, des tentacules crevèrent la chemise scintillante et s'emparèrent des assiettes les plus proches, qui furent jetées avec rage sur le grand-père!

On dut sauver "l'ancêtre" en le tirant par les pieds! "Mais qu'est-ce qui s' passe? criait paniquée la maîtresse de maison. Qu'est-ce que c'est que ce monstre?

_ Ce n'est rien, répondit Andrea, qui reprenait son petit sac, avant de partir. C'est monsieur Raison qui retrouve son origine animale!

_ Mais... mais il est très laid!

_ Hélas, ma chère, c'est ce qu'il y a de plus courant!"

 

 

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Il y a dans RAM un personnage bien connu, éminemment sympathique, d'autant que tout le monde un jour ou l'autre a besoin de lui! C'est l'Artisan! On le remarque facilement, car son autociel est la plus rapide, la plus puissante, la plus dangereuse aussi!

L'Artisan roule à tombeau ouvert! La Mort en effet l'accompagne et lui crie: "Mais vas-y! Qu'est-ce que t'as entre les jambes? De la guimauve? Vas-y! Fais monter l'aiguille! Bon sang! Tous des traînards, toi y compris! Dévale! Mais bon sang dévale! Fonce! Avale celui-ci! Non mais regarde-moi celle -ci! C'est la pin-up des vacances! Efface-là, nom de nom! Si tu t'arrêtes, moi j' te prends! J' te refroidis! Je t'exécute! Un contrat. Tu sais ce que c'est qu'un contrat! Tu loupes un chantier et t'es mort! T'entends!

Paf! T'as eu un piaf! La tête tranchée qu'il a eu! Et un dans mon escarcelle! T'es à combien là? Trois cents cinquante! C'est pas mal! Mais tu peux faire mieux! Sûr! Comment veux-tu que je remplisse mon panier si tu t' traînes! Car là de nouveau tu languis! Comment j' vais t'appeler? La limace? Sur ton capot, j' veux pas qu' des oiseaux! J' veux des trophées plus importants! Des bras d'enfants, par exemple! Hein? Une tête de jeunot! Ah! Ah! Bien sûr, j' plaisante! J' veux pas t' couler! Mais dévale, dévale! Il pleut des devis! Pense aux devis! Tu sais ce que c'est qu'un devis? C'est un chiffre! De l'argent! Et toi, tu traînes, une vraie lavette!"

A ce train-là, fouetté, épouvanté par la Mort, l'Artisan a subi une inquiétante mutation et quand il arrive sur son chantier, chez un particulier, il sort brutalement de son autociel et il a l'air en colère! Il rentre dans la maison et crie: "Il est où l' chantier! Y a un chantier ici? Faut voir! C'est vous le proprio? Et il est où "the" problème? C'est ta chaudière qui est en panne? C'est pas vrai! T'as une chaudière en panne, mon pauvr' bichon! Eh ben, on va voir ça! Tu sais, moi j'ai autre chose à faire! Si je m'occupes de toi, c'est bien par bonté!

Mon rêve à moi, c'est les pyramides, la tuyauterie des pyramides! Là, c'est la classe! Là, y a du boulot! Mais ta chaudière! C'est celle-là? Comme elle a l'air minable! Et puis tout est vieux ici, non? Comment veux-tu qu' ça marche! (Il s'adresse à la chaudière.) Alors, ma grande paraît qu' tu fais des histoires? J' vais t'arranger moi! Tu vas voir!"

L'Artisan pose son sac brutalement, près de la chaudière, qui sursaute et qui voit de gros outils être sortis! Elle a peur et elle s'arrache de son logement! Elle trouve refuge dans un coin du garage et se met à trembler! L'Artisan n'en a cure et il l'a saisie et la traîne par terre! Puis, il lui donne des coups de pieds! "Tu sais combien d' choses j'ai à faire aujourd'hui? martèle-t-il à la chaudière. Tu sais ce qui va m'arriver si j' traînes? ("Pan! pan!" font les coups!) Est-ce que c'est toi qui viendras m' sauver, quand la Mort viendra m' prendre? Evidemment non! (Pan! pan!)"

"Voilà, c'était pas compliqué! dit l'Artisan au proprio. Il faut changer cette pièce! Tu payes! Tu payes! Là, sur la machine! La pièce, on l'aura bientôt! Pour l'instant, ça marchera comme ça! Bon, t'as payé! T'es pas si mauvais qu' ça! C'est pas mal ici finalement! Et t'as un p'tit jardin derrière! Ah! Moi aussi j'aimerais un peu d' verdure! m'occuper des plantes et tout ça! Mais la Mort, elle veut pas! Faut cravacher comme elle dit! Et elle a raison! Allez, au revoir m'sieur, m'dame! Devis, chantier, temps! Voilà mon credo! Eh! c'est qu' j'ai encore dix mille personnes à voir aujourd'hui!"

Avant de partir et comme les proprios ne le regardent pas, l'Artisan s'approche de la chaudière et pan! il lui envoie un dernier coup! Elle pleure... et elle panique, car elle sent qu'elle va retomber en panne! Elle regarde vers le ciel et elle supplie: "Non, pas de panne! Je vous en prie!" dit-elle. Puis, elle baisse la tête vaincue, car son mal la reprend…

 

 

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Cariou est mort et il arrive devant Dieu! Cela se passe dans une vaste salle bien propre, nullement luxueuse, où il y a juste ce qu'il faut! Au centre, Dieu est attablé et il mange apparemment une viande aux pruneaux! En tout cas, ça a l'air bon et une agréable odeur monte jusqu'au nez de Cariou! "J' pourrais p't-être m'asseoir? demande-t-il à Dieu. Le voyage a été long et j'ai une faim de loup!"

Dieu ne répond pas et crache un noyau, qui fait bing dans un seau! "Et le protocole? dit-il. Le sacré, t'en as jamais entendu parler?

_ Le quoi?

_ Le sacré! rugit Dieu. Ne suis-je pas le plus grand, l'infini et bien plus encore! J'suis... J'suis... Mince, j'ai un trou de mémoire! Pourtant, y en a une kyrielle de compliments à mon sujet! J'suis l'Unique, l'Incomparable! J' suis c' qui dépasse l'imagination! Eh ouais! J' suis l' sacré, quoi!

_ Et alors?

_ Alors? Alors, faut d' la révérence, de la crainte même! Tu devrais être dans tes p'tits souliers! J' suis le sacré!

_ Mais comment j' pourrais aimer une maman ou un papa sacrés! Comment on peut aimer vraiment l' sacré? Vous êtes mon cœur et ma vie! Vous êtes mon amour! J' suis votr' enfant et j' rentre à la maison! Qu'es-ce que c'est cette histoire de sacré! Vous ne seriez pas ma maman ou mon papa si je devais m'agenouiller devant vous! Depuis quand les enfants doivent voir leurs parents comme sacrés?

_ Ben...

_ Depuis qu'ils en espèrent un héritage? Faut ménager les aînés, sinon on n'aura pas sa part? Le sacré, c'est quand on vous aime pas vraiment! C'est quand on veut de l'autorité grâce à vous! On vous met sur un pinacle, parce qu'on n'est pas votre enfant! Qu'est-ce que les mômes ont à voir avec le sacré? C'est un truc de grandes personnes!

_ Arrête grand bêta! T'es en train de m'amener la larme à l'œil!

_ Mais j'espère bien! Vous êtes ma vie et mon amour! J' peux courir dans vos bras!

_ Mais bien sûr! J' t' adore également! T'es mon p'tit! Bon sang, viens dans mes bras!"

Cariou court éperdu vers Dieu et se blottit dans sa lumière! C'est aussi fort qu'un soleil, mais en tout doux! Puis, Cariou se met à danser! Il visite les univers, il salue des gens gentils et il regarde de loin les serviteurs du sacré, car il en a peur!

"Mais bon sang, réveille-toi Jack! crie le réveil de Cariou.

_ Hein?

_ T'es encore dans ton rêve! Et tu baves en plus!

_ J'en ai marre!

_ Et moi donc! Allez, ouste debout! Y a une sacrée tempête qui arrive!"

Le réveil reçut l'oreiller de Cariou en plein d'dans!

 

 

78

 

 

Une sorte de foire s'était installée dans RAM! Les gens venaient voir les attractions, qui les captivaient plus ou moins! Une petite foule s'était amassée près d'un chapiteau, où un harangueur promettait le spectacle le plus incroyable! Il disait: "Entrez mesdames et messieurs et vous verrez ce que vos yeux n'ont jamais vu et même ce qu'ils redoutent de voir! C'est plus fort que la femme sans tête ou que l'homme à trois mains! C'est plus horrible, cela dépasse tout entendement, toute imagination! Votre vie en sera changée à tout coup! Vous n'oublierez jamais notre créature! C'est un abîme que je vous propose de contempler! C'est une vertige absolu que je vous garantis!

_ Mais enfin de quoi s'agit-il? cria quelqu'un. Personne n'achète chat en poche!

_ Hélas! Il m'est impossible de vous en dire plus, car peut-on décrire l'étrangeté même? A vouloir vous préparer, je ne pourrais que montrer mon impuissance! Le cauchemar commence ici, mesdames et messieurs! En m'achetant un billet, vous prenez la responsabilité de ne plus êtres les mêmes! Vous entrerez dans le cercle très fermé de ceux qui savent, de ceux qui ont vu! Vous deviendrez les témoins de l'horreur la plus sombre et on ne vous croira pas!

_ Foutaises! fit encore celui qui avait déjà demandé des explications.

_ Dites plutôt que vous avez peur! répondit le harangueur. Vous reculez et comme je vous comprends! Ce spectacle n'est pas pour les faibles!"

Dès lors tout le monde voulut un billet et un flux incessant se mit à remplir le chapiteau! On s'y tenait debout devant une scène obscure et pour mieux voir, les enfants approchaient ou demandaient à être portés! Une tension émanait du public, ce que cherchait le bonimenteur et il ferma soigneusement l'entrée, ce qui créa de l'intimité et donna à chacun le sentiment d'être un privilégié!

"Mesdames et messieurs, reprit le bonimenteur maintenant sur un côté de la scène, l'homme que vous allez découvrir dans un instant, sous vos yeux, a un parcours qui fait frémir, qui hérisse les cheveux sur la tête! Figurez-vous qu'il est originaire d'une des régions les plus reculées du pays, où la sorcellerie n'a toujours pas complètement disparu! Imaginez un enfant qui ne fait que se demander ce qu'il fait là, sur Terre (les autres enfants rient)! Oui, mesdames et messieurs, imaginez un jeune qui ne s'intéresse que très peu à l'école, sans pour autant vouloir tout de suite travailler, pour être indépendant! Que pourrait-on dire d'un tel jeune, je vous le demande?

_ Que c'est une feignasse!

_ Si j'avais été ses parents, je l'aurais maté c'te parasite! Il aurait marché droit! affirma un homme trapu.

_ C'est une honte! dit une femme.

_ Nous sommes bien d'accord! reprit le bonimenteur. Mais, croyez-moi, ses parents ont bel et bien essayé de le corriger et de toutes les manières possibles, même en utilisant la force! Mais rien n'y a fait! L'individu en question s'est obstiné, mesdames et messieurs! Il voulait à tout prix donner un sens à sa vie! Il trouvait que quelque chose n'allait pas, dans notre façon d'être!

_ Quelle honte!

_ C'est un d' ces rigolos de beatniks, qui profite du système, non?

_ Comment peut-on ne pas travailler?

_ Il dit qu'il travaille de l'esprit! précisa le bonimenteur.

_ Foutaises!

_ Mesdames et messieurs, voici votre cauchemar! le symbole même de vos angoisses les plus profondes! votre antithèse! Voilà l'abîme! Mesdames et messieurs, je vous présente l'Homme sans retraite!"

La scène s'éclaira brusquement et on contempla un individu sagement assis sur une chaise! Il regardait paisiblement les uns et les autres et quelqu'un s'écria: "Mais... Mais il est comme nous!

_ C'est une arnaque! fit un autre.

_ Remboursez!"

Comme tout le monde s'excitait, les enfants étaient aux anges, tandis que les femmes avaient le visage haineux, car elles pensaient qu'elles avaient été jouées! Une tomate vola, puis une seconde et une troisième! On commença à casser le matériel et par-dessus le chaos, on entendait encore le bonimenteur: "Je vous avais dit que vous seriez sciés!"

 

 

79

 

 

Owen Sullivan était dans les locaux d'Adofusion, pour y prendre quelques affaires, car c'était maintenant Sam Bôme qui dirigeait l'entreprise. Adofusion était située dans le technopôle de RAM, là où les bâtiments rivalisaient de modernité et pour beaucoup ils abritaient les écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses, qui formaient les élites scientifiques de demain!

Sullivan passait par une des nombreuses passerelles, qui reliaient les édifices, quand la lumière s'éteignit! Il faisait déjà nuit noire dehors et la tempête agitait les arbres, tandis que la pluie zébrait les fenêtres! Sullivan alluma son Narcisse, pour se repérer et continua d'avancer... Il était dans une partie qu'il connaissait mal, ou qui avait été rénovée récemment, car il avait du mal à s'y reconnaître! Mais, apparemment, il progressait dans un couloir qui lui avait toujours paru sinistre, à cause de sa longueur interminable!

Soudain, Sullivan eut un frisson d'horreur! Quelque chose venait de lui passer entre les jambes, manquant de le faire culbuter! Il éclaira devant lui, mais il n'y avait rien, sinon l'obscurité! Un petit rire cependant se fit entendre, ce qui redoubla la peur de Sullivan, puis, comme par enchantement, la lumière revint et le couloir débouchait sur un vaste croisement, où se tenait un homme de grande taille, vêtu d'une blouse blanche!

Il avait les cheveux chenus et semblait plutôt un joueur de rugby qu'un scientifique, mais Sullivan le reconnut: c'était Garan, qui dirigeait un secteur dédié à l'IA (Intelligence artificielle)! "Owen! s'écria-t-il, quand il eut lui-même vu Sullivan. J'étais en train de travailler sur des crevettes et pouf, tout a été plongé dans le noir! Finie mon expérience! Cela doit être la tempête qui cause des dégâts! J' t'avoue que j'ai eu un peu peur sur le coup!

_ Et moi donc, car là-bas dans le couloir, il s'est passé quelque chose d'étrange! Je ne sais pas quoi m'est passé entre les jambes et m'a presque fait tomber! Et figure-toi que cela a ri! Enfin, j'ai peut-être été le jouet de mon émotion! Un chat sans doute!

_ Non, non, ça doit être Fanfan!

_ Fanfan?

_ Oui, allez viens Fanfan! Viens voir qui est là! C'est Owen, un ami!"

Garan parlait en direction d'une porte entrouverte, sur une salle non éclairée... "Fanfan est un peu timide" expliqua Garan et effectivement un enfant se montra lentement, mais, au lieu de rassurer Sullivan, il l'inquiéta encore plus, car son apparence n'était pas humaine! Il était comme ces enfants dessinés numériquement, avec une peau lisse et des yeux démesurés, comme s'ils avaient été le symbole de l'innocence!

"Fanfan n'est pas véritablement des nôtres, hein? dit Sullivan.

_ Non, c'est vrai... tu sais, Owen, ici on cherche beaucoup, on est à la pointe! Disons que Fanfan représente la mariage réussi entre des cellules souches et les nanotechnologies! Son cerveau notamment est essentiellement régi par des algorithmes! Ce n'est pas un robot, c'est un être humain aidé par la machine! Il y a beaucoup de choses qu'il sait mieux faire que nous, car il n'a pas nos limites!"

Sullivan ne pouvait se détacher des grands yeux ouverts de Fanfan et se sentant de plus en plus mal à l'aise, il prit congé! Ce qu'il avait vu dans le regard de Fanfan, c'était le vide, malgré l'air enjoué qu'on avait voulu à la créature! Et ce vide, Sullivan en était persuadé, masquait une hostilité!

 

 

80

 

 

Deux nuages parlent autour d'une chope de bière... L'un essuie la mousse qui lui couvre la bouche et dit: "Tu sais c' que j'aime le plus? C'est le grain, le gros grain du temps de traîne!

_ Je vois ça! fait l'autre. Attends... Il fait froid... En tout cas, c'est bien venteux... Tu te dresses... Tu prends des proportions gigantesques!

_ Voilà! On est immense! Et les couleurs! On la tête chenue, le ventre noir! Tout ça dans un mélange de bleu dû à la nuit, encore là, et de rose, car le soleil se lève, pour un nouveau jour!

_ Oui, quelle fête! Et attention: autorisation de lâcher les bombes! La pluie, la grêle! En une minute un vrai déluge! J' t'avoue que je me laisse aller! J' pisse sans vergogne!

_ Mais t'aurais tort de t' gêner! La fureur est telle à c' moment-là qu'une chatte n'y reconnaîtrait pas ses p'tits! Hi Hi! Quand j' pense à nos promenades par beau temps! Hein? Quand on avance sagement dans l'aaazzzzuuuuur!

_ Moi, c'est bien simple, dans ces conditions, j' dors! J' me trouve un couloir en retrait..., où personne n'ira m' chercher! Par exemple au d'ssus de la mer... et ronron, zzz!

_ C'est tout de même mieux que la dépression... Monter lentement sur l'air froid, ça m' dégoûte! La position du stratus, c'est pas mon truc! J' trouve ça mou, pas sain! Et puis on s' colle peu à peu les uns aux autres! On devient indistinct... C'est angoissant à la fin!

_ Tu veux parler du fameux "Mur gris", hein? A l'horizon, y a plus aucune visibilité! C'est vrai qu' c'est un peu lent et qu'on est tous ensemble! Mais, oh! Hein? La puissance, mec, la puissance! "Nul n'en réchappera!", tu connais la chanson!

_ Bien sûr! On s'abat sur la ville et on la met en apnée! Y a pas! L'union fait la force!

_ L'oignon fait la force, tu veux dire! Car je pleure, je pleure sur ces pauvres gens, sans discontinuer! Je pleure de rire, bien entendu! Oh! Mes larmes de crocodile!

_ Eh! Serveur! La même! Ouais, la mer verte, frangée d'écume! les grosses vagues au bord, les bateaux qui dansent! Et ces misérables oiseaux qui en profitent! Ces salopards de goélands qui glissent comme des virtuoses!

_ Qu'est-ce que tu veux, c'est leur spécialité! De vraies lames de rasoir, grâce au vent!

_ A propos de vent, un truc que j'aime bien, toujours avec le grain, c'est prendre un promeneur entre quatre yeux!

_ Tu veux parler des gugus qui sortent en tee-shirt de leur autociel?

_ Tout juste! A ceux-là, j' crie: "Tu sais pas qui j' suis! J' suis l' général Vent! J' vais t' pomper l'air, tellement que tu vas m' d'mander pitié! J' vais t' soûler à mort!

_ Ah! Ah! j' vois ça d'ici! Et j' parie que tu gueules pendant des heures! "Attention à ton bonnet! Voilà c' que j' fais de ton parapluie! de la charpie! Tu mouftes encore?"

_ J' les abrutis, comme c'est pas permis!

_ Et les bras avec de la chair de poule, ils regagnent vite fait leur véhicule!

_ Tu parles: y sont paumés ces jeunes! Personne ne leur braille d'ssus comme moi!

_ Y z'ont toujours un faible pour les noces du soleil couchant!

_ Mon dieu quel cirque, c'est ça! Y faut qu'on soit beau! Quelle prépa! Les broderies d'or, le manteau de pourpre, la tiare orange, etc.!

_ Un grand classique! auquel tu n'es pas complètement insensible, pas vrai?

_ Mouais, ça manque pas d' grandeur! Mais j' préfère les taches rouges du matin!

_ C'est ton côté sanglant!

_ Bah, y a des incarnats à l'aube, de pures merveilles! Une dernière?

_ Ben, chais pas! Là, je sens que j'ai déjà envie de pleuvoir!

_ Pour parler des éclairs? du style cumulo? de notre dernière enclume?

_ Si tu m' prends par les sentiments…"

 

 

81

 

 

Dépression ouvrit un œil, se pencha dans son lit, pour tendre la main vers sa montre: "Trois heures! C'est pas vrai!" s'écria-t-il, avant de retomber lourdement sur son matelas! C'était un petit homme moustachu et il venait encore de se réveiller en pleine nuit! Parfois, sa montre indiquait deux heures ou quatre, quoiqu'il préférât cinq heures, car alors il n'y avait plus qu'à attendre le lever normal, entre six et sept!

Mais de toute façon Dépression dormait mal et il se demanda encore pourquoi... Un dîner trop lourd? La banane du soir? Dépression eut un pâle sourire: dans le temps, on disait que ce fruit donnait des cauchemars! C'était à une époque où on croyait que les libellules étaient aveugles et qu'elles crevaient les yeux! Depuis, on avait appris que l'Univers avait quatorze milliards d'années, sans comprendre encore pourquoi la matière avait "triomphé" du vide!

Mais des cauchemars, Dépression en avait et il se débattait péniblement avec eux, ce qui le laissait épuisé! Insomniaque et victime de cauchemars: le compte de Dépression était bon et son espérance de vie, selon la science, en diminuait d'autant! Comment lutter contre le stress? Mais en indiquant combien il est inquiétant, néfaste! La médecine n'avait honte de rien! De nouveau, Dépression fut livré à lui-même et il sut qu'il devait se débrouiller seul! De nouveau, il regarda en lui-même, à la recherche d'une solution pour moins souffrir!

Sans doute avait-il peur, mais de quoi? Il était anxieux, cela était certain! Son estomac lui faisait mal et il lui arrivait d'avoir des crampes, même au lit, où il aurait dû sourire comme un bienheureux, après une rude journée de travail! Mais ce n'était pas le cas... Ah oui, il faisait partie de ces natures nerveuses, qui exagéraient leurs maux et auxquelles il manquait de l'exercice! Après, tout rentrerait dans l'ordre! Car les autres étaient plus équilibrés et ne se tourmentaient pas autant!

La solution était simple! Un peu d'air frais! Décidément, la médecine n'avait honte de rien! Et si... et si Dépression refoulait sa vraie personnalité sexuelle, autrement dit son homosexualité! Il considéra une énième fois la chose, car il ne fallait rien négliger! Celui qui souffre examine chaque pierre du chemin! Il n'est pas comme ces types qui passent, rayonnants de santé! Il ne croit plus depuis bien longtemps qu'il existe des sommets glorieux, mais qu'on vit plutôt dans le maquis! Mais bon, Dépression se vit changer de préférence sexuelle et poussa un profond soupir: comme si le problème résidait là! Est-ce qu'on vit dans une boîte à chaussures?

Mais il est vrai que Dépression était seul! Et s'il était marié, avec des enfants et un travail régulier? Il n'aurait pas le choix, il serait plein d'obligations et alors il se troublerait moins, car il n'en aurait pas le temps! Il serait par monts et par vaux! Il affirmerait plein de choses! Appuyé par sa femme, il ferait part de ses haines! Il ferait tourner le monde autour de lui! C'est l'avantage du tourbillon: il rend aveugle!

Mais pourquoi Dépression était-il seul? Narcissisme? Il manquait de convivialité! Il n'était pas sympa! Il devait se montrer plus ouvert, avenant! Désormais, il aurait le sourire et il saluerait et les uns et les autres! Il ferait de la gym dans un club et rirait aux plaisanteries! Voilà, il faisait encore son procès! S'il était malheureux, c'était de sa faute! Heureusement qu'il n'avait pas de famille, il aurait ennuyé tout le monde!

Dépression avala sa salive... Il avait peur, mais de quoi? Il considéra rapidement l'actualité... Rimar, dans sa guerre contre la Kuranie, tuait des enfants rien que par orgueil! Il ne voulait pas reconnaître son erreur et les bombes continuaient de pleuvoir! Dépression serra les poings! Une immense colère l'envahit! Mais il y avait aussi mauvais! D'autres ailleurs mettaient à mort des individus parce qu'ils avaient insulté Dieu! On utilisait le Dieu d'amour comme un bourreau! Dépression eut envie de hurler!

Quoi d'autre dans le pays? Des inquiétudes, des inquiétudes, des manifestations, des colères, des revendications! "Les imbéciles! songea Dépression. Que ne donnent-ils un sens à leur vie? Ce n'est pas au gouvernement de le faire! Si le souci, c'est l'argent ou la sécurité matérielle, c'est impossible de trouver la paix! On ne veut pas voir que c'est de la reconnaissance qu'on demande! Seul le respect prouve qu'on existe et donne confiance!"

"Bien, j'ai avancé... se dit Dépression! Cinq heures! Je suis sur la bonne voie! J' vois le bout! Mais alors qui me respecte moi? Pourquoi ne suis-pas tranquille? Mais comme le monde moderne est vide! Que disaient les penseurs à l'origine de ce monde? Ah oui, qu'il fallait accepter sa vie telle qu'elle était! sans Dieu, sans qualités extraordinaires, sans soif d'infini, etc.! Mais pourquoi ces hommes nous ont soûlés avec leurs messages? Parce qu'ils ont été incapables de vivre, sans attirer l'attention sur eux! De vraies stars de cinéma! Non, décidément, il va falloir que je me débrouille tout seul!"

Et l'estomac de Dépression se crispa encore une fois!

 

 

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Atermoiement est une belle blonde, mais qui n'a pas confiance en elle, de sorte qu'elle se demande toujours ce qu'elle doit faire! Elle est chez elle, nerveuse, et elle inspecte son intérieur, comme si une menace pesait instamment sur ses épaules! Elle doit sortir, mais il ne s'agirait pas que, durant son absence, un incendie se déclare! Elle s'imagine revenir de ses courses, découvrant les pompiers s'affairant autour des ruines fumantes de son appartement! Elle ne le supporterait pas, elle n'en aurait pas les forces!

Atermoiement le sait, elle est fragile psychologiquement! Est-ce qu'elle a bien éteint la lumière ici? Bien sûr, mais elle va quand même vérifier! C'est fatigant, mais Atermoiement ne peut pas s'y soustraire: elle obéit à une angoisse! Elle doit s'assurer qu'elle ne commet pas d'erreurs, pour être soulagée! Il y a un nom pour ça... Une obsession! Voilà, Atermoiement est victime d'obsessions! Elle est obsessionnelle et peut-être même compulsive! "Tant qu'à faire! se dit-elle. Au point où j'en suis, autant charger la brouette!" "Voici mon corps livré pour vous...", murmure-t-elle encore, avec un petit sourire triste.

Ses amies la morigènent! Elle ne fonce pas assez! Elle réfléchit trop! Elle manque de mordant! Il faut saisir sa chance! La "grosse pomme" est là! "Ouais, ouais, répond Atermoiement. Moi, aussi, je lis les revues féminines! La mode, prendre soin de soi, dresser les mecs, se valoriser, utiliser le sexe... J'en oublie sûrement!

_ Eh ben alors? font ses amies. Qu'est-ce que t'attends? Nous, on part en vacances! On tire notre épingle du jeu! On profite!"

Atermoiement écoute et rêve... Que s'est-il passé pour qu'elle doute d'elle-même à ce point? pour qu'elle ait ses angoisses, ses idées saugrenues et obsessionnelles, cette peur qui ne la quitte jamais vraiment? Il faut bien entendu revenir en arrière, à l'enfance, quand le cerveau était tendre! A cette époque, elle s'était heurtée à son père, avec une telle violence, une telle constance que cela avait stupéfié le reste de la famille! Pourtant, pour les autres, il était le meilleur père du monde ou peu s'en fallait! Alors pourquoi cet affrontement? Qu'est-ce qui l'avait gênée chez son père?

Evidemment, elle n'avait pas fait le poids face à un adulte, d'autant qu'elle était animée, comme il se doit, par un vrai amour filial! Seule, elle avait tout "encaissé"! les vexations, les injustices les plus criantes, les corrections corporelles! Elle en avait été sapée, détruite! Elle nageait tout le temps, sans avoir pied! Elle n'avait pas de racines! Car jamais, jamais, elle n'avait vu une lueur, un fait, entendu une parole qui lui eût donné raison, de la valeur, en l'apaisant! A force d'être un problème, sans même savoir pourquoi, elle s'en trouvait haïssable et elle n'osait rien entreprendre!

"Tu n'as qu'à suivre une thérapie! lui avaient dit ses amies. Prends le temps de choisir ton thérapeute et tu viendras à bout de tes traumatismes! Tu te feras justice et tu seras vraiment de retour parmi nous! On n'est plus au Moyen Age, que diable! Y a des solutions!"

Voire! Par exemple, Atermoiement est dans la rue et elle croise des riches, des notables, bien visibles et qui paradent, qui font les importants, pour qu'on les regarde! Mais ils sont surpris au passage par l'indifférence d'Atermoiement, alors qu'elle est une belle femme, avec de la prestance! Car celle-ci, malgré sa fragilité, ne supporte pas l'orgueil sur une planète perdue dans l'espace, dans une vie qui peut comporter tant de souffrances!

"Bien vu! lui fait un ami de gauche! Tu as le sens de la justice sociale! Il faut aider le pauvre! et pour ça, s'attaquer aux riches et aux profiteurs!"

Mais ce n'est pas aussi simple! Car Atermoiement subit aussi des regards chargés de haine et de mépris, de la part des manifestants vêtus de gilets jaunes ou munis d'un drapeau rouge! Pourquoi? Mais parce qu'elle ne les admire pas, qu'elle ne leur est pas soumise! Eux aussi, comme les riches, paradent, veulent être le centre d'intérêt, jouer les vedettes et cela écœure Atermoiement!

Voilà, c'est l'égoïsme et l'hypocrisie de son père qui lui sortaient par les trous de nez! C'est cette "folie" sur Terre! Atermoiement reste une étrangère dans la société, elle doit l'admettre, l'accepter, ne pas en avoir peur!

Elle cherche ses clés, passe devant la table de la cuisine et soudain d'un violent atémi, elle casse celle-ci en deux! Puis, elle dit: "Je sais, Seigneur, je ne devrais pas m'énerver!"

 

 

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Owen Sullivan est invité à Adofusion pour le lancement, dans le Métavers, du Macamo programme! "Tu vas voir, on a vraiment fait quelque chose de bien!" le rassure Sam Bôme. On n'a fait que finaliser ton travail et celui du regretté Macamo! Les ventes sont déjà bien parties!"

Sullivan met son casque et se réjouit de retrouver le Magicien! Il se dit que Sam Bôme n'est peut-être pas aussi mauvais qu'il en a l'air, qu'il ne faut jamais désespérer, mais il découvre un décor qui le désarçonne! On est sous un ciel noir et le sol est boueux! Un militaire s'approche de Sullivan et lui crie: "C'est vous Sullivan? On embarque dans la cinq!" et sans plus attendre, il pousse le fondateur d'Adofusion vers un énorme engin, qui ressemble à une moissonneuse géante et armée!

A l'intérieur, d'autres hommes saluent le nouveau venu, qui est installé à un poste et l'engin démarre! Il est monté sur des chenilles et il écrase les arbres qui semblent lui barrer la route! Sullivan respire mal et ne comprend rien à la situation! Son voisin se présente: "Boux... Boxie pour les intimes! Nouveau hein? J' t'explique! Ici, le voyant Nécessité! Dès qu'il s'allume, t' appuies d'ssus!

_ Et qu'est-ce qui s' passe?

_ On crée d' la ville, mec! répond émerveillé Boux! On sème des graines de bâtiments, qui poussent toutes seuls! Eh! C'est qu'il faut des logements pour les gens, des usines pour les nourrir, les vêtir, etc.! d'où le voyant Nécessité! On est la civilisation, le bon côté, OK?"

A ce moment, l'engin fut secoué et des gerbes de feu zébrèrent les hublots! "Les Fanas!" cria quelqu'un! L'engin vira brusquement, puis il se mit lui-même à tirer et à cracher des flammes! "Les Fanas? demanda Sullivan.

_ Ouais, les Fanatiques! répondit Boux. Tous ceux qui empêchent le progrès, quoi! Parmi eux, les Ecolos sont les plus féroces! Si tu tombes entre leurs mains, couic! De vrais sauvages! Mais on a un général du tonnerre! Le duc de l'Emploi! C'est lui qui commande notre division! Un héros!"

A cet instant, de nouveau l'engin fut touché et tout le monde grinça des dents! "Ils ont lâché les étourneaux!" entendit-on. Une masse noirâtre, bruissante, enveloppa l'engin, qui ne fut plus éclairé que par de petites lumières rouges! "S'ils réussissent à pénétrer, ils nous crèveront les yeux!" affirma Boux et les mitraillettes entrèrent en action!

Ce fut un véritable carnage! Partout des plumes et du sang! "Nécessité s'allume! cria Boux à Sullivan. Vas-y! Sème de la ville! Sème! On va leur en mettre jusqu'au trognon!" Sullivan fit semblant d'appuyer sur le bouton, puis l'engin dévasta un bois, avant de ralentir dans une plaine... "Si tu sens que ça chauffe trop, expliqua Boux, parce que des fois les villes se développent trop vite, tu as le frein Science ici! Tu vois? Tu peux calmer le jeu! Eh, ouais, mec, on fait pas n'importe quoi! On est des gens sérieux!"

Il se mit à pleuvoir et l'engin s'arrêta, comme si la pluie refroidissait même les combats! "Allez viens, dit Boux, on peut sortir quelques minutes!" Sullivan opina, mais il montra aussi une photo sur un tableau de bord "C'est le Magicien, précisa Boux! C'est lui le chef des Fanas! Une véritable ordure! Mais tout le monde est d'ssus et on aura sa peau!"

Sullivan s'extirpa de l'engin et retrouva le sol... Il regarda autour de lui: le ciel était vide, sombre et jusqu'à l'horizon, il n'y avait plus que des arbres calcinés ou des cendres! Sullivan baissa la tête, se sentant complètement abandonné, puis il enleva son casque!

"Hein? Qu'est-ce tu dis d' ça? lui jette Sam Bôme. C'est d'un réalisme! Quelle compétition! Eh! Mais attention, à chacun de suivre son camp! L'esprit de Macamo a été respecté! Que le meilleur gagne!"

 

 

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Hypocrisie se maquillait devant son miroir et elle se sentait nerveuse! C'était en effet la première d'une pièce de théâtre, dans laquelle elle jouait et son entrée en scène était imminente! Pourtant, elle connaissait par cœur son rôle et elle n'avait donc pas de soucis à se faire! Mais, justement, elle avait tellement répété son texte qu' elle ne savait plus très bien où était la réalité! Elle avait fini par s'identifier complètement à son personnage!

Ainsi, dans la rue, quand il lui arrivait de donner son avis, elle s'apercevait brusquement qu'elle avait récité sa pièce! Inversement, lors des répétitions, elle laissait soudain échapper sa véritable personnalité et à la grande stupéfaction de ses partenaires, elle exprimait des idées absolument contraires au texte! Qui croire? La comédienne ou le personnage? Celui-ci bien entendu, puisque c'est lui que les spectateurs suivraient, aimeraient ou détesteraient!

Pour se rassurer, Hypocrisie se résuma encore son rôle... Elle haranguait une foule et elle disait: "Qui voudrait travailler plus? Pendant plus de trente ans, j'ai effectué mon devoir! Je me suis levé tôt, je me suis astreint à ma tâche pénible et on voudrait reculer mon départ à la retraite? N'ai-je pas mérité le repos? Regardez mon corps fatigué et vous voudriez l'user davantage?"

A ce moment, la foule montrait son approbation, mais un contradicteur prenait la parole: "N'as-tu pas choisi la sécurité? Ne t'es tu pas empressée, dès le début de la vie, de te mettre des fers aux pieds? As-tu essayé de combattre ta peur? de chercher un idéal?"

Devant son miroir, Hypocrisie avala sa salive, car elle appréhendait ce passage! En effet, en tant que comédienne, elle était plutôt d'accord avec son contradicteur: elle n'avait certes pas choisi la sécurité et son métier restait des plus précaires! La retraite lui semblait une chose tout à fait abstraite! Elle obéissait elle-même à sa passion et à cet instant de la pièce, elle ne pouvait puiser en elle pour enrichir son personnage, d'autant que son contradicteur enfonçait le clou! Il disait: "Tu fais voir le travail uniquement comme une corvée... Mais n'a-t-il pas donné un sens à ta vie? Ne rejoignais-tu pas des camarades? Ne plaisantais-tu pas avec eux? Commençais-tu directement ta journée par suer? N'étais-tu pas soulagée d'être occupée? N'étais-tu pas fière de remplir ton devoir? de dire que tu faisais ceci ou cela? N'étais-tu pas en règle avec ta conscience?

_ C'est vrai, répondait Hypocrisie! Mais la routine m'a vaincue! L'ennui m'a fait grise! Le sentiment d'être exploitée aujourd'hui me remplit d'amertume! Je ne peux plus supporter mon travail! Je rêve d'une maison à la campagne, avec mon mari, où nous coulerons des jours heureux! Si la retraire vient trop tard, lequel de nous deux tombera en premier malade, pour que nos vies deviennent un cauchemar!

_ Tu as raison: quand le cancer arrive, c'est le malheur sur la maison! Mais le travail n'est-il pas le rempart contre l'angoisse? N'est-ce pas elle qu'il faudrait regarder dans les yeux et guérir? N'est-ce pas elle qui ronge et détruit?

_ Je ne comprends pas ce que tu veux dire... Mais ce que je vois, c'est que tu es un ami des riches et des profiteurs! Honte à toi, car tu es venu semer le trouble et la discorde!"

Le dialogue se termine là et Hypocrisie fait un signe qui entraîne la foule à lyncher le contradicteur! La comédienne se voit triomphante!

 

 

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"Alors, Doc?"

Le médecin haussa les épaules, avant de répondre: "Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? Encore un... et c'est tout!

_ Quoi? Vous voulez dire que lui aussi... Mais c'est une épidémie!

_ Je ne vous le fais pas dire...

_ Mais quel est le virus, l'origine de la maladie?

_ J' chais pas! C'est comme ça chaque hiver! Le temps peut-être? On peut pas sortir, il fait gris, on angoisse et la maladie s' déclare!

_ Tout d' même, c'est grave! Ces personnes risquent gros!

_ Mais j' chais bien! C'est pour ça qu'on est là, pour leur éviter d' faire des conneries!

_ Mais n'y a-t-il pas des remèdes, un antidote?

_ J' vois pas! Le mieux, c'est d' les tenir immobilisés! Comme vous le voyez, chaque malade est sanglé à son lit!

_ Quel mal vicieux! Car on pourrait croire ces personnes en bonne santé!

_ C'est exact! En apparence tout va bien! Aucun signe de désordre ou d'affection! Et pourtant, la crise attend son heure... et quand elle se déclenche, c'est pas beau à voir!"

A cet instant, un des malades s'agita: "Pitié! dit-il. Je vous en prie, pitié!" L'homme qui discutait avec le médecin s'approcha: "Vous voulez quelque chose? s'enquit-il. Un verre d'eau? Vous voulez un peu d'eau?

_ Laissez-moi acheter quelque chose! gémit le malade. Je veux acheter quelque chose!

_ Vous savez bien que vous n'en avez pas les moyens! assura derrière le médecin.

_ Laissez-moi acheter quelque chose! fit encore le malade, mais en s'énervant. J' veux acheter quelque chose!

_ Et qu'est-ce que vous voudriez acheter?

_ Euh... Une voiture! Je voudrais une nouvelle voiture! répondit le malade avec des yeux brillants!

_ Pourquoi? La vôtre marche bien que je sache!

_ C'est vrai! Hi! Hi! Alors une chaîne hi-fi! Une belle chaîne, hein, avec un beau diamant et des enceintes qui font boum boum! De la technologie, du neuf, s'il vous plaît!

_ Idem! Ce n'est nullement nécessaire! J'ai vu votre matériel et il m'a fait envie! Et puis, je vous le répète, vous n'avez plus un sou! Tout passe à rembourser des crédits!

_ Hein? Oui, alors disons que je vais acheter un mouchoir! Rien qu'un mouchoir! Vous ne pouvez pas me refuser ça!

_ Mais c'est le geste d'acheter que je vous empêche de faire! pour votre bien!

_ Et la bouffe, c'est pas nécessaire ça? Laissez-moi aller acheter de la bouffe! J'en ai besoin!

_ Tatata! Vous n'avez même pas faim... et ici, il y a tout ce qu'il faut!

_ Espèce de fumier! Sale ordure! J' aurais vot' peau! J' dirais au monde entier comment vous traitez vos malades... et on vous pendra par les couilles!

_ Tss, tss, je vais être obligé de vous administrer un sédatif!

_ Qu'est-ce que j'ai fait? Je veux juste acheter! Oh! Acheter!

_ Vous l'aurez voulu!"

Le médecin assomme le malade, en lui envoyant un direct en pleine poire! "Mais qu'est-ce que...? s'écrie le témoin. C'est inhumain! Vous êtes fou!

_ Hélas non! répond le médecin! Mais on n'a plus rien en pharmacie! C'est la crise, ça bouchonne partout!"

 

 

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Angoisse et Urgence prennent un verre dans un bar, en regardant tomber la pluie... "Je n'en peux plus! lâche Urgence. Je suis à bout! On n'y arrive plus! On manque d'effectifs, de matériel, de tout! L'autre jour, on a laissé un malade attendre sur la civière, dans l'indifférence la plus totale! On l'avait oublié et il en est mort!"

Urgence se met à pleurer, puis elle reprend: "Tout ça, c'est la faute du gouvernement! On n'a pas cessé de faire des fermetures, de rogner les budgets! On a voulu faire des économies de bouts d' chandelles, au détriment de la santé! Quelle honte! On a sapé l'hôpital et voilà aujourd'hui le résultat!

_ Tu te trompes, le ou la responsable, c'est moi!

_ Quoi?

_ Ben oui, c'est à cause de moi que tu pleures!

_ Mais...

_ Ecoute!"

A cet instant, on entend une sirène... "C'est la dixième depuis c' matin! explique Angoisse. Maintenant, j' les compte! Normal, c'est mon œuvre!

_ Comprends pas...

_ C'est pourtant simple! Je pénètre dans l'esprit des gens, ils ne sont plus à ce qu'ils font et bing, c'est l'accident! chez eux, dans la rue! Et voilà qu'on t'amène du monde à ne plus savoir qu'en faire!

_ Tu exagères, fait Urgence en s'essuyant le nez.

_ Regarde, c'est samedi après-midi... et qu'est-ce qu'on voit? Les autociels font la queue et s'énervent! On dirait un jour de la semaine, à la fermeture des bureaux! Or, personne n'est obligé de sortir! Si tout ce p'tit monde est là, en train de se pousser aux fesses, c'est pour me fuir! parce qu'on ne peut pas rester tranquillement chez soi! Et on vient s' fatiguer et s' fracasser dans le centre-ville!

_ Ben, les gens viennent se distraire...

_ Se distraire et s' blesser! Le surmenage, tu connais? Note que je ne te parle pas de tous ceux que je fais boire ou se droguer! Ceux-là, tu les accueilles tôt ou tard! et dans un triste état!"

Un silence passe... "Mais... mais, si c'est toi qui... produis tout ce chaos, tout ce...

_ Merdier?

_ Oui, tout ce... désespoir aussi, pourquoi on t'arrête pas?

_ Mais parce que personne ne m'écoute, ma grande! Au contraire, on me nie, on veut pas m' voir! On fait comme si je n'existais pas!

_ Comprends pas...

_ Mais... mais s'il fallait m'écouter, on devrait reconnaître sa peur, son désarroi! Et ça, pas question! Quoi? Faudrait lever le groin? laissez refroidir son beefsteak? Tu rigoles! On en remet plutôt une couche! On écrase l'autre, pour ne pas m'entendre! On serre les boulons! On s'assoit sur la souffrance, en lui disant: "Chut!" Et on parade dessus! On pense qu'on va s'en tirer!

_ Et c'est pas vrai?

_ N'es-tu pas toi-même à bout? Nous sommes les voyageurs impassibles d'un train fou! Alors, à l'intérieur (Angoisse montre son torse), ça craque forcément! Et une sirène et une! Et les mauvaises nouvelles! A soixante ans, on apprend qu'on a un cancer, alors qu'on visait déjà la retraite! Eh! Mais, ça fait des années qu'on se ronge, à causes des non-dits, de l'hypocrisie ambiante! Y en a un qui tire toujours les marrons du feu!

_ Ah bon? Et c'est qui?

_ L'orgueil!"

 

 

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Dans les couloirs du temps, il y a une station qui s'appelle la station des Imbéciles! Résident là tous ceux qui ont voulu faire le bien, mais qui se sont fourvoyés! On voit venir à soi notamment Karl Marx, aisément reconnaissable à sa grosse barbe!

Marx est toujours heureux de rencontrer des visiteurs et il s'empresse de vous raconter sa vision, l'œuvre de sa vie: la lutte des classes! Pour Marx, il existe une classe dominante, constituée par les capitalistes, qui, grâce à leur fortune et à leur pouvoir, exploitent les plus pauvres, le peuple!

Pour combattre cette injustice, Marx s'appuie sur l'exemple de la Commune et il vous explique que si celle-ci a échoué, c'est parce qu'elle manquait de cohésion, d'organisation! L'oppression, due aux riches, ne cessera donc que quand les opprimés ou les prolétaires s'uniront, ne formant plus qu'un seul parti, le parti communiste! Celui-ci chassera les capitalistes et une société meilleure naîtra, dont les ressources serviront à tous!

Vous demandez alors à Karl Marx d'où vient la classe dominante ou les riches... Mais il vous l'a dit: le capitaliste le devient par la naissance! Il est installé par sa famille dans la position du privilégié! Vous objectez à Marx qu'il a bien fallu un premier dominant et qu'il n'est pas né dans un chou! Alors qu'est-ce qui a produit l'ancêtre du capitaliste?

Ici, Marx ouvre des yeux ronds, car il n'a pas réfléchi aussi loin! Vous lui dites: "En fait, l'origine du capitalisme se trouve dans nos racines animales! De même que la meute est dirigée par les individus les plus forts, les premiers groupes d'hommes ont vu parmi eux s'élever des chefs! Ils étaient les plus à aptes à assurer la survie de l'ensemble, ce qui impliquait tout de même certains droits, comme de manger en premier!

Puis, les territoires se sont étendus, commandés par des rois, des vassaux... Les nobles se sont effectivement installés au pouvoir et même quand la République a vu le jour, ils n'ont pas perdu leur place, puisque beaucoup d'entre eux se sont mués en riches industriels! Le capitalisme vient d'un sentiment de supériorité très ancien et c'est la droite actuelle dans RAM qui en est l'héritière!

_ Vous voyez bien que j'ai raison! s'écrie l'auteur du Capital!

_ Mais, si notre égoïsme vient du règne animal, il est en chacun de nous, dans le pauvre comme dans le riche, même si le premier peut se faire illusion, étant donné qu'il se sent opprimé! Il est donc impossible de supprimer la classe dominante! On ne fait que la remplacer par d'autres exploiteurs!"

Et vous racontez à Marx l'échec du communisme en Russie, où Lénine et Staline ont obtenu un pouvoir que le tsar Nicolas II n'eût jamais imaginé et comment ils en ont persécuté leur population! "Car, rajoutez-vous, on ne peut imposer quelque chose qui est contre-nature et chacun veut a priori être plus que son voisin! Pour conclure, le problème, ce n'est pas les capitalistes, mais la domination animale, qui fait de nous des tyrans!"

Mais Marx ne vous écoute déjà plus! Il a trouvé d'autres auditeurs, avec lesquels recommencer son discours et il n'y a là rien d'étonnant, puisque prendre au sérieux votre point de vue nécessite de changer d'abord soi-même! Il ne s'agit plus de désigner des coupables, d'autant que l'inégalité ou la différence nous servent à nous construire, mais d'abandonner son propre orgueil, ce qui n'est possible que grâce au levier de l'amour! Bref, vous songez que le riche est décidément "l'opium" du travailleur!

 

 

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Orgueil et Mensonge cheminent et discutent... "Ah! On en a fait des coups tous les deux! s'écrie Orgueil.

_ Ouais, ouais... répond Mensonge.

_ Comment? Tu en doutes? Rappelle-toi les années quarante! J'annexe l'Autriche! Motif: elle est allemande!

_ Et aujourd'hui, t'annexes la Crimée! Motif: elle est russe!

_ Exactement! Quel triomphe, quelle gloire! Et puis, je menace la Tchécoslovaquie! Motif: son gouvernement persécute les Allemands des Sudètes! Résultat: les accords de Munich! Sur la photo, je suis le seul à me réjouir! Je sifflote presque, car derrière, Daladier et Chamberlain viennent de trahir les Tchèques!

_ Sûr! Ils étaient prêts à n'importe quoi pour éviter la guerre! Et de même, tu as menacé la Kuranie! Motif: elle persécute ses citoyens pro-russes! Résultat: les accords de Minsk, que tu n'as pas tardé à violer!

_ C'est vrai! Mais reviens encore en arrière, quand j'attaque la Pologne! A cause du jeu des alliances, la France et l'Angleterre me déclarent la guerre! Résultat: sur le papier, ce n'est pas moi qui suis à l'origine du conflit! "Je ne suis qu'une victime! j' dis à mon peuple. Le diable, c'est les autres!" Pas mal, hein?

_ Et en définitive, tu fais entrer tes chars dans la Kuranie! Tu comptes sur la lâcheté de son gouvernement! Tu supposes sa fuite et que la population va saluer le retour du maître, de l'ancien colonisateur, apparemment le seul à pouvoir remettre de l'ordre!

_ Hum...

_ Mais rien ne se passe comme prévu! On t'oppose une farouche résistance... et c'est la guerre!

_ D'accord, mais comme l'Occident commence à fournir des armes à la Kuranie...

_ Tu refais le coup de quarante! On te contraint à tuer des gens et à détruire un pays! Tu dis à nouveau que tu ne fais que subir, que tu n'as cherché que le bien, mais que malheureusement il y a des méchants de par le monde, qui ont juré ta perte! Tu vas même plus loin! Alors que tes bombes pleuvent, tu parles d'une tragédie s'abattant sur un peuple frère!

_ On dirait que tu me reproches quelque chose...

_ Mais, sans toi, je ne serais rien! Même sous la torture, je ne te lâcherais pas! On a le même but tous les deux, l'apparence, la vitrine! Faut tout que soit impeccable, vertueux, sinon terminé le respect! Grâce à toi, je connais la sécurité et la puissance! Finies les combines de la misère! Mais j'ai l'impression que les gens ne nous aiment pas, qu'on les fatigue!

_ Penses-tu! On n'en fait jamais assez, au contraire! Tiens, hier, j'ai dénoncé à l'ONU la volonté des nazis kuraniens de détruire les chrétiens de leur pays! J'ai dit que l'athéisme et la décadence de l'Occident ne passeraient pas par nous!

_ Voilà l'ancien communiste champion de la foi! C'est très fort! Et puis, défendre l'Evangile avec les armes, c'est tout aussi pointu! Somme toute, tu crains qu'un conflit n'éclate en Kuranie!"

Les deux amis se regardèrent et éclatèrent de rire!

 

 

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Toujours à la station des Imbéciles, on voit Sigmund Freud! On le reconnaît à son cigare, qu'il suçote constamment, et lui aussi est content d'accueillir de nouveaux visiteurs! Il vous invite à visiter une cathédrale, qu'il a construite lui-même, et comme le bonhomme a d'abord été pétri de bons sentiments, vous le suivez dans l'édifice!

"Tout le socle est constitué par la pulsion sexuelle! annonce Freud. Tous les hauts sont dus à la sublimation! Les coins noirs appartiennent à l'inconscient et vous y voyez reluire le confessionnal du rêve! Les chaises représentent le refoulement, les piliers la solidité de la science et nous allons nous approcher tranquillement de l'autel de la raison!"

Soudain Freud élève la voix, comme s'il pilotait un groupe: "C'est ici, mesdames et messieurs, qu'est libéré l'individu, grâce à l'analyse! Il comprend ses névroses, domine ses peurs et le voilà prêt pour sa véritable destinée d'être humain!" La vache! Vous regardez l'ensemble béat, car ça ressemble de plus en plus à un silo de fusée! Malheureusement, l'humanité n'a pas décollé, c'est même le contraire: elle s'est écrasée dans le marais! Elle est seulement plus embourbée!

Vous prenez donc la parole et demandez au maître de céans: "Et quid du fait que les hommes se font la guerre, s'entretuent, se méprisent et essaient de se supplanter au quotidien? Vous pensez que c'est parce qu'ils refoulent leur égoïsme?

_ Mais de quoi parlez-vous? Si les hommes font le mal, oui, je suis persuadé que c'est parce que eux-mêmes s'empêchent de satisfaire leur désir!

_ Et donc les animaux qui se chassent entre eux, pour défendre leur territoire, ont des problèmes sexuels? Vous rigolez! Ils font plutôt valoir leur individualité et c'est ce qui nous tient aussi, les êtres humains! Nous voulons chaque jour ressentir la domination de notre "territoire psychique"! C'est d'ailleurs pour cela que vous n'avez pas cessé de régler vos comptes!

_ Je ne comprends pas...

_ Non, ça ne m'étonne pas! Il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre! Certes, dans un premier temps, votre but était de soulager vos patients et pour cela il fallait lutter contre une civilisation qui prônait l'interdit, au nom de son message religieux! Elle était une source de refoulements et donc de névroses! On vous suit jusque-là, car c'est une conquête de la liberté! Mais bientôt tout ce qui vous est différent est rabaissé, piétiné et détruit!

_ Je...

_ L'art? Un succédané de plaisirs sexuels, car l'artiste est malade! La foi? Même chose, le courage du mystique: de la folie! Léonard? Un homosexuel refoulé! Etc.! Pour qu'il reste, non pas une raison salvatrice, mais l'homme au cigare, c'est-à-dire vous! La domination psychique, le triomphe de l'ego au-delà ou grâce au silence psychanalytique! Vous avez tout sapé, pour devenir le maître et la cohorte de vos disciples en profite!

_ Je n'ai fait que suivre mon raisonnement!

_ Bien sûr, vous n'avez pas de passions, ni d'amour-propre! Il n'y a aucune domination animale en vous! car le scientifique n'est pas névrosé, hein? Ce qui n'est pas pardonnable, c'est que vous avez traîné dans la boue la beauté! Vous l'avez reléguée au rang des troubles mentaux! Or, elle est la clé pour nous comprendre et vivre mieux! Sans elle, nous sommes des étrangers à nous-mêmes!

_ Vous savez, je crois que vous avez le complexe du père!

_ Seigneur! Regardez la société que vous avez en partie créée: des jeunes de vingt ans qui s'inquiètent pour leur retraite! C'est votre échelle!"

 

 

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Le désert dit: "Je t'apprendrai l'attente, le silence, la poésie!

Je t'apprendrai l'écoute, l'eau rare, l'espérance, le but!

Je t'apprendrai le grain qui tombe, le bruit furtif, la note!

Je t'apprendrai le vent qui emporte tout, même ta tristesse!

Je t'enseignerai le doigt agile sur le oud!

Il t'enseignera l'écho des cavernes, des lointains!

Il sera l'eau rare, ton sanglot!

Tu rêveras du feu le plus pur!

Tu porteras en toi le charme des pierres!

Elles te parleront! Elles seront les fleurs du chemin!

Je t'enseignerai la nuée, qui fuit comme ton espoir!

Tu seras l'arbre mort! le puits à sec!

Tu seras écrasé par le vide, quand les villes se réjouiront!

Tu seras la fourmi que j'aime et qui avance grain après grain!

Pour toi, j'élèverai l'aurore, je te montrerai tous mes trésors!

Tu me diras:" C'est trop!" et je t'en donnerai encore!

Tu riras avec mes diamants!

Tu verras mes montagnes d'or!

Tu seras le plus riche!

Et les autres se moqueront de toi, car tu auras l'air idiot!

Tu seras le silencieux, l'homme au secret

Et tu verras la turpitude et les assoiffés!

Tu diras, en regardant les villes: "Voilà le désert!"

Et tu connaîtras leur misère et ta richesse!

Alors tu retourneras vers moi comme un amant!

Tu retrouveras les choses aimées!

Le vent, le silence, la dureté, le vide apparent!

Je t'apprendrai de nouveau l'attente, l'attente magnifique!

Et tu mourras encore!

Pour mieux t'enchanter, te rassasier!

Et tu seras la lumière et l'ombre!

Tu chanteras sur le oud la poussière étoilée!

La douceur de la colombe!

La fraîcheur de la palme!

Le sourire de celle-ci!

Tu sauras recueillir!"

 

 

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Le ruisseau dit: "Je t'enseignerai la fraîcheur! la vie!

Je suis la clarté, l'onde chantante!

Je fais danser l'herbe, je suis la douceur!

Regarde mes remous infinis: on dirait des sourires!

Vois ma pureté: je rends beau tout ce que je touche, même la boue!

Je scintille, je tresse la lumière!

Je noie des champs, je cours dans les sentiers!

J'ai l'air de m'amuser!

Ecoute mon murmure ininterrompu...

Je suis la force discrète!

Je suis l'enfant qui rit!

Je suis pareil à ses yeux clairs!

A son innocence, à sa joie!

Je suis la vie, comme lui!

Je suis petit comme lui!

Je l'enchante aussi!

Il vient me voir avec ses bottes!

Ses rêves!

Il joue avec moi!

Nous nous comprenons, lui et moi!

Il est mon ami!

Je ne lui fais pas peur!

Il construit ses barrages, jette ses cailloux et s'éclabousse!

Il travaille, sans déranger la vache!

Voit-il mes couleurs?

Il essaie d'attraper mes libellules!

Jamais il ne se rassasie de mon mystère,

Car je l'enivre!

Je coule, coule, chante toujours!

Je suis le miroir de l'enfant,

Comme lui est la fraîcheur des hommes!

Et tu es inquiet et perdu!

Et tu es sombre!

Viens voir ma clarté!

Je tresse la lumière!

Je scintille et souris!

Ecoute mon murmure...

Je rigole!

Retrouve ta paix!

Redeviens l'enfant!"

 

 

92

 

 

La mer dit: "Je te parlerai de ton amertume, de ta tristesse!

Je chanterai tes regrets, ton désespoir!

J'en serai le reflet!

Regarde mes flots gris et mornes!

Mon écume même y paraît sale!

L'horizon jaunâtre est bouché

Et on entend seulement le cri plaintif de l'oiseau!

Comme tout cela semble vide, dépourvu de sens!

Qu'as-tu à y faire?

Rien là de la chaleur de la chaumière, de l'affection, de l'amour!

Rien là de la réussite!

Rien là pour calmer ton angoisse, au contraire!

Tout ici te dit que tu n'es qu'un étranger!

Ici règne la sauvagerie!

Et elle renforce ton sentiment du vide!

Te voilà plus seul, plus abandonné, plus triste encore!

Et mes fureurs et mes colères?

Quelle démesure pour toi!

Mon combat n'est pas le tien, n'est-ce pas?

Le rocher et moi, on se cogne dedans!

Depuis l'aube des temps, quand tu n'étais même pas là!

Alors ça t'assomme, car tu voudrais de l'amour, de la justice, de l'espoir!

Et je me gonfle et je frappe le rocher!

Je le désagrège, je le détruis et je recommence, sans cesse!

Et ça t'abat, même si c'est beau!

Car tu voudrais de la justice, de l'espoir!

Et je recommence et c'est désespérant!

Et moi je te dis que tu es comme moi!

Que tu as mon courage et ma force!

Et moi je te dis que tu es comme moi!

Car le rocher c'est l'orgueil!

C'est le dur orgueil!

Né de la domination animale!

C'est l'homme ou la femme hautains!

C'est l'homme ou la femme qui méprisent!

Qui veulent être les maîtres!

C'est le pouvoir qui écrase!

Qui tue les enfants et viole les femmes,

Qui détruit les autres!

L'orgueil dit: "Je suis le maître!

L'important!

Tu me dois allégeance!

Si tu veux la liberté, je te tuerai!

Si tu me critiques, je te piétinerai!

Seul moi compte!"

Et toi tu te révoltes!

Car tu ne peux supporter l'injustice!

Le mensonge!

La tyrannie de l'orgueil!

Et tu as mon amertume!

Mon dos gris!

Et tu rêves de plages paradisiaques!

Et de lagons purs!

De vagues comme des caresses douces!

Ton cœur souffre devant l'orgueil

Et tu combats et tu cognes!

C'est moi qui chante dans tes veines!

C'est moi qui gonfle en toi!

C'est mon écume pure le blanc de tes yeux!

C'est ta rage pour la justice qui emprunte ma force!"

 

 

93

 

 

La Ville dit: "Je suis le pouvoir!

J'ai été construite par lui!

C'est lui mon maître!

Je suis faite pour l'élite!

C'est elle qui me dirige!

Mes places, mes monuments sont là pour elle!

Et je te juge, te pèse, te classe!

Tu n'es pas riche

Et tu me déçois!

Tu n'es pas des nôtres!

Tu n'es pas élégant, parfumé!

Pourtant tu en imposes!

Alors quel est ton rang?

Il y a en toi de l'autorité

Et pourtant je ne te connais pas!

Qui es-tu?

Tu n'es pas le pauvre qui grimace pour qu'on le regarde!

Tu n'es pas l'employé laborieux, qui espère gravir les échelons!

Tu n'es pas l'industriel puissant et qui compte!

Tu n'es pas le commerçant qui se frotte les mains,

Qui salue le monde,

Car il a pignon sur rue!

Tu n'es pas l'élu qui me contemple, moi, son œuvre!

Qui m'admire en s'admirant!

Tu es un étranger

Et pourtant tu en imposes!

On veut te plaire!

Car tu as l'air important,

D' être un chef!

Et pourtant tu n'es pas sur ma liste!

"O ville, je me moque bien de toi!

Car tu n'es pas sérieuse!

Tu es moins solide que le vent!

Tu n'es qu'un songe et ton pouvoir n'est rien!

Je pourrais te détruire d'un seul geste,

Dun seul haussement d'épaules,

Car tout en toi est théâtre!

Simagrées!

Mensonges!

Tes codes, tes barèmes, tes considérations, tes critiques,

Ton mépris, ta haine, qu'est-ce à côté d'un coquillage!

Il est nacré à l'intérieur,

Posé sur du sable fin!

Il est percé de trous

Et la mer vient le recouvrir!

C'est le rêve immense!

C'est l'amour infini!

C'est le don précieux!

La chanson éternelle!

Et la mer se retire en étirant ses larmes!

Où sont tes singeries?

Où est ta vérité?

Où est ta paix, ton courage?

O Ville, que ferais-je sur ta liste,

Sinon m'y sentir ridicule?

Ton pouvoir, que tu chéris tant,

N'est que paille au vent!

Même ta haine et ton mépris ne pèsent pas!""

 

 

94

 

 

Orgueil et son chien Terreur se promènent dans le village... Il y a là un homme qui s'occupe de son jardin... "Bonjour!" lui dit Orgueil, mais l'homme ne répond pas! Il n'aime pas Orgueil, car celui-ci est méchant! Orgueil est abasourdi, scandalisé! On lui fait injure! On ne le respecte pas, bien qu'il soit important dans le village! Il se sent d'ailleurs si bien, si fort, si admirable qu'il en méprise tout le monde! que seul lui existe! que les autres doivent l'adorer! Ainsi parle l'animal qui est en nous et qui est prêt à s'imposer sans pitié!

Orgueil lâche son chien Terreur et celui-ci crève la haie du jardin, pour se jeter sur l'homme! La haine d'Orgueil est dans son chien et Terreur fait tomber l'homme et le mord sauvagement! L'homme crie, mais Orgueil n'entend rien! C'est qu'il est encore outré qu'on ait pu lui tenir tête! Les cris de l'homme résonnent et sont comme un baume pour Orgueil! C'est dire combien l'animal qui est en nous est aveugle et n'est-il pas en effet privé de conscience! Quand le lion déchire son rival pense-t-il à la souffrance de l'autre?

L'homme crie sous les morsures de Terreur, mais Orgueil n'en a cure! Comment a-t-on pu lui manquer de respect? Comment est-ce possible que la Kuranie existe, puisse résister? Voilà qui étonne Orgueil, qui lui donne matière à réflexion, malgré les pleurs de l'homme! "Alors comme ça, se dit Orgueil, je ne suis pas le maître? Les autres comptent aussi? Je dois partager, faire attention à eux? les aimer tant qu'à faire?" Un frisson de dégoût parcourt Orgueil! L'animal qui est en lui regimbe! Est-ce que la pie dit à une autre pie: "Mais je vous en prie... Il y a de la place, de la nourriture pour tout le monde?" Non, la pie charge sa rivale, qui doit déguerpir! C'est elle qui triomphe!

"Cependant, cependant, se dit Orgueil, il y a les enfants morts sur le quai de Kramatorsk... C'était pas beau à voir... Des petits, des innocents subitement sans vie! La tête vide, éteinte! Eh dame, c'est la guerre! On fait pas d'omelettes sans casser des œufs! Et puis c'était nécessaire, car on me menaçait, moi! moi et mon pays! C'est de la légitime défense!" Orgueil sait qu'il se raconte des histoires, mais il est encore choqué! Quelqu'un lui a dit qu'il n'était pas le maître, l'unique, la fin de tout! Comment l'animal qui est en lui pourrait comprendre que la mort est une réalité? Un animal n'obéit qu'à ses réflexes!

Terreur finit par arracher la main du jardinier, ce qui réveille enfin Orgueil, le sort de sa stupeur! Il s'approche de l'homme qui gémit, récupère son chien et dit au jardinier: "Que cela te serve de leçon! A chaque fois maintenant que tu regarderas ta main manquante, tu te répéteras qu'il faut que tu me respectes et même que tu m'aimes! C'est moi le maître, tu as compris? Comment? Je ne t'entends pas!

_ Oui, c'est toi le maître!

_ C'est moi qui commande!

_ Oui, c'est toi qui commandes!

_ Bien! Si tu fais encore une erreur, je relâcherai Terreur, qui t'arrachera l'autre main!

_ Non, je t'en prie!

_ La balle est dans ton camp, c'est tout!"

Orgueil reprit sa promenade, hautain et méprisant, encore un peu sous le choc!

 

 

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Aujourd'hui, il y a un grand rassemblement dans RAM! Une foule immense se met en mouvement et on ne peut qu'être impressionné par cette démonstration de force, cette mobilisation exceptionnelle! On se dit que RAM est unie, qu'elle est responsable et que sa cause doit forcer le respect! On est fier d'être un humain sur Terre!

Mais que voit-on à l'avant du cortège? Elle est là, portée par une dizaine d'hommes, grande, quoiqu'un peu vacillante tant elle est lourde, mais enfin son sage visage semble éclairer les lieux, bénir les uns et les autres! Vous l'avez reconnue bien entendu, c'est Notre-Dame des Retraites!

La ferveur étreint le spectateur! Notre-Dame des Retraites passe dans toute sa gloire et se dirige vers le centre de RAM! Derrière? Mais ce sont les prêtres! qui avancent d'un pas grave, l'air recueilli! On reconnaît les prêtres rouges, mais il y en a en jaune aussi! Ils n'ont pas peur de leur foi! Ils défient le mécréant, le moqueur! Ils savent que le diable est partout! Tiens, dans ces buildings argentés, qui appartiennent aux profiteurs, aux seigneurs des dividendes!

Maintenant, une pluie fine tombe, mais loin de ridiculiser cette foule, elle lui donne un supplément de dignité, car voilà les marcheurs affrontant les vicissitudes du temps et pour la plupart, c'est la première fois qu'ils doivent supporter un imprévu en dehors de leur routine! Mais, au diable la sécurité, quand là-bas, en tête du cortège, se balance l'amour d'une vie, Notre-Dame des Retraites!

La statue est d'ailleurs maintenant déposée devant tout le monde, sur la place principale de RAM et on allume des bougies! Un grand silence se fait, on attend, bien qu'en queue de jeunes fanatiques jettent des pierres sur les commerces et les bourgeois, que l'argent a rendus athées, phénomène que nous connaissons tous, hélas! Peut-on en vouloir à cette jeunesse qui ne fait qu'exprimer agressivement sa foi? Dieu sera seul juge de cet excès de zèle!

Enfin, les prêtres rouges prennent la parole! Entouré par un menaçant service de sécurité, l'un dit: "Camarades, on en veut à Notre-Dame des Retraites! On veut lui faire du mal!" La consternation, la tristesse, mais aussi la colère se peignent sur tous les visages! "On veut nous faire travailler plus! reprend le prêtre. La belle affaire! Nous savons bien que nous ne faisons rien! Ce qui nous est pénible, ce n'est pas de travailler, mais c'est justement de ne rien faire! Qui de nous n'a pas souffert à remplir ses heures? à attendre la fin du temps de travail? C'est bien ça qui nous use, nous diminue! C'est bien ça qui nous tue: trouver de l'intérêt à ce qui n'en a pas!"

Ici, le prêtre vient d'élever la voix et il poursuit: "Comme c'est dur, avec toute notre soif d'infini, nos rêves, de nous tasser dans une boîte à chaussures, que nous nommons travail! Comme c'est dur de faire chaque jour semblant d'être actif, efficace, passionné! Nous nous ennuyons à crever, pour notre sécurité, et on voudrait en plus nous faire prolonger cet enfer? Nous, nous disons: "Ne touchez pas à Notre-Dame des Retraites!", car c'est elle qui nous délivre de notre mascarade! C'est elle notre espérance!"

La foule approuve et la pluie devient plus forte, mais c'est une épreuve! "Nous allons maintenant chanter "Gloire à Notre-Dame des Retraites!" dit un nouveau prêtre et les bouches s'ouvrent et le chant s'élève: "O toi la sainte, la douce, vient nous sauver! Fait que nous puissions enfin devenir sincères! Arrête notre théâtre! Rend-nous notre dignité! Libère-nous avant la mort! Et donne-nous du rêve, à nous les assoiffés!"

Après cet instant, une ambiance plus légère s'installe... On vend des saucisses, des barbes à papa! Les enfants se disputent et au casse-boîtes, on se défoule contre les profiteurs! Au loin, un arc-en-ciel, bon signe!

 

 

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A l'intérieur de l'avion, les visages sont tendus! Il y a d'abord ce vacarme épouvantable des moteurs, qui font trembler toute la carlingue! Puis, chacun pense à la mission! Chacun se remémore son rôle, quand on aura atteint l'objectif! Pour se relâcher, certains essaient de dormir et d'autres vérifient encore leur équipement: est-ce qu'ils ont leur carte, leur couteau sur le mollet? Leur parachute est-il bien sanglé? Ont-ils assez noirci leur face? Il ne s'agirait pas de se faire repérer dès l'atterrissage!

Ratamor est comme les autres, sombre! Il y a peu, il a rejoint le commando Science! Il a été convaincu par le collègue qui lui a révélé l'existence de ce groupe! L'autre lui a dit: "C'est la science qui détecte les problèmes, c'est la science qui les répare!" Ratamor avait opiné et il avait été conduit à un stage de combat, jusqu'à son intégration dans le commando! C'était sa première opération et il avait profité de ses vacances à l'Université! Car les choses, au fond, étaient un plus compliquées que prévues! En effet, si la science cherchait à découvrir de nouvelles solutions, pour l'avenir de l'humanité, elle était tombée sur un os, un imprévu de taille! Maints scientifiques n'étaient pas prêts à partager leurs résultats, ils les gardaient pour eux, ils étaient égoïstes, voire mercantiles!

Un comble! La vérité au plus offrant! Des bassesses, des cachotteries pour la gloire! D'où venait ce poison, alors que la Terre était menacée? La stupeur avait laissé la place à l'amertume, puis au réalisme! Ainsi s'était constitué le commando Science, qui devait récupérer les plans, les analyses, les découvertes des concurrents récalcitrants, des chercheurs vénaux, des forcenés du Nobel! Ici, Ratamor et quelques autres allaient sauter en parachute dans la nuit, avec pour cible la résidence de campagne d'un des leurs, un scientifique tout comme eux et inventeur d'un combustible révolutionnaire, non polluant!

Soudain, la lumière verte s'allume! Un membre de l'équipage fait signe que c'est le moment et chacun se lève, ressentant le poids de son lourd harnachement! Ratamor a la gorge sèche, alors qu'il avance, à la suite des autres, vers la porte béante et noire! C'est le gouffre sur la nuit et toujours ce vacarme assourdissant! "Go! Go!" fait le type à côté et Ratamor saute, l'air froid lui giflant le visage!

Au début, tout se passe à merveille: bien qu'il file à toute allure, Ratamor ne perd pas de vue les petites taches blanches de ceux qui s'approchent déjà du sol! Mais un grain le surprend, le fait remonter et c'est dans un instant de panique qu'il sent enfin qu'il est désormais lui-même porté par son parachute! Il a dérivé, sûr! Il est désormais seul, avec le bruit du vent! Il ne contrôle pas sa direction et il voit qu'il va atterrir dans une mare! Il touche l'eau, s'enfonce, puis se rassure, car il a pied!

Cependant, il a effrayé toutes les grenouilles du coin, qui font: "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?" Dépité, Ratamor se dirige vers la berge, trébuche, se redresse... "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?" C'est un concert assourdissant, tonitruant et qui fait craindre au scientifique que l'on ne le découvre! Mais de toute façon, il doit être loin de l'objectif! Tout crotté, il consulte sa carte et c'est bien ça, la mare dans laquelle il baigne est à des kilomètres de la ferme!

Cette nuit, Ratamor ne sera pas de la "fête"! Il ne fera pas les gestes mille fois répétés, ce sont ses camarades qui réussiront ou non! Pourtant, l'entraînement de Ratamor n'aura pas été vain! Imaginons qu'il blesse un autre psy, comme Lapie! Il sera en mesure désormais de se défendre! Il sait enfoncer la lame sans bruit! Il est une machine à tuer!

"Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?"

 

 

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Domination sort de sa cabine et monte sur le pont! Il hume l'air, regarde vaguement les nuages colorés par l'aurore et crache sur le dos gris de la mer! Ce qu'il aime, c'est la cadence de son navire et sans plus tarder, il s'approche de son garde-chiourme, pour lui demander: "Alors comment ça va c' matin? Fais pas chaud! Hein?

_ Non, pas trop... Mais je pense que le moral est bon tout de même!

_ Ah! Ah! Voyons ça!"

Les deux hommes descendent voir les rameurs, qui sont tous enchaînés à leur banc! "Dis donc, ça sent pas bon! fait Domination.

_ Vous savez ce que c'est, l'effort...

_ Eh oui, ici, point de retraite! Ah! Ah!

_ Hi! Hi!

_ Le labeur, rien que le dur labeur! Eh bien, mon garçon, la soupe est-elle bonne?"

Domination s'adresse à un des plus jeunes rameurs, qui répond: "Moi, j' suis pas avec vous, m'sieur! J' suis le nez dans mon Narcisse! J' vous connais pas, m'sieur!

_ Mais bien sûr, qui t'as dit le contraire? T'es pas là et en même temps t'es là! C'est ta technique... et pourtant faut qu' tu rames! Sinon gare aux coups!

_ Vous pouvez compter sur moi, patron! ajoute le garde-chiourme."

Domination continue son inspection et il s'adresse à un homme mûr: "Mais voilà notre délégué syndical! Toujours victime d'une erreur judiciaire?

_ Exactement! fait le syndicaliste. Mon seul but est de défendre le travailleur et j'ai été condamné à tort!

_ Depuis combien de temps tu rames ici? Cinquante ans? Ecoute, je vais t' libérer à l'instant même!"

Domination fait signe à son garde-chiourme, qui prend ses clés afin d'enlever la chaîne de l'esclave! "Eh, mais qu'est-ce que vous faites? s'écrie ce dernier.

_ Mais tu le vois bien, réplique Domination, je reconnais ton innocence et que tu n'as que les meilleurs intentions, à l'égard de tes camarades! Désormais, tu n'as plus rien à faire sur cette galère et tu débarqueras au premier port! Alors heureux?

_ Oh! Là! Oh! Là! Comme vous y allez! Vous m'annoncez ça sans préavis! Y aurait pas un piège là d'ssous? Et puis y a ceux qui restent! J' peux pas les quitter! J' dois m' montrer solidaire!

_ Tsss, tsss, dis plutôt que tu ne saurais pas quoi faire de ta liberté! que tu en as peur, en vérité! Et puis, ce que tu aimes, c'est faire marcher ma galère! C'est d' ramer pour moi! Tu t'es donné un maître et c'est bibi!"

A cet instant apparaît sur le pont une femme très belle, avec une robe dorée, ce qui fait que toutes les têtes se tournent vers elle! "Hypocrisie, notre soleil! jette admiratif Domination. Attends, j'arrive!"

 

 

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"Récapitulons, dit le petit homme replet. Vous êtes un enfant Dom, vous avez vingt ans, vous habitez RAM et vous êtes salarié, ce qui fait que vous commencez déjà à cotiser...

_ Oui...

_ Vous vous mariez à trente ans et vous avez trois enfants...

_ Oui, cela me paraît le bon chiffre!

_ Mais alors, première surprise, à quarante vous changez de boîte, comme on dit!

_ C'est vrai, mais je pense aussi qu'une vie sans risques ne vaut pas la peine d'être vécue! Après vingt ans dans la même entreprise, il peut être bon de faire un pas d' côté, pour prendre du recul!

_ Vous avez tout à fait raison: un peu de sagesse n'a jamais nui à personne! Mais, à cette même époque, une assurance contre vos enfants prend effet... Est-ce que vous pouvez me rappeler pourquoi vous avez contracté cette assurance?

_ Eh bien, imaginez que l'un des mes enfants soit rebelle! qu'il se pose des questions sur ce que nous sommes, qu'il s'interroge quant à notre destinée, vu que notre planète est perdue dans l'espace et que nos vies se terminent par la mort! Imaginez qu'il se demande qu'est-ce que le mal, quelle est son origine, comment on peut lutter contre lui! Pire, qu'à force de réfléchir, il se tourne vers la spiritualité et qu'il en vienne à dire des choses du genre: "L'homme ne vivra pas seulement de pain!" ou "Si vous n'êtes pas le sel de la Terre, qui le sera?"

_ Eh! Eh! Une tête idéaliste dans la famille!

_ Exactement, un redresseur de torts, un moraliste, un empêcheur de tourner en rond, un rabat-joie, bref un problème sous mon toit, au sein même de notre chaude intimité! Je n'ai que vingt ans et pourtant j'ai déjà vu des pères et des mères poussés à bout, désespérés, parce qu'ils avaient justement ce type de progéniture! Je les ai vus couler, minés par leur enfant soi-disant justicier! Ils se rongeaient les sangs à cause d'un morveux, pourtant fruit de leurs entrailles!

_ Vous avez raison, c'est affreux!

_ C'est non seulement affreux, mais ruineux! Vous avez une idée de ce que peut coûter un enfant idéaliste? Non, parce que c'est pas seulement fort en gueule, mais c'est encore plein de frasques! C'est bien beau de prôner la foi, mais qui nourrit le prophète? C'est celui qui travaille et qui garde les pieds sur terre! J'ai pas envie de suivre le parcours du papillon avec mon chéquier! surtout qu'il n'en finira pas de mépriser mon esprit mercantile!

_ Vous avez donc pris une assurance, qui vous protège de vos enfants!

_ J'ai un pare-feu contre le sublime!

_ Bien, vingt ans plus tard, vous prenez votre retraite... Vous bénéficiez de vos cotisations et vous ne serez sûrement pas dans le besoin, étant donné vos garanties! D'autre part, votre convention obsèques libère vos proches de tout frais à votre mort! Je crois qu'on a fait le tour... et il ne vous reste plus qu'à signer, ici et ici!

_ Hum...

_ Il y a quelque chose qui vous gêne?

_ Je ne sais pas... J'ai ce vague sentiment que j'ai oublié quelque chose! comme si une tuile menaçait de tomber...

_ Evidemment, il y a encore les impondérables!

_ C'est-à-dire?

_ En bien, par exemple, le réchauffement climatique! Imaginez une période caniculaire deux fois plus longue que la précédente! A la rentrée, nous nous demanderons où trouver de l'eau et donc bientôt à manger!

_ Oh! Oh! Comme vous y allez! L'année dernière, avant la canicule, il y a eu une période de sécheresse interminable! C'était donc tout à fait exceptionnel!

_ J'avoue que je ne partage pas votre optimisme! Les scientifiques seraient même plutôt alarmistes!

_ S'il fallait les écouter...

_ Toujours est-il qu'en cas de durcissement de la situation, nous pourrions très bien être contraints à un système de rationnement, pour obtenir de la nourriture! Nos problèmes de retraite passeront alors tout à fait au second plan! Pour survivre, la solidarité pourrait même devenir nécessaire!

_ Eh! Mais, vous me faites peur maintenant! Euh... Dites, vous n'auriez pas déjà de... ces tickets de rationnement?"

 

 

99

 

 

De nouveaux barrages avaient été installés dans RAM et Piccolo s'y fit prendre! Une machine, en forme de gros chien, le renifla de la tête aux pieds et se mit à aboyer, donnant l'alerte! Deux costauds se saisirent de Piccolo et le jetèrent quasiment dans une salle vivement éclairée! Laissé seul, Piccolo se demanda s'il n'allait pas retrouver les champions du progrès, qui naguère l'avaient malmené, mais l'homme et la femme qui bientôt entrèrent, pour prendre place en face de lui, étaient des inconnus! Mais alors pourquoi lui-même était-il là?

C'était la femme qui commandait et qui parla la première! Elle respira à fond, comme si elle prenait sur elle, puis elle dit: "Je suis l'agent Grug et voici l'agent Brook! La machine vous a senti et elle ne se trompe jamais! Vous êtes un mystique, avouez-le!" Piccolo essaya de retrouver dans sa mémoire la signification du mot mystique et il imagina un vieillard, l'oreille collée à un ancien poste de TSF, prenant note de ce que lui disait Dieu!

"Ben... répondit Piccolo.

_ Oh assez! J'en ai assez! s'écria l'agent Grug. Notre société matérialiste est lasse des mensonges! La situation est tragique, comme vous le savez! Des crises, des crises partout! Et vous, vous, qu'est-ce que vous faites? Vous rêvassez, vous êtes nébuleux! un fauteur de troubles, un irresponsable! Vous n'êtes pas avec nous Picco... machin! Je vois en vous un parasite, une bouse! Vous me donnez envie de vomir!

_ Lo! Je m'appelle Piccolo!

_ C'est pas vrai! Il s'appelle Piccolo (elle regarde avec effarement son collègue)! Des crises partout, la planète qui brûle, un combat titanesque à mener... et il s'appelle Piccolo! Donnez-moi les photos, Brook (elle prend les clichés)! Picco... chouette, la machine ne dit pas à quel degré vous êtes mystique, mais voici un test! Regardez ceci, qu'est-ce que vous voyez (elle présente la première photo)?

_ On dirait un temple... Un temple grec, j' dirai!

_ Enfoiré, c'est le Parthénon! A genoux, tu devrais te mettre à genoux devant ce temple de la raison! C'est là que tout a commencé, avant que Jésus ne vienne mettre le bordel! On a perdu du temps, Picco... bidule! Il a fallu se libérer d'un tas d'élucubrations et crois-moi, la science n'a pas chômé! L'ère du soupçon, tu connais? Qu'est-ce qui est vrai? Qu'est-ce qui est rationnel? De quoi peut-on être sûr?

_ Que Jésus n'a pas eu de retraite..."

Pan! L'agent Grug gifla violemment Piccolo: le matérialisme frappait fort! "Va falloir être gentil avec la dame, Picco... truc! Tiens, voilà une autre photo! Mets tes yeux hideux d'ssus et dis-moi qui est-ce!"

Un homme chenu regardait avec bienveillance Piccolo, qui ne le reconnut cependant pas... "C'est Ernest Renan! fit l'agent Grug. L'un de nos pères bien aimés! L'une de nos lumières! Un pionnier de la vérité! Il aurait été là (un sanglot étrangla l'agent Grug)... Il aurait été là, il aurait su te remettre à ta place!"

L'agent Grug se mit à arpenter la pièce, rêveuse... "Oh! Il n'aurait pas été agressif comme nous! dit-elle. Il était bien trop fort pour cela! Il vous aurait aimé, Picco... zut! Il se serait montré patient, compréhensif! Figure-toi qu'il aimait les jeunes comme toi, idéalistes, pleins d'enthousiasme! Il les préférait aux types secs, avides, seulement réalistes! Mais peu à peu il t'aurait ramené à la raison... Il t'aurait expliqué qu'il n'y a pas de miracles et que la vraie grandeur est d'accepter sa vie d'homme sans Dieu!

_ Et tout ça, sur ses genoux! Est-ce que je serais passé à la casserole, comme avec Gide?"

Et pan! "J' suis mal parti"! se dit Picc... assiettes!

 

 

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Comme tous les traditionnalistes, ou les intégristes, Fumur voulait dominer le monde par sa religion et il haïssait donc la modernité, car celle-ci, laïque et diverse, lui échappait, n'était pas sous son contrôle! Pour Fumur, il était impératif de décrédibiliser son époque, de ne lui trouver aucune qualité, de la condamner systématiquement, quitte à utiliser les contre-vérités historiques les plus immondes et les "fakes" les plus vicieuses! Fumur consultait le Web, encore plus laid qu'un rat qui hume le caniveau! Il refusait tout sentiment de progrès, comme si le diable l'eût tenté!

En particulier, Fumur détestait les Américains! Il les voyait en responsables de tout mal! Ils étaient partout, toujours manipulant, toujours pour leur profit, totalement dénués d'humanité! C'était des commerçants qui dévoraient le monde! La haine aveuglait Fumur, quand il disait: "Hitler a déclaré la guerre, car il était menacé par l'impérialisme US!" Le déséquilibré à la moustache n'aurait eu d'autres choix que de se défendre! Evidemment, Fumur oubliait en même temps les milliers de croix de Normandie et le sacrifice de ces jeunes, venus mourir sur une terre étrangère, pour des gens qu'ils ne connaissaient pas!

Mais encore le prêtre de Rimar expliquait les événements du Maïdan par la main de la CIA! C'était elle qui avait excité les étudiants, de sorte qu'ils dressèrent des barricades et qu'ils provoquèrent la chute du gouvernement de la Kuranie! Rimar, en attaquant ce pays, n'aurait cherché qu'à se protéger, tout comme Hitler! Peu importe que des jeunes eussent été purs, épris d'idéal, eussent voulu échapper à tout prix à la corruption de Rimar, pour se donner un avenir et qu'une soixantaine d'entre eux eût été abattue par des snipers! Rien ne devait attendrir Fumur et le faire ressembler à un être humain! Il avait la caution de son dieu!

Mais, pour bien comprendre, la haine de Fumur, sa détestation et donc son flot d'ordures, il est nécessaire de remonter très loin dans l'histoire de RAM! A une certaine époque, la religion et le pouvoir étaient inséparables! Ces deux-là s'arrangeaient comme larrons en foire! Le roi était de droit divin, ce qui assurait le clergé de sa domination! Le noble et le prêtre constituaient l'élite et dirigeaient le peuple, qui payait ses maîtres pour se nourrir et être protégé! L'épée et la crosse rassemblaient alors la force et la science! La roture ou l'infériorité étaient clairement définies!

C'était le paradis ancien de Fumur, sa charia! On y vivait justement, sous un ciel toujours bleu, avant la catastrophe... Elle eut lieu en 1789, sous la forme de la révolution française! Le barbare sans-culottes avait balayé toutes les choses saintes, avait commis tous les sacrilèges, tous les crimes! Il avait plongé le monde dans la nuit, donnant naissance à un monstre: la République, où chacun était l'égal de l'autre! Pour Fumur, on avait perdu la vérité, celle de Jésus fils de Dieu, et il pleurait par amour pour le crucifié, mais en réalité il gémissait après des privilèges qui n'existaient plus! C'était son orgueil qui souffrait et le plus parfait mépris coulait sans ses veines!

Il avait ainsi horreur de l'Amérique, car elle était le symbole même de la démocratie! Jamais elle n'avait connu les bonnes manières de la monarchie! Elle était née roturière! Mais il ne venait pas à l'idée de Fumur que son comportement était justement contraire à l'Evangile, qui montrait que la foi, c'était la confiance, l'amour jusqu'à donner sa vie! Et peut-on vouloir diriger en étant confiant? Aimer et dominer ne s'opposent-ils pas? Au fond, les descendants des nobles se servaient de Jésus, pour satisfaire leur égoïsme, comme tous ceux qui inspiraient Fumur, et ils ne découvraient leur laideur qu'en arrivant au Ciel! Mais pas de panique: ils avaient toute l'éternité pour s'en vouloir!

 

 

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Franz travaille à la CAF de RAM et il s'ennuie. Il est seul dans un bureau et il a un rôle un peu spécial! Il attend surtout, les yeux sur un voyant d'alerte, ce qui fait que les heures sont longues, et naturellement Franz a tendance à s'assoupir, à plonger dans un rêve, toujours le même, un rêve qui plaît énormément à Franz! Il s'imagine commander un U-Boat de la seconde guerre mondiale, qui serait tapi dans les profondeurs, en attente lui aussi, son radar aux aguets!

Ailleurs dans RAM, Tom est un obèse dépressif! Il est tellement gros qu'il n'arrive plus à lasser ses chaussures! Tom est morne et triste, son désespoir est sans fond! Il a tout donné pour cette vie, il s'est battu pour ce qu'il considérait comme le bien, et le voilà, impossible à regarder devant la glace! Les heures passent et Tom est vide, sans forces! Cependant, bénéficiaire du RSA, il doit aujourd'hui envoyer sa déclaration trimestrielle de ressources à la CAF!

Bien que ce soit qu'une formalité, Tom l'appréhende, car tout ce qui est administratif et qui se rapproche de la CAF lui fait peur! Il n'a plus de nerfs, même pour cocher des cases et si on ajoute à cela, une aversion viscérale pour tout aspérité informatique, on a là un cocktail qui ne demande qu'à exploser! Et c'est ce qui arrive, Tom s'emmêle les pinceaux sur le site de la CAF, il s'énerve, va trop vite et l'ordi se plante! Il l'éteint, le rallume et Tom sue, panique encore plus et finalement sa démarche devient impossible! Il faut laisser reposer le système! Tom est épuisé et le silence bientôt l'enveloppe!

A la CAF, un voyant s'allume pour Franz: il manque une déclaration de ressources, celle de Tom! Dans l'U-Boat, c'est l'effervescence: le radar a repéré un écho et on vient prévenir le commandant! Franz est excité par l'action et il donne ses ordres! "Remontée dix mètres! crie-t-il. Immersion périscopique!" On répète ses commandements et le périscope vient à sa hauteur! Il s'en saisit et regarde la mer en surface! C'est à peine l'aube et il y a d'assez grosses vagues! Mais soudain Franz aperçoit le cul du navire, celui de Tom en l'occurrence! "C'est un marchand! s'écrie Franz. Il se traîne! On va le pulvériser!"

Les hommes de Franz se lèchent les babines et ils exécutent promptement les ordres: "Barre au deux tiers! Préparez les tubes un et deux!" "Schnell! Schnell!" entend-on dans les sas et ce sont les gestes précis d'un équipage parfaitement entraîné! "Tubes 1 et 2 parés!", "Tubes 1 et 2, feu!" "Zwwwinnng!" font les torpilles en sortant de leur logement et il n'y a plus qu'à attendre!

De son côté, Tom est soulagé: il a enfin pu envoyer sa déclaration de ressources! Ce n'était rien bien entendu, mais Tom ne peut pas s'empêcher de perdre ses moyens, quand il effectue de telles démarches! Il va pouvoir se reposer, mais un message vient d'arriver, que Tom consulte et qui dit: "Puisque nous n'avons pas reçu votre déclaration, vous êtes radié du dispositif RSA!" Tom croit avoir mal lu, mais soudain c'est l'explosion! Tom voit des flammes, son ventre s'embrase et ses sphincters, qu'il ne contrôle déjà plus, le font courir aux toilettes!

La torpille a coupé en deux le navire Tom et celui-ci s'efforce encore de nager parmi les débris! Mais à quoi bon? Tous ses espoirs sont morts! S'il résiste encore, n'est-ce pas une habitude du malheur? C'est l'hébétude, l'incompréhension totale! C'est l'angoisse qui saisit Tom et qui l'entraîne vers le fond! N'a-t-il pas déjà assez souffert?

Franz lui exulte! On pousse des hourrahs dans l'U-Boat! C'est que c'est la guerre! On ne pense pas à l'ennemi, mais à la victoire et les consignes sont claires: tout doit être fait pour se débarrasser de ceux qui pèsent sur le budget! Ils ont des droits certes et c'est bien dommage, mais le moindre manquement sera utilisé! Franz est un modèle!

Plus tard, Tom recevra un message de l'Amirauté: "Erreur sur votre personne_ STOP_ Z' êtes rétabli dans dispositif! _STOP_ Bien reçu déclaration! _STOP!" Tom relit le télégramme: mais qu'est-ce qu'il fait là dans la vie?

 

 

 

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A La station des imbéciles, on trouve encore Friedrich Nietzche! Dès qu'il vous voit, il est heureux de vous montrer sa forme! En effet, il est en tenue de gymnaste et le voilà à la barre fixe! Et hop! il est dessus, tournoie et après une pirouette, il sort avec brio! Mais ce n'est pas fini: il prend maintenant des haltères et c'est la séance de musculation! Sa peau sans graisse se gonfle et il revient vers vous, le pas énergique et les mains poudreuses!

"Alors? demande-t-il.

_ Pas mal pour un mort!"

Il sourit, car il est fier de ses performances et vous repensez à son parcours, à sa philosophie! Pour Nietzche, l'homme est seul et il doit l'accepter! Mais comment supporter cette situation, d'autant que nous apprenons toujours plus notre insignifiance, non seulement dans l'Univers (que l'on songe à la mécanique quantique!), mais aussi parmi les autres, car on doit prendre conscience qu'on n'arrivera jamais à en convaincre certains? La part de vérité que l'on détient sera de toute façon piétinée! Autrement dit, la folie du monde est sans limites!

Nietzche voit la solution dans le dépassement de soi! L'homme s'enchante de sa force, de sa résistance, de son savoir et de son courage! Mais est-ce vraiment possible? Peut-on réaliser un tel exploit sans spectateurs, sans prendre les autres à témoin? Le stoïcisme ou l'héroïsme sont-ils concevables dans l'anonymat le plus complet? Est-ce que la démarche de Nietzche n'implique-telle pas forcément un triomphe, une domination? Comprendre, renoncer, s'effacer, se taire dans le but de ne pas envenimer les choses; être pris pour un faible, un idiot, un perdant, pour le bien-être social; aimer l'autre malgré sa haine et sa bêtise, afin de lui amener un sourire et de le rendre meilleur, en est-on capable si on se voit soi-même comme le point culminant, si la joie dépend de la force, si la confiance n'est placée qu'en sa propre personne? N'y a-t-il pas là comme une contradiction et notre nature animale n'y est-elle pas absolument contraire?

Cependant, Nietzche est aussi un artisan de notre liberté! En s'acharnant à se débarrasser de tous les dogmes, de toutes les croyances, il a œuvré pour notre individualisation, notre développement, qui ne peut aboutir qu'avec des choix, une conscience de plus en plus en aiguë de notre valeur! Pour autant, vous demandez à Nietzche: "Qu'est-ce qui est le plus courageux? Se dépasser en s'admirant ou bien aimer jusqu'à donner sa vie? Se faire le champion du surhomme ou bien mourir pour témoigner de sa foi?

_ La faiblesse, répond Nietzche, c'est de croire à une récompense future, à un monde meilleur!

_ Mais celui qui croit peut se demander s'il n'est pas fou! Il est lui aussi seul, mais dans l'ombre! Son défi, qui est de s'offrir, est autrement plus vertigineux, plus risqué, que de se garder, de réussir!"

Vous continuez en parlant à Nietzche de la société actuelle, que sa pensée a inspirée, et vous citez notamment la haine hideuse, pratiquement sans bornes, que l'on voit sur les réseaux sociaux! Vous expliquez que ce cloaque vient de la frustration de l'égoïsme, que l'homme ne peut pas supporter le néant s'il n'est pas le chef et que lui Nietzche a justement échappé à ce sentiment en devenant le centre d'intérêt des autres, grâce à ses idées, à son talent pour écrire, ce qui est une manière de s'imposer! Il a été un phare, mais comment fait le citoyen lambda?

Vous pourriez encore dire que l'humanité détruit précisément sa planète, pour échapper à son angoisse, tant elle a besoin de dominer face à l'inconnu, mais Nietzche boude et il part vers le cheval d'arçon, avant de s'élancer! Vous haussez les épaules!

 

 

103

 

 

Piccolo est conduit dans un centre de rééducation matérialiste, afin qu'il retrouve son sérieux! "L'homme moderne ne peut pas se permettre d'être un rêveur!", voilà une des citations que Piccolo découvre à son arrivée. Il y en a sur tout le parcours des détenus et on peut lire encore: "Ayez le courage d'être médiocres!", "La légèreté ne passera pas par moi!", "Halte au sublime!" On trouve même dans les toilettes un graffiti, qui dit: "La foi te baise!"

Piccolo, en compagnie de quelques autres, tous hagards, attend sur un terrain, puis un type en survêtement se présente: "J' suis un robot, avec lequel l'IA s'est surpassée, puisque me voilà comme un clone du biologiste Jean Rostand! J'ai la même pensée que lui! Est-ce que quelqu'un me connaît?"

Les visages montrent leur ignorance, mais Piccolo lève la main: "Vous êtes le fils d'Edmond Rostand, l'auteur de Cyrano de Bergerac! Je rajoute que votre mère était aussi une poétesse!

_ Ouais, et qu'est-ce que tu penses du Cyrano?

_ Œuvre éblouissante, immortelle, quoique passablement égoïste!

_ Tu l'as dit bouffi! (Il se met à élever la voix pour tout le monde.) Le romantisme, l'amour échevelé, le clinquant, le flamboyant, l'égocentrisme de l'adolescence, c'est de la foutaise! A partir de maintenant, vous oubliez tout ça! Je veux du rationnel et rien que du rationnel! C'est moi le chef et c'est moi qui vous dis comment penser! Est-ce que c'est clair?"

Le silence qui suivit fut comme une approbation et Rostand continua: "L'immaturité, c'est terminé! Il y a ce que l'on sait et le reste! Et de quoi peut-on être sûr au sujet de l'homme?"

On entendait que le claquement d'un drapeau, plus loin... "Je vous fais sans doute un peu peur, précisa Rostand, mais à l'avenir va falloir répondre du tac au tac! De quoi sommes-nous sûrs au sujet de l'homme? Eh ben que c'est un mammifère et qu'il se reproduit par des œufs!"

Quelqu'un pouffa! "Quoi, la vérité te gêne? lui lança Rostand. T'es encore bête devant les choses du sexe?" L'individu fit non de la tête et Rostand reprend: "Nous sommes sûrs que l'homme est un mammifère et qu'il se reproduit par des œufs! De cela nous sommes certains! Mais de cela seulement! Tout le reste, je dis bien tout le reste... (il fait un bruit avec sa joue), c'est de la foutaise! Toutes les croyances, les machins, les bidules, les discours, les dorures, c'est des élucubrations, des ratiocinations, des inventions! C'est du flanc, du paranormal et on n'en veut pas ici! Du concret, rien que du concret, c'est not' devise!

_ Y a p't-êt' quelque chose après la mort! jette un jeune.

_ Qui a dit ça? Viens ici... Viens ici, j' te dis!"

Le jeune arrive hésitant devant Rostand, qui lui donne une gigantesque baffe! Le jeune s'écroule et Rostand lui donne des coups de pieds! "J' vais t'apprendre à respecter la mort! dit Rostand. Espèce de salopard! Tu vas respecter la mort, oui ou non?

_ Oui m'sieur!

_ La mort, c'est quelque chose de sérieux! On en est sûr, t'as compris?

_ Oui, m'sieur!"

Le biologiste arrête de frapper et s'adresse à tout le groupe: "Mais bon sang, qu'est-ce que vous avez dans l' crâne? Qu'est-ce que vous croyez? Je vais vous dire ce qui va se passer! Un jour, le soleil deviendra une naine rouge et la terre sera détruite! Et tout ce qui aura été ici, tous nos efforts et nos souffrances disparaîtront, comme si nous n'avions jamais existé! L'Univers n'en portera même pas la trace! Est-ce que vous pigez ça? Y a rien, bande de pauvres cons! Y a rien du tout!"

Soudain Rostand se met à pleurer... "C'est moche!" se dit Piccolo.

 

 

104

 

 

Autrefois, Science et Beauté habitaient la même chaumine! Il y avait là un tas de parents! Par exemple, Cosmogonie, Chamanisme, Culte... et on était tellement les uns sur les autres que tous les sentiments se mêlaient! Notamment, Savoir était le fils de Culte, mais celui-ci dirigeait tout et Savoir étouffait! Les disputes étaient nombreuses et Savoir voulait courir le monde! D'ailleurs, Culte avait d'autres soucis, avec Chamanisme et Croyances! On se tapait dessus et même on essayait de se tuer!

Il serait trop long ici d'expliquer toutes ces histoires de famille, d'autant qu'elles confinent au tragique et qu'elles ont généré beaucoup de souffrances, mais un jour Science et Beauté se retrouvèrent seules à une croisée des chemins! "C'est maintenant qu'on se sépare! dit Science.

_ Tu es folle! répond Beauté. On vient de la même maison et on est fait pour vivre ensemble!

_ Ecoute, j' te l'ai jamais dis, mais t'es subjective! On peut pas compter sur toi!

_ Subjective? Mais qu'est-ce que ça veut dire? Que je ne suis pas réelle?

_ C'est un peu ça! Tu dépends trop des autres! Moi, pour réussir, il me faut du sûr, tu comprends!

_ Moi, ce que je comprends, c'est que si tu me quittes, tu t'amputeras d'une partie de toi-même! N'as-tu pas le sentiment qu'une théorie est juste d'autant qu'elle te semble belle! La clarté n'est-elle pas une condition de la vérité?

_ Oh là, ma grande, comme tu t'emportes! C'est bien toi, ça! La passion! Moi, mon truc, c'est l'objectivité! Je ne suis ni ceci, ni cela! J'examine les faits, c'est tout! J'ai un pote qui s'appelle Matérialisme et il va m'aider! Allez, salut!

_ Salut!"

Science se mit à la tâche, heureuse d'avoir toute liberté et comme ça y allait! Un monde nouveau apparut, on chamboula tout, on fit reculer l'histoire, les distances; le monde moderne devint stupéfiant et on n'entendit plus parler de Beauté! Elle était subjective et elle semblait ne pas avoir de consistance!

Puis, le monde moderne tomba sur un os! Science s'aperçut que la planète se réchauffait dangereusement, à cause des activités humaines! La vie était menacée et Science entreprit de tirer la sonnette d'alarme! Elle criait aux hommes: "Attention, il faut changer de comportements!" et elle citait des chiffres, elle montrait des diagrammes! Elle était parfaitement raisonnable et elle ne doutait pas qu'on la comprît! Il en allait du salut de tous!

Quelle ne fut pas sa surprise, quand elle s'aperçut qu'on ne la suivait pas! On continuait comme avant et on ne semblait pas s'émouvoir du trouble de Science! Parlait-elle une langue inconnue? Science, dans son désespoir, devint violente, mais aussi elle appela Beauté! "Beauté! beauté, criait-elle. Viens sauver les hommes! Toi, tu pourras leur parler! Ils veulent aussi du rêve, de la passion! Donne-leur de l'espoir, car ainsi ils seront motivés pour changer! Ma raison et mes chiffres sont impuissants! Il faut du plaisir pour évoluer!"

Mais Beauté ne répondait pas! Elle était subjective!

 

 

105

 

 

Une machine à réussir, voilà le monde!

Depuis qu'il n'a plus de profondeur!

Depuis qu'il n'est plus que mercantile!

Bel échec de la raison!

Il faut à tout prix réussir,

Car il n'y a rien!

Pire, le monde est condamné!

Les chiffres le disent!

Voilà la raison vide!

Impuissante!

Il faut à tout prix réussir,

Car qui peut accepter le vide?

Il ne faut rien perdre,

Car qui peut accepter le vide?

Il faut être inquiet,

Car qui a confiance?

Il faut haïr,

Car qui peut être gentil?

Il faut réussir!

J'étirerai ta peau!

Je gonflerai tes lèvres!

Tu seras pareille au babouin!

Je ferai tes seins comme des ballons

Prêts à crever!

Tu domineras le monde!

Tu soumettras le mâle!

Tu auras une taille de guêpe!

Comme étranglée!

Tu ne pourras pas te déplacer sans tout faire craquer!

Tu n'auras plus la légèreté de l'enfant!

Son rayonnement!

Sa malice!

Tu seras une poupée,

Une poupée défigurée!

Tu auras figé ton âme!

Que dira ton Narcisse?

Que tu es la plus belle,

La perfection?

Tu as voulu réussir!

Ne pas être rejetée!

Tu es devenue numérique!

Un phantasme de jeu vidéo!

Où est la petite fille fragile,

Peureuse ou timide,

Salie par le chocolat?

Que regardes-tu,

Sinon une créature?

Ce n'est plus toi!

Mais il faut réussir,

Ne pas être rejetée

Et donc tu n'es plus toi!

Tu as résolu le problème!

Tu as inventé un code!

Une élite, un canon!

Quelque chose qui n'existait pas!

Et l'enfant s'est perdu!

Il crie de toutes ses forces dans l'espace!

Il crie sa souffrance et comment tu le maltraites!

Il pleure car il est la clé de ton bonheur!

Vois comme il danse dans son innocence!

Bel échec de la raison!

Qui a voulu sa liberté

Et qui s'est enchaînée à son angoisse!

Bel échec du monde vide!

Du monde mercantile!

Où l'on ne peut perdre!

Où l'on ne peut donner!

Où l'on ne peut être heureux!

Je t'apprendrai la confiance et l'espoir!

Je t'apprendrai la patience, la douceur!

L'attente interminable et si brève!

Je te donnerai la joie de l'oiseau!

Je te remplirai et tu déborderas!

Tu seras mon ange infini!

Jamais tu connaîtras l'ennui!

Je te ferai amoureux!

Tu auras l'énergie de l'amour!

Bel échec de la raison

Et du monde vide!

Du monde sinistre!

Où l'on ne doit rien perdre!

Où on est pauvre,

Sans courage!

Où l'on est aveugle, sans lumière!

Où l'on craint tout le temps!

Où est l'enfant?

Il est déjà adulte

Ou à moitié fou!

C'est l'enfant Dom!

Qui doit dominer!

Car il faut réussir!

C'est la raison vide,

Sans amour!

Tu comprends?

Je t'apprendrai à lâcher l'os!

L'os du pouvoir!

C'est lui qui t'enchaînes!

C'est lui qui perd l'enfant!

Mais il faut réussir!

C'est la raison seule!

Grogne près de ton os!

Montre les dents!

Je t'apprendrai à lâcher l'os!

Je t'apprendrai à grandir dans la lumière!

A danser en elle!

 

 

106

 

 

Piccolo est toujours dans le centre de rééducation matérialiste et ce matin un petit homme dégarni, nommé Martinez, s'adresse aux détenus! "Je vais vous apprendre ce qu'est le travail, dit-il, car visiblement vous ne savez pas ce que c'est! Il faut bien comprendre une chose: un travail, un salaire, de quoi manger et une retraite! Si on ne travaille pas, on ne mange pas!"

On racontait de drôles de choses sur ce Martinez! Il avait été shérif à l'ouest du Pecos et c'est lui qui avait arrêté le bandit Société! Celui-ci maltraitait tout le monde: il volait des retraites, imposait des taxes et bref, il faisait partie de la célèbre bande des Exploiteurs! Avec l'aide de ses adjoints, Martinez avait déclaré la guerre au bandit et les échauffourées n'avaient pas manqué!

Pourtant, le shérif était seul quand il marcha vers le saloon, où s'était réfugié Société! "Tu vas sortir sans armes! avait crié martinez. Sinon je viendrai te tuer!", et Société, peut-être las de la chasse dont il était le gibier, avait fait son apparition et avait effectivement jeté son arme, aux pieds de Martinez, avant d'être conduit en prison! Ce soir-là, toute la ville avait fait la fête et depuis, Martinez était d'une autorité incontestée!

"Toi, l'intello! cria-t-il à Piccolo. Suis-moi, je vais te présenter à ton équipe de travail!" Piccolo prit le pas de Martinez, en se demandant comment on l'avait percé à jour, car effectivement depuis tout petit il réfléchissait! Mais enfin on passa un hangar et on s'arrêta devant un autre, ouvert et devant lequel deux hommes discutaient avec vivacité! L'un disait: "Y avait pas péno! Où l'arbitre a vu péno?" et l'autre répondait: "Et le coup-franc sur Maldy? Y a pas faute! Où elle est la faute?"

"Eh! les gars! fait Martinez. je vous emmène un intello, pour que vous lui appreniez ce qu'est le travail!

_ Eh! Martinez! répond l'un. Ils m'ont mis en vacances le quinze et j'avais demandé le onze!

_ T'as demandé au gars du calendrier?

_ Ouais, y m'a dit que c'était comme ça!

_ Bon, viens avec moi!"

Les deux hommes partirent et Piccolo resta avec celui qui pensait qu'il n'y avait pas coup-franc et qui finalement dit: "De toute façon faut qu'on attende: les bâches sont pas là!" Piccolo acquiesce, n'a pas la force de demander ce qu'est cette histoires de bâches et il se contente de regarder les hirondelles jouer dans les arbalétriers du hangar!

Le temps passe et un camionciel vient s'arrêter devant l'entrée... Un gars lourd en descend et à l'abri de son camion, il propose un gorgeon au collègue anti-coup-franc. Les deux individus sifflent leur verre, discutent de la dureté des conditions de vie, de l'injustice dont ils sont les victimes, puis le camionciel s'en va! "Eh! fait le travailleur à Piccolo, qui s'approche. Il est bientôt midi! Tu peux t'en aller! Tu vas doucement vers le vestiaire (tout le monde est en bleu!) et tu sors à midi pile! Tu vas manger et tu reviens à 13h30! Fais pas le con, tu dois être de retour à l'heure! C'est le plus important!"

Piccolo est heureux, car il va manger et il a faim, et il peut s'échapper du camp pour cela! Mais aussi sa joie est renforcée par le sentiment que enfin il travaille, qu'il est en règle et ça c'est ineffable! On ne peut plus rien lui reprocher! Il gagne sa vie et sa retraite! Il chante sous le soleil!

 

 

107

 

 

Piccolo rêve dans le dortoir du camp matérialiste… C’est la nuit et tout le monde dort à côté! Piccolo se voit à une terrasse, entouré de deux collègues, et il est parfaitement bien! En effet, si on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il répond du tac au tac qu’il est chez «Machin», dont l’entreprise est bien connue! On sait donc immédiatement quel est son métier et il n’a plus à éluder la question!

Auparavant, il était bien embêté, car il ne répondait pas franchement! Il ne disait pas: «Voilà, je recherche un sens à la vie! Je me demande d’où vient le mal! J’essaie de comprendre!», sinon on lui répliquait immédiatement: «Et ça gagne beaucoup?» ou «Et vous en vivez?» Il était soudain perdu, suspect, nullement crédible et il devait se taire légèrement honteux!

A présent, il est détendu, en règle! Il est intégré et fait partie du sérail, de la famille! Il jongle comme les autres avec le salaire net ou brut! Les cotisations n’ont plus de secrets pour lui et il emploie le mot Ursaff avec délectation! Bien sûr, il en vient avec ses collègues à critiquer le système! Lui aussi est outré de ce qu’on lui prend! Sûr, il y en a qui s’en mettent plein les poches, les profiteurs, et Piccolo semble même plus indigné que les autres! C’est parce qu’il se sent en vacances! Pour la première fois peut-être, depuis le début de sa vie, il laisse de côté ses inquiétudes existentielles, il ne contemple plus l’abîme, il n’a plus le vertige, il n’a plus l’impression de creuser dans la pierre et il fustige le patronat, comme s’il chantait!

Mais d’un coup Piccolo sent une main sur sa bouche et il ouvre les yeux paniqué! Il voit un visage noirâtre, qui lui dit: «Chut, Piccolo! C’est Ratamor!

_ Rata… mor?

_ Oui, je fais partie du commando Science et je viens vous chercher!

_Me cherche? Mais pourquoi faire?

_ La planète brûle, Piccolo! Vous vous souvenez de ce que vous m’avez si bien parlé de la beauté? Eh bien, on a besoin de vous, Piccolo, de votre pensée, de votre discours, car nos chiffres, notre logique, à nous les scientifiques, s’avèrent impuissants à changer les comportements! Donc, en route, mon ami, il y a urgence!

_ Mais je suis bien ici, Ratamor! C’est comme si j’avais trouvé une seconde famille! Je travaille, Ratamor, et vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureux! Je fais mes huit heures dans la journée, comme tous mes camarades, et après je vais boire un verre, ou je regarde la télé! Je n’ai plus de soucis, Ratamor! Ma conscience est en paix, car je cotise, et cerise sur le gâteau, j’engrange des points de retraite!

_ Mais bon sang, vous êtes devenu une larve ou quoi? Vous allez voir votre retraite, quand il faudra trouver de l’eau! Vous allez cesser ces enfantillages… et me suivre! Nous sommes en train de cuire, j’ vous dis!

_ Je vous prierai d’abord de parler moins fort! En tant que travailleurs, nous avons droit à un juste repos! Ensuite, qu’est-ce que la beauté pour la science? Une production névrotique, n’est-ce pas ce qu’ont affirmé vos maîtres à penser! Laissez donc maintenant les fous agir leur guise! Ne venez pas encore en plus les tourmenter!

_ Vous m’énervez, Piccolo! On a besoin de vous et vous faites votre coquette! Voilà la vérité!

_ Ah bon? Je ne suis plus névrosé quand ça vous arrange! Quel manque de rigueur scientifique! Au reste, la gravité, le salut du monde ou le pourquoi du comment ne me concernent plus! Je n’ai jamais goûté un tel confort, Ratamor! un confort moral, bien entendu! Que peut-on me reprocher, si je pointe à l’heure? Hi! Hi! La douceur de mes draps me chatouille!

_ Et la mort, Piccolo, elle viendra tôt ou tard!

_ Bien sûr, mais c’est loin tout ça! Le problème, Ratamor, c’est les profiteurs, les gros pollueurs! Je vous assure qu’on lutte contre eux, car déjà ils nous exploitent! Ah! Il ne sera pas dit qu’on les a laissés tranquilles!

_ Je croyais que vous étiez heureux!

_ C’est vrai, mais il est bon d’avoir des ennemis! Sinon de quoi on parlerait?

_ Vous ne me laissez pas le choix, Piccolo!

_ Non, marchez sur la pointe des pieds en sortant!»

Pan! Ratamor assomme Piccolo, comme on le lui a appris, et il le charge sur son dos! Dehors, les autres du commando, qui faisaient le guet, sont surpris de voir qu’on enlève carrément quelqu’un, alors qu’on devait le libérer et qu’il allait suivre avec enthousiasme!

«Je vous expliquerai!» dit Ratamor et tous disparurent dans la nuit !

 

 

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Piccolo se réveille dans un lit qu’il ne connaît pas! Soudain, une femme blonde et magnifique entre dans la pièce en souriant! Piccolo ne peut que lui rendre son sourire, car elle est comme un soleil, avec deux yeux bleus! Elle dit: «Le général veut vous voir… Je vous ai mis un uniforme sur la chaise… et au-dessus du lavabo, vous trouverez de quoi vous débarbouiller!» La femme sourit toujours et Piccolo aussi! Elle aurait dit, une laisse à la main: «C’est l’heure de la promenade!» et Piccolo aurait fait: «Ouah! Ouah!» Mais cette femme était bonne, Piccolo en était persuadé! Elle était incapable de crasses et elle sortit, laissant derrière elle une fraîcheur d’une suavité merveilleuse!

Vite, Piccolo s’habille pour revoir le soleil aux yeux bleus et il s’impatiente vu que son pantalon refuse de se laisser enfiler! Pour la toilette, une giclée d’eau sur le visage, car le soleil n’attend pas! Puis, Piccolo fonce dans les couloirs, comme s’il connaissait les lieux! Le soleil est passé par là, il le sent! Il débouche dans une salle de réunion, malheureusement enfumé par un gros cigare, qu’un grand type sec fait rougeoyer dans sa bouche! Ratamor est également présent, mais ô merveille, le soleil est là et Piccolo s’assoit docilement, comme pour montrer combien il est à ses ordres!

Le soleil ne se méprend pas sur une telle bonne volonté et aimablement, il apporte un café à Piccolo! Celui-ci est touché par la grâce et il ne remercie même pas: l’admiration le rendant muet! Le soleil, toujours souriant, reprend sa place et rien d’autre n’existe pour Piccolo, ni le général, ni Ratamor, ni les quelques autres qui ont l’air de cumulus lointains dans l’azur! Le général, agacé par ce manège, lance: «Mais seriez-vous ici, pour faire le joli cœur, monsieur, monsieur Pi…?

_ Piccolo! Je m’appelle Piccolo (il a toujours les yeux sur le soleil, qui continue de sourire et n’est-ce pas le fruit de l’évidence?) Je tiens, mon général, (enfin il regarde le grand type sec), à porter plainte, car on m’a proprement arraché, enlevé à mon… bonheur! Je ne dirai pas paradis, puisque je viens de le découvrir! (Il se soumet de nouveau au soleil, qui rayonne à plein!)

_ Hein? Mais qu’est-ce que c’est cette histoire d’enlèvement?

_ Hum! fait Ratamor. Je crains que notre ami Piccolo ne fasse une sorte de crise! Il dit que, depuis qu’il est salarié, il vit dans une totale sécurité et qu’il ne veut même plus des ses anciennes idées, celles-là même qui pourraient nous aider!

_ Voyez-vous ça! enchaîne le général. Et a-t-on rappelé à Moossieur Piccolo que l’heure est grave et que nous sommes en train de cuire et donc avides de toutes les bonnes volontés!

_ Certes, je l’ai replacé devant…

_ Général, intervient Piccolo, vous n’êtes pas prêt à m’écouter! Vous êtes énervé et vous avez de ce fait les oreilles sales!

_ Co… Comment? Mais… Mais, si je suis énervé, c’est parce qu’il y a urgence! Il ne s’agit pas de se consacrer, comme vous, au badinage!

_ Et ne pensez-vous pas que c’est justement parce que nous sommes incapables de paix, que nous brûlons la planète! C’est bien notre impatience, notre fuite devant l’angoisse qui nous conduit à tout détruire, afin de nous sentir les maîtres! Avec le grade de général et en commandant les autres, on échappe au vide, que semble nous imposer la nature!»

Le soleil a un petit rire… «Mais… mais c’est que vous me donnez des leçons, ma parole! s’écrie le général. A moi de vous suggérer quelque chose… Concluez donc avec mon assistante et on pourra alors parler entre adultes! Pour l’instant, vous êtes trop excité!»

Le soleil se déplace d’un pas ferme et souple, se plante devant le général et le gifle violemment! Puis, il s’en va impérial, au grand dam de Piccolo, qui a subitement froid! Quant au général, il en est tombé sur sa chaise, le visage rouge et reste hébété! Ratamor est au désespoir, mais Piccolo lui lance: «Vous avez vu, ça revient! Je retrouve quelques trucs! Ceci étant, je regrette encore le camp maté…»

Piccolo, à ces mots se fige: que va-t-on penser de lui là-bas? Il est huit heures et il ne va pas pouvoir pointer! Que va faire Martinez? charger son arme? se mettre sur la piste de l’outlaw? Mais c’est ici qu’habite le soleil et Piccolo bâille, en s’étirant! La joie de vivre, quoi!

 

 

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Piccolo alla parler au soleil et il se rendit bientôt compte que celui-ci était une femme comme les autres, mais comment aurait-il pu en être autrement ? Ce n’était pas une déception pour Piccolo, mais un retour sur Terre, qui n’était même pas douloureux, car Piccolo n’avait jamais vraiment imaginé que l’assistante du général ou une autre personne pussent jouer pour lui le rôle de soleil ! En effet, il avait ouvert les yeux sur une réalité qui échappait au plus grand nombre, ce qui faisait qu’il n’était même pas intégré dans la société !

Or, l’assistante du général exprimait naturellement ses rêves, ses ambitions, ses espoirs et on voyait combien elle ne remettait aucunement en cause le fonctionnement de ce qui l’entourait ; autrement dit elle était toujours elle-même sous l’emprise de sa domination ! La vision de Piccolo était due à un long cheminement intérieur et même à une sorte de grâce, car bien des choses demeuraient inexpliquées, comme le génie, que la science par impuissance associait à la maladie ! Toujours est-il que Piccolo ne pouvait plus considérer le monde comme l’assistante du général et réveillé quant à son don, à son message pouvait-il dire encore, il s’en alla auprès du général, pour expliquer pourquoi Ratamor avait jugé bon de l’enlever du camp de redressement matérialiste !

Piccolo trouva le général, qui était un physicien d’origine, encore un peu remué, en compagnie de Ratamor et de quelques autres… « Général, dit Piccolo, je me suis décidé à vous raconter ce que je sais..., même si je ne me fais guère d’illusions sur l’accueil que vous ferez à mes propos ! Mais vous êtes dans une impasse, ou plus exactement nous sommes dans une impasse, car nous détruisons notre planète et vous avez beau tirer la sonnette d’alarme, chiffres à l’appui, et personne ne bouge ! C’est bien ça ?

_ Oui, à peu près…

_ Bien, mais d’abord il faut comprendre comment nous fonctionnons…

_ Mais…

_ Ne m’interrompez pas à tout bout de champ, car vous avez beaucoup à apprendre tout scientifique que vous êtes ! Ouvrez plutôt vos pavillons !

_ Hein ?

_ Imaginons une famille modeste qui arrive au bord de la mer… Que fait-elle ? Elle va jusqu’à la pointe rocheuse, où les plus jeunes se hasardent au plus près de l’eau ! Puis, la famille revient en poussant des Ouh ! des Ah !, sous l’effet de l’excitation !

_ Mais je ne vois pas du tout où…

_ Général, cette famille imite exactement les animaux ! Elle explore son territoire, n’accepte pas d’être arrêtée, sauf par des éléments indépassables et elle a finalement besoin de crier, comme l’oiseau qui affirme sa suprématie ! En fait, le sentiment du moi s’est regonflé de la grandeur de la nature !

_ Euh…

_ Général, cet exemple nous montre deux choses… La première, c’est que la beauté n’est pas une invention culturelle, mais au contraire elle plonge ses racines dans le plus profond du vivant ! La seconde, c’est que la domination animale nous anime d’abord fondamentalement ! Nous voulons triompher des autres et c’est même cela qui nous évite le vertige de notre situation et nous fait trouver notre quotidien normal !

_ Je ne vois pas bien…

_ Pour résumer, nous avons deux partis dans RAM, la droite et la gauche… La gauche est formée par le peuple, héritier des Sans-culottes et de la Commune ! Pour parler encore plus succinctement, ce sont les pauvres qui ont remplacé Dieu par la lutte des classes ! C’est leur domination animale qui les tient et voilà pourquoi ils sont essentiellement hostiles à la réforme des retraites ! Pas question pour eux d’être d’accord avec le gouvernement, car leur vie n’aurait plus aucun sens ! Ils faut qu’ils se battent contre le pouvoir, d’autant qu’ils sont inquiets ! »

Le général renifla, mais Piccolo poursuivit : « Inutile de vous dire que le véritable travail est au contraire de renoncer à sa domination animale, car autrement à quoi bon la conscience ? Mais de l’autre côté, à droite, on n’est pas plus évolué ! On continue là encore la domination, l’égoïsme ! On assure sa supériorité par le profit ! On en veut toujours plus pour écraser le pauvre et parader ! On est toujours dans une impasse, car c’est s’enrichir ou angoisser ! Et vous, vous venez avec vos chiffres, votre raison, votre logique, en disant : « Il faut changer ! Il y a péril en la demeure ! » Mais, pour qu’on abandonne la domination, qui est instinctive, viscérale, il faudrait d’abord bien entendu rassurer ! montrer soi-même qu’il est possible d’être libéré, heureux sans dominer ! Vos chiffres et toute votre raison ne font qu’alourdir chacun d’entre nous, ce qui a pour effet au final de nous inquiéter davantage, de nous crisper encore plus dans notre égoïsme !

_ Mais les chiffres sont la réalité !

_ Et vous êtes face à un mur ! Vous essayez timidement d’attirer l’attention sur la beauté, afin qu’on respecte plus la nature, mais il s’agit d’en révéler le mystère, la source d’émerveillement ! Pour être rassuré, l’homme doit retrouver la confiance de l’enfant, qui sait que ses parents s’occupent de lui ! Et c’est ce que révèle la nature, à condition de savoir la regarder ! Vous vous rappelez la phrase :  « Vous voyez ce lys ? Et moi, je vous dis que jamais Salomon dans toute sa gloire n’a eu un tel éclat ! » Une fleur, qui pousse au gré du vent, comme il y en a des milliers d’autres, et qui a plus d’éclat que toutes les pompes imaginables ! Dans ce cas, comment l’homme pourrait-il être seul dans l’Univers et abandonné ? C’est cela le secret de la beauté de la nature ! Elle nous dit que nous pouvons avoir la foi et donc la légèreté de l’enfant ! Elle nous dit que notre domination, notre soif de vaincre peut être inutile ! que nous pouvons nous enchanter du monde sans crainte, ce qui fait que nous arrêterons de le détruire, de le dévorer, qu’on soit riche ou pauvre !

_ La belle affaire ! Restaurer la foi, pour diminuer le C02 !

_ Il ne s’agit pas de revenir à la religion, car elle-même a emprunté la voie de la domination ! Ce qui a été gagné pour la liberté ne sera pas repris ! Mais je suis d’accord avec votre scepticisme, car les hommes en général n’apprennent pas par choix, mais au prix d’une expérience très coûteuse et on ira donc vers bien des catastrophes, avant de changer !

_ Hum…

_ Non, général, ne dites rien, merci ! Il faut d’abord que la science comprenne qu’elle est impuissante toute seule ! que la seule raison échouera toujours auprès des hommes ! C’est l’émerveillement de l’enfant, sa confiance qui est l’avenir ! J’ai d’ailleurs sérieusement besoin de retrouver la nature et sa beauté ! Mesdames, messieurs au plaisir ! Ne vous dérangez pas, je trouverai le chemin ! »

 

 

110

 

 

« Bouge pas, Piccolo !

_Martinez ?

_ Lui-même ! T’es pas armé ? 

_ Non... Je peux me retourner ?

_ Attends que je te fouille ! »

Martinez palpa le corps de Piccolo, afin de s’assurer qu’il ne portait pas d’armes… « Maintenant, tu peux me faire face… dit Martinez.

_ Tu étais sur ma piste ? demanda Piccolo.

_ Oui, au lendemain de ta disparition, j’ai pris mon cheval, bien décidé à te ramener au camp ! »

On était dans une région entre la Kuranie et RAM… C’étaient de hauts plateaux épargnés par la mer et on n’y voyait qu’une sorte d’herbe ondulante, sous l’ombre des nuages ! « Je ne laisse pas dehors les brebis égarée ! rajouta Martinez. Et il y a aussi un cheval pour toi ! »

Piccolo, toujours sous la menace de l’arme de Martinez, alla vers sa monture et l’enfourcha, avant de préciser : « Tu sais, Martinez, je ne m’enfuirai pas ! D’ailleurs, je comptais rentrer au camp !

_ Bien sûr, répondit Martinez qui se hissa lui-même sur sa selle. Et c’est pour ça que tu joues les filles de l’air ! Allez en route !

_ J’ai été enlevé, Martinez, à mon corps défendant !

_ Tiens, celle-là, on ne me l’avait jamais faite !

_ C’est pourtant la vérité ! Un commando, nommé le commando Science, est venu me chercher !

_ Des types barbouillés de noir, j’ parie ! avec un couteau sur le mollet ! C’ que c’est d’être un oisif, planté devant la télé !

_ Dans le commando, y avait une ancienne connaissance, qui tenait absolument à ma collaboration pour un problème !

_ J’ croyais qu’ c’était à ton corps défendant ! Mais c’est un ami qui était là ! Et puis, peux-t-on savoir de quel problème il s’agissait ?

_ Du réchauffement climatique !

_ Ah ! Ah ! Ah ! Et ils avaient besoin d’un mec qui n’a jamais rien fait d’ sa vie ! Ah ! Ah ! Piccolo le mytho ! »

Désormais, ils se turent et ils ne firent que parcourir de vastes étendues, grâce à leur monture. Mais, le soir arrivant, ils bivouaquèrent et après s’être occupé des chevaux, ils allumèrent un feu ! Ils mangèrent en discutant… « Au camp, tu vas retrouver tes camarades, ceux qui sont usés par le travail !

_ Ce n’est pas le travail qui est usant, répondit Piccolo.

_ Non ?

_ Non, c’est le stress ou l’angoisse ! C’est très différent, même si le stress est forcément lié au travail !

_ Comprends pas ! fit Martinez, qui avala une bonne bouchée.

_ Nous sommes inquiets à cause de choses qui nous dépassent ! Notre stress est sournois, d’autant que nous, les êtres humains, nous sommes face à l’inconnu ! « Qu’est-ce que nous faisons là sur Terre ? », c’est pas une question que se posent les animaux ! Nous avons le choix et nous en sommes perturbés, et s’il survient des événements telles que la guerre en Kuranie ou l’inflation, nous nous fermons et devenons hostiles à tout changement ! Nous refusons la réforme des retraites, non à cause de ce qu’elle nous coûte, mais bien plus parce que nous devenons incapables de perdre quoi que ce soit !

_ C’est une réforme inique et qui ne doit pas être appliquée !

_ Peut-être et il y a toujours des conditions de travail à améliorer, mais le fond du problème n’est pas là ! C’est notre perception de la vie qui détermine notre stress ! Depuis que je suis tout petit, je réfléchis au sens de ce que je vois et c’est moi qui bosse le plus, car mon fruit, c’est ma paix, c’est l’espoir que je peux donner ! Cela va autrement plus loin que d’offrir un emploi ! Quelqu’un qui profite de mon message, qui s’en nourrit, a les moyens de calmer ses angoisses et de trouver la joie, quel que soit le poste qu’il occupe ! Voilà encore pourquoi le commando Science m’a enlevé !

_ Ouais, moi, c’ que j’ sais, c’est que je dois te ramener à la maison rouge !

_ Bien sûr, Martinez, car le seul sens que t’as donné à ta vie, c’est celui de ton autorité, de ton importance ! Lorsqu’ils vont me revoir là-bas, reconduit par toi, ils vont dire : « Quel type, ce Martinez ! On ne lui échappe pas ! » Tu vas pouvoir rouler des mécaniques !

_ J’ te kiffe pas, Piccolo !

_ Ah ! Ah ! La belle affaire ! T’as la réaction de tous ceux que j’ dérange et que j’ fais travailler du chapeau ! T’as la haine de l’égoïsme !

_ Eh ! Où tu vas ? s’écria Martinez, en dégainant son arme à la vitesse de l’éclair !

_ Pisser !

_ Bon, mais reste dans mon champ de vision !

_ Bien chef ! »

 

 

111

 

 

Le lendemain, Martinez et Piccolo reprirent la route et ils étaient au petit trot quand Martinez dit : « Tu sais, c’est injuste ce que tu m’as dit hier, au sujet de mon égoïsme… Je défends aussi les gars, tous ceux dont on abuse, pour faire plus de profits !

_ Bien sûr, Martinez, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir ! Mais, si on t’enlevait la lutte contre le gouvernement, tu serais complètement paumé ! C’est ton hypocrisie qui fait que le bât blesse ! « L’homme ne vivra pas seulement de pain ! » tu te rappelles ? Autrement dit, l’homme a une conscience pour donner un sens à sa vie ! Or, notre époque, dans son mensonge, essaie de nous faire croire que c’est facultatif, qu’on peut comme ça avoir une existence purement matérialiste ! On gagne de quoi vivre, on nourrit les siens, on donne à ses enfants la meilleure éducation et on s’en va, avec le sentiment du devoir accompli, en paix ! Foutaises ! C’est justement ta lutte contre le gouvernement qui t’aveugle sur cette mascarade !

_ On dirait que t’en as gros sur la patate…

_ Un peu oui, car on ne sort pas des problèmes ! Pourquoi c’est toujours le chaos ? Mais parce que le chaos est nécessaire à la plupart pour donner du sens ! La société, c’est la prolongation du lycée ! Le gouvernement, c’est le proviseur, ou le CPE ! Le travail, ce sont les cours ; les pauses, les récréations, et bien sûr il y a encore les vacances ! On reste dans un vase clos et quand on n’est pas content, on accuse la direction de l’école, on se révolte contre les professeurs, qu’on juge injustes, c’est-à-dire qu’on prend à parti les ministres ! On reste scolaire, alors que l’immensité est juste à côté ! On étouffe, alors que le mystère peut être infini ! On est terrorisé à l’idée d’ouvrir une fenêtre !

_ Tu exagères... »

A cet instant, une troupe de cavaliers fit son apparition et vint à la rencontre des deux hommes… Puis, elle s’arrêta et montra ses visages d’adolescents ! « Donne-nous le prisonnier ! dit celui qui était le chef.

_ Et qu’est-ce que vous en ferez ? demanda Martinez.

_ On va le pendre !

_ Oui, on va le pendre ! crièrent d’autres. Donne-le nous, Martinez !

_ Doucement les enfants… Et pourquoi vous voulez le pendre ?

_ Tu as écouté ses discours, Martinez ? reprit le chef. Il a la langue d’un serpent et ils menacent nos retraites !

_ Ouais, nous voulons une retraite ! renchérit le groupe.

_ Non, je ne vous donnerai pas le prisonnier…, répondit Martinez. Il a fui du camp et il sera jugé pour cela ! Laissez faire la justice, les enfants ! Vous êtes de braves petits gars et ne m’obligez pas à vous descendre ! »

Les gamins connaissaient de réputation l’adresse de Martinez au revolver et ils finirent par s’en aller, non sans jeter à Piccolo de sombres regards de haine ! « Alors j’exagère, hein ! jeta Piccolo, une fois que la troupe fut partie. Des ados inquiets pour leur retraite, alors qu’ils n’ont même pas commencé à travailler ! Voilà le monde que nous avons créé !

_ Ils défendent leur futur !

_ Mais bon sang, on en crève justement de cette sécurité, de cette maladie à vouloir tout assurer ! On ne comprend pas qu’elle ne fait que renforcer notre égoïsme ! que c’est l’animal qui est en nous qui ne veut que survivre, en étant le plus fort, en ne pensant qu’à lui ! Ceux-là des enfants ? Mais ce sont déjà des vieillards ! Où est le don, Martinez, la magie, la force ? Il n’y a pas de futur pour l’homme matérialiste ! pour ceux qui comptent et qui veulent l’égalité !

_ Ah bon ? V’ là autre chose ! Moi, j’ combats pour la justice !

_ Mais en même temps t’es incapable de paix ! Tu ne saurais quoi en faire ! Une société d’apothicaires ! Nous avons tous soif et nous disons : « Seule la raison nous guide ! Nous n’obéissons qu’au nécessaire ! » Nous crevons d’un manque d’amour, de tendresse ! Nous voudrions voler, sentir le souffle des étoiles, puisque nous savons l’immensité de l’Univers, et nous vivons dans des boîtes à chaussures ! Et tu sais pourquoi, Martinez ?

_ Non, mais tu vas me le dire !

_ Mais par peur, Martinez ! parce que nous avons trois plumes dans les fesses… et que nous avons peur du ridicule ! parce que l’orgueil nous rend bêtes et même infects, durs comme de la pierre ! Le climat tarit les puits, mais déjà nos cœurs sont à secs ! La beauté est partout, époustouflante et elle nous invite à aimer de tout notre être ! Elle nous montre la flamme ! Pense à la sortie des feuilles au printemps ! Les fleurs, elles, ne perdent pas leur temps ! Elles ne râlent pas ! Elles s’empressent de s’ouvrir !

_ Tu sais, je commence à regretter de t’avoir poursuivi ! Je n’ai jamais eu un tel moulin à paroles à mes côtés !

_ Ah ! Ah ! J’ l’ouvre pas souvent, mais c’est vrai que quand ça arrive, j’en ai à dire !

_ Tu feras moins le fier au camp !

_ Le camp, pour moi, Martinez, c’est des vacances ! Ce qui est difficile, c’est de donner du sens, d’affronter la vie, les yeux ouverts ! Une société de lycéens, j’ te dis ! »

 

 

112

 

 

L’orgueil tue le monde !

L’appauvrit, le désespère !

L’orgueil brouille les pistes !

Il dit : « Je n’existe pas ! 

Je fais les choses par nécessité, par raison, par devoir ! »

L’orgueil n’existe pas, c’est une victime !

Qui se rappelle pourquoi Rimar est entré en guerre ?

Il voulait parader !

Il voulait dire : « J’ai ramené la Kuranie à la maison ! »

Il voulait l’admiration de son peuple !

Qu’on voit comme il est fort !

Il voulait être aimé, comme un enfant !

Mais l’orgueil est un enfant méchant !

C’est un enfant adulte !

Un enfant de ce monde,

Qui trafique avec ce monde !

Nous sommes tous des enfants,

Mais l’orgueil fait l’enfant dominateur,

Capricieux, dur !

L’orgueil se prend au sérieux !

L’orgueil étend les villes,

Etend sa puissance, son pouvoir !

Il domine, il triomphe !

Il veut l’admiration des autres,

En les commandant, en étant le premier !

Mais l’orgueil se cache !

Il dit : « Je n’existe pas ! »

L’orgueil tue le monde,

En brouillant les pistes !

Il dit : « Je fais la guerre par nécessité, devoir !

Je suis une victime !

Bien sûr, des gens meurent, des enfants meurent !

Des atrocités sont commises !

Mais c’est par devoir, nécessité !

Je ne suis qu’une victime ! »

L’orgueil tue le monde,

Le désespère, l’anéantit,

Car il brouille les pistes !

Il n’existe pas !

Il étend les villes, réchauffe la planète, détruit la nature,

Par nécessité, devoir !

L’orgueil est un saint !

Prions pour lui !

Prions pour qu’il tue des gens !

Qu’il détruise la nature !

Car l’orgueil est une victime, une victime du devoir !

C’est dur pour lui !

Bien plus que pour ceux qui sont morts à cause de lui !

Qui se rappelle pourquoi Rimar a débuté sa guerre ?

Il voulait juste parader !

Il voulait juste dire : « J’ai ramené la Kuranie à la maison ! »

Il voulait montrer combien il est fort,

Faire l’admiration de son peuple !

Comme un enfant, mais un enfant dominateur, dur,

Car il y a des morts

Et l’orgueil ne revient pas en arrière !

Il ne dit pas : « Je me suis trompé ! Excusez-moi !

Jugez-moi, car je ne veux pas tuer ! »

Non, l’orgueil se cache !

Il disparaît !

Il s’enfonce dans la nuit !

Dans le plus secret du cœur !

Il brouille les pistes !

Mieux que le malfaiteur !

Il se cache dans la nuit

Et il entraîne tout le monde dans la nuit,

Le doute, le désespoir, le mensonge !

L’orgueil est une victime, une victime du devoir !

De la raison !

Qui se rappelle encore pourquoi Rimar a déclaré la guerre ?

L’orgueil est un cadavre !

C’est la mort sur Terre !

C’est la source de nos larmes !

C’est la pierre tombale !

Un orgueil qui s’humilie,

Qui revient en arrière,

Qui dit : « J’existe ! »,

C’est l’éclaircie, le soleil perçant les nuages !

C’est de nouveau la compréhension, la clarté !

Le sens, l’espoir !

La justice !

C’est l’enfant souriant !

Mais qui se souvient de l’orgueil de Rimar ?

 

 

113

 

 

Je te parlerai de la patience des nuages !

De la patience de la lumière !

De son temps à la fois rapide et tranquille !

Je te parlerai de la confiance!

L’orgueil est dur !

L’homme est dur !

L’horreur, le désespoir semblent éternels !

Vides d’horizon !

Mais l’orgueil s’empresse de détruire l’orgueil !

Le méchant est impatient

Et détruit le méchant qui le gêne !

Le mal se détruit lui-même !

A cause de ses appétits !

Le bien est patient !

Il regarde !

Il regarde vraiment !

Il en a le temps,

Il en a la force !

Il en la volonté !

Le bien donne de l’eau,

Il rafraîchit !

Il apaise !

Il donne de la lumière,

C’est-à-dire du respect !

Le bien dit à l’autre, quel qu’il soit :

« Toi aussi tu existes !

Toi aussi tu es unique !

Toi aussi tu fais partie de la famille des hommes !

Toi aussi tu es aimable et tu as de la valeur ! »

Le bien peut dire ça,

Car il a les yeux ouverts !

Il en a la force !

Et l’autre qui reçoit ce message considère aussi !

Respecte aussi !

Sourit, reprend espoir !

La cohérence revient !

Le sens est de nouveau là !

Le bien donne à boire

Et remet de l’ordre !

Mais l’orgueil prend la lumière !

Ne la voit même pas, l’écrase !

La domination happe la lumière !

C’est un trou noir !

Un puits sans fond !

Ainsi est l’enfant Dom !

Comme tous, il demande aussi du respect,

De la reconnaissance, de l’amour,

Mais c’est un puits sans fond,

Un trou noir !

Il n’en a jamais assez !

Ce qu’on lui donne est perdu !

C’est maladif !

C’est le néant qui l’a créé !

C’est l’angoisse d’un monde vide,

Un fruit de l’hypocrisie !

Ou bien l’enfant Dom contrôle le monde,

Ou bien il le détruit !

Comment guérir l’enfant Dom ?

Comment guérir un trou noir ?

Nous sommes tous pareils,

Nous voulons tous du respect,

Qu’on nous aime,

C’est indispensable pour notre équilibre !

Mais comment aider l’enfant Dom ?

Il faudrait déjà que l’orgueil existe !

Il faudrait déjà combattre l’hypocrisie !

Il faudrait déjà que la domination existe !

Il faudrait déjà comprendre que nos problèmes

Sont des problèmes d’ego !

La retraite, les taxes, le réchauffement,

C’est de l’ego !

Nous détruisons la planète pour notre ego !

Nous manifestons à cause de notre ego !

Comment guérir les enfants Doms ?

Leur amener un sourire ?

Comment les rassurer ?

Comment les rendre humains ?

Je te parlerai de la patience des nuages !

Celui qui connaît la patience de la lumière,

Celui-là peut donner !

Il est une source pour les autres !

Il en a la force !

L’enfant émerveillé a la force des nuages !

 

 

114

 

 

Martinez et Piccolo chevauchaient toujours, sous un azur impeccable, quand soudain une immense déflagration les stupéfia, les cloua sur place, effrayant leur monture, qu’ils ne purent calmer, ce qui fit qu’ils se retrouvèrent les fesses par terre ! « Mais qu’est-ce que c’est qu’ ça ? hurla Martinez.

_ Je crois que ça vient de derrière la colline ! » dit Piccolo, qui était aussi choqué que le délégué syndical !

Les deux hommes gravirent le versant et regardèrent ce qui se passait au-delà… Dans la plaine, beaucoup plus loin, une petite ville avait été bombardée et des fumées noires s’en échappaient ! « Voilà la guerre de Rimar ! fit amèrement Martinez.

_ Oui, voilà le malheur… et où mène le pouvoir absolu ! sans frein, celui qui ne supporte plus la contradiction ! Tu es un peu comme ça, Martinez…

_ Hein ? Mais j’ai le gouvernement comme obstacle ! Ce n’est pas moi qui commande !

_ Non, mais ta lutte est devenue un but en soi ! Quelles que soient les décisions du gouvernement, tu le combattras !

_ Bon, ben, vaut mieux pas rester ici… Il ne s’agit pas de devenir des cibles, pour quelque dingue ! »

Ils retournèrent vers leurs chevaux, qui s’étaient enfin immobilisés… Il est vrai qu’il n’y avait pas eu d’autres explosions… « Tu sais, Martinez, dit Piccolo tout en marchant. Je suis persuadé maintenant que tant qu’on a du pouvoir, on ne peut pas vraiment considérer l’autre comme réel !

_ J’ t’avoue que je ne percutes pas vraiment non plus ce que tu me dis !

_ Tant qu’on veut commander, imposer son point de vue, même au nom du bien, et toi, c’est au nom des travailleurs, on ne prend pas l’autre dans sa totalité ! Il devient un adversaire et tant pis pour sa complexité !

_ Tu voudrais que je trouve des circonstances atténuantes aux profiteurs et aux exploiteurs !

_ Je me moque des riches, Martinez, car ils ne sont pas heureux !

_ Mais les travailleurs ont des droits !

_ D’accord, mais ce qui te gêne aussi, ce qui te préoccupe, c’est que tu aies raison, que tu sentes ta valeur au travers de ton combat ! Si tu es autant dérangé par les profiteurs, c’est parce que tu les vois supérieurs, manipulateurs et ton ego en souffre ! Tu n’arrives pas à les considérer tels d’autres êtres humains, avec leurs différences et leur tragédie ! Pour toi, ce sont des méchants, ainsi qu’ils se ressembleraient tous !

_ Je défends le plus faible !

_ Tant que notre domination n’est pas brisée, les autres restent des esclaves…

_ Mon Dieu, ce que tu travailles de la cafetière !

_ L’autre est indistinct sous notre pouvoir ! Regarde Rimar : il tue des gens, pour soi-disant les rendre libres, ou les protéger ! Sa folie ne lui apparaît même pas, car il n’a pas vraiment conscience de l’existence des gens, tellement il a de pouvoir ! Le lion qui déchire son rival ne voit que lui !

_ Et tu voudrais que je me relâche dans ma lutte, contre les profiteurs, pour apprendre qui ils sont, pour que je les respecte ?

_ Oui, car tu ne pourras pas les détruire ! Il y a un profiteur qui sommeille en chacun de nous ! Par contre, on change les gens en commençant par bien les voir, par leur donner du respect ! Il n’y pas d’autres solutions, même si beaucoup ne changent pas pour autant !

_ Il y a les lois qui évoluent, heureusement ! Je fais en sorte que les droits soient respectés !

_ Bien entendu, mais ce n’est pas suffisant ! Et comme je te l’ai déjà dit, tu es dans une impasse !

_ Voilà nos chevaux, nous allons pouvoir reprendre la route ! »

Mais ils ne purent aller bien loin, car des soldats, qui étaient camouflés, se dressèrent et les mirent en joue ! Piccolo et Martinez furent faits prisonniers et on les conduisit dans un camp, où grouillaient des militaires et toutes sortes d’engins ! Alors qu’on se dirigeait vers une tente, un petit groupe en sortit d’une autre et Piccolo eut la surprise de reconnaître Rimar ! Il l’avait déjà aperçu dans RAM… et à cette époque, l’enfant Dom était un séducteur, heureux de plaire ! C’était un « gamin » qui aimait plus que tout être la vedette, le gagnant ! Son triomphe entraînait celui de la population, qui l’admirait alors ! C’était un jeu de miroirs !

Maintenant, il ressemblait à une poupée de cire ! Il martelait un discours de haine, avec un œil fixe, comme s’il avait été en verre ! C’était déjà un vieillard et ses jours étaient comptés ! On ne peut être hors de soi très longtemps !

 

 

115

 

 

La vie dans RAM ne variait pas beaucoup, malgré la prise de pouvoir par les enfants Doms ! En effet, ils étaient incapables de vraiment gérer la ville et ils laissaient cela à des adultes, des ministres, tels que Yumi Tanaka ou Morny, l’ancien député de droite ! Mais surtout entre les enfants Doms et les Doms, ces hommes et ces femmes qui étaient également régis par leur domination, il n’y avait qu’une question de degré ! Il n’existait donc pas de caractéristiques tranchantes dans la rue, de signes qui auraient pu amener un changement profond ou radical ! D’ailleurs, déjà aveugles sur leurs propres influences et actions néfastes, les Doms ne repéraient pas les enfants Doms, n’en étaient même pas affectés, bien qu’ils découvrissent dans les médias leurs crimes aussi étranges que horribles ! On apprenait par exemple qu’un élève avait poignardé son professeur, mais les Doms ne voyaient pas de relations entre leur comportement et celui des enfants Doms et ils se contentaient juste d’être inquiets, quant à la dégradation de l’époque !

Cependant, les Doms, toujours agités, toujours avides de nouveautés, avaient vu apparaître dans les commerces un robot, dont la mission devait être de rendre plus fluide les achats ! Il fallait éviter les heurts, les malentendus et on avait pensé à une sorte de médiateur créé par l’électronique et l’IA ! Jack Cariou, qui avait déjà eu affaire à la « machine », l’avait naturellement appelée le robot Dom et voici pourquoi… On choisissait ses légumes, on les examinait pour trouver les plus beaux, tout en se réjouissant de disposer d’une telle richesse, quand le robot venait se placer derrière vous ! Il pouvait avoir l’apparence d’un homme ou d’une femme et il penchait sa tête artificielle sur le côté, comme pour vous demander de vous presser !

Il lui arrivait même d’exhaler un soupir, si jamais vous preniez le temps de faire tourner une pomme de terre entre vos doigts ! Il tapait également du pied sur le sol, ou il regardait sa montre, une grosse et fausse bien entendu, ou encore il prenait à témoin les autres clients, voulant montrer combien vous étiez désagréable et impoli ! On espérait ainsi éviter les bavardages sans fin, avec le ou la commerçante, les comportements inciviques, qui ne tenaient aucun compte du tour des autres et qui les comblaient d’impatience ! Le robot Dom vous suivait à la trace, ne vous quittait pas, essayait même de prendre vos emplettes, pour les déposer à la caisse et finalement il monopolisait toute l’attention, il n’y avait que lui qui comptait, de même que vous auriez habité, été marié avec lui !

Votre personnalité devait se soumettre à ce « tas de ferrailles », à cet être sans âme, qui ne savait même pas pourquoi il vivait, ni sur quelle planète il était ! Construit par les Doms, il aboutissait à un Dom ! Il était seulement soulagé quand vous aviez payé et tout de suite alors, il parlait haut et fort avec la vendeuse, comme s’il attendait depuis une heure et que vous aviez été jusque-là un obstacle ! Mais tout aussi bien il vous bloquait la sortie, ne sachant visiblement pas comment vous éviter, ainsi que vous auriez été un problème et inadapté ! Tout ce qui pouvait vous humilier, vous transmettre son mépris était utilisé ! Les Doms avaient là un frère ou une sœur ! Le robot était l’exact reflet d’eux-mêmes ! Pareils à eux, il menait une guerre sourde, toute consacrée à sa domination, à sa supériorité et donc à la destruction de tout ce qui ne lui était pas soumis !

Dans ses circuits électroniques coulait de la haine ! Son IA voulait triompher et ne supportait pas l’opposition ! Si vous étiez épanoui, heureux, il dardait sur vous ses yeux comme des braises ! Il était scandalisé de ne pas régner et il ne rêvait que de vous écraser ! Il frottait ses mains en plastique, s’il avait l’occasion de moucher quelqu’un ! On eût dit un rat joyeux ! Mais toujours, inlassablement, il pesait sur vous, vous agressait partout et tout de suite et attendre, se montrer curieux des autres et des choses, lui était absolument étranger ! Le robot Dom était une source quotidienne de désespoir et il représentait justement l’anti-progrès ! Une évolution simple, à la portée de tous, aurait été en effet de ne pas oppresser l’autre, afin d’être respecté soi-même ! On pouvait très bien améliorer la vie, en s’apaisant, en apprenant à aimer son prochain, mais le robot Dom dans ce cas eût l’air d’un monstre, d’un être à part et on l’eût vite haï !

Il n’éveillait au contraire l’attention de personne, mais un jour Cariou en eut marre et alors que le robot Dom le méprisait, en lui donnant un coup de coude, il arracha les fils qui lui sortaient de la tête et tordit ses antennes, qui apparemment étaient juste là pour la décoration ! Le robot se mit à clignoter et à faire retentir une sirène, mais Cariou n’en eut cure et laissa plutôt aller sa colère ! Au vrai, il était fatigué de cette petitesse, de cette médiocrité constante, de cette inertie qui témoignait de celle des Doms et il finit par donner un sérieux coup de boule au robot ! Celui-ci, une main sur la joue, comme s’il pouvait avoir mal, criait aux autres clients : « Vous avez vu ? Non mais, vous avez vu ! Il a osé me toucher ! Moi ! Le nec plus ultra de l’IA ! Police ! Il faut appeler la police ! Au meurtre ! »

Un qui avait suivi la scène avec intérêt, c’était l’Aveugle, qui on se le rappelle était un agent de Fumur et qui voyait comme un appareil photo ! Lui avait été encore surpris par cette indépendance, cette force dont avait fait preuve Cariou et il alla la rapporter à son maître !

 

 

116

 

 

« Du fait de la domination animale, écrivait Andrea Fiala, nous voulons tous sentir notre valeur, notre développement ! Cela implique que tôt ou tard nous nous servions des autres, pour éprouver notre supériorité et guider notre réussite ! Même si nous parlons au nom des pauvres, même si nous pensons notre cause juste ou nous croyons objectifs, nous avons besoin de « vaincre » l’autre, d’imposer notre avis, d’avoir raison, car c’est le sentiment de notre existence qui est en jeu ! C’est notre présence sur Terre qui en dépend !

La domination animale nous conduit donc forcément à « dévorer » le monde, puisque la soumission, l’infériorité de l’autre nous est nécessaire ! Rappelons que notre domination a d’abord été, comme il se doit, physique (défense du territoire) et qu’elle est maintenant psychique ! La guerre en Kuranie, ne change rien à cette évolution, malgré les apparences, car au contraire elle montre encore, si besoin était, combien un conflit armé, aujourd’hui plus qu’hier, est sans issue, ne résout rien et est catastrophique, sinon ruineux, pour tout le monde ! D’ailleurs, on voit bien que l’opinion est devenue une arme aussi importante que les autres et que le conflit se joue autant avec les corps que dans les consciences !

Même si la domination physique ne peut totalement disparaître, c’est la domination psychique qui prévaut à notre époque et elle utilise tous les moyens mis à sa disposition, comme les réseaux sociaux par exemple ! Il n’en demeure pas moins qu’elle reste une domination et que, si les hommes sont appelés à ne plus s’entre-tuer, ils sont devant le défi de se respecter entre eux et de ne plus chercher à asservir qui que ce soit, même avec la pensée ! Le progrès a donc un champ ouvert et infini devant lui, d’autant que la domination psychique montre déjà ses travers !

En effet, si notre équilibre ne repose plus que sur le fait d’avoir raison, quand bien même nos sentiments sont valables, on comprend que certains « s’enferment » dans leur univers, se garantissent contre toute intrusion mentale étrangère, forment comme des vases clos, ce qui est obtenu en devenant une sort de « pile » à dominer ! C’est par une domination psychique totale qu’on se rassure et qu’on échappe à la peur que crée la différence ! Ainsi l’enfant Dom agresse-t-il instamment les autres, pour obtenir leur soumission et inutile de dire combien ce comportement est épuisant et destructeur !

Mais, au fond, les enfants Doms sont des « intégristes » et ils remplacent la religion par leur égoïsme ! Mais, si leur cas est extrême, nous avons tous besoin de dominer et que l’autre reconnaisse notre valeur, ce qui ne va pas sans le blesser, le mépriser ou le détruire ! Notre domination, même psychique, empêche la paix et prolonge le chaos et ce d’autant que nous avons conquis notre liberté, que nous nous fions au savoir, puisque nous apprenons combien notre condition est difficile, fragile, avec le réchauffement, l’impasse économique, etc. ! Plus nous angoissons et plus nous sommes comme forcés de nous raccrocher à notre domination, et plus l’autre bien entendu en pâtit, et plus les divisions sont nombreuses, et plus la haine et le mépris sont monnaie courante !

Tout le monde peut constater facilement cela ! Mais, maintenant, considérons un phénomène, une exception ! Imaginons un être qui a une foi sincère, c’est-à-dire qu’il a confiance en Dieu (nous ne parlons pas ici de ces soi-disant croyants, qui veulent justement imposer leur message, car c’est de la domination, nullement de la confiance) ! Mais cet être-là, animé par une foi sincère, n’aurait plus besoin de dominer, puisqu’il pourrait se dire à chaque instant que Dieu l’aime et donc que lui-même a de la valeur ! Qu’aurait-il à chercher en plus la soumission de l’autre ? Il s’en moquerait ! Pourquoi voudrait-il avoir raison ? Qu’est-ce qui le pousserait à piétiner, blesser ou mépriser ? Il serait rassuré sur son compte tout le temps, quelles que soient les conditions ! Il pourrait perdre la foi, si le malheur l’accable ? Sans doute et alors ?

L’important est de comprendre que, sans la foi, la domination nous reste nécessaire et qu’elle nous maintient dans la nuit ! La paix est un chant de l’amour ! »

 

 

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« Eh ! L’orgueil ! Comment va le monde ?

_Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

_ Eh ! L’orgueil ! Tu ne tues pas ? Tu ne violes pas ? Tu ne détruis pas ?

_ Hélas, la guerre est une tragédie et mes ennemis sont nombreux ! Snif ! Attends, je me mouche ! Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, la guerre est une tragédie… J’en suis bien conscient, hélas ! D’ailleurs, qui mieux que moi le saurait, puisque c’est moi qui…

_ Qui tue les gens !

_ Exactement ! Et crois-moi, j’en ai gros sur la patate ! Mais, le devoir… La vie n’est pas seulement une chose agréable ! On n’y fait pas seulement ce que l’on veut ! Tu verras, quand tu seras plus grand !

_ Eh ! L’orgueil ! Tu t’ fout’rais pas d’ moi, par hasard ?

_ Mais non, pourquoi tu dis ça ? J’suis quelqu’un de sérieux, moi ! J’ai aussi ma croix à porter ! Du moins j’ose le penser ! J’suis pas comme toi, plein de prétentions ! Je tue modestement, par devoir, parce que c’est nécessaire ! C’est vraiment pas par gaieté de cœur ! Mais faut bien que quelqu’un prenne des décisions, même si elles sont lourdes !

_ Eh ! L’orgueil ! Regarde cette photo ! Que vois-tu ?

_ Ben, une personne !

_ Bingo, l’orgueil ! C’est une personne ! Une vraie personne ! C’est-à-dire un être comme toi et moi ! En chair et en os ! C’est une personne qui existe vraiment, qui est comme toi et moi !

_ Pourquoi tu me dis ça ? Je vois bien que c’est une personne ! Qu’est-ce que tu manigances ?

_ Moi, rien du tout ! Mais je sais que tu n’arrives pas à comprendre que l’autre existe vraiment ! L’autre demeure une abstraction pour toi ! Sinon tu ne le tuerais pas ! Tu ne l’écraserais pas ! Tu ferais attention ! L’autre est un autre toi-même !

_ Oui et non, car c’est peut-être un ennemi, un étranger ! Un homosexuel ou pire, un pédophile ! Et tu voudrais que je le respecte ?

_ Ou encore pire, un assassin comme toi ! Pardon, l’orgueil, j’ose te dire ce que tu es ! La pire des canailles ! Allez, l’orgueil, fais pas la tête ! On va danser sur ce monde d’accord ? Un, deux trois ! Tu chantes avec moi, alors qu’on danse ! « Tuons les gens, mentons, au chaos ! C’est pas grave ! Pillons, détruisons, marchons sur les enfants ! Le feu ! A moi l’apocalypse ! Car seul moi compte ! Moi qui suis supérieur ! Moi qui méprise ! Moi qui suis important ! Je danse sur le chaos du monde ! Car moi seul compte ! Les autres n’existent pas ! Je suis le dieu vivant ! Je suis le nec plus ultra ! Je suis l’orgueil ! A moi la mort ! » Tu danses pas l’orgueil ? T’aimes pas ton portrait ?

_ Sache que je ne répondrai pas à tes provocations ! Je suis grave ! Je salue le drapeau ! Je pense aux héros morts ! J’ai du respect pour les familles ! La réalité est dure et je fais face ! Un jour, on dira comme j’ai été à la hauteur ! J’entre dans la légende ! Mon visage austère imprime le marbre !

_ Et les enfants morts ? que tu as tués, pour continuer à les avoir au chaud ! Car c’est le prix de ton cirque ! Quand je disais que t’étais une canaille ! Pas une seule de tes grimaces ne remplacera les enfants que tu as tués ! Pas une seule de tes rides méritait la mort d’un homme ! Tu ne sais toujours pas que l’autre existe ! Tu es toujours dans ta farce ! Tu es fou, dans ton monde ! Tu es ivre, l’orgueil ! Mais tu es le résultat de notre époque ! Tu es le résultat de tous nos petits orgueils ! Tu es la domination animale éclatante, délirante, sans freins !

_ Mais qu’est-ce que tu racontes ?

_ Mais tu es celui ou celle qui poussent au cul à la boulangerie ! Seulement t’as des chars et t’as supprimé la loi ! Mais… mais tu pleures ?

_ Eh oui ! J’suis humain quoique t’en dises ! J’ai ma sensibilité !

_ Bien sûr…

_ J’ai le droit d’craquer, moi aussi, non ?

_ Bien sûr !

_ Personne ne m’aime ! J’suis bien seul et personne ne m’aime !

_ Ben, le pouvoir, ça isole, forcément !

_ Oui, snif ! Enfin, une parole gentille, qui montre de la compréhension ! Dieu sait si je suis méconnu !

_ Tu la ramènes pourtant tous les jours ! On ne voit que toi !

_ A qui la faute ? Si tu crois que ça m’amuse tout ça ! Moi, c’ qui m’intéresse, c’est la pêche, le grand air !

_ Hitler rêvait, lui, de revenir à la peinture !

_ Tu me compares à ce monstre, salaud va !

_ Mais lui aussi était une victime ! Il avait été traumatisé par un tas de choses ! Lui aussi comprenait que l’autre existe réellement, mais il le tuait quand même ! Quand je pense aux enfants morts qui t’attendent de l’autre côté, pour demander justice !

_ Mais ils auront compris mon devoir !

_ Bien sûr ! Je peux t’assurer qu’ils ont été édifiés... et qu’ils n’en reviennent pas ! Eux avaient confiance ! Ils pensaient que les adultes les protégeaient ! Mais tu les a remis à leur place ! Une éducation éclair !

_ J’aurai ta peau, l’affreux ! J’ai déjà donné des ordres !

_ Mince, t’es en train de montrer ton vrai visage ! Celui de la haine et d’une haine sans bornes ! Où est le devoir ? Eh ! L’orgueil, comment va le monde ?

_ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

_ Eh l’orgueil, quand respecteras-tu les autres ?

_ Peuh…

_ Eh l’orgueil, quand évolueras-tu ?

_ Plutôt crever !

_ Eh ! L’orgueil, quand feras-tu un effort ?

_ Mais… mais je suis le devoir !

_ Eh l’orgueil, comment va le monde ?

_ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

_ Eh ! L’orgueil, quand aimeras-tu ? Quand penseras-tu aux autres ? Quand aimeras-tu ? Quand cesseras-tu d’être une cadavre, quand bougeras-tu ?

_ Mais… mais tout se passe comme prévu !

_ Un accroc, l’orgueil ?

_ Jamais ! J’ai… j’ai la bombe !

_ Eh ! La destruction totale, plutôt que de demander pardon et de reconnaître ton erreur !

_ Exact ! C’est mon prix !

_ On s’en doutait, l’orgueil ! L’amour de soi n’a pas de limites ! Et tu sais que l’autre existe ? »

 

 

118

 

 

Si le roi Rimar était occupé avec sa guerre, en Kuranie, son épouse, la reine Sarma, avait aussi trouvé de quoi faire ! Elle avait fondé un groupe un peu spécial, uniquement composé de femmes, qui étaient numériques ! Elles avaient toutes une tête de poupée, botoxée, avec des lèvres particulièrement proéminentes, ce qui donnait l’impression que les visages avaient été couturés ! Mais la chirurgie esthétique ne s’était pas arrêtée là et avait rendu les attributs féminins éminemment agressifs ! Les seins pointaient tels des canons et paraissaient menaçants, tandis que les fesses ressortaient et là encore, elles semblaient s’imposer plutôt que d’inviter à la découverte !

La domination féminine s’était emparée du corps, non pour séduire davantage, mais au contraire pour « dompter » le désir masculin, en l’impressionnant, en lui enlevant toute initiative, toute force, comme s’il devait suivre un parcours fléché, avec toujours le risque qu’il abîmât une « œuvre d’art » ! La femme numérique, ou la Numérique, se cachait derrière une idée de la perfection, n’était plus vulnérable à cause de ses défauts, ne se livrait plus, s’imaginait faire partie d’une élite et méprisait le mâle, bien qu’il fût nécessaire, ne serait-ce que pour les mondanités ! C’est que la Numérique se vouait un culte, car elle n’était plus seulement elle-même, mais elle était encore au service d’une création esthétique, d’un idéal, ainsi qu’une prêtresse adorait son dieu !

L’homme couchait avec deux personnes, avec la femme d’origine et les apports de la chirurgie ! Mais surtout les Numériques étaient en colère ! Elles étaient outrées, scandalisées par ce qu’elles appelaient le patriarcat ! Elles avaient l’impression de se réveiller d’un cauchemar : comment l’homme avait-il pu asservir la femme de cette façon et depuis si longtemps ? Comment la femme avait-elle pu se laisser faire ? Les Numériques ne se demandaient pas d’où venait le patriarcat, quelle était l’origine de la domination masculine et à quoi elle avait pu servir… Elles ne voyaient pas la construction des nations, ni la défense du territoire, mais elles étaient juste envahies par la haine, d’autant que les féminicides continuaient et étaient même de plus en plus nombreux !

Certaines hommes en effet ne trouvaient leur équilibre qu’en dominant leurs compagnes et quand celles-ci, avec la conscience de leur époque, voulaient reprendre leur liberté, quitter une relation qui les humiliaient, les détruisaient, elles provoquaient une panique, une violence souvent fatale chez ceux qui se croyaient les maîtres ! Face à un tel chaos, à une telle horreur, les Numériques, la reine Sarma en tête, avaient décidé de tenir le rôle de justicières et de nettoyeuses ! Elles allaient purger le monde de ces mâles de « l’ancien régime », celui de la domination masculine et par leur virulence, leur intransigeance, elles faisaient preuve d’un « jacobinisme » féminin !

Elles se réunissaient d’ailleurs en petit comité, pour examiner à la loupe tel comportement masculin ! Elles jugeaient des hommes, d’après l’actualité surtout et le nombre de plaintes qui étaient portées contre eux ! Puis venaient le verdict et le châtiment ! Il fallait voir ces jeunes femmes, qui n’étaient plus totalement humaines, en train de condamner avec un accoutrement provoquant et dominateur, puisqu’elles étaient habillées de tenues noires et moulantes, jusqu’à ce que leurs formes perdissent tout attrait sexuel à force d’être menaçantes !

Les Numériques réglaient leurs comptes la nuit, ce qui leur permettait de se déplacer furtivement ! C’étaient de véritables amazones de l’épouvante ! Grâce à une souplesse incroyable, elles entraient dans les appartements par les moyens les plus divers et elles tenaient bientôt à leur merci le propriétaire, un célibataire déjà mûr, bedonnant, qui se laissait apparemment aller, qui ne sentait pas bon et qui en plus avait injurié son ancienne femme dans la rue ! On était là devant le type même du patriarcat, celui qui méprisait les femmes et qui se croyait tout permis à leur égard !

Le mufle ne se révoltait pas : il avait bien trop peur ! Il était déjà en face de visages qui le plongeaient dans la stupéfaction ! Il n’en finissait pas d’essayer de revoir la femme sous la créature, mais encore tout autour le fixaient les Followers qui accompagnaient les Numériques et leur regard aveugle était terrifiant ! L’homme écoutait comme dans un songe les accusations dont il était l’objet et qui le montraient irrespectueux, alcoolique, dangereux ! La sentence de mort n’éveillait aucun écho dans son esprit, mais il continuait à regarder les Numériques, qui suscitaient en lui un désir trouble ! Mais cette apathie était considérée par les justicières comme un aveu supplémentaire de veulerie, de médiocrité, ce qui ajoutait encore à leur haine et elles ordonnaient sans plus tarder la curée !

Ce soir-là, les Followers se surpassèrent et c’est avec une frénésie folle qu’ils se mirent à dévorer leur victime ! Chacun déchirait un morceau, mais les cris firent sortir une autre femme de sa chambre ! Elle était vieille et elle se mit à hurler elle aussi : « Mais qu’est-ce que vous faites à mon pauvre garçon ?

_ C’est votre fils, madame ? demanda la reine Sarma. Mais c’est aussi un monstre et un danger, pour nous autres femmes ! Nous ne faisons que rendre justice !

_ Mais… mais il m’aidait pour mon cancer ! C’était mon seul soutien ! Rendez-moi mon p’tit, par pitié ! »

 

 

119

 

 

Peur et Vérité marchaient ensemble… Peur dit : « Et comment je vais faire, moi ? Non, parce que j’ai ça et encore ça à payer ! Je m’en sors pas ! C’est bien simple, l’État me prend tout ! Tu vas voir ! J’ m’en vais manifester, moi !

_ Bah, ils t’auront pas vivant de toute façon !

_ Tu sais, y a des moments où je me demande qui tu es ! si t’es pas un peu folle, tellement tu apparaît cynique ou égoïste ! On dirait tu te moques de l’inquiétude des gens !

_ C’est pas ça… Je vais t’expliquer…

_ Et la guerre en Kuranie ? C’est bien beau de se montrer solidaire, mais on n’a pas les moyens de fournir des armes ! Et puis, c’est nous qui subissons les sanctions ! T’as pas vu ma facture énergétique ! Elle a fait un bon ! Mais c’est pas notre guerre !

_ C’est aussi notre guerre parce que…

_ Et la sécheresse ? C’est bien simple, y a plus d’eau et l’été arrive ! Comment on va faire ?

_ Effectivement, c’est grave, mais la solution…

_ Et la délinquance et la drogue ? La violence est partout ! On n’arrête plus les délinquants ! J’suis pas raciste, mais faut bien reconnaître que les étrangers sont souvent coupables !

_ C’est vrai, mais le problème commence déjà…

_ Et la pollution ? Hein ? Moi, j’ai dû arrêter le compost à cause des rats, figure-toi ! C’est bien beau le tri des déchets, mais si ça se solde par une invasion de rats ! Tu les as vus, ils sont dégoûtants ! Et puis, ils portent des maladies !

_ Au sujet des rats…

_ J’ai trouvé une superbe confiture dernièrement… J’ai pu voir comment ils la fabriquent… Ils la font lentement cuire dans des chaudrons…

_ Sais-tu comment la confiture prend sa texture épaisse...

_ Par la pectine, je crois…

_ Non, c’est le sucre qui se caramélise ! On chauffe une confiture à 105°, sur le thermomètre à sucre !

_ Et donc, je les ai vus cuire la confiture dans des chaudrons… Je connais bien tout ça ! Tout de même, je m’ennuie bien ! Au magasin, je ne ne croise que des tarés !

_ Ton mépris entraîne certaines choses…

_ Je regarde les gens de haut, tu peux me croire ! Non mais, pour qui se prennent-ils ?

_ Tu ne fais que rendre coup pour coup…

_ Tu sais ce que j’aimerais, c’est de ne plus avoir peur ! De trouver un véritable sens à ma vie ! Là oui, je pense que je serais heureuse !

_ Je peux t’aider pour ça…

_ Tiens, voilà madame Maupreux ! Bonjour, madame Maupreux, vous allez bien ? Comment ? On a essayé de vous escroquer sur le Net ? Que voulez-vous, madame Maupreux, ils sont partout ! Au revoir, madame Maupreux ! Tu disais, Vérité ?

_ Rien, je ne disais rien !

_ Tu sais, je te trouve un peu tristounette en ce moment ! J’ai l’impression que tu te renfermes, non ? Va falloir quand même que tu te boostes un peu !

_ Hon, hon…

_ Ah oui ! Ne plus avoir peur, quel rêve ! Est-ce que tu sais que ce thé vient de Chine ? Il a séché au feu de bois… Mais tu t’en moques, j’parie ! T’as toujours été dans ton monde ! Je me demande si tu te sens pas un peu supérieure…, or nous sommes tous pareils ! Mais peut-être l’ignores-tu ?

_ Tiens, il va pleuvoir…

_ Et tu détournes la conversation en plus ! Y a quelque chose de pénible chez toi, tu sais ?

_ Ah bon ?

_ Ouais… Allez, j’ose te le dire ! Dès qu’on ne s’intéresse plus à toi, tu n’écoutes plus personne ! Pas vrai ? Je vais même aller plus loin, car après faut pas que tu t’étonnes de ton malheur ! Mais tu veux le secret ? Etre attentif aux autres ! C’est la seule solution ! Quand tu penseras enfin un peu moins à toi-même, tu trouveras tes problèmes bien légers, voire insignifiants ! La pêche, quoi !

_ Merci du conseil !

_ Pas d’ quoi ! Tu sais que Roger va faire des examens ! Tu vois un peu qu’il ait un cancer ! Qu’est-ce que je vais faire, moi ? »

 

 

120

 

 

« Ragondin appelle Castor, répondez ! »

La radio venait d’émettre aux pieds de Ratamor, alors que celui-ci faisait le guet, camouflé dans l’obscurité ! « Castor, j’écoute ! Parlez Ragondin ! dit Ratamor, qui avait saisi le micro.

_ Rien à signaler de votre côté ?

_ Rien, l’objectif n’est toujours pas en vue !

_ Bien, continuez la surveillance et prévenez-moi s’il y a du nouveau... »

Le commando Science effectuait une nouvelle mission : il s’agissait d’intercepter un généticien, qui avait réussi à transformer des souris, de sorte qu’elles se nourrissaient de pétrole ! C’était un bon moyen pour nettoyer certaines pollutions, mais, malheureusement, le chercheur gardait jalousement son secret, au profit de son pays ! Le commando Science devait l’enlever sur la route de son domicile et pour l’instant, c’était Ratamor qui assurait la liaison avec le Général, qui avait pris pour nom de code Ragondin !

Soudain, Ratamor perçut un mouvement… On progressait dans les buissons, comme si on cherchait à attaquer le commando ! Une sueur froide envahit Ratamor, qui avertit son chef : « Castor à Ragondin, répondez ! dit le professeur d’une voix basse.

_ Ragondin, j’écoute ! Parlez Castor !

_ Un ennemi non identifié vient vers nous ! Je répète : un ennemi non identifié essaie de nous encercler !

_ Soyez prêts à quitter la position, Castor ! On a sans doute été trahi ! Confirmez ordre reçu, Castor ! Castor ? »

Mais Ratamor ne répondait plus, car il était fasciné par les formes blanches qui évoluaient dans la direction du commando ! D’ailleurs, chaque scientifique à présent, la gorge sèche, se demandait à qui il avait affaire et on attendait un assaut d’une seconde à l’autre ! « Répondez, Castor ! fit de nouveau inquiet le Général à la radio, quand de jeunes gens, vêtus en tout et pour tout d’un short et d’un tee-shirt, bien qu’il fît un froid canard, surgirent des buissons, en poussant de grands cris de guerre ! Puis, ce fut la ruée et Ratamor dut se débattre contre deux assaillants, au corps encore frêle, à peine sorti de l’adolescence !

« Bon sang ! s’écria le professeur ! Mais qu’est-ce qui vous prend, les gamins !

_ Baisse tes putains de yeux ! lui jeta un des jeunes.

_ Non au rationalisme ! Vive Jésus ! » hurla l’autre.

Ils se déchaînaient sur Ratamor, lui envoyaient des coups de pieds, tentaient de faire tomber l’adulte, afin de le neutraliser ! Ils avaient l’air d’avoir eux-mêmes un entraînement de commando et pourtant la lumière se fit dans l’esprit de Ratamor : « Ce sont des scouts ! pensa-t-il. Mais des scouts d’aujourd’hui ! Leur BA, c’est de me massacrer ! On sent la main de l’extrême droite, la patte des Tradis ! La Vendée n’est pas loin ! Le soi-disant âge d’or du christianisme en France ! De l’ordre et encore de l’ordre ! Des horions pour vaincre la peur ! La peur face à un monde sans Dieu ! »

« Eh ! Les mômes ! fit Ratamor. Vous n’avez pas honte ? Où est Jésus dans votre violence ? Où est votre foi, votre confiance ? »

« Sale matérialiste ! Serpent ! » entendit encore Ratamor au-dessus de sa tête et il allait succomber, lorsque d’autres attaquants apparurent et chargèrent les scouts ! Ceux-ci étaient moins nombreux, mais un peu plus costauds et eux aussi s’encourageaient au moyen de slogans : « A bas les fascistes ! criaient-ils ! Non à la violence ! A bas l’extrême droite ! »

« Des antifas ! » songea Ratamor, qui fut tout de même soulagé de ses agresseurs, mais la mêlée devint inextricable ! On se défendait de coups donnés de nulle part, on était pris pour un autre, on tapait subitement son ami, on se mettait soi-même à crier pour l’un ou l’autre camp ! On ne voyait pas grand-chose, on frappait durement un arbre et on avait un mal incroyable, qui faisait monter les larmes, mais on souffrait en silence, de peur du ridicule !

Un scout voltigeait, dans sa petite tenue, ou un antifa tombait dans un piège, creusé là apparemment depuis longtemps ! « Castor ! Mais bon sang ! Répondez ! » faisait toujours la radio, tandis que le tumulte soulevait un nuage de poussière ! Ratamor aveugle trébucha, se rattrapa, puis trébucha de nouveau, pour plonger dans une mare glaciale ! « Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » firent les grenouilles réveillées.

Ratamor, saisi par le froid, jura : il en avait marre de tous ces dingues ! Il n’avait jamais vu une époque pareille ! Il avait l’impression d’être entouré de débiles et les plus fous étaient ceux qui criaient le plus fort !

 

 

121

 

 

Martinez et Piccolo étaient prisonniers chez les soldats de Rimar et ils étaient interrogés sous une tente, car on les suspectait d’être des espions à la solde de la Kuranie ! « Des civils au milieu de nos lignes, disait l’officier, vous êtes bons pour le peloton, les p’tits gars ! On rigole pas avec le renseignement !

_ Peuh ! fit Martinez. Qui c’est qui commande ici ? C’est vous ou c’est moi ? »

Cette sortie sidéra tout le monde, y compris Piccolo ! « Comment ? fit l’officier. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

_ J’suis l’ patron du syndicat rouge ! Vous m’ toucher et j’ bloque RAM ! Il vous faut du carburant pour vos chars, non ? J’ai qu’un mot à dire et les raffineries cesseront de fonctionner ! Eh ouais, c’est comme ça ! Toi, le biffin, tu vas nous laisser partir sans moufter, sinon ta famille paiera le prix ! J’suis le parrain rouge, tu piges ! »

Il y eut un long silence et Piccolo regardait le ciel, en murmurant : « C’est pas vrai ! Non, mais c’est pas vrai ! »

L’officier eut enfin un sourire et s’adressa à Martinez : « Ainsi, c’est toi qui diriges RAM, grâce à ta mafia syndicaliste ? C’est ça ? Et tu menaces aussi ma famille ?

_ Oui, c’est moi Don Martinez! Et si tu nous laisses nous en aller, j’oublierai le temps que tu nous a fait perdre ! Si mes hommes sont sans nouvelles de moi, ils vont tordre RAM comme une serpillière, pour me retrouver ! Et toi, l’officier, t’en seras responsable ! Mauvais temps pour l’armée, tu peux m’croire ! »

Il y eut de nouveau un silence et Piccolo pensait à des vitraux dans une église ! Ils répandaient une douce lumière orangée sur les dalles de pierre et à côté des bleus profonds, les saints étaient nimbés d’une joyeuse couleur citron ! Quelle paix, mais une expression carnassière se peignit sur le visage de l’officier ! « Je crois, Martinez, dit-il, que tu n’as plus le sens des réalités ! C’est une conséquence typique de l’excès de pouvoir ! On prend l’habitude de commander et on file à toute vitesse ! On ne sait plus où est le frein à main ! Je sens qu’il est de mon devoir de te ramener sur Terre… Ici, c’est la guerre, Martinez ! Ici, les gens n’ont plus rien et ils se nourrissent avec ce qu’ils trouvent parmi les gravats ! Ici, on atterrit ! On ne roule pas des mécaniques, parce qu’on sent un courant d’air et qu’on veut fermer la fenêtre !

_ A partir de maintenant, je compte les secondes ! répondit le Don !

_ Sergent ! cria l’officier. »

Un type, comme une armoire à glace, fit son apparition, attendant les ordres ! « Sergent, dit l’officier, voilà vos nouveaux éclaireurs ! Vous leur donnez un uniforme, qu’ils montent en première ligne ! Ce sont des experts, le petit surtout ! »

Le sergent fit comme on lui avait dit et bientôt Piccolo et Martinez, en tenue kaki, durent avancer à travers des ruines ! « Vont m’entendre causer ! » maugréait Martinez et le sergent, de toute sa carrure, se mit devant lui : « Maintenant tu la boucles ! dit-il. Sinon on est mort ! J’ t’abats moi -même, si tu pipes encore une fois ! » Le Don rouge dut baisser la tête et on reprit la progression.

C’était un paysage de désolation extrême, comme si un géant s’était acharné à détruire toute habitation ! « Voilà le point alpha, les gars ! expliqua à voix basse le sergent. C’est ici que tout commence… ou finit, c’est selon ! Comme vous êtes des éclaireurs chevronnés, on vous la fera pas ! Vous allez, avec vos ruses d’indiens, jusqu’à la bordure qui est là-bas ! Puis, vous revenez pépères, me faire un rapport, Vu ? »

_ Et qu’est-ce qu’on est censé observer ? demanda Piccolo.

_ Mais l’ennemi ! Et je veux une info tellement complète que j’aurais l’impression d’être devant le journal du matin ! »

Martinez haussa les épaules et commença à marcher, suivi par Piccolo… Le syndicaliste était toujours en colère et et il continua à râler après le gouvernement, mais soudain tout explosa autour ! Piccolo se coucha sur le sol, tandis que pour la première fois il entendait miauler des balles ! Le mur, qui le protégeait, n’en finissait pas d’être réduit en poudre ! Il prit conscience que sa vie ne tenait plus qu’à un fil et son pouls battait à une vitesse folle ! La peur l’écrasait et il eut une vision de l’enfer !

Il fallait ramper, lentement, aussi bas qu’un ver, pour espérer garder cette chaleur du corps, pour revoir d’autres hommes debout ! Ce fut là que Martinez craqua ! Il lui était impossible de comprendre subitement combien l’existence pouvait être terrible ! Le mal, pour lui, c’était les riches, les profiteurs ! Il y avait des coupables et il les fustigeait ! Mais Piccolo, lui, savait que le mal était en chacun de nous et que nous voulions a priori détruire les autres ! La guerre n’est en fait que notre mépris à un degré absolu ! Ainsi, à cause de sa sensibilité, Piccolo était bien plus lucide que Martinez et au fond il était mieux préparé à l’horreur ! N’en souffrait-il pas chaque jour, même si elle restait dans le cadre de la loi ? »

Martinez, lui, avait perdu tous ses repères ! Où était le capitalisme coupable? Il n’était plus le chef, il n’avait plus le contrôle de la situation et il perdit la tête ! Il se dressa et cria : « Vous ne savez pas qui je suis ! J’ peux bloquer tout RAM ! J’suis le Don rouge ! Alors, laissez vos fusils et v’nez discuter ! »

Le syndicaliste sauta en l’air et s’écroula ! Il était mort, le grand Martinez, l’ancien shérif du Pecos ! Il allait bloquer l’ paradis, sûr !

 

 

122

 

 

Hiver, un vieil arbre chenu, dépourvu de feuilles, disait à Printemps, une belle femme couverte de boutons d’or : « Non, mais regarde-moi, ces crétins ! Chaque année, c’est pareil ! Chaque année, ils tombent dans le panneau ! »

En effet, sous les yeux des deux saisons, RAM était en pleine effervescence ! Partout, on manifestait, on se dressait sur ses ergots, en clamant haut et fort qu’on ne se laisserait pas faire ! « Chaque année, je leur enlève des forces, comme je le fais pour tout ce qui vit ! reprit Hiver. Les animaux hibernent ou ont plus de mal à trouver de la nourriture ! La sève des plantes reflue et le monde végétal s’endort ! Les hommes, eux aussi, devraient comprendre qu’ils subissent cette « mise en veilleuse » et ne pas s’inquiéter de se voir affaiblis, diminués ! Mais non ! Ils se troublent davantage, car les voilà devenus incapables de faire le lien entre leur comportement et l’influence des saisons ! Au lieu de prendre en compte leur fatigue, pour mieux la gérer, ils font preuve au contraire d’encore plus de rage et de mouvement ! Quelle bande d’imbéciles !

_ Ils ne connaissent plus que la ville ! répondit Printemps. Ils sont perdus en quelque sorte !

_ Ils n’apprennent rien, tu veux dire ! Mais quand comprendront-ils qu’une vie seulement matérialiste est impossible ? Le chaos permanent, qui règne dans les pays les plus riches du monde, témoigne de cette impasse, mais « on » est collé à ses illusions, comme la patelle à son rocher ! Si « ça » ne va pas, si on n’est pas heureux, c’est à cause des capitalistes ou des étrangers ! On a des coupables tout trouvés, ce qui évite de se remettre soi-même en question ! Regarde leurs leaders ! Ils rêvent d’un tsunami social, d’un ras-de-marée contestataire, qui renverserait quoi ? Comme si on allait se réveiller d’un cauchemar, avec un village souriant, où tout le monde serait l’ami de chacun, où l’économie ne serait plus un problème ! Et tout ça, parce que ces mêmes leaders ne veulent pas voir la réalité, à savoir qu’ils sont vieillissants et que leurs frustrations ne seront de toute façon pas satisfaites, alors que la mort les attend, apparemment vide de sens ! Ils cherchent à oublier cette crudité, cette horreur en criant et en s’agitant encore plus fort ! Sagesse : zéro !

_ Je suis moins sévère que toi…, fit Printemps. Je les entoure de fleurs, les embaume, les réchauffe et les voilà de nouveau souriants, prêts à la fête ! Leur simplicité m’émeut et parfois, ils sont bien plus courageux que toi et moi !

_ T’as le beau rôle ! Moi, je dois les faire travailler en profondeur, afin qu’ils sachent ce qui est essentiel, ce sur quoi ils peuvent compter ! Celui qui prend patience, qui veut me comprendre, n’y perd pas au change ! Il ne s’alarme pas, il reste paisible ! Encore faut-il prendre du recul, un peu d’ampleur ! Non mais, écoute-les brailler !

_ Et toi, t’es calme peut-être ?

_ Ah ! Ah ! T’as raison ! Je dois être le premier à montrer l’exemple ! C’est vrai : ils sont perdus… Ils ne savent même pas distinguer leur droite de leur gauche, comme on dit ! C’ qui m’énerve le plus, c’est leur arrogance ! Ils se croient forts et responsables, en faisant valoir leurs droits ! Mais ils ont toujours choisi la sécurité ! Ils n’ont jamais mis le nez dehors et ils s’étonnent de s’ennuyer !

_ Ils ont peur et ils tombent malades !

_ Ils sont haineux et agressifs, dès qu’on les surpasse !

_ Ils se mangent entre eux et se détruisent !

_ Ils n’évoluent pas et véhiculent des idées fausses !

_ Ils sont sensibles au malheur…

_ Je suis le socle, la confiance !

_ Ils se développent, même maladroitement ! Ils ont l’impression de devenir des hommes, en affrontant le gouvernement !

_ Je déteste la bêtise de l’extrême gauche, qui n’a rien retiré de l’échec du communisme ! Mais je hais tout autant la froideur et le mépris de l’extrême droite !

_ Égalité !

_ Je suis nécessaire !

_ Je sais, mais peu leur a été confié ! Ils se mettent rapidement en colère et rient tout aussi vite !

_ Nul n’est juge en effet, mais quelle couche !

_ Tu as pris tes gouttes ?

_ Ils ignorent ma poésie !

_ Les Béotiens !

_ Je me venge sur leur microbiote !

_ Si ça t’occupe... »

 

 

123

 

 

Jack Cariou se souvient… Il est bien loin de RAM, dans un bourg très étrange… Des pompes à essence sont démantibulées, au bord de la route et à leur pied dorment des adolescents, profitant de l’ombre… On ne voit chez eux que léthargie, attente et sans doute ont-ils encore de la haine, car ils se sentent abandonnés !

Ici, le temps s’est arrêté et les rues semblent désertes… Il y a bien un petit hôpital, où la vie continue… Des femmes préparent à manger autour d’un feu, allumé sur la terre ocre et c’est un peu d’animation ! Les couleurs des vêtements sont vives, mais la pauvreté est toujours là ! Les toilettes du bâtiment sont bouchées et cassées depuis longtemps, et quelqu’un se lave sous l’eau versée par un autre! Ainsi se détachent de l’obscurité deux corps squelettiques !

Si on fait le tour, on découvre l’hospice ! Des vieillards édentés, à la peau étirée par les os, vous regardent surpris ! Ils sont couchés ou assis sur des mousses rongées ou crevées ! Certains disparaissent même dans le trou de leur lit ! Ils ont des tenues disparates, des sandales éculées et eux aussi attendent, la soupe apparemment…

L’infirmerie est vide ! Nul médicament ! Les murs sont noircis de traces de mains et des fils électriques pendent au plafond... Ici, la guerre a tout emporté, tout vidé, même l’entrain ! On parle à voix basse, comme le vent !

A son retour à RAM, Cariou entre dans une boulangerie et il n’en revient pas ! Tout brille ! Des dizaines de gâteaux et de pains ! Une vieille dame ne sait quelle pâtisserie choisir ! Elle en a l’eau à la bouche ! La boulangère ne la presse pas, car elle a sans doute affaire à une bonne cliente ! Où est Cariou, ou plutôt où était-il ?

Dehors, la vie de RAM bat son plein ! Personne n’est content, tout le monde râle ! On n’en a pas assez, mais surtout, surtout, d’autres ont plus ! On se croit lésé, manipulé et l’amour-propre regimbe, trouve cela insupportable !

On veut la « peau » du système ! On crie, on hurle, on casse ! Pourtant, la boulangerie brille et il y a toutes sortes de fromages !

Cariou se souvient… Là-bas, l’espoir est mort dans des adolescents amorphes, malades ! Dans RAM, l’individualisation a progressé : on fait plus attention à soi, on a une conscience plus aiguë de sa personne, car on a du temps pour cela ! Il suffit d’acheter sa nourriture ! On n’a plus à la planter, ni à l’élever… Mais on braille comme si on nous enlevait le pain de la bouche !

Là-bas, le vent remplace les mots… Les gestes sont lents, les regards graves… On respecte l’autre…

Ici, on est plein de haine et de mépris, et pourtant la boulangerie brille !

Mais Cariou suit maintenant une autre vieille dame… Elle passe à la caisse d’une supérette… Elle dépose sur le tapis quelques articles, dont un peu appétissant sandwich sous vide ! « Comment peut-on manger ça ? se demande Cariou. Ne vaut-il pas mieux acheter une baguette ? » Mais la vieille dame paye : 4 euros !

C’est le prix de son repas, car c’est bien son repas ! Cariou l’imagine dans les rayons… Elle se dit : « Je ne dois pas dépenser plus de 5 euros ! » Elle examine donc chaque prix, remet des articles, en choisit d’autres, puis enfin arrive à un menu et quel menu !

Celle-là, on ne l’entend pas ! Elle n’est même pas remarquée par ceux qui crient ! Car on ne voit rien tant qu’on est mené par son ego !

On croit en la vie matérialiste alors que...

Le tribun est un capitaliste de la parole !

Le syndicaliste un capitaliste de la force !

Le riche un insensé !

La violence un luxe !

Dans RAM où le scout devient fasciste !

Cariou se souvient… Les enfants sont déguenillés et poussiéreux, mais ils ont les yeux grands ouverts et ils rient, montrant leurs dents bien blanches ! A côté, un homme sans jambes avance en s’appuyant sur les mains ! Quelle force ne lui faut-il pas ?

Mais dans RAM la dure, les enfants aussi sont émerveillés et la beauté est toujours là, pour celui qui sait la voir ! Dans RAM la dure, il y a des gestes nobles, de grands courages, des délicatesses surprenantes !

Cariou se souvient… Juste rester debout ! Ne pas flancher en pleine rue ! Et ces nuits pleines de cauchemars ? Et ces réveils, l’esprit brisé ?

 

 

124

 

 

L’Aveugle se plante devant Cariou : « Il y a quelqu’un d’important qui voudrait vous voir ! dit-il. Cariou regarde cet homme qui a les yeux tout noirs, comme remplis de nuit : « Eh bien, si quelqu’un d’important veut me voir, pourquoi le faire attendre ? répond-il. Il ne faut pas fâcher les gens importants, c’est bien connu ! » L’Aveugle acquiesce et les deux hommes se mettent en marche…

Ils vont vers une étrange citadelle, nouvellement construite dans RAM ! C’est un bloc qui monte vers le ciel, avec des découpures, pour lui donner plus de légèreté, mais l’aspect général est austère, voire menaçant ! On y entre par une porte de plusieurs mètres de haut, flanqué de piliers, ce qui fait qu’on prend conscience d’entrer dans un temple, quoiqu’il soit gardé !

A l’intérieur, le silence et la hauteur sont impressionnants et des fenêtres étroites et colorées semblent jouer le rôle de vitraux ! Puis, Cariou et son guide prennent un ascenseur transparent, qui les élève en leur donnant une idée encore plus exacte de l’immensité de l’édifice ! A l’ouverture, on pénètre d’emblée dans un vaste bureau largement éclairé et vient à la rencontre de Cariou Fumur en personne, tandis que l’Aveugle redescend !

Fumur est vêtu d’une robe unie, mais d’une matière riche et il a l’air affable : « Monsieur Cariou, dit-il, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation ! » Cariou n’est pas dupe de cette fausse modestie, destinée à le mettre en à l’aise, en le plaçant tel le décideur, et il répond avec un rien d’impertinence : « Mais c’est tout naturel, voyons ! J’ai toujours été curieux et je le suis encore plus maintenant ! 

_ Bien entendu, vous devez vous demander comment se fait-il que je vous connaisse et pourquoi j’ai désiré vous voir ! Mais prenez place, voulez-vous ! »

Les deux hommes s’assoient… « Thé ? Café ? » demande Fumur en désignant un service sur une petite table. Chacun a très vite une tasse et on reprend la conversation : « Voyez-vous, Cariou, reprend Fumur, je m’intéresse à tous les individus qui font preuve de caractère ! Et mon…

_ Espion ?

_ Mon informateur serait plus exact, il vous a placé sur sa liste ! Car, si je recherche des gens qui ont de la trempe, c’est que j’ai besoin de meneurs ou de meneuses !

_ Hum, vous savez, le pouvoir, quel qu’il soit, me sort rapidement pas les trous de nez !

_ Ah ! Ah ! Quand je vous disais que vous avez du caractère ! Mais imaginez votre force, votre tempérament au service d’une noble cause ! Est-ce que ça ne changerait pas la donne pour vous ?

_ Qu’est-ce que vous appelez une noble cause ?

_ Vous avez les yeux ouverts sur notre époque, Cariou, n’est-ce pas ? Il ne saurait en être autrement et vous voyez ce qui se passe… Le chaos est partout ! Les manifestations ne cessent pas ! La violence augmente ! Les étrangers sont de plus en plus nombreux et font n’importe quoi ! La barbarie de gauche est sans limites et menace nos vraies valeurs !

_ Nos vraies valeurs… ?

_ Eh bien, d’abord l’ordre, Cariou… Venez voir... »

Les deux hommes s’approchent de la baie vitrée et Cariou découvre un parc, entouré de hauts murs… Au milieu, des centaines de jeunes qui font des exercices et affermissent leurs corps ! « La jeunesse de demain, Cariou ! présente Fumur. Celle qui nous protégera des voyous et des durs syndicaux ou de l’ultra gauche !

_ Celle qui défendra également vos privilèges, car vous êtes aussi financés, j’imagine, par de grosses fortunes et des industriels puissants ! Votre action s’inscrit dans une histoire connue, celle du fascisme !

_ Mais il n’y a pas de chef ici, Cariou ! Ce qui nous anime, c’est l’esprit chrétien, qui veut qu’on respecte chacun !

_ A condition qu’on soit de votre côté et qu’on vous ressemble ! Ce que je vois ressemble beaucoup à un entraînement paramilitaire !

_ Disons que nous demandons de la virilité ! C’est l’héritage de l’ancienne chevalerie, en quelque sorte !

_ Vous savez, Jésus n’a jamais voulu dominer le monde ! Ce qui l’intéressait, c’était l’amour qu’il avait pour le Père et en témoigner ! La foi, c’est la confiance et c’est pourquoi Jésus offre sa vie ! Mais, quand je vous regarde Fumur, je ne vois aucune spiritualité en vous, aucune confiance ! Je ne vois qu’un homme perdu et qui a peur, d’où votre haine, car c’est elle qui vous soutient ! C’est ce qui explique vos combattants ! Mais où est passé l’enfant qui était en vous, Fumur ? Depuis quand a-t-il disparu ?

_ Ah ! Parce que vous croyez que ce sont des enfants, qui vont pouvoir défendre nos sociétés ?

_ « En vérité, je vous le dis, seuls ceux qui sont comme l’un de ces petits entreront dans le royaume de Dieu ! »

_ Nous sommes les gardiens du message !

_ Et vos ennemis ne désarmeront que quand ils redeviendront des enfants ! Nullement parce que vous voulez les détruire !

_ Dois-je comprendre que vous refusez mon offre ?

_ Oui, car comment pourrais-je prôner la confiance, en me préparant à la guerre ? Il s’agit d’abord de vaincre sa peur, c’est là le courage ! Au revoir ! »

Fumur ne répondit pas et Cariou pensa qu’il s’était fait un ennemi de plus et quel ennemi ! Mais, dans l’ascenseur, il songea encore que « la porte est étroite » et il haussa les épaules !

 

 

125

 

 

Piccolo avait réussi à quitter le front et ne se sentait pas pour autant un déserteur ! D’abord, il avait été enrôlé de force et surtout, il savait trop bien que c’était l’orgueil de Rimar qui était à l’origine du conflit ! Après la mort de Martinez et avec une patience inouïe, il avait échappé aux deux camps qui se faisaient face et il avait repris le chemin du centre de rééducation matérialiste, car il s’y sentait en sécurité, avec de bons camarades ! On y était loin du tumulte du monde, de sa sauvagerie d’idées, de l’égoïsme horrible de sa pensée ; les territoires étant devenus psychiques, chacun défendant sa domination à coups de mots haineux !

Non seulement c’était le chaos, mais celui-ci en plus, bien entendu, semait le doute, faisait de l’être sincère et de bonne volonté un cœur errant, rongé par l’inquiétude et prêt à se blesser, car on était éberlué, effaré ; on voyait toute logique partir au fil de l’eau et on avait l’impression de marcher sur la tête ! L’injustice avait l’air d’avoir tous les droits ! Elle frappait et reprochait la violence chez celui qui l’esquissait ! Elle se sucrait et tapait du poing quand l’autre mangeait ! Elle paradait et traquait le relâchement autour ! Elle écrasait, demandait toute l’attention et fustigeait, condamnait l’égoïsme qui voulait juste satisfaire un besoin naturel !

C’était l’époque des tyrans de l’esprit, qui plongeaient la simplicité dans un abîme de perplexité et de souffrances ! Qui était fou ? Qui voyait bien ce qu’il voyait ? Piccolo s’était longtemps éprouvé, afin d’obtenir quelque vérité, quelque certitude, car on tend naturellement vers la paix et il ne voulait surtout pas s’aveugler en rejoignant un des ces groupements virulents, violents, qu’il fût de droite ou de gauche, où on criait qu’on avait raison, puisque les autres étaient des pourris, des bons à rien, des vendus ! L’humanité s’était acharnée et s’acharnait à trouver sa liberté, ce qui était bien normal, et elle s’était débarrassée de toute idéologie, quasiment de toute autorité, quitte à dire que l’homme n’était rien, à peine plus qu’une bouse, mais il lui restait un pas essentiel à franchir, qu’elle se regardât enfin dans le miroir de sa domination, de son égoïsme, de sa fureur et de son hypocrisie !

En fait, les humains ne se rendaient pas du tout compte du mal dont ils étaient chacun d’entre eux l’auteur au quotidien, ce qui leur permettait de continuer à croire en leurs illusions, comme celle d’une vie uniquement matérialiste possible, avec le triomphe de la raison au bout, toute à la gloire du progrès ! Pour Piccolo, le centre de rééducation était un moindre mal : il y avait à manger, pour un travail qui ne l’éreintait pas, dans une ambiance plutôt bon enfant et cela lui donnait l’occasion de souffler ! Cependant, au camp, on s’inquiétait de l’absence de Martinez et son successeur, qui avait un drôle de nom : Matsup ! fit venir à lui Piccolo, dès qu’il sut son retour…

Le bureau était toujours une cabane améliorée, ce qui amena un sourire sur le visage de Piccolo, mais Matsup paraissait tout de même bien plus revêche que Martinez ! Il avait un œil froid, un maintien bien plus raide et on sentait chez lui une sorte d’obstination méprisante, voire cruelle ! « Asseyez-vous, Picc… Piccolo ! dit-il. Vous êtes revenu, c’est bien, mais qu’est devenu Martinez ?

_Hélas, il est mort ! » Et Piccolo de narrer les événements et terminant par : « Le plus regrettable, c’est que Martinez ait succombé sous les balles des oppressés, des plus faibles ! Il eût été plus juste, si je puis dire, pour un syndicaliste, qu’il fût la victime des agresseurs, du camp le plus puissant, à savoir celui de Rimar !

_ Mais, Piccolo, nous n’avons pas à choisir un camp plus qu’un autre, puisque cette guerre ne profite qu’aux capitalistes ! Ce sont eux qui sacrifient leur peuple, pour se gaver !

_ Dois-je comprendre que vous ne reconnaissez pas à ces mêmes peuples leur libre-arbitre ? Car bien des Kuraniens ne font que défendre leur sol ! C’est un choix et même une question de survie ! Il est quand même étonnant que vous, qui vous présentez comme un défenseur du peuple, vous ne lui accordiez aucune intelligence, aucune lucidité, en le voyant uniquement manipulé ! »

Il y eut un silence, qui fit que Matsup regarda Piccolo d’une autre manière… « Mais qui es-tu, Piccolo ? demanda-t-il. Un espion, un perturbateur à la solde des capitalistes ?

_ Là ! Là ! s’écria Piccolo en tendant un doigt vers la fenêtre.

_ Quoi là ? fit Matsup, en se tournant lui-même vers la fenêtre, mais ne voyant rien.

_ Il était là, j’ vous dis ! Là ! renchérit Piccolo qui s’était levé, tout excité.

_ Mais qui ça ? demanda encore Matsup, debout à son tour et de plus en plus nerveux.

_ Un capitaliste !

_ Allons, vous n’êtes pas sérieux !

_ Il était là ! J l’ai vu ! Derrière la fenêtre ! cria maintenant Piccolo, qui se mit à secouer Matsup. Il était horrible ! Il nous regardait avec un rire méprisant ! Sa figure était ronde, comme la nôtre ! Rouge, enfin rose, presque la vôtre ! Mais son âme damnée nous vouait à l’enfer !

_ Cessez ce jeu ridicule !

_ Comment ? Vous ne me croyez pas ? répliqua Piccolo, qui plongea subitement ses yeux dans ceux de Matsup. J’ai vu l’horreur et j’ peux en parler ! J’ai vu Martinez baignant dans son sang ! Et j’ai vu ce capitaliste, qui est dans le camp pour nous détruire ! »

Soudain, Matsup fut gagné par la peur et il sortit précipitamment pour donner des ordres ! Des gardiens l’écoutèrent et opinèrent, d’autant que Piccolo derrière avait l’air apeuré ! Ils se mirent donc en chasse du capitaliste et Piccolo en profita pour dire qu’il rejoignait son baraquement ! Matsup ne pipa mot, mais il suivit d’un œil noir « l’enfant prodigue », se demandant s’il ne s’était pas moqué de lui !

 

 

126

 

 

La guerre en Kuranie s’enlisait ! Rimar était bien embêté, car il n’avait nullement voulu cela ! Ce qu’il pensait, c’était s’emparer de la Kuranie en un éclair, sans tirer, pour paraître aux yeux de RAM tel le gagnant ! Mais voilà, on n’en finissait plus de détruire et de tuer et il n’était plus question de parader ! Au contraire, on devait donner des explications, inventer des prétextes, pour justifier « l’injustifiable » ! De quoi déprimer ! Le plaisir semblait s’être envolé et Rimar avait le « blues » ! Certes, il n’était pas comme ces enfants morts sous les bombes, mais tout de même « ça » n’allait pas très bien… On avait des langueurs, des vides, des picotements inexpliqués et autant le dire carrément, on ne savait plus à quel saint se vouer et c’est pourquoi on eut recours au soutien de Fumur !

Rimar : « J’en ai par-dessus le… ! A toi, je peux le dire ! Mais ces Kuraniens qui résistent et qui ne se laissent pas tuer ! Ils veulent ma peau ou quoi ! Des égoïstes, voilà ce qu’ils sont ! Bon sang, toujours à vouloir vivre, à n’en faire qu’à sa tête ! Comme s’il n’y avait qu’eux au monde ! Et mes soldats ? Hein ? Il leur faut la télévision, le chauffage, une berceuse pour s’endormir ! Des chiffes ! Ce sont des chiffes ! Je dois presque leur demander s’il vous plaît, pour qu’ils aillent combattre ! Mais qu’est-ce qu’ils risquent ? « Mourir, la belle affaire ! », comme dit la chanson ! On ne peut plus compter sur personne ! Je suis épuisé ! »

Fumur : « Il faut galvaniser les troupes ! donner une valeur idéologique à ton combat ! Il faut que tu fasses appel aux peurs les plus profondes du peuple ! Qu’est-ce que la Kuranie, sinon la décadence, le vice ? C’est un tas d’homos ! le lobby LGBT ! Ce sont des cochons, des pédophiles ! C’est l’homme dégénéré, paresseux, bedonnant, noyé dans le stupre ! C’est l’absence de virilité, la fin des valeurs spirituelles, de l’esprit de sacrifice ! Où est-ce qu’on va ? Bientôt, on se demandera où trouver du sperme ! Il faut réveiller la force ! Qui est le chef ? C’est toi ! Tu es le guide ! »

Les deux hommes convinrent qu’on ferait un discours, qui remettrait les pendules à l’heure ! Le jour J, on étendit un immense drapeau de RAM sur la façade de la Tour du Pouvoir ! On fit venir les gens en masse et au moment opportun apparut Rimar au balcon ! Il y eut un silence et la voix du chef s’éleva, portée par des micros surpuissants ! « Certains se demandent pourquoi nous combattons la Kuranie ! Mais c’est nous-mêmes que nous défendons ! Ce sont nos valeurs que nous protégeons ! Avez-vous envie que vos garçons deviennent efféminés, vicieux et se transforment en homosexuels ? Avez-vous envie que vos filles deviennent des prostituées, des putains, vivant dans la crasse ? Avez-vous envie de donner toute liberté à vos enfants, pour qu’un jour ils vous rançonnent ou vous assassinent ?

C’est cela que nous promet la Kuranie, la décadence ! l’avilissement ! la faiblesse ! la veulerie ! Il y a un monstre à notre porte, qui ne demande qu’à entrer, pour nous sucer le sang ! Il veut notre perte ! Il veut le désordre ! Il veut le chaos ! notre ruine ! Il nous menace de son poison ! Il veut corrompre la famille ! Il veut que le frère soit la sœur et vice versa ! Il veut que le père couche avec la fille et la mère avec le fils ! Et il dira que c’est normal, que chacun est libre ! que c’est cela la modernité, l’avenir ! Est-ce que c’est ça que nous voulons ? Ne sommes-nous pas fiers de nos règles, de notre morale, de notre respect à l’égard des anciens ? Ne cherchons-nous pas l’approbation, la bénédiction de Dieu ?

Je vois un homme nouveau dans RAM ! une femmes nouvelle ! Ils seront forts tous deux ! Ils seront sains ! Ils n’auront pas honte de leur correction, de leur droiture, de leur discipline ! Ils seront purs et ils pourront tendre bien haut leur front vers le ciel ! L’homme sera la force ! Il défendra son foyer contre les puissances du mal, quitte à donner sa vie ! La femme sera le soutien, la maternité, le pilier ! Sans elle, l’homme sera perdu ! Elle dira à l’homme : « Tue » et il ira tuer ! Elle dira aux enfants : « Regardez votre père comme il est fort, comme il est brave ! C’est un héros, qui défend la patrie et qui vous protégera ! Honorez-le ! »

Allons-nous nous laisser faire ? Allons-nous laisser la fille coucher avec le père ? Allons-nous laisser le garçon porter une jupe ? Allons-nous laisser l’étranger nous pervertir ? Allons-nous nous battre ou nous mettre à pleurer, en demandant pitié ? Sommes-nous des hommes, oui ou non ? Sommes-nous déjà atteints par leur vice, leurs manières troubles et pernicieuses ? Sommes-nous de RAM, oui ou non ?

Nous vaincrons, car les autres sont lâches ! Nous vaincrons, car nous sommes les plus forts et parce que nous n’aimons pas la vermine ! Nous vaincrons, car nous sommes en colère ! Nous vaincrons, car nous aimons l’ordre ! Nous vaincrons, car nous détestons leurs discours, leur morgue, leur bassesse ! »

Soudain, Rimar tend le bras, pour sentir au bout de ses doigts toute la force qui est en lui, et les auditeurs en font autant, transportés ! Le reste n’est plus qu’une clameur électrique : « RAM ! RAM ! RAM ! »

 

 

127

 

 

« Dis grand-père, c’est quoi un éditeur ?

_ Un éditeur ? C’est comme une vache !

_ Hi ! Hi !

_ Waoouh ! Grand-père ! Tu dis n’importe quoi !

_ Mais non, ma petite ! L’éditeur fait chaque jour le même chemin, comme la vache, mais au lieu de brouter de l’herbe, il broute des pages !

_ Du papier ?

_ Oui, du papier et l’éditeur le mâche lentement, en regardant bêtement autour de lui ! Si on s’approche et qu’on lève soudain un bras, il est surpris et sursaute ! Vous avez déjà vu une vache sursauter, les enfants ?

_ Ouuui ! fait le petit garçon.

_ Mais l’éditeur publie des livres ! réplique la petite sœur.

_ C’est vrai : de temps en temps il lève la queue, pareil à la vache, et… splash ! Un livre tombe derrière lui !

_ Hi ! Hi !

_ Beurk !

_ Après des mouches viennent sur le livre et lui donnent un prix ou non !

_ Tu es méchant, grand-père ! Moi, j’aime bien les livres !

_ Tu as raison : ils sont comme des mouettes sur les champs !

_ Oh ! C’est joli, grand-père !

_ Moi, je préfère la télé ! dit le garçon.

_ L’éditeur aussi, tu sais ! Ce qu’il voudrait, c’est dormir devant la télé, pour ne pas voir le temps passer !

_ Les vaches rentrent le soir et on leur prend leur lait ! explique la petite.

_Le lait des éditeurs, c’est la page blanche ! Il y a des écrivains qui boivent de ce lait et ils n’ont plus d’idées ! Ils sont là devant leur ordinateur et ils disent : « Maman, je ne sais plus quoi écrire ! Mon cerveau est vide ! »

_ Pourquoi ils appellent leur maman ?

_ Mais parce qu’ils ont peur ! On appelle ça l’angoisse de la page blanche ! Tu comprends, ce sont des écrivains connus ! On dit d’eux qu’ils sont de grands penseurs ! Mais voilà qu’ils n’ont plus d’idées ! Que vont-ils devenir ? C’est comme s’ils n’existaient plus !

_ Han !

_ Mais comment on peut plus avoir d’idées ?

_ Mais à cause du lait des éditeurs ! C’est un lait sans idées ! Pourtant, l’éditeur fait son beurre ! C’est-à-dire qu’il gagne de l’argent ! Vous connaissez l’expression, les enfants ?

_ Les éditeurs sont riches, alors !

_ Oui, c’est la crème !

_ Hi ! Hi !

_ Ce sont des gens très importants ! Ils ont des noms, quand on les prononce, ils font tomber à genoux, tellement c’est des noms célèbres, avec plein de pouvoir ! Les éditeurs ont pignon sur rue !

_ Qu’est-ce que ça veut dire ?

_ Eh bien, que les maisons d’éditions, c’est comme les banques ! C’est très… très prestigieux !

_ C’est l’étable des éditeurs, alors ?

_ Mais oui, t’as tout compris ! Vous savez, si on a des idées, c’est dangereux !

_ Pourquoi tu dis ça, grand-père ?

_ Parce que les vaches n’aiment pas du tout la nouveauté ! Allez, les enfants, on va faire l’éditeur qui mâche du papier ! Voilà, vous mastiquez lentement et vous regardez droit devant vous, en disant : « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »

_ « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »

_ Et maintenant on publie un livre… Avec le bras, vous faites la queue… Vous la soulevez et splash ! Un livre !

_ Et splash ! Un livre !

_ Vous sentez vraiment pas bon, les enfants !

_ Hi ! Hi ! 

_ Mais les livres, c’est beau grand-père ! »

 

 

128

 

 

« Moi, j’ai fait polytechnique, X 1964 ! Quoi dire ? que j’étais pas dans la « botte » au concours ? J’ai quand même intégré cinquante-et-unième ! J’aurais pu finir à Supélec ! J’avais aussi des vues sur Normale Sup, mais c’est pas le même prestige ! Pas galonné !

Après, j’ai plutôt été un bon élève… J’ai eu quelques petites ennuis, des retenus essentiellement… Dame, une discipline stricte à vingt ans, c’est dur à supporter ! J’ai donc commis quelques écarts ! Par exemple, j’ai enfermé un première année dans un labo ! C’était pas bien méchant, mais j’ai été sanctionné, c’est la règle ! D’autres ont eu des problèmes bien plus sérieux et couic ! Ils ont commencé à sentir le fagot !

On avait des profs qu’étaient célèbres… Des gentils… On pouvait jouer aux cartes, en haut de l’amphi ! Mais bon, le programme est chargé, attention ! On bouffe du X, d’où le nom de l’école ! Des maths et encore des maths ! Pas vraiment l’ temps pour la littérature ! A une autre époque, y avait encore des cours de danse, mais tout s’perd, n’est-ce-pas ? Les manières, etc. ! Et puis bouger son corps, dans tous les sens, c’est comme ça qu’on danse aujourd’hui !

Quoi d’autre ? Évidemment, on doit suivre la formation militaire… Mais j’ai jamais été très bon physiquement ! Problèmes de pieds, de voûtes plantaires ! Oh ! C’est pas les pieds plats, y peut pas avoir ça dans la famille ! Non, mais des douleurs… Enfin, j’suis pas Tarzan, non plus ! Mon père, lui, a servi dans la Marine ! Mal noté ! Il a été X lui aussi, mais il est sorti presque dernier, d’où la mer… Il n’aimait pas vraiment ça, malade au Tonkin, anémie ! Puis, marié et les magasins La Touche ! Naissance de Bibi, etc. !

Pour éviter un tel sort, me suis poussé ! Les Mines ou les Ponts ? Les Ponts ou les Mines ? Les Chemins de fer ? Je me suis retrouvé à Dieppe, aux Phares et Balises ! La jetée Pascal, c’est moi ! Les nouvelles écluses, aussi ! Le phare du Bidou m’a donné de la peine ! Dame, c’est qu’il y a de l’effort sur la construction ! Faut prévoir le pire ! J’étais apprécié d’ la société dieppoise, du moins, j’ le crois ! Mais j’ai eu des frictions avec le préfet !

Faut dire que j’ le connaissais ! Il avait émis un avis défavorable à l’obtention d’une bourse, pour un camarade de promo ! Donc, j’avais à l’égard du Monsieur une certaine aversion ! Mais lui, m’a pas loupé ! Il a fait un rapport salé ! Il est allé dire au ministre que, si j’étais intelligent, j’étais pas mature ! que j’étais dispersé, qu’il fallait me surveiller ! Et patati et patata ! J’étais mortifié, pensez ! Avec le temps, je me dis que je jetais p’t’- êt’ ma gourme ! J’étais pas tout blanc, sûr, mais lui, l’préfet, il était en partie tout noir !

Me suis retrouvé à Rochefort, pour la construction du canal ! C’était comme une punition, mais j’ai accepté ma nouvelle tâche ! J’ai d’ailleurs bien fait, puisque c’est là que j’ai rencontré ma femme ! Elle a été mon soutien et elle l’est toujours ! Son père est à l’origine des textiles Acror, que j’ai intégré par la suite ! Eh ! Eh ! Question de revenus ! J’ai fini par démissionner de l’administration, pour la pantoufle, comme on dit ! Mais avant ça, y a eu l’affaire !

Je me suis aperçu qu’on avait mal compté mon temps de travail à Dieppe, ce qui allait influencer ma retraite ! J’ai réclamé mes droits auprès de l’État, mais il m’a été répondu que, d’après le rapport du préfet, je n’avais pas rempli toutes les conditions, que j’avais demandé un congé pour raisons personnelles, etc. ! C’est vrai que j’avais toujours mes problèmes aux pieds et que j’avais essayé de les soigner, par des cures notamment, mais tout cela était connu et légitime ! Il y avait les attestations des médecins, mais fallait voir aussi, derrière tout ça, la main malveillante du préfet !

Derechef, j’ai répondu au ministre, preuves à l’appui ! Et il a fallu en convenir : je n’avais pas manqué à mon devoir et je devais récupérer mes points ! On m’a fait une proposition : j’aurais une prime, mais surtout l’extérieur, mon honneur seraient saufs ! Sur mon carnet de notes, les mauvaises remarques du préfet n’apparaîtraient pas ! J’aurais voulu dénoncer l’injustice de celui-ci, sa personnalité acrimonieuse et néfaste, mais ce n’était pas mon rôle ! C’est pas au jeune de déboulonner l’aîné, et j’suis rentré dans l’ rang ! J’en suis resté mi satisfait, mi déçu et en tout cas, ça m’a épuisé !

Après le canal, j’ suis entré dans l’ privé, comme j’ l’ai dit ! J’ai rejoint l’usine de mon beau-père et j’ai fait ma pelote, et quelle pelote ! Là, les millions sont v’nus et avec eux un fils ! Il n’est pas X, mais il a suivi HEC ! Il est directement allé vers le « management » ! Il est vrai que l’époque a changé et que Polytechnique maintenant, c’est un peu l’ bordel, non ? Y a la mondialisation qui est passée par là ! C’est certainement plus scientifique, mais servir l’État doit rester une source de fierté ! Aujourd’hui, j’ suis à la retraite… Avec ma femme, on va s’promener le dimanche… De toute façon, j’ peux plus aller bien loin, rapport à mes pieds !

Qu’est-ce que je retiens d’ la vie ? Qu’est-ce que je dis à mes p’tits enfants ? Ben, qu’il faut faire son ch’min ! qu’on a tout intérêt à être droit, mais qu’y a des pièges ! On peut être mal noté, à cause de la jalousie d’ certains ! Mais cela n’empêche pas d’accomplir son devoir ! Et puis, on sait pas tout ! Des fois, à l’école, j’ regardais les nuages… et je m’ demandais où ils allaient et si les choses ont un sens ! »

 

 

129

 

 

Piccolo est en cours, dans le centre de rééducation marxiste (ou matérialiste)… C’est une femme à l’allure sévère qui fait classe… « Nos camarades installent en ce moment des barricades pour bloquer la ville ! dit-elle. Partout des flammes, hi ! hi ! Ou bien de gros containers ! C’est des hommes, ça ! Quelqu’un peut-il me rappeler pourquoi on bloque la ville ?

_ C’est pour lutter contre le réforme des retraites ! répond Piccolo. Car c’est une réforme i… euh… i… inique ! Voilà c’est ça ! Elle est injuste et brutale, à cause des riches et des exploiteurs !

_ Mais c’est très bien, Piccolo ! Je te mets un bon point !

_ Merci, m’dame ! Mais la contestation montre aussi qu’on n’ sait toujours pas vivre !

_ Qu’est-ce que tu dis, Piccolo ?

_ J’ dis que la contestation montre encore que la vie matérialiste est impossible !

_ Attention, Piccolo, car tu vas être puni ! Je t’enlève déjà ton bon point ! Sache que je ne supporterai pas davantage ton insolence !

_ Bien sûr que non ! Mais que feriez-vous sans les riches et les exploiteurs ? Pourquoi la réforme de la retraite nous paraît inadmissible, si ce n’est parce que nos vies sont vides ? Quelle bande de tartuffes nous sommes ! (Il chante…) « C’est la lutte finale... » Y a pas plus tarte que ce chant-là ! Comme si nous n’étions pas tous égoïstes ! Comme s’il pouvait y avoir un règne enchanté de camarades ! Comme si les méchants étaient seulement les capitalistes ! Faut vraiment être un benêt pour croire des trucs pareils !

_ Piccolo, tu dépasses les bornes ! Le mitard t’attend !

_ Et allez donc ! C’est votre autorité qui triomphe ! C’est vous le maître ! Où est l’égalité, le camarade ? La lutte contre la réforme n’est qu’un prétexte pour jouer les gros bras ! Les voyous sont aux anges ! Y a du chaos ! Les vautours sont de sortie ! Tous les paresseux, les menteurs, les casseurs se réveillent ! Nous ne savons pas vivre dans l’un des pays les plus riches du monde ! Nous avons tout et nous voulons détruire, comme Rimar qui s’ennuie !

_ Mais tu mélanges tout !

_ C’est vous qui êtes bornée ! Ce sont les syndicats qui dirigent le pays ! Voilà les caïds, les nouveaux maîtres ! L’ego se rebiffe, car de toute façon la réalité matérialiste n’est pas supportable ! Comment imaginer travailler toute sa vie, pour un salaire moyen et mourir ? Quel intérêt ? Comment accepter une routine ennuyeuse, pénible, pendant des années, avant d’apprendre quelle maladie nous conduit à la tombe ? L’amour des proches, la famille ? Elle se disloque forcément, chacun cherchant sa voie ! Comment se réveiller chaque matin, pour obéir ? Comment vivre sans grandeur, sans idéal ? Comment crever de soif ?

_ Je ne comprends pas…

_ Mais si ! Pour ne pas voir cette triste destinée, eh mais ! Y a un moyen ! La révolte ! Oh ! Là, on montre les muscles ! Finie la routine ! Là, on a le sentiment d’être forts, de grandir ! La révolte donne un sens à la vie ! Et on continue à se mentir ! Et allez donc ! Car on dit encore : « Tant qu’il y aura des profiteurs, on s’ra pas heureux ! » Mais dans d’autres pays, on a déjà essayé de tous les tuer ! Et l’esclave est devenu le maître, pire que l’ancien maître ! « Seigneur, (Piccolo prie…), donne aux marxistes, à l’extrême gauche, aux ultras et aux anars un peu de courage, un peu de sagesse, pour qu’ils deviennent doux et généreux ! Pour qu’ils aiment les oiseaux du ciel et qu’ils se moquent des riches ! Parce qu’ils seront délivrés de leur ego ! »

_ C’est pas possible ! Piccolo un croyant ! Un obscurantiste ! Un superstitieux ! Un calotin !

_ Tais-toi, femme ! C’est moi, le syndicat ! (Piccolo se fait armoire à glace…) Personne, vous m’entendez, personne ne passera par ici ! Grounf ! Car maintenant, ça suffit ! Le gouvernement ne nous écoute pas, alors c’est fini ! C’est nous qui commandons le pays et on fera selon notre volonté ! C’est bien simple : ou le gouvernement retire son projet de loi, ou on bloque tout ! Car la loi, c’est nous ! Grounf ! Pourquoi je vis sur cette planète ! Mais pour combattre le profiteur ! Qu’est-ce qui caractérise le profiteur ? C’est qu’il ne respecte pas les gens et les prend pour des billes ! Comme moi en ce moment ! Il est aussi égoïste que moi, qui pose des ultimatums ! Pourquoi je ne change pas, alors que je sais que mon attitude et celle du profiteur sont pareilles et condamnables ? Mais parce que s’il veut jouer aux cons, on s’ ra deux !

_ Piccolo, mitard !

_ Oui, chef ! Bien chef ! Avouez que je vous donne de l’importance, du plaisir ! Tout marche comme vous voulez ! « C’est la lutte finale... » Ah ! Ah ! »

 

 

130

 

 

Je t’expliquerai la force tranquille des nuages !

La force infinie de la beauté !

Je t’expliquerai la paix !

L’enchantement !

L’amour inaltérable !

Le mystère !

L’incroyable mystère !

Ta peine est comme le vent sur la lande !

La peur est l’ombre

Et les choses se font, sois tranquille !

La lumière est de l’or sur la Terre !

Tu n’est pas oublié,

Ni abandonné !

Tu es au contraire l’objet de toutes les attentions !

Tu as la meilleure part, celle de l’esprit !

C’est la meilleure part !

Celle de l’égo est séduisante,

Tellement charnelle,

Tellement viscérale !

La perdre suscite de l’amertume !

De la colère !

Regarde le monde !

Il en est fou !

Tourmenté !

En guerre !

Moi, je te propose la paix !

Le calme du port !

La puissance des grands vents, des grandes lumières !

La joie de Dieu,

Tellement il est fort et serein,

Inaltérable !

Je te propose aussi sa douceur,

Car te voilà confiant,

Sans fatigue,

Donc disponible !

Dieu est à la fois en paix et toujours agissant !

Il te nourrit de son lait chaque jour !

Il t’ouvre les yeux

Et tu prends de la hauteur !

Les choses sont de plus en plus simples,

Car nous sommes simples !

Car nous avons peur !

Laisse-là le fardeau de ton ego !

C’est lui qui te fatigue !

Tu te demandes : « Faut-il faire ceci ou cela ? »

Et cela te mine !

Allons sur la lande, où le vent chassera ta peine !

Ecoute-le !

Ton cœur est comme l’herbe gonflée !

Tout près du sanglot…

Tu voudrais crier toute ta plainte !

Toute ta soif !

Mais, ici, le temps endort ta douleur !

C’est la houle de l’ajonc !

La bruine rafraîchissante et qui embue les lointains !

Loin du chaos du monde, loin de l’ego !

La lumière écrit sur la mer !

C’est une tresse d’or !

C’est un jeu qui dépasse l’imagination la plus folle !

Où est le tumulte, ton abandon ?

La magie est là, infinie, gratuite !

Où est ton abandon ?

L’ego se mange lui-même !

Il n’est jamais satisfait !

Regarde-le : il hurle, il hait, il détruit !

Il souffre, il est malheureux !

O le calme des rayons, sur la majesté de la mer !

Où est le tumulte,

Le tumulte de l’ego ?

Sois l’enfant ensorcelé !

L’enfant du mystère !

L’enfant confiant !

L’enfant courageux !

L’enfant paisible !

L’enfant aimant !

 

 

131

 

 

 

De nouveaux pauvres sont dans RAM ! Ils crient au scandale ! L’un a pour logement un garage et comme on passe tout près, il jette : « Eh ! Mais venez voir ! Entrez ! Non mais, entrez ! Regardez ça ! » On n’entre pas tellement c’est noir et on voit une couverture sur le sol et quelques affaires ! Effectivement, on frémit, car il n’est pas possible de vivre là ! « J’ suis S...V F ! » dit encore l’individu, qui n’arrive pas à prononcer correctement le mot SDF, parce qu’il a honte ou parce qu’il est déjà ivre ? Il a une canette entre les mains et prend une gorgée…

Touché par son malheur, vous lui expliquez : « Filez au CCAS, régularisez votre situation, faites une demande de RSA et obtenez une allocation logement ! Dans votre cas, vous n’aurez pas de loyer à payer ! Sauvé ! Évidemment, vous devez effectuer la démarche, ce qui implique que vous vous engagerez vous-même à changer de vie, à trouver un travail, etc. !

_ Non mais, regardez ! Venez voir ! Entrez donc ! J’suis S… VF…

_ J’ai bien compris, mais comme je vous l’ai dit, il y a une solution ! Vous êtes dans le pays où les prestations sociales sont les meilleures du monde ! Mais, encore une fois, il faut régulariser votre situation, ce qui implique aussi, évidemment, que vous serez moins libre !

_ Non mais, regardez ça ! Mais entrez donc ! Est-ce possible ? J’ suis S...BF... »

A cet instant passe une bonne âme, qui elle aussi est scandalisée par cette pauvreté et qui s’apitoie ! Elle pleure même ! Avec de l’angoisse dans la voix, elle demande au SDF : « Et vous êtes comme ça depuis longtemps ?

_ Quelques mois ! Ma chute a été rapide ! Ils sont venus un soir… Hips (une gorgée…) ! Ils étaient quatre… Curieux, le chien n’a même pas aboyé… Ils m’ont tout pris ! Ma collection de soldats de Napoléon et les quelques moutons, que j’élevais dans une cabane en bois… Ils étaient ma consolation ! Puis, ils sont partis, après m’avoir brutalisé ! J’ai vu la maison de mon père brûler devant mes yeux !

_ Non ?

_ Si ! Hips !

_ Écoutez, je me sens sale, dégueulasse même ! Comment est-ce que je peux dormir dans des draps propres, avoir autant de chance, alors que vous, vous vivez dans ce garage ! Allons chez moi, nous trouverons des solutions, et puis ce sera quand même mieux qu’ici ! »

Ils arrivent chez la bonne âme : « Asseyez-vous ! Asseyez-vous ! dit-elle. Faites comme chez vous. Un café ? » La bonne âme grimace : « Ulcère ! explique-t-elle. Mais bon, c’est rien à côté de vos problèmes !

_ Moi, j’ai aussi des palpitations ! Hips ! Ah ! J’peux pas dire que j’ai été aidé jusque-là ! De toute façon, le gouvernement ne fait rien pour nous ! Mais, moi et mes potes, on sait où le frapper ! On va lui faire mal !

_ Ma fille…

_ Eh ! Une petite minute ! Vous pouvez pas interrompre les gens comme ça ! Il s’agit de moi et non de votre fille !

_ Bien sûr, mais…

_ Vous ne savez pas qui j’suis, j’ parie ?

_ Non, effectivement... »

Le SDF ouvre une gueule immense et avale subitement la bonne âme ! Puis, il en recrache les os en disant : « Pas mauvais ! Un peu mou, un peu rance ! Mais y avait de la bonne graisse ! Un type qu’était sérieux, sûrement économe et sans excès ! Tout de même, me parler de sa fille en face ! Comme si j’avais qu’ ça à faire ! Voyons les lieux ! Le frigo ? Pas mal ! Le matelas ? Eh ! Eh ! rebondissant ! Belle couette ! Non, mais je sens que je vais m’ plaire ici ! »

Les nouveaux pauvres ? Des enfants Doms ! Hips ! Des gouffres ! « Non, mais entrez, je vous en prie ! Venez voir comment je suis traité ! Comment ? Le monde ne tourne pas autour de moi ? Y autre chose que mon malheur ? »

La bonne âme est perdue, terrorisée même ! Elle se demande comment croire, alors qu’il y a tant de souffrances ! La bonne âme est hachée menue !

L’enfant Dom est un capitaliste de l’égoïsme ! C’est la nouveauté ! Il a un panaris, venez voir ce scandale ! Il met la ville à feu et à sang, pour s’amuser ! Hips ! Il fait ce qu’il veut ! Il est le roi ! Mais loge-t-on le roi dans un garage ? C’est ça le scandale !

 

 

132

 

 

Monsieur Boue se frotte les mains : son affaire marche bien et il voit l’argent rentrer ! Tout gaillard, il va faire son petit tour ! Sa mère, Hypocrisie, installée dans le salon, lui dit de ne pas prendre froid et de n’être pas en retard au déjeuner : il y aura de l’osso-buco ! « Miam ! » fait monsieur Boue qui est gourmand, puis il met son par-dessus, son chapeau et il sort…

Il s’arrête d’abord devant le marchand de journaux, pour acheter des pastilles à la menthe… Les deux hommes se connaissent bien et partagent les mêmes idées… « Comment tu vas, Cancan ? demande monsieur Boue.

_ Bof, mes rhumatismes, tu sais... »

Jamais on ne doit dire que ça va dans le commerce, car il faut toujours garder la possibilité de se plaindre ! Et puis cela pourrait porter malheur, dit-on ! « Tu subis évidemment l’inflation, comme tout le monde, reprend monsieur Boue. La guerre en Kuranie est mauvaise pour tout le monde !

_ Si on n’avait pas excité Rimar, on n’en serait pas là ! Les Amerloques doivent bien rigoler !

_ Bien sûr ! Pour eux, c’est rentable ! Ah ! Ah ! »

A cet instant apparaît Zizanie, la femme de Cancan ! « Bonjour, m’sieur Boue ! » dit-elle respectueuse, car elle sait que le bonhomme est riche et a du pouvoir ! « Ils sont partout ! poursuit-elle. Ils viennent à la caisse et ils ne parlent même pas notre langue ! Bientôt, faudra demander la permission aux étrangers, pour habiter not’ pays !

_ Tu as raison, ma toute belle ! répond monsieur Boue . J’ suis pas raciste, mais on en voit de toutes les couleurs ! Ah ! Ah ! »

Monsieur Boue reprend son tour et il passe, indifférent semble-t-il, devant une prostituée, mais celle-ci le rejoint bientôt dans un petit endroit sombre ! « Tu as eu combien de clients c’ matin ? demande monsieur Boue.

_ Trois et quatre depuis hier soir ! répond la fille, qui s’appelle Peuple.

_ Bon, envoie la soudure ! »

La jeune femme sort de l’argent de son corsage et le donne à Boue qui l’empoche. « Dis donc, ajoute le souteneur, il me faut que tu m’fournisses un alibi pour mercredi ! Auprès des flics, j’préfère passer pour un vicieux que pour un truand !

_ Pas d’problèmes, Boue !

_ Ils te croiront sur parole, Peuple ! T’as l’air d’une vierge et n’oublie pas que pour moi, t’es sacrée ! »

Boue retrouve la rue et son allure respectable ! Il sourit ici et là, mais il repère un jeune et lui fait un signe imperceptible ! Le jeune continue à discuter avec ses camarades, mais il les quitte à cause d’une besoin pressant et le voilà dans le square, marchant près de Boue. « Alors, c’était chaud hier ? fait celui-ci.

_ Tu parles, deux vitrines éclatées, avant que les keufs n’arrivent !

_ Et les feux ?

_ On en avait allumés de chaque côté de l’avenue !

_ C’est important pour l’ambiance ! Faut qu’on aie peur !

_ Ah ! Ah ! Même les flics avaient les jetons ! On a chargé plusieurs fois ! Un moment, j’ai cru qu’ils allaient m’avoir !

_ Mais t’es trop malin pour ça ! Tiens, voilà ta part ! Et tu continues à chauffer ta bande, hein ? L’adrénaline, y a que ça d’ vrai ! »

Monsieur Boue se disait que les choses étaient sur la bonne voie : le pays n’était-il pas au bord du chaos ? Puis, soudain, il se rappela qu’il devait acheter un poisson pour sa mère et il s’arrêta devant l’étalage du poissonnier : « Tu m’ mettras un turbot ! demanda-t-il.

_ Et un turbot, ça marche !

_ Et les pêcheurs, comment ils vont ? C’est plutôt dur en c’ moment ?

_ Ben ouais ! Y tirent un peu la langue !

_ Pourquoi y font pas grève ? Y s’ font de toute façon entuber ! Le gouvernement est en ch’ville avec les multinationales !

_ Bien sûr ! Et puis, la saison n’a pas été bonne !

_ Mais pourquoi y restent alors dans leur coin ! Qu’ils se joignent au mouvement cette semaine ! Faut qu’y pensent à eux ! »

Boue, avec son poisson, rencontre Nombril : c’est son agitateur, son homme à tout faire ! « Tu dors, Nombril, tu dors ! lui dit dit Boue. Tu manges trop !

_ Mais non ! Mais en politique, on peut pas parler franchement ! J’suis obligé d’évoquer les pauvres, si je veux exciter mon monde ! La justice sociale, c’est ma couverture ! Faut des détours !

_ Excite ! Excite, Nombril ! Kssss ! Ksss ! »

Un peu plus tard, Boue sent le fumet de l’osso-buco et il montre quatre à quatre chez lui, l’estomac dans les talons ! Il fait bon vivre !

 

 

133

 

 

Owen Sullivan ne participait pratiquement plus à la vie d’Adofusion, l’entreprise qu’il avait pourtant créée ! D’abord, il avait été évincé de la direction, mais aussi le nouveau directeur, Sam Bôme, venait d’être augmenté, au regard des bénéfices, en pleine crise sociale, ce qui, selon Sullivan, pouvait passer pour de la provocation ! D’autre part, la planète financière était à nouveau menacée, comme si on n’avait rien appris des crises précédentes ! Ceux qui avaient le plus d’argent étaient en effet les plus avides, mais parce qu’ils étaient encore les plus inquiets ! Ils cédaient donc facilement à la panique, en provoquant ce qu’ils redoutaient, à savoir la faillite des banques ! Sullivan voyait encore mieux combien la quête de la sécurité par la puissance était vaine et il continuait à chercher des réponses dans le programme de Macamo !

Prudent, il avait gardé une version originale du programme, qui lui-même avait été conçu pour évoluer dans le temps, les algorithmes s’adaptant, ainsi qu’ils eussent une vie propre ! Cela avait été voulu par Macamo, pour que son esprit, grâce à la technologie, pût servir peut-être mieux qu’un livre, d’une manière interactive, par-delà la mort !

Sullivan mit son casque et retrouva le métavers, par une entrée qu’il ne connaissait pas ! Il était habillé comme un marin des temps anciens et à bord apparemment d’un baleinier à voiles ! Il faisait sombre et humide… La coque luttait contre les coups de boutoir de la mer et Sullivan faisait face à un autre homme, au-dessus d’une table… Seule une lampe à huile éclairait le visage de cet individu et le montrait terrible, car les ombres étaient marquées, d’autant qu’elles venaient d’une barbe touffue et de sourcils proéminents ! Il fallait ajouter à cela un regard fiévreux, un front en sueur et des joues creuses ! La voix était grave, avec une solennité étrange, qui paraissait désespérée !

Elle disait : « Elle est à notre portée, Sullivan ! Nous arrêterons le monstre ici ! » L’homme tapa du doigt une carte et à son grand étonnement, Sullivan répondit : « Voilà des mois que nous lui donnons la chasse ! que nous affrontons les mers les plus hostiles ! N’est-il pas de temps de nous raisonner ? d’accepter la réalité ? N’est-ce pas une chimère que nous avons construite, afin d’étancher notre soif d’idéal, pour échapper à la banalité de notre quotidien ? Nul n’est vraiment responsable de notre malheur !

_ Tiens donc ! Et ceci, c’est une illusion aussi ? »

L’homme brusquement mis sa jambe sur la table et c’était un os de baleine ! « Elle me l’a emportée, reprit l’homme, et je la lui ferai payer ! Ce n’est que quand elle sera morte que je pourrai trouver le repos !

_ Vous croyez ? Je maintiens que vous ne savez pas vivre, ni même aimer ! Vous êtes en crise, car incapable de paix !

_ Elle est l’ennemie, Sullivan, c’est aussi vrai que je m’appelle Achab !

_ Les hommes sont fatigués…

_ Fatigués ? Venez avec moi, vous allez voir comme leur sang va bouillir ! »

Sullivan suivit le capitaine boiteux et on monta sur le pont ! La mer étendait ses vagues sans limites, que le soleil faisait miroiter d’une lumière blanche, comme celle de l’acier ! « Mes amis, cria Achab, à l’équipage qui s’était rassemblé, la Capitaliste est devant nous ! Pensez à tout le mal qu’elle nous a fait ! Voyez la misère de nos familles qui nous attendent au pays ! C’est la baleine blanche qui fait notre pauvreté, car elle est la reine des mers et se moque de nous ! Laisserons-nous cela ? Moi, je vous dis : « Mort à la Capitaliste ! » et vous allez jurer comme moi, sur ce harpon fruit de notre labeur ! Jurez les enfants !

_ Mort à la Capitaliste ! Mort à la Capitaliste ! »

Les hommes étaient pris par la fièvre et ne voyaient plus l’horizon, qui était maintenant noirâtre ! L’écume jaillissait deux fois plus claire et on allait tuer la baleine étincelante ! « Pour se reposer, songeait Sullivan, on rêve d’un choc, d’une confrontation ultime, qui servirait de frein à main ! On ne craint pas l’abîme, persuadé qu’on y entendra le chant des sirènes ! Enfin le bonheur, à côté du cadavre de la bête ! »

Chacun maintenant courait à son poste, plein d’ardeur et avait oublié son angoisse, sous l’œil sombre et triomphant d’Achab ! Le Pequod tremblait sous toutes ses voiles et on entendit le cri du guetteur de hune : « Elle souffle ! Elle souffle ! » Tout le monde regarda les flots et sa tête grise apparut à la surface ! La Capitaliste avait cet air triste qui disait : «Viens dans la violence ! Ne suis-je pas la cause de ta peine ? Moi vivante, comment pourrais-tu accepter la mort ? Seule ta victoire te sauvera ! Viens ! »

« Descendez les baleinières ! » hurla Achab.  

 

 

134

 

 

Jésus était rempli par « l’esprit » ! C’est-à-dire qu’il comprenait les hommes et qu’ils avaient peur, ce qui les faisait réagir comme les animaux ! Ils voulaient le triomphe de leur égoïsme, de leur domination, afin de ne plus ressentir la crainte ! Les uns amassaient de l’argent, quand d’autres se montraient violents ! La force, le pouvoir étaient synonymes de sécurité et ainsi dans la nature l’individu garantit sa survie !

Mais cela entraînait encore qu’on s’écrasât les uns les autres, en rendant la vie impossible, car la conscience, elle, au contraire de l’instinct, ne cessait de s’inquiéter ! Jésus voulait redonner la confiance à l’homme, pour l’apaiser, parce qu’il ressentait en lui-même le « génie » du père, de Dieu ! Il adorait cette connaissance divine, qui l’amenait toutefois à reconnaître qu’on ne saurait mieux témoigner de la foi qu’en offrant sa vie !

Jésus avait donc un message de délivrance, de bonheur, de paix et pour mieux le diffuser, il devait trouver des disciples ! Il n’alla pas vers les riches, car ceux qui assuraient leur sécurité, grâce au coffre-fort, avait le cœur fermé, dur ! Le peur, en effet, n’était pas guérie par l’argent, elle n’en était que masquée ! Les inquiétudes demeuraient et les riches rejetaient tout ce qui pouvait menacer leurs privilèges !

Jésus tourna donc ses pas vers les plus pauvres… « Ceux-là, se disait Jésus, n’ont rien à perdre et ils seront plus sensibles à mon message ! Est-ce que je ne veux pas leur bonheur ? » Il arriva au bord d’un lac et trouva des pêcheurs… Il y avait là Pierre, Jacques et quelques autres… « Alors, les gars, demanda Jésus, ça mord ?

_ Peuh ! répondit Pierre. Avec toutes les saloperies qu’ils jettent dans l’ lac ! Paraît qu’ c’est à cause du réchauffement ! Les crabes, par exemple ! Eh bien, y en a plus ! Où sont-ils passés ? Mystère ! Et encore s’il n’y avait qu’ ça ! Mais en plus on est bouffé par les règlements ! Tiens, tu vois c’ filet ? Aujourd’hui, l’est même plus autorisé ! Le gouvernement nous gonfle ! Le vrai du vrai ? Il veut notre mort !

_ Je pourrais peut-être vous aider…

_ La seule manière de nous aider, c’est d’aller à la manif à quatre heures ! T’ y s’ras ? Car nous, on s’ laissera pas faire !

_ Justement, tant que vous voudrez être les maîtres, vous s’rez malheureux ! C’est votre ego qui souffre ! Vous ne supportez plus aucune autorité, puisque c’est la vôtre qui vous donne le sentiment de la sécurité ! Et moi, je vous dis…

_ Tu nous dis quoi ? Mais qui t’es d’abord pour nous faire la leçon ? De quoi tu vis ? Qu’est-ce que tu fais comme boulot ?

_ Je me demande au Père de me donner à manger…

_ Vous entendez ça, les gars ? Dis plutôt que tu vis avec une alloc, pas vrai ? C’est avec nos cotisations que tu nous dis d’avoir confiance !

_ La peur que vous ressentez ne partira que quand vous réjouirez d’être dans la main de Dieu…

_ Tu sais qui c’est Dieu, c’est le gouvernement qui vient d’augmenter notre temps de travail de deux ans ! Il nous méprise absolument ! Il nous prend pour de la valetaille !

_ Pour l’instant, c’est toi qui méprises absolument le gouvernement, en ne lui reconnaissant aucune qualité ! Mais je vois que tu es malheureux… Aussi, je te dis d’aimer même ceux qui te haïssent, pour réveiller la part de Dieu qui est en eux ! Ainsi le royaume de Dieu s’étend et la paix aussi ! Plus nous nous comportons comme des animaux et plus le chaos s’installe !

_ C’est moi, le dindon de la farce, si je comprends bien ! Pourquoi ce s’rait à moi de faire un effort ? Mais, dis donc, tu travaill’rais pas pour le gouvernement ? Non, parce que toutes tes salades, c’est l’opium du peuple, comme on dit !

_ Je vais donner ma vie pour toi, pour que tu croies…

_ Pauvre fou !

_ Tu préfères ta lutte stérile ? Tu crois que le riche est heureux ? Tu crois en l’amour entre les hommes, alors que tu hais leur différence ?

_ Tu m’ barbes à la fin ! Tu m’embrouilles !

_ Vous n’êtes même pas capables d’accepter vos vies matérialistes ! Il faut que vous soyez les maîtres, sinon c’est la catastrophe ! 

_ Vipère du gouvernement ! »

Ils giflèrent Jésus et le rouèrent de coups ! On avait osé inquiéter leur domination ! Ils ne pouvaient plus rien supporter, car l’abîme du vide les talonnait ! Ils avaient perdu toute simplicité ! »

 

 

135

 

 

Ils l’avaient coincé ! leur ennemi héréditaire ! Il était maintenant à leur merci ! Il tremblait de la tête au pied dans ce coin sombre et ils allaient lui en faire voir ! Ils l’avaient repéré en marge de la manif, parce qu’il montrait tout ce qu’ils détestaient ! Il était riche, avait une belle femme, une belle voiture et surtout il donnait cette impression si caractéristique de toiser le monde, d’être supérieur !

C’était un parvenu de la plus belle eau ! Mais, maintenant, à genoux, les vêtements poussiéreux, il était supérieur à qui ?

Anar, le plus fort de la bande, s’approcha de lui : « Alors, on fait moins le fier, fumier de capitaliste !

_ Je… je comprends pas ! Je vous connais même pas ! Qu’est-ce que vous m’ voulez ?

_ Bien sûr, t’es innocent ! T’écrases pas le pauvre ! Tu cours pas après l’ profit ! T’es pas là en train d’ parader ! Toi et tes banques, vous polluez pas l’ monde ! Vous êtes les chefs, pas vrai ?

_ Mais bon sang, qu’est-ce que vous racontez ? J’ fais des affaires, mais qui n’en fait pas ? Vous voulez pas vous-mêmes gagner plus d’argent, avoir plus de confort, assurer le bien-être de vos familles ? Chacun est libre dans c’ pays !

_ Ouais, t’as la langue bien pendue ! T’es un môssieur ! T’as de l’éducation ! T’es le bourgeois propre sur lui… et ta bourgeoise doit t’ faire grimper au rideau ! Mais nous, on en a marre que les chances soient toujours du même côté ! Oh ! On n’est pas égoïste comme toi ! On veut pas l’ profit ! On a un idéal !

_ Vous savez, l’économie marche grâce à la compétition ! Rien ne vous empêche d’y participer ! Il faut prendre des risques et s’accrocher !

_ Ben voyons, comme si t’avais pas bénéficié dès l’ début de l’argent d’ papa et maman ! Mon père n’avait rien et il a trimé toute sa vie... pour rien ! Donc, moi, j’commence aussi à zéro…, sauf que j’ travaille quand même un peu avec ma caboche… et pas question d’ suivre l’exemple paternel ! Non, m’sieur ! Les gars d’ la haute, on va les faire descendre ! On va pas être leurs esclaves ! On va changer la donne !

_ Donc, c’est toi qui veux ma place et l’ pouvoir, c’est ça ?

_ Non, t’as rien compris ! Y aura pas d’ pouvoir ! Pas d’ chef ! L’égalité ! C’est ça qu’on veut !

_ Peuh ! Tout le monde à un mètre cinquante ! Quelle connerie ! Comme si c’était pas toi, le plus fort, qui commandais ici !

_ C’est temporaire ! Après la victoire, on s’ ra tous égaux et on vivra heureux !

_ J’ai jamais vu des débiles pareils !

_ Tu sais, j’ suis content que tu t’ montres insultant ! J’avais peur que tu t’écroules et que tu me demandes pitié ! Taper dans une larve, c’est répugnant ! Tandis que te voilà dur comme un punching-ball ! Réjouissant !

_ Vous êtes de sales petites ordures ! Des voyous ! De la vermine qu’on effac’ra ! »

Anar se mit à frapper comme un sourd et il disait : « J’vais t’apprendre l’ respect ! Tu vas piger c’ que c’est la justice ! On veut un monde où chacun s’ra l’égal de l’autre ! Où y aura pas d’ chef ! Est-ce que ça commence à rentrer, l’ profiteur, le pollueur ? Non mais, où est-ce que tu t’ crois ? Tu t’ prends pour qui ? un caïd ? T’es rien t’entends ! Rien ! Que dalle ! »

Han, han ! Anar frappait toujours ! « J’crois qu’il a son compte ! dit Anaria, la compagne d’Anar.

_ Ouais, j’ crois bien aussi !

_ Dis donc, fais-lui les poches ! J’ te rappelle c’ que tu m’as promis ! « On va faire les magasins c’t’ après-midi, après la manif ! » tu m’as dit ! J’ai r’péré une jolie robe et si on s’ dépêche pas, elle risque de nous passer sous l’ nez !

_ Ouais, ouais, pour toi, ma toute belle, j’ suis prêt à faire des folies ! On y va ! On y va ! Tiens, il avait 100 sacs sur lui et on va tâcher d’utiliser sa carte !

_ Hourrah ! Attends un peu d’ me voir avec cette robe et tu pourras plus t’ tenir !

_ J’ te crois, t’es du feu de toute façon ! Tu sais, j’ viens d’avoir une vision ! Un monde plein d’amour ! juste ! tendre, respectueux ! Ce s’rait pas beau, dis ? Mais tant qu’ils s’ront là, ce s’ra pas possible !

_ J’ sors avec un poète ! Un homme, un vrai ! Tu m’ donnes des picotements partout ! Allez, viens ! »

 

 

136

 

 

Dans RAM, il y avait toujours du spectacle et un homme avait su réunir autour de lui un petit public ! C’était un prédicateur d’un genre nouveau et il disait : « Le temps est venu ! Celui de la colère et de la révolte ! Ils se croient tout permis ! Ils ont tous les pouvoirs et rien n’arrête leur vanité ! Ils roulent la Terre comme un vieux paillasson ! Ils la souillent, la martyrisent ! Ils l’écrasent avec leurs usines ! Ils n’ont aucun respect pour la nature, ils sont aveugles tellement ils sont assoiffés de puissance ! Eux, les gouvernements, les riches, les profiteurs !

Ils se gorgent et détruisent la planète, mais le temps de la colère et de la révolte est venu ! Car la Terre elle-même est en colère et se révolte ! C’est la tempête, la tornade ou la sécheresse ! C’est le chaos et c’est pourquoi nous voulons le chaos ! C’est le tsunami qui détruit et c’est pourquoi nous voulons la destruction ! C’est le torrent qui se venge et c’est pourquoi nous voulons la vengeance ! C’est le soleil implacable et c’est pourquoi nous serons implacables !

Le temps est venu de punir les coupables ! Les signes ne trompent pas ! Le pécheur doit être abattu, comme l’arbre pourri ! Les gouvernements doivent être renversés, afin qu’un blé nouveau puisse pousser ! La Terre réclame justice et nous lui ferons justice ! La force nous est nécessaire, car le pécheur est sourd ! Le glaive est nécessaire, car nous avons besoin de sa lumière pour écarter l’ombre ! Les chevaliers modernes, c’est vous et la veuve et l’orphelin, c’est la Terre qui nous demande de la protéger !

Nous avons la vérité pour nous ! Nous avons le droit pour nous ! C’est notre mère qui nous appelle au secours ! Hélas, nos ennemis sont nombreux et bien armés ! Ils nous jettent leurs bombes, ils nous matraquent ! La police est l’esclave du pouvoir et nous devons la combattre ! Nous propageons le feu, car il purifie ! Nous avons assez parlé ! Nous avons assez supplié ! Nous ne pouvons plus être patients ! Nous ne pouvons plus contenir la colère ! Qu’elle se débonde ! Qu’elle se déchaîne ! Que les braves déferlent ! Que la Terre soit sauvée ! Que le mal soit vaincu, anéanti ! Que nos légions s’emparent du monde !

On nous dit Démocratie ! On nous dit Parlement ! On nous dit vote ! Mais qui débat ? qui vote ? Ceux-là mêmes qui s’enrichissent et polluent ! Qu’avons-nous à voir là-dedans ? Le divorce est consommé ! Seule la force ouvrira désormais les yeux ! Nous ne voulons plus de la politique et des discours ! Nous communiquons avec les arbres ! Nous sommes à l’écoute de la Terre et du vent ! Nous sommes attentifs aux messages, aux signes ! Nous obéissons aux forces de la nature ! Nous voulons la paix, l’harmonie, mais cela ne se peut sans la lutte, la violence !

Mais je ne me suis pas présenté… Je suis le druide Clache Emmech’ Kerlog, troisième bâton, de la forêt de Cuny ! Je suis spécialisé dans le branlement des rochers et l’ordalie de la flèche ! Celle qui va la moins loin clame l’innocence de son propriétaire ! Grâce à la cervoise, j’ai un accès particulier au royaume des fumées, où le dieu Zug se complaît ! Je sais ouvrir une porte sans sa clé et me rendre invisible aux yeux des policiers, en marmonnant des paroles magiques !

Le temps du clan est revenu ! Je forme, j’accueille, j’initie ! J’enseigne la langue sans mots, pour qu’elle garde ses secrets ! Le temps du clan est revenu ! Les loups du culte sont tout habillés de noir et portent des masques à gaz ! A eux je donne la force, avec mes incantations ! Ils jurent sur le bouclier de Mallac’h ar Ran ! Ils touchent les tresses de la dame du lac, avant le combat ! Nous fêtons nos victoires, sous l’œil bienveillant des dieux ! Ne rétablissons-nous pas leurs droits ? Chaque arbre est un ami ! Et nous dormons sur les ossements des vaincus ! Leurs femmes nous servent d’esclaves ou nous marions les plus belles !

Le temps du clan est revenu !

Repens-toi pécheur !

Je parle au nom du vent et de la vaste mer !

J’apporte la colère et le jugement !

Ma horde est noire comme l’orage !

Ma barbe étincelle,

Car le temps du clan est revenu !

Joignez-vous à nous !

Car nul n’échappera au châtiment !

Que nos gibets soient lourds des profiteurs !

Ainsi la Terre retrouvera sa fécondité !

 

 

137

 

 

« Il est évident que le domination ne permet pas de voir le monde ! écrivait Andrea Fiala. Tant que nous n’aimons que nous-mêmes, les autres n’existent que dans la mesure où ils nous servent, nous flattent ! Nous en perdons même le souvenir dès que nous n’en avons plus besoin ! Ils brillent un instant, suivant notre désir, puis ils retombent dans la nuit de notre indifférence ! Nous sommes surpris, voire scandalisés, qu’ils puissent en ressortir, pour faire valoir leur sentiment, comme si on nous présentait subitement quelque chose d’immonde, à force d’être incongru !

Ainsi, la domination fait le mal sans même s’en rendre compte, puisque seul son « monde » compte ! Ainsi, Rimar notamment peut passer outre la mort de bien des personnes, car elles « n’existent » pas vraiment ! La réalité de l’autre est abstraite pour Rimar et son apparente aversion à l’égard de la guerre, son soi-disant amour pour la paix sont des choses apprises dans les livres ou en classe, sont des conventions admises afin de vivre en société ! Mais c’est la domination de Rimar qui prime, c’est sa bulle qui s’étend, son égoïsme qui s’impose et on peut dire sa folie !

Il en est de même pour la majorité ! L’autre doit obéir ! Il doit chanter des louanges ou disparaître, selon la situation ! S’il résiste ou se montre indépendant, on le hait aussitôt et on veut le détruire ! S’il est le plus fort et que tous les regards se tournent vers lui, on veut le séduire, en apparaître proche, car on profite de son aura ! On s’enorgueillit de connaître les puissants ! La domination y trouve son compte, mais rien de plus hideux que le quidam qui veut traiter d’égal à égal ! Il nous rabaisse, nous fait perdre du prestige et nous effraie encore, car il « perce » la bulle et c’est le monde du dehors, le vaste monde qui échappe à notre domination, et dont nous ne savons presque rien, qui rappelle sa présence et qui réveille nos frissons !

Le rejet est immédiat, quitte à évoquer un apocalypse nucléaire (rien que cela!), car la domination n’est à l’aise que dans sa bulle ! Ceci explique encore pourquoi certains ne nous reconnaissent pas le lendemain, car nous voilà inutiles pour eux ! Mais, à l’inverse, imaginons maintenant, une domination détruite, en cendres, par les circonstances… Certes, on aurait là un individu fragilisé, en danger peut-être, dépressif, car l’amour qu’il aurait pour lui-même, sa confiance en soi, ses ambitions ne seraient plus qu’une chose vague, douteuse, mais encore ne serait-ce pas la base pour une conscience réelle de l’autre, pour une conscience infinie ? On accueillerait la différence avec le plus profond respect, on ne saurait rien et on serait avide de réponses ! On tiendrait l’autre comme plus responsable que soi, car on se sentirait perdu !

On aurait en tout cas aucun a priori sur lui, la bulle de la domination n’existant pas ! On serait doux, patient, humble, ne sachant pas ! On ne ne se mettrait pas en colère, la peur étant connue et même apprivoisée ! On serait peut-être souffrant, malade, introverti, mais au moins sincère et on avouerait sans gêne son ignorance, l’amour-propre ayant déjà cédé plus d’une fois, en regardant toutes ses certitudes emportées par l’inconnu ! On aurait une idée plus juste de l’immensité du monde, jusqu’à ce qu’elle donne le vertige ! La bulle de la domination protège, mais enferme également, limite évidemment la vue ! Elle lutte même contre toute différence et enrage de ne pas tout contrôler ! Elle ne guérit jamais de la peur, bien au contraire ! Elle la transforme en panique !

Mais existe-il un moyen volontaire pour se séparer de sa propre bulle de domination ? On peut être détruit par une domination supérieure à la sienne, mais ce n’est pas sans séquelles ! Peut-on être investi d’une sagesse, uniquement guidée par la raison, et qui nous ferait moins ambitieux, plus stoïque ? C’est par exemple un conte de la psychanalyse ou une illusion de la science, car la bulle de la domination ne se voit pas tant qu’elle n’est pas menacée ! On peut paraître l’individu le plus équilibré, le plus ouvert tant que la situation nous est favorable ! Or, le scientifique est la plupart du temps vu comme celui qui sait, surtout s’il a affaire à un patient, et son pouvoir n’est donc pas inquiété ! Son ignorance demeure quant à lui-même et son vrai visage est bientôt déformé par la haine, face à l’obstacle !

Pour quitter volontairement la bulle de sa domination, à la recherche de la vérité, pour risquer cette aventure, le levier de l’amour, du plaisir est nécessaire ! On le voit déjà dans le couple, où pour plaire on est prêt à s’améliorer, à se changer, à se montrer moins égoïste ! Mais le couple est encore trop restrictif, il est un petit monde qui exclut les autres… L’amour de Dieu, lui, ouvre largement les portes de l’immensité ! Encore faut-il être amoureux du Créateur, en reconnaître le génie sous toutes ses formes ! Il n’y a pas d’amour sans admiration, n’est-ce pas ? Mais voilà le levier... et le message évangélique est clair, comme sans doute celui des autres religions : il s’agit bien, par amour, d’essayer de « dépasser » sa bulle de domination ! Voilà le moyen volontaire, avec comme moteur, l’amour, le plaisir ! »

 

 

138

 

 

La journaliste Mélopée n’en pouvait plus ! Elle était harcelée par Boa, cette âme obsédée du Net ! Pourtant, il est vrai, Boa lui avait appris tous les trucs ! Elle savait manipuler un titre, le rendre accrocheur, elle s’était dévouée corps et âme au culte du dieu événement ! Mélopée faisait maintenant partie de la planète people et elle était devenue une voix, une figure que tout le monde connaissait, attendait, jugeait ! On suivait ses amours et ses déclarations, elle interrogeait les plus puissants et elle était toujours avide de scoops ! Mais, en contrepartie, Boa la tenait ! D’abord, il avait demandé à ce qu’elle dévoilât toujours davantage de son anatomie et elle avait dû se prêter à des simagrées de jouissance, mais ensuite Boa l’avait prévenue : il détenait des images qui pouvaient la détruire, choquer tous ses fans ! Si elle n’obéissait pas, on verrait ses émois sexuels et elle tomberait dans le ruisseau !

Mélopée avait joué avec le diable et sa vie ressemblait maintenant à un enfer ! Hagarde, désespérée, elle forma un numéro et se retrouva devant deux sœurs, les sœurs Com ! dans le bureau d’une agence appelée Sororité ! Elle raconta vaguement qu’elle connaissait une amie, qui était harcelée par un homme… et on but ses paroles ! On comprenait parfaitement : cet homme possédait des images compromettantes, faisait chanter sa victime, exigeait toujours plus, etc. ! L’engrenage était aussi fatal que classique et n’était la présence de Mélopée, les sœurs Com aurait jubilé !

Au chômage, elles avaient créé cette agence et en la nommant Sororité, elles avaient clairement affiché leurs convictions ! La domination masculine était terminée, vive la féminine ! On traquerait l’oppresseur jusqu’au bout ! Le mâle était la cible et chaque femme pouvait trouver une aide chez Sororité ! La peur changeait de camp ! La révolte était en marche et l’homme un jour ne serait plus qu’un affreux souvenir ! Le mouvement No Men était né ! Les femmes entre elles et rien d’autre ! Plus de souillures, de pleurs, d’humiliations, de haine ! La castration, sinon rien ! Effacé le rire suffisant de la « queue » ! Le cochon serait tenu en laisse ! Le désir de l’homme était l’ennemi, le tyran ! Une ère nouvelle de liberté, de fleurs tombant du ciel s’ouvrait !

Les sœurs Com furent tout de même sidérées par la particularité du cas présenté par Mélopée ! Il ne s’agissait pas d’un individu en chair et en os, mais d’un esprit lubrique hantant le Net ! Voilà qui posait problème, donnait matière à réflexion ! On pouvait bien sûr s’en prendre aux Trois Gros, les opérateurs… N’étaient-ils pas en partie responsables de l’intrusion de Boa ? Leur gestion aveugle et mercantile n’avait-elle pas provoqué cet incident ? Seulement, dans cette direction, on s’attaquait de front à des quasi monopoles, qui ne pouvaient qu’être en cheville avec les plus hautes autorités ! On s’en prenait ouvertement à la forteresse de la masculinité ! Ce n’était pas une mince affaire ! Les sœurs Com avait beau avoir du ressentiment, être animées d’un désir de revanche inextinguible, elles ne se sentaient pas assez fortes pour se jeter seules à l’assaut ! Les temps n’étaient pas mûrs ! Il fallait plus de femmes dans la place !

« Hum ! Hum ! » firent les deux sœurs, qui prenaient aussi en considération toute la complexité de la situation, car Mélopée n’avait-elle pas également profité de Boa ? Un de ces avocats de la cause mâle, un de ces baveux fiers de leur « membre » n’aurait aucun mal, en cas de litige, à montrer le double jeu de la journaliste ! Elle avait usé de sa séduction pour « arriver », comme on dit, et était-ce entièrement la faute de Boa, si aujourd’hui elle était dépassée ? Non, on ne pouvait pas combattre publiquement les Trois Gros, sans se voir traîné dans la boue et balayé en même temps ! L’accusation ne résisterait pas ! La séduction était en effet une question très délicate de dosage...

Ainsi, il est possible d’apparaître un jour sexy en diable, car les hormones sont en feu et rendent la femme triomphante ! Elle attire toute l’attention, tellement elle est belle ! Les hommes en ont le souffle coupé, sont dans leurs petits souliers et la femme en rajoute ! Elle dit, comme elle seule sait le faire, sans un mot, par l’impression qu’elle dégage : « Regarde ma peau mate et bronzée ! Et mon ventre, comme il est plat ! » L’homme est subjugué et c’est plus fort que la femme ! C’est une force sensuelle qui explose en elle ! Mais gare au retour de bâton, car le lendemain l’humeur n’est déjà plus la même… La peur, la timidité, les complexes sont revenus… On est de nouveau craintive, on marche sur des œufs ! On a presque mal aux nerfs, si le désir masculin qu’on a suscité se manifeste ! On a comme une gueule de bois et si on s’emporte, si on crie à l’impudeur, au scandale, si on montre tout son dégoût devant celui qui a été conquis et qui ne voudrait que mieux connaître, en rêvant d’une liaison merveilleuse, on devra se demander qu’est-ce qui peut déclencher une réaction aussi excessive qu’injuste, et de quoi est-on réellement l’esclave, quand on sait que l’orgueil fait trouver le monde laid, hostile et par là totalement effrayant ! La panique crée la colère, le mépris et c’est le piège d’une bulle de la domination bien fermée !

« Hum ! Hum ! » font les sœurs Com, « Mais il y aurait bien une solution, rajoute l’une.

_ Ah bon ? jette l’autre.

_ Oui, le docteur Web !

_ Un homme ? se demande Mélopée.

_ Non pas vraiment, explique celle qui a eu l’idée. C’est un Numérique… et il pourrait traiter avec Boa !

_ Ah ?

_ Oui : « Ah ! » Nous allons voir ça, dès que vous aurez signé le chèque ! »

 

 

139

 

 

Boa, dans le Net, vivait comme dans la rue ! Il ne pouvait s’imaginer pur esprit, entouré d’informations ou de composants électroniques ! Il reconstituait le monde d’avant par son imagination et quand le bulletin météo annonçait de la pluie, il la voyait tomber ! Justement, c’était le cas ce soir-là et Boa frissonnait sous les gouttes, d’autant que les fenêtres de l’appartement de Mélopée ne s’allumaient pas, ou autrement dit elle ne consultait pas son ordi !

« La salope ! se dit Boa. Elle ne vient pas sur le Net, car je la dégoûte ! Elle ne faisait pourtant pas la difficile, quand il s’agissait de s’élever socialement ! Là, j’étais l’homme providentiel ! Mais, maintenant qu’elle a réussi, je suis le rebut, le gêneur ! Oh ! Mais elle va me payer ça ! J’ai les images et ça va ronfler ! »

Boa s’en alla tout mouillé et en colère ! Il vivait bien entendu grâce à sa domination, au sentiment de sa supériorité, qu’il exerçait sur les autres et particulièrement sur les femmes ! Aussi, quand celles-ci se dérobaient, lui échappaient, il était soudain face à un vide existentiel terrifiant, à une angoisse étouffante, qu’il contrait par la violence, la vengeance ! Il devenait ivre de fureur et il fallait que la femme retombât sous sa coupe ou fût détruite !

Il marchait dans la rue, alors que la pluie dansait toujours sous les lampadaires, même si au fond tout cela n’était qu’un décor, masquant un transit binaire, quand soudain une lumière vive fonça vers lui ! Que lui disait son professeur à l’école d’informatique ? Que la fibre optique était de la lumière ! Immédiatement, pour éviter le choc, Boa se divisa lui-même en quanta et ses photons se dispersèrent tout azimut ! Il avait déjà agi ainsi, face à certaines attaques, comme celles de certains systèmes de sécurité ! Et généralement ça suffisait ! Il se retrouvait sain et sauf, dans un autre endroit, où son moi particulaire se reconstituait !

Mais ici il était poursuivi dans toutes les directions ! Chacune de ses particules avait son chasseur et il ne faisait aucun doute que son assaillant était de la même nature que lui ! C’était une créature numérique, un programme anti-virus évolutif peut-être et à la vitesse de la lumière, Boa n’avait pas la sensation du mouvement, mais il n’était qu’une conscience troublée, comme dépassée par mille événements et bientôt submergée par l’angoisse ! Le chaos du monde ne s’explique que par la vie animale qui continue en nous et qui ne trouve cependant pas son équilibre, puisque la conscience est appelée à se libérer de l’instinct, ce qui ouvre la porte de l’inconnu !

C’était ce vertige qui saisissait maintenant Boa ! Il n’était plus dominant et ne sentait donc plus sa valeur ! Certes, il avait un ennemi contre lequel il aurait pu se retourner, comme on accuse un gouvernement de tous les maux, et l’affronter, voire le vaincre, l’aurait soulagé, fortifié, mais le danger restait impalpable, indéfinissable et Boa n’en finissait pas de se dissoudre, rongé par la peur !

Brutalement, il cessa son éparpillement et se retrouva entouré de filles numériques, en tenue de danseuses ! Elles agitaient leur robe dans tous les sens et chantaient : « Docteur Web ! Docteur Web ! » Il y avait là une ambiance de fête délirante, sous le roulement de projecteurs et au bout d’un tapis rouge, un homme aux allures de géant, avec une tête chauve et assez effrayante, souriait comme si son smoking impeccable et ses chaussures de clown eussent dû rassurer Boa ! « Je suis le docteur Web ! » dit-il en mettant une énorme main sur l’épaule de Boa, puis il rajouta d’une voix plus basse : « Alors comme ça, on embête les filles ? »

Boa voulut répondre, mais le tumulte de la fête l’en empêcha, ainsi que le sourire figé de Web ! « On applaudit bien fort notre candidat ! » cria l’inquiétant personnage et les danseuses numériques redoublèrent d’ardeur, en poussant des hourras ! « Vous allez entrer dans la boîte de vérité ! expliqua Web. C’est un sacré privilège que vous avez là, mon garçon !

_ Je… je ne comprends pas…

_ Imaginez que vous soyez sans ennemis ! Disparus les capitalistes ou les étrangers ! Finies l’Europe et la Kuranie ! Plus de gens à asticoter ! Plus d’illusions sur les soi-disant responsables de votre malheur ! Plus d’âmes plus faibles pour vous essuyer les pieds ! Non, rien que vous et l’étrangeté du cosmos ou de la vie ! Enfin grand ! Enfin debout ! Enfin stoïque ! La vérité nue, totalement dépourvue de haine ! Toute la petitesse de l’homme au grand vent ! Quand je vous disais que vous aviez de la chance !

_ Es… espèce de salopard !

_ Tss ! Tss ! Vous voilà de nouveau en train de désigner des coupables ! Quel enfantillage, alors qu’une expérience unique vous est proposée ! Mesdames et messieurs, notre candidat va entrer dans la boîte ! »

Web ouvre une porte et une lumière vive apparaît ! L’orchestre bat son plein ! « Enfin débarrassé du mensonge, ça vaut le coup d’œil ! Croyez-moi ! reprend Web. Pensez à tous ceux qui meurent bêtes ! Ah ! Ah ! Au propre comme au figuré ! »

La poigne de Web poussa Boa dans la boîte et immédiatement, celui-ci fut envahi par une sensation étrange ! Il ne commandait plus personne et encore il était totalement libre ! Aucune contrainte, aucune règle ne venait le rassurer et l’effroi le désintégra d’un coup !

 

 

140

 

 

Piccolo bâille… Il suit de nouveau un cours, dans le centre de rééducation matérialiste ! C’est une certaine madame Pipikova qui est la professeure ! Une rouge cent pour cent ! Elle a la larme à l’œil, en disant : « Le travailleur est bon ! Snif ! C’est notre héros ! Dès son berceau, la fée justice l’a couvé du regard ! Le travailleur ou la travailleuse sont nés purs et ils ne rêvent que de s’aimer et de se respecter l’un l’autre ! Je les vois enfants, main dans la main, marchant parmi les boutons d’or et saluant la fermière ou la vachère, car ils sont amis des plus humbles ! La morgue, l’envie, le dédain, la soif de pouvoir leur sont étrangers ! Seule les anime cette camaraderie aimable, pleine de prévenances, qui devrait nous caractériser tous ! Snif !

Et voilà nos petits travailleurs à l’école, comme vous ! Et qu’apprennent-ils ? Mais la vertu de la pénicilline, la force hydraulique, le temps des semis, toute chose qui fait que nous pouvons vivre ensemble dans une société industrialisée, où chacun est l’égal de l’autre, même le chef, le parti, le gouvernement ! Le progrès au service de l’homme ! La fin de la superstition et des privilèges, ceux affreux de l’Église ! Le camarade est là, bon sang, la tête levée vers le ciel, l’avenir ! Son front est serein, juste ! N’est-il pas beau ? N’est-elle pas belle ? Snif ! »

Piccolo bâille encore et dessine au crayon… « Hélas ! Mille fois hélas ! s’écrie Pipikova. Il existe un ennemi à notre bonheur ! C’est le capitaliste, l’exploiteur ! Il vient de l’étoile noire ! C’est là qu’il est né, dans la boue ! Il a été formé dès son plus jeune âge pour nous nuire ! Il a été couché bébé sur un tas d’or, où il s’est mis à rire ! C’est un dément ! Ne croyez pas qu’il soit humain ! Même s’il vous dit qu’il a un cancer ou que sa fille se suicide ! Répondez lui plutôt que c’est bien fait ! qu’il n’avait pas qu’à chercher à nous détruire ! Et qu’on a toujours c’ qu’on mérite !

Tant que l’exploiteur sera là nous ne pourrons être heureux ! Il faut que le travailleur gagne ! qu’il s’impose ! On nous doit bien ça ! L’exploiteur nous suce les sangs ! Il a tous les pouvoirs, alors que nous n’avons rien ! Grrr ! Je ne sais pas ce qui m’empêche de lui arracher les yeux !

_ C’est vot’ bonté ! jette Piccolo.

_ Qu’est-ce que tu dis, camarade Piccolo ?

_ J’ dis que c’est vot’ bonté qui vous empêche d’arracher les yeux du profiteur ! Car vous êtes pure et sans égoïsme ! C’est tout de suite visible ! Y a des mauvaises langues qui pourraient dire que c’est votre ego qui souffre et que le marxisme n’est qu’une forme de la lutte animale qui est en nous ; ceux qui sont en bas ne voulant que triompher que de ceux qui sont en haut ! Mais évidemment c’est le point de vue de l’exploiteur, du lâche, du félon, de l’abominable parvenu que vous rêvez d’étrangler ! Mais comme vous êtes bonne, grande et pas bête du tout, vous savez que votre ennemi est ignorant et dans l’erreur, ce qui fait qu’au fond vous lui pardonnez, en l’invitant à se reprendre et à changer ! Dame, certains naissent dans l’ordure et peut-on leur en faire reproche ? Si c’était votre ego qui était en jeu, vous seriez animée d’une formidable haine ! Vous n’auriez aucune intelligence, aveuglée par la passion !

_ C’est vrai…

_ Mais bien sûr que c’est vrai ! Le camarade est sincère et sans ego ! Il ne veut pas lui-même avoir le pouvoir ! ni écraser l’autre ! Il est né dans un chou, sans la domination animale ! Comme vous le dites vous-même, n’était l’exploiteur, on s’aimerait tous !

_ Je n’apprécie pas votre ton, Piccolo !

_ C’est parce que je suis las de la bêtise ! parce que l’histoire ne vous sert à rien ! parce que vous refusez de grandir ! parce que vous vous raccrochez à vos sornettes, par peur d’ouvrir les yeux ! parce qu’au fond vous n’avez aucune grandeur ! parce que votre égoïsme est petit, mesquin, acrimonieux ! parce que le « Aimez-vous les uns les autres ! » vous laisse à des années-lumière ! parce que j’en ai autant, sinon plus, au sujet des riches !

_ Le travailleur, la travailleuse…

_ Sont sacrés ! Je sais !

_ L’exploiteur…

_ Qui fait fonctionner l’économie, qui donne du travail…

_ Le pouvoir…

_ Que vous ne voulez pas, mais qui provoque votre haine…

_ Vous êtes contre le rêve, hein, Piccolo ?

_ C’est votre ego qui souffre, c’est pour ça que vous ne supportez pas ceux qui sont plus puissants ! Moi, j’ m’en moque, car qu’ai-je affaire du rang social ? Mais vous êtes tellement hypocrite que vous ne dites pas : « Je veux telle reconnaissance ! », mais : « Tout le monde à la même hauteur ! » Ainsi vous étanchez votre soif, en biaisant !

_ Le marxisme est une science !

_ Savez pourquoi le capitalisme s’est imposé un peu partout ? C’est que, comme la démocratie, malgré ses défauts, il est le seul système qui permet a priori de satisfaire notre égoïsme ! Et si le vôtre ne voit pas les choses comme ça, c’est parce qu’il est particulièrement hargneux !

_ Au mitard, sale vermine ! Suppôt du capitalisme !

_ Au goulag, ce s’rait plus juste, madame Pipikova ! Rappelez-vous, c’est le mot historique ! Au goulag, où on peut tuer l’autre, si c’est pour son bien ! »

 

 

141

 

 

La Mort vient voir un riche qui meurt du cancer, à cinquante ans ! Elle enlève sans y penser son chapeau en entrant dans la vaste maison et après avoir dépassé les trois grosses voitures qui se trouvaient devant ! Rien ne manque ici et rien n’y a jamais manqué ! L’intérieur est élégant, de goût et contient tout le confort ! Vivre dans l’aisance est la normalité pour les propriétaires, qui n’imaginent même pas qu’il puisse en être autrement ! C’est dire la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes !

Pourtant, les mots de vanité ou d’égoïsme choqueraient les oreilles du lieu, car de même que règne l’ordre dans les pièces, les cerveaux eux aussi sont bien ordonnés ! Ils ont comme personnel de ménage Hypocrisie et Mensonge, qui travaillent pour la bourgeoise depuis des lustres ! Le problème est le suivant : comment satisfaire ses appétits, sans éprouver un sentiment de culpabilité, quand la pauvreté existe et que le message religieux, indispensable au meilleur monde, invite à la charité, au renoncement ? A priori, c’est sans solutions, quoique l’esprit bourgeois tourne la difficulté avec brio !

Comment ? Mais il lui suffit de nier ses appétits… et le tour est joué ! A partir de là, tout est digne alentour ! On a des manières, on parle de devoirs, de morale ! On sanctionne chaque élan, surtout chez les enfants : l’éducation est le nerf de la guerre, pourrait-on dire ! Il ne manquerait plus que la vitrine ne s’étoilât, à cause d’une remarque impertinente, spontanée ! Un énorme chien féroce, nommé Orgueil, surveille et protège la famille ! Ce n’est qu’au prix d’une discipline stricte que l’on fait croire à l’effort, au travail, ce qui permet enfin de justifier le plaisir, telle une récompense bien méritée ! Par exemple, un verre de vin n’a jamais fait de mal à personne et on peut arborer une nouvelle robe, car quelle honte si on ressemble à un clochard !

Évidemment, en dessous la chaudière animale n’en finit pas de bouillir et le pire est caché ! S’agit-il du sexe, qui refoulé produirait des névroses ? On le voudrait bien et il suffirait alors de libérer un tant soit peu sa libido, pour que nous nous tombions dans les bras les uns les autres, comme au sortir d’un long cauchemar ! Mais la réalité est tout autre, nous ne sommes pas à Disneyland ! Les choses sont infiniment plus dures, plus coriaces et plus amères ! C’est le pouvoir et la supériorité dont il est question ! C’est cette soif de dominer qui ronge derrière les grandes attitudes ! Le scandale, c’est justement de montrer que l’égoïsme est le moteur de la maison, sous le capot des convenances bien entendu ! C’est lui l’appétit essentiel, avec tous ses autres noms, qui détruit le monde et nous rend hagards, désespérés !

Cependant, la Mort ne découvre qu’ordre et respectabilité sous ses yeux ! S’il y a eu ici des révoltes et des craquelures, elles ne sont plus visibles aujourd’hui et on n’en perçoit plus l’écho ! D’un pas souple, la Mort monte à l’étage, où se trouve le malade ! Il n’en a plus pour longtemps, mais cela n’affecte pas la Mort : après tout, elle ne fait que son boulot ! Elle prend une chaise et s’assoit dessus à califourchon, le sourire aux lèvres, ce qui exhibe ses dents blanches ! « Alors, comment tu vas, Tony ? Il fait bon ici ! (Elle ouvre un peu son pardessus...)

_ Et il faut que tu ramènes ta sale bobine ?

_ J’ suis v’nu chercher mon dû, Tony, tu l’ sais bien !

_ Ton dû ! Mourir à cinquante ans, tu crois ça juste ? Aaargh !

_ T’énerve pas, tu fais qu’empirer les choses !

_ Mes proches sont là ! Ils vont m’ défendre !

_ Sûr ! J’ai vu ta femme en ville ! Ton mal lui donne une dignité supplémentaire et elle en profite auprès des commerçants !

_ Salopard ! Dieu… Dieu me protégera !

_ T’ y crois vraiment ? J’ suis là sur ses ordres ! A ta place, j’ m’y fierais pas trop !

_ Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça !

_ J’ sais pas ! T’as sûrement déconné quelque part !

_ Bououh ! Dieu n’existe pas, voilà la vérité ! C’est un enfoiré et j’ l’emmerde !

_ De toute façon, tout est réglé pile-poil !

_ Qu’est-ce que tu veux dire ?

_ Ben, le prêtre va v’nir…, pour les derniers sacrements et la cérémonie s’ra grandiose ! Y aura tout le monde et chacun croira ! Alors où est le blème ?

_ Bon dieu, j’ai peur ! Mais qu’est-ce que j’ai peur !

_ Un peu d’ tenue, que diable ! Les apparences, Tony ! T’as pas oublié ? Les apparences !»

 

 

142

 

 

L’enfant marche sur le trottoir et il sourit à la beauté ! Il reste en effet un peu de verdure dans RAM et le printemps est là ! L’air est plus tiède et le soleil fait luire l’écorce des jeunes arbres! L’aubépine tend ses flocons de neige et là-bas, dans l’herbe, se dressent toutes sortes de fleurs multicolores ! Un oiseau vient sur une branche et se met à chanter à tue-tête ! L’enfant sourit encore, car tout cela est d’une incroyable délicatesse ! C’est tout simplement divin ! Pourtant, ce n’est qu’une oasis dans la ville, qui est dominée par la machine égarée du monde !

Égarée, parce qu’elle est sous le joug de la peur et qu’un surcroît de celle-ci conduit à une montée de l’égoïsme, qui lui-même durcit et fait se perdre encore plus ! C’est un cercle vicieux, car plus la ville s’étend et plus elle éloigne les hommes de la beauté de la nature, qui pourrait les délivrer de leur nombril ! Comme ils sont perdus et ne se retrouvent qu’entre eux, ils se dévorent, s’insultent et se détruisent !

L’enfant sent la machine égarée du monde comme une poubelle monstrueuse ! Elle est pleine de bruits, de violences, de haine ! Elle hurle aux oreilles de l’enfant depuis l’école ! Que dit-elle ? Mais : « Travaille ! Travaille ! Sinon tu s’ras au chômage ! », « Des résultats ! Il faut des résultats ! », « Peut mieux faire ! Attention ! », « Tes notes ? T’as vu tes notes ? », « Va falloir qu’ ça change, tu peux être sûr ! », « X+ 5 – ab / ° = X, que vaut X, si f est inférieur à deux ? », « Éthyle ou éthanol éthyl ? CH4 _ CHO9 ^, combien d’oxygène ? », « Qui était le représentant de la SDN en 1930 et pourquoi le parti de Tchang a changé la politique de l’Asie du sud est ? », « La force qui s’exerce sur M est-elle supérieur à F’ en M’ ? » « Qu’est-ce qu’une pression osmotique ? », « Vous mettez la marge à gauche et votre carte d’identité à droite ! », « Contrôle ! Contrôle ! Seuls les meilleurs survivront ! », « Why God save the queen ?  Repeat ! », etc. !

Déjà l’enfant affronte la peur, car les adultes sont menés par elle ! Réussir, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est l’orgueil qui crée le mensonge, car il refuse de reconnaître sa peur et son échec ! Travailler, qu’est-ce que ça veut dire ? Qui travaille ? Celui qui pointe ou celui qui lutte contre sa peur ? Qu’est-ce qu’il y a de plus difficile : injurier, crier, détruire ou se calmer et chercher la paix ? Qui est le plus mûr : l’égoïste qui s’agite et qui n’en a jamais assez, ou l’enfant qui admire et comprend ? Qui est utile : celui qui n’en finit pas de jouer les gros bras et qui ne parle que de lui, ou l’enfant qui cherche la vérité et qui est porteur d’espoir ? La machine égarée du monde blesse l’enfant et voudrait l’entraîner dans sa folie ! L’orgueil ne supporte pas la différence, l’opposition et pourtant il ne sait même pas où il est !

L’enfant sourit au soleil et à la lune ! La beauté est une chose naturelle pour lui ! C’est pourquoi il ne se sent pas un étranger ! Le monde a été fait pour lui, pour l’enchanter ! Mais l’adulte lui crie, lui hurle sa peur ! Que dit-il ? « Mais, mais comment ça se fait que tu n’aies pas peur ? », « Mais, mais tu sais combien ça coûte, ça ? », « Mais, mais comment tu vas vivre ? » L’adulte hurle et abrutit l’enfant ! Il veut que l’enfant soit gagné lui aussi par la peur et il y réussit ! L’enfant est blessé et pourtant il ne cesse d’admirer la beauté du monde ! Elle est là, elle est vérité, comme la peur de l’adulte, comme son mensonge, car c’est l’orgueil qui crée le mensonge ! L’adulte veut triompher et ne voit plus la beauté du monde ! Il garde donc sa peur et crie et détruit, entraînant l’enfant dans sa folie !

« Seigneur, ils ne savent rien… et ils détruisent tout ! Ils ne connaissent pas le repos de la vague, dans sa force même ! Ils ignorent sa fraîcheur et son oubli et sa grandeur ! » L’enfant est l’ami de l’oiseau marin et il aime le vent comme lui ! L’enfant connaît les brouillards des caps et les arcs-en-ciels ! La peur des adultes n’est pas juste ! Elle n’est pas raison ! Elle est mensonge ! Elle sort du nombril !

La machine égarée du monde ne dit pas : « J’ai peur ! Aidez-moi ! Je ne comprends pas ! », mais elle dit : « Ma gueule ! Ma gueule ! C’est moi qui ai raison ! C’est moi qui suis importante ! C’est moi qui sais ! Attention, t’es en train de m’ baiser là ! » et elle casse et détruit ! Elle crie encore : « A bas le gouvernement ! A bas les riches ! A mort les coupables ! » et les gouvernements se succèdent et ils sont toujours mauvais ! La machine égarée du monde ne sait rien et hurle ! La machine égarée du monde blesse l’enfant et le détruit ! Elle l’entraîne dans sa folie !

L’enfant a confiance spontanément ! Comment pourrait-il en être autrement ? Il admire naturellement ! Il s’étonne et se réjouit de la nature, sans efforts ! Il est comme chez lui parmi les fleurs, les papillons, devant le grillon et même le serpent ! Mais la machine égarée du monde le broie et le transforme en adulte, en un être peureux et qui crie !

Que devient le monde en tuant ses enfants ? Que devient la confiance de l’enfant dans l’adulte qui tremble et qui dit qu’il sait ?

 

 

143

 

 

Comme nous le savons, plus la situation est inquiétante et plus l’animal qui est en nous se réveille ! C’est toujours l’histoire des crocodiles, devant leur marigot qui s’assèche : c’est le plus fort qui survit ! La peur chez nous produit donc un renforcement de l’égoïsme et c’est ce qui explique la montée des nationalismes, qu’ils soient de droite ou de gauche ! On se garde des autres, on veut retrouver une identité forte et soi-disant cohérente ; on croit bêtement qu’on s’en sortira mieux seul et c’est non seulement le territoire physique qui se réaffirme (avec ses frontières...), mais aussi le territoire psychique, celui de la pensée et de la personnalité !

Plus nous sommes inquiets et plus nous voulons dominer, nous imposer, de même que les crocodiles s’affrontent pour avoir accès à l’eau qui reste ! Le chaos actuel ne s’explique pas autrement ! Chacun crie de son côté, en proie à la peur, et est prêt à casser ! La violence des écologistes est a priori un non-sens, puisque ce qui pollue c’est la soif de profit ou de pouvoir et on devrait donc s’écarter de ce qui ressemble à toute main-mise, toute autorité, tout sentiment de supériorité ! Ce n’est pas en faisant valoir son ego, par la force, qu’on se différencie de ceux qui écrasent le monde, pour satisfaire leur égoïsme ! Mais le danger semble tellement grand et la surdité des gouvernements tellement forte qu’on perd toute logique et qu’on se laisse aveugler par la violence ! Il est vrai aussi que la douceur et la patience resteront toujours le chemin le plus difficile, puisqu’il est a priori contraire à l’instinct !

Mais le recours à la domination a des effets bien plus profonds et plus dévastateurs qu’on ne le croit, comme l’existence des enfants Doms, qui ne voient pas les autres tout à fait réels ! Un enfant Dom peut très bien en tuer un autre et ne pas vraiment se rendre compte de la gravité de son geste… Pour lui, il s’est seulement débarrassé d’une gêne ! Cela peut être aussi juste une expérience… On cède à une pulsion, car on est le maître après tout ! Il faut ajouter à cela que plus nous nous coupons de la nature, à mesure que les villes s’étendent, et plus notre domination nous paraît la seule bouée de sauvetage ! Nous n’avons plus confiance qu’en elle, alors que c’est la beauté de la nature qui pourrait nous soulager ! Mais ainsi nous voulons contrôler les choses et les êtres à outrance ! Non seulement il nous faut une sécurité financière sans faille, mais encore tout ce qui existe doit nous obéir ! Et, si le gouvernement vient à nous rappeler que nous ne sommes pas tout à fait libres, c’est-à-dire que nous ne sommes pas absolument les maîtres, nous nous mettons à crier comme des veaux qu’on égorge ! Nos nerfs ne peuvent plus rien supporter !

Mais regardons comment certains se comportent avec leurs chiens et comment ils perdent tout sens de la réalité ! Le chien, pour eux, doit être totalement aux ordres, alors qu’eux-mêmes parlent de dictature du gouvernement et ne sauraient se plier à quoi que ce soit ! Ils demandent au chien ce dont eux-mêmes sont incapables et ça ne les gêne même pas ! C’est qu’ils se nourrissent de leur domination et que donc celle-ci doit s’exercer sans contraintes ! On impose à l’animal une discipline qui le dépasse et le détruit ! Il doit par exemple rester assis tant que son maître ne lui ordonne pas de bouger ! Pas un poil ne peut tressaillir ! Un bâillement, le moindre signe d’impatience sont sanctionnés, avec la plus extrême sévérité ! Le chien a l’air d’une statue, pour donner l’impression à son maître qu’il a du pouvoir, qu’il est quelqu’un ! Nous sommes ici aux antipodes de la liberté nécessaire à l’animal ! C’est la domination psychique de l’homme qui règne et qui mène à la catastrophe ! Un jour, soudain, le chien se jette à la tête d’un enfant et lui mord le visage ! C’est heureux s’il ne le tue pas ! Mais le chien avait les nerfs malades et il a explosé !

La domination fait de nous des « assassins », car encore une fois nous nous privons du message de la beauté, alors qu’il est le seul à pouvoir nous rassurer ! Ni la science, ni la politique ne sont aujourd’hui en mesure de le faire ! Mais ce que nous faisons subir à nos animaux domestiques et un chat qui ne chasse pas dehors est un chat malheureux, nous le faisons aussi endurer à nos enfants ! Eux aussi sont nos marionnettes ! D’abord, ils n’ont droit à aucun risque, puisque le monde nous est devenu étranger, hostile, incompréhensible, et les enfants sont instamment rappelés à l’ordre, ainsi qu’ils auraient été en porcelaine ! Ils étouffent, leur espace est celui d’une bouteille, mais surtout, surtout, ils sont les « étendards » de notre domination, en sont le reflet ! Leur obéissance témoigne de notre pouvoir et nous en faisons des robots, des esclaves traumatisés !

Leurs nerfs éprouvés les font bientôt caractériels, ils s’énervent et cassent les choses dès qu’ils sont contrariés, comme les pêcheurs par exemple, et il n’est donc pas étonnant de les voir s’échapper quand ils sont plus grands, par l’alcool, la drogue ou la pornographie ! Ce n’est pas une influence religieuse qui les culpabilise face au plaisir, mais c’est bien une autorité excessive qui les fragilise et les rend honteux d’être eux-mêmes ! Ils se méfient de leurs mouvements ou de leurs pulsions, puisque leur naturel, à force de corrections, leur paraît haïssable !

D’autres au contraire n’ont aucun scrupule et deviennent encore plus dominateurs que leurs parents, quand ceux-ci notamment sont lâches, pour ne se réfugier que dans leurs plaisirs ! On a là des enfants qui violent ou bien qui manipulent ! C’est encore la loi du plus fort, mais on trouve encore des enfants qui prennent la place des adultes, parce qu’ils les jugent hypocrites et irresponsables ! On a vu qu’une vie purement matérialiste est impossible et ce qu’elle induit comme mensonges… Mais ces enfants qui prennent le costume des adultes n’ont pas vraiment de jeunesse et c’est bien trop lourd pour eux !

 

 

144

 

 

« Eh ! Le coq, tu t’ennuies et tu n’ sais pas quoi faire ?

Viens nous rejoindre !

On te rendra ta virilité !

Tu pourras montrer combien tu es un homme !

T’es le guerrier d’aujourd’hui !

T’es perdu ? Viens nous rejoindre !

On te fournira même l’équipement !

Vêtement noir, cagoule, masque à gaz ! Barbouze quoi !

Comme au bon vieux temps !

Et allez donc, t’apprendras à marcher dans les fumigènes !

Tu t’ défouleras à jeter des pneus !

Faut bien qu’ tu t’ dépenses !

C’est pas l’ travail qui vas t’user !

Toi t’es plutôt le gars les mains dans les poches !

Manquerait plus que tu t’ crèves !

Si tu t’emploies, c’est pour ton amour-propre !

Ta dignité ! Ça c’est important !

Faudrait pas qu’on t’ prenne pour un con, ça non !

C’est pourquoi rejoins-nous !

On va montrer combien on est fort, combien on compte !

Personne ne passera nos barricades !

C’est Verdun quand on est là !

On est des hommes !

Pas des mauviettes !

Sus à la violence policière !

Marchons, marchons !

Ah ! Ah ! Va y avoir du sport !

On fait c’ qu’on veut !

Depuis l’ temps qu’on nous baise !

Qu’on a les mains dans les poches !

Qu’on sait pas quoi faire !

Réfléchir, c’est pas pour nous !

Être humain, c’est pas pour nous !

Se remettre en question, c’est Niet !

Être humble, dans la nuance, chercher dans l’ombre

Courageusement, essayer d’être meilleur,

Aimer l’autre,

C’est pas pour nous !

Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Moi, c’est ma virilité qui m’intéresse !

C’est mon nombril !

Quoi ? On veut m’ baiser ?

Aux armes ! Va y avoir du sang !

Évidemment que j’ défends la Terre !

Et mes camarades et mon métier et ma famille !

J’ sors pas les mains des poches comme ça, pour rien !

Et puis, j’ sais que la Joconde existe, j’ suis pas un demeuré !

Non, mais la colère est là, j’y peux rien !

J’aime pas qu’on s’moque d’ moi !

C’est pas une question d’amour-propre, c’est comme ça !

Bon sang, t’ à l’heure, dans la fumée, c’était chaud !

J’ai bien cru que j’allais prendre un coup !

Mais c’était bon !

Tu sais quoi, j’ vais mieux depuis que j’ laisse aller ma colère !

C’est un travail de groupe, tu comprends ?

On est soudé, on est des copains !

Avant je trouvais ma vie vide !

J’avais les mains de les poches, c’est vrai !

Mais j’vais mieux, j’aime ça !

Eh ! Mais attention, bouche cousue !

La façade c’est : « Y en a marre ! L’injustice, on n’en veut plus !

Le gouvernement démission ! »

Ah ! Ah ! Et un tas d’ fariboles du même genre !

On a des chefs intellos, tu l’ savais ?

Ils t’enrobent ça comme un rien !

Mais qu’est-ce qu’on en a foutre du gouvernement ?

On s’rait bien en peine qu’il soit mou !

Qu’est-ce qu’on f’rait alors ?

Faudrait retourner au bistrot ou devant la télé !

On s’rait de nouveau anonyme !

L’ennui nous castre (rien à voir avec la ville du même non!),

Tu savais ça ?

On est les nouveaux chevaliers !

Tu pass’ras pas !

Comme à Verdun ! »

 

 

145

 

 

Les cochons ont envahi RAM !

Ils sont partout, on ne voit « queues » !

Ils grognent, ils courent, ils attaquent !

Ils montent à l’assaut !

Ils renversent, détruisent, hurlent !

Les cochons ont envahi RAM !

Ils sont avides, ils cherchent, ils fouinent !

Ils ne réfléchissent pas, ils sont en colère !

Ils n’ont pas faim, ils sont en colère !

Ils roulent des mécaniques !

Où est le ciel et la beauté ?

Où est la force qui fait doux ?

Où est la compréhension de l’autre,

De la vie ?

Où est le sens ?

Où est la vision de l’homme dans l’espace,

Sur cette minuscule planète ?

Où est la patience, la mansuétude, la compréhension ?

Les cochons ont envahi RAM

Et leur ego déferle,

Dans une vague de violence !

Les marchands du Temple défilent,

Rouspètent !

Ils n’en ont jamais assez !

Mais surtout, surtout, on ne les respecte pas,

Car ce sont eux les chefs

Et ils n’en admettent aucun autre !

Les cochons ont envahi RAM !

Où est la profondeur,

La pitié,

La persévérance,

La force qui fait doux ?

Le pourceau mord et détruit !

Le pourceau est dans la rue,

Ivre de violence,

Incapable de pardon, d’intelligence,

Jouet de son égoïsme !

Un homme venu du désert leur parle !

Il dit : « Vous avez voulu le ciel vide !

Vous avez voulu une vie matérialiste !

Ayez le courage de l’accepter !

Regardez-la dans le blanc des yeux !

Acceptez votre destinée vide !

Vous gagnez votre pain et vous mourrez !

C’est bien ce que vous avez voulu ?

Alors pourquoi gémissez-vous ?

_ On veut être libre !

_ Il faut bien un gouvernement pour diriger !

Ce gouvernement n’est ni meilleur, ni pire que les autres !

Ceux qui vous disent qu’il y a des solutions miracles sont des menteurs !

_ On ne veut pas de la réforme !

_ Vous ne voulez aucune réforme !

_ On veut la fin des profiteurs !

_ Qui est le profiteur ? Celui qui a deux boutons sur sa veste, alors que vous n’en avez qu’un ! Nous sommes tous des profiteurs par rapport à d’autres ! C’est sans fin ! Mais à la vérité, vous n’avez pas le courage d’ouvrir les yeux ! de vous tenir debout devant le vide de vos vies ! Vous êtes matérialiste à la condition d’avoir des ennemis et c’est pourquoi vous vous en créez !

_ Tais-toi l’ancêtre !

_ Votre combat est une illusion ! Vous voulez être en haut, parce que vous êtes en bas ! Et quand vous serez en haut, vous combattrez ceux d’en bas ! C’est votre ego qui vous mène, d’où votre haine et votre colère ! Vous n’avez même pas faim !

_ Et quelle est ta solution ?

_ Mais que m’importe à moi que d’autres aient plus, puisqu’ils ne sont pas heureux ! Et que m’importe que d’autres commandent, car ils sont ignorants et ne commandent pas vraiment !

_ Qu’est-ce que tu racontes ?

_ Vous souffrez à cause de votre égoïsme, puisque d’autres paraissent plus forts ! Débarrassez-vous de votre égoïsme et vous ne souffrirez plus ! Commencez par regarder les nuages ! Leur majesté, comme leur force, est sans pareille ! 

_ Quelle bêtise !

_ En vérité je vous le dis, vous n’avez pas le courage d’accepter votre matérialisme et c’est pourquoi vous vous révoltez ! Commencez par admirer et votre peur cessera ! »

Mais les cochons ne voulaient rien entendre et ils se saisirent du personnage, le rouèrent de coups, et le tuèrent, avant de l’exhiber comme un épouvantail ! Leur colère était sans bornes, car l’égoïsme est insatiable !

Les cochons avaient envahi RAM !

Et ils parlaient et ils se donnaient des airs !

Où est la profondeur, l’abnégation, la modestie ?

Où est la beauté, le pain de la vie ?

Le nombril du monde vomit, se répand !

Où est la force qui fait doux ?

Où est la force véritable ?

Les cochons ont envahi RAM !

 

 

146

 

 

« On s’ennuie, grand-père…, dit le petit garçon. Elle ne veut pas jouer au cow-boy !

_ Et lui, il refuse de lire tranquille ! répond la petite sœur !

_ Les enfants, on s’croirait sur la planète des Moije ! s’écrie le grand-père.

_ Ah ! Une histoire !

_ Les Moije, qu’est-ce que c’est ?

_ Eh bien, c’est une drôle de planète les enfants ! Elle a une apparence volcanique ! Elle bout un peut partout, en fumant, mais le plus bizarre, c’est que les bulles de boue, qui s’agitent à la surface, disent des choses…, comme si les grenouilles d’un étang pouvaient parler !

_ Hi ! Hi !

_ Et elles disent quoi, les bulles, grand-père ?

_ « Moi, j’ai des bombes ! » par exemple, ou « Moi, j’ai des amis ! », « Moi, j’suis pas d’accord ! », « Moi, j’ veux qu’on m’obéisse ! », Moi, je pense que… ! », « Moi, je me gratte là ! »

_ Hi ! Hi !

_ « Moi, je tourne ici ! Moi, je tourne là ! », « Moi, j’ claque des doigts ! », « Moi, j’ fais un gâteau ! » Cela n’arrête pas les enfants ! Toutes les bulles crient et on a vite mal aux oreilles ! Il est impossible de se reposer sur cette planète ! Où qu’on aille, on entend : « Moi, je ! »

_ Hi ! Hi !

_ Ah oui ! C’est pour ça que cette planète s’appelle la planète des Moije ! dit la petite fille.

_ Exactement, ma toute belle ! continue le grand-père. Et ce ne sont même pas les plus grosses bulles qui parlent le plus fort ! On en trouve de minuscules, qui disent : «Moi, je vois bien le complot ! Il est vaste, car les grosses bulles ont décidé d’écraser les petites comme moi ! Snif ! »

_ Hi ! Hi !

_ C’est vrai, grand-père, qu’on veut écraser les petites ?

_ Et pourquoi les grosses se soucieraient des petites, elles ne les voient même pas ! Mais les petites ont besoin de croire le contraire, pour ne pas se sentir toutes seules et abandonnées ! Le cri « Moije », c’est pour dire qu’on existe !

_ Moi, je veux qu’on joue aux cow-boys ! fait le petit garçon.

_ Moi, je veux qu’on lise tranquille ! renchérit la petite fille.

_ Vous avez tout compris, les enfants ! Mais le cosmonaute, qui arrive sur la planète des Moije, est bien embêté ! Il va vers une bulle et demande : »Qu’est-ce que vous dites ? » Il essaie d’écouter la bulle, quand une autre à côté fait encore plus fortement : « Moije ! Moije ! » Le cosmonaute se précipite vers elle, car il est impressionné et pense que c’est plus urgent ! Il tend l’oreille pour comprendre, mais soudain un peu plus loin surgit un nouveau Moije, puis un autre et encore un autre ! Le cosmonaute ne sait plus où donner de la tête !

_ Hi ! Hi !

_ Il va devenir fou ! dit la petite fille.

_ On va faire la planète des Moije, les enfants…

_ Chic !

_ Vous vous mettez comme la grenouille… Les jambes en tailleur… Les mains sur les genoux, voilà… et vous regardez droit devant, les joues grosses et l’air un peu mauvais ! Il faut qu’on ait l’impression qu’on vous a pris vot’ part de gâteau !

_ Hi ! Hi !

_ Allons-y, les enfants ! On va d’abord pousser un Moije grave, car on est des Moije sérieux ! Mooooajeu !

_ Mooooaaaajeu ! Moooaaaaje !

_ Très bien ! Maintenant, le Moije aigu ! C’est le Moije de la star de cinéma ! Moiiiijjjuuuu ! Moiiijuuu !

_ Mooiiijjuuu !

_Parfait ! J’en ai la chair de poule !

_Hi ! Hi !

_ A présent, le Moije plein de boue ! On doit sentir que vous avez la bouche remplie de vase !

_ C’est dégoûtant !

_C’est pour ça que c’est marrant ! Attention, ça doit dégouliner ! Mooooaaaabeurkjjje !

_Moooabeurjjejjeeu !

_Moooaboueurjkjeuue ! Bouf !

_ Ah ! Ah ! Vous êtes extra, les enfants ! Vous êtes mes soleils ! »

 

 

147

 

 

L’inspecteur Brooks pénètre dans l’hôpital et demande à voir le psychiatre Anderson. On lui répond que le docteur l’attend et bientôt Brooks entre dans un cabinet sans fioritures. « Bonjour, inspecteur, fait le psychiatre.

_ Bonjour Anderson, vous avez du nouveau au sujet de Martin ?

_ Non rien, malheureusement ! Il est toujours catatonique !

_ Il faut pourtant que nous découvrions ce qui est arrivé au professeur Ganymède ! J’ai amené avec moi Kitty Falls, la fiancée de Martin ! Elle pourrait aider le garçon à parler !

_ Très bonne idée ! Allons rejoindre le malade ! »

Après un couloir assez sombre, où errent quelques silhouettes vacillantes, le trio arrive dans la chambre de Martin ! Il est là assis sur son lit et fixe de ses yeux vides une fenêtre à barreaux ! Brooks et Anderson laissent la place à Kitty Falls, qui s’avance : « Martin, c’est moi Kitty, dit la jeune femme. C’est moi, mon chéri…

_ Kitty ! fait le jeune homme, qui semble revenir à la conscience. Oh, ma chérie, si tu savais ! »

Martin se met à pleurer dans les bras de sa fiancée, assise près de lui. « Tout va bien maintenant ! dit la jeune femme consolatrice. Tu es en sécurité ici, mais ces messieurs (elle désigne Anderson et Brooks) voudraient savoir où est le professeur Ganymède !

_ Bien sûr…, répond Martin avec attention.

_ Je vous rappelle qu’on vous a trouvé en train de dériver dans une pirogue, au large de l’île Kranoura ! »

Martin regarde Brooks et on voit qu’il fait un effort avec sa mémoire… « Il est nécessaire que je vous raconte toute l’histoire, balbutie-t-il. Il y a un mois le professeur Ganymède a reçu un message du consul de l’archipel des Pomu ! D’étranges phénomènes se produisaient sur l’île de Kranoura… D’après le consul, des femmes étaient enlevées dans la forêt et revenaient à demi-folles, ainsi qu’elles eussent été détruites par une force mauvaise, abominable ! »

Ici, martin hésita… Quelque souvenir particulièrement pénible avait l’air d’empêcher son récit ! Néanmoins, après avoir avalé sa salive, il reprit : « Le professeur décida sur le champ de tirer cette affaire au clair, car il était un ami du consul…

_ Vous dites : « Etait », coupa Brooks. Cela signifie-t-il que le professeur est mort ?

_ Hé… las !

_ Je vous en prie, intervint Anderson, continuez votre récit !

_ Nous sommes rapidement arrivés à Kranoura, reprit le jeune homme avec docilité, mais l’île avait été désertée ! Les huttes étaient vides et on trouvait les objets à leur place, comme si le départ des habitants avait été soudain, précipité ! Seul un vieillard était resté, mais il semblait en proie à une inextinguible terreur ! Il désignait sans cesse la forêt et nous ne tardâmes pas à nous y enfoncer ! Nous suivîmes d’abord les sentiers, puis ce fut la jungle épaisse, hostile, mystérieuse ! Quelle créature infâme allions-nous trouver ? Après deux jours de marche, nous découvrîmes une grotte… Le professeur lui-même, bien qu’habitué à mille aventures et scientifique de renom, ne pouvait cacher sa nervosité ! Enfin, un être vint à sortir du gouffre et il mesurait bien deux mètres de haut ! Il avait des griffes et des dents proéminentes ! Mais le plus étrange, le plus affreux, c’était qu’il était tout vert !

_ Vous êtes sûr de ne pas vous tromper, fit Anderson, l’émotion…

_ Non, non, c’était bien sa couleur ! D’ailleurs, il nous a dit son nom : le père Vert narcissique ! »

En entendant ces mots, Kitty Falls ne put réprimer un frisson. Comme toutes les femmes, elle avait entendu parler de ce monstre et l’inspecteur Brooks avait déjà enregistré maintes plaintes, contre ce terrible forban ! « Que s’est-il passé alors ? demanda Anderson.

_ La créature s’est jetée sur nous, car nous connaissions maintenant son secret ! Et le professeur… le professeur (Martin est gêné par les sanglots) s’est interposé, pour me sauver la vie ! »

La vérité dans la chambre à présent n’avait plus besoin d’autres explications ! Chacun voyait le dévouement de l’homme de science et sa fin dramatique ! « Vous souffrez depuis d’un sentiment de culpabilité ! précisa le psychiatre à Martin. Il faudra beaucoup de temps et sans doute l’aide de votre charmante fiancée, avant que vous ne retrouviez votre santé ! Mais ce n’est pas impossible...

_ Alors que je m’enfuyais, reprit Martin, le père Vert a crié quelque chose !

_ Oui ? fit Brooks.

_ Il a… il a dit qu’il nous aurait tous ! »

 

 

148

 

 

La Peur passe voir ses troupes ! Elle a le cigare au bec et une tenue de guérillero ! « Bon sang ! s’écrie-t-elle, quand elle repère un jogger qui se protège de la pluie, sous un porche. Qu’est-ce que tu fous là, mon garçon ! Comment ça se fait qu’ t’es pas en train de courir ?

_ Mais il grêle ! fait plaintif le jogger.

_ Mais il grêle qu’il dit en pleurnichant ! Allez, du balai ! Tu dois courir qu’il vente ou qu’il neige ! Et ouvre-moi ce tee-shirt ! Le froid, connais pas, voilà ta devise ! »

Le pauvre gars regarde le ciel, qui est plus sombre que jamais, et il reprend sa course ! « C’est ça ! lui crie la Peur derrière. Une belle foulée sous la flotte ! Du nerf ! Ah ! Ah ! »

La Peur rallume son cigare, elle voudrait profiter du tabac, mais déjà elle a un autre sujet de mécontentement ! « Eh toi, là-bas ! crie-t-elle.

_ Moi ? fait une fille en se retournant.

_ Mais oui, toi ! A moins que je n’ m’adresse au bon Dieu, hein ? Tu tortilles pas assez du cul !

_ Vous pourriez pas être poli ?

_ Pfff ! D’accord ! On va y mettre les formes ! Tes fesses sont pas assez saillantes ! Il faut qu’elles attirent l’œil, que l’ mâle ne puisse plus les quitter ! Tu piges, sinon j’ vais t’en faire baver ! J’ te mettrai à g’noux et tu m’ supplieras !

_ Je sais !

_ A la bonne heure ! Alors, fais moi reluire tes noix ! »

La Peur ne s’attarde pas, mais elle se précipite vers un croisement ! Elle braille : « Mais qu’est-ce que vous foutez ? » Des automobilistes la regardent sans vouloir comprendre, ce qui la fait enrager ! « Qu’est-ce que je vous ai dit ? hurle-t-elle. Le trafic doit être fou, délirant, hypnotique ! Rien d’autre n’existe à part votr’ sarabande de débiles ! C’est clair ? »

Les automobilistes opinent, le message est passé et la circulation gronde, pollue, écrase ! « C’est irrespirable ! Ah ! Ah ! s’enchante la Peur. L’enfer sur Terre ! Enfoncée la nature ! Disparu le ciel ! Le bordel dans les cerveaux ! Voilà une affaire qui roule ! Ah ! Ah ! Impossible de trouver du sens ! C’est c’ que j’aime ! »

La Peur commence à siffloter : « Voilà une matinée qui n’ commence pas trop mal ! » se dit-elle, mais soudain elle se rembrunit ! « C’est pas vrai ! » elle peste et elle se met à courir vers un jeune homme. « Non mais, je rêve ! lui dit-elle. T’es couleur muraille, mon gars ! Pour un peu j’ te manquais, tellement t’as l’air médiocre ! Qu’est-ce que j’ t’ai mille fois répété ? T’es l’Adonis avec un grand A ! T’es le plus beau et tout le monde doit l’ voir ! Bon sang ! Il n’est pas question qu’on passe près d’ toi avec indifférence ! C’est toi la perle ! le phare ! »

Le jeune homme obéit, se redresse et regarde droit devant lui avec une totale suffisance ! Il a l’air de dire : « Je suis le parangon ! Vous me devez soumission ! Seul moi compte ! » Il est comme le lépreux avec sa clochette, sauf que c’est vanité, sa supériorité qu’il exhibe et qui l’annonce !

« Pas mal ! se dit la Peur. Celui-là est en bonne voie pour devenir un parfait salopard ! Un dur de dur ! Mais encore, c’est trop mou, d’ la guimauve ! Le gamin est encore là ! Quand ça tourn’ra mal, y m’ f’ra faux bond ! Les vrais combattants sont des ordures autrement plus vicieuses ! Tiens, y en a une là-bas ! »

La Peur s’approche d’un type pas banal ! Il est impossible de croiser celui-ci, sans être soumis à son pouvoir, à ce qui se dégage de lui ! Il est comme un réacteur nucléaire en surchauffe ! Il menace de faire fondre le sol, en entraînant tout ce qu’il y a autour de lui ! Il étouffe les autres, anéantit leurs méninges, car il n’est plus qu’un concentré de domination ! Tout son esprit malade veut attirer l’attention et quand enfin on le regarde, il met en valeur le paquet qu’il a entre les jambes, ainsi qu’on devrait tomber en adoration devant ses parties génitales ! Le dieu est dans la rue et il faut s’en occuper !

« Le brave petit ! se dit la Peur ! Voilà le guérillero comme je l’aime, entièrement dévoué ! Il est impossible de respirer, avec un gars comme ça ! C’est forcément les autres esclaves ! J’en ai la chair de poule ! Il est comme mon fils ! Jamais vu un aussi beau fumier ! Grâce à lui, j’ me sens utile ! Y a pas, il est bon pour la médaille ! Snif ! »

 

 

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Une nuit, dans la prison de RAM, un homme hurle ! Il fait un vacarme de tous les diables et un gardien s’empresse vers sa cellule, pour demander : « Qu’est-ce qui s’ passe ? Vous allez réveiller tout l’ monde !

_ J’ veux voir le directeur ! crie le prisonnier. C’est un scandale ! Jamais je n’aurais dû me retrouver ici ! J’ suis innocent ! »

Le gardien est bien embêté, car il ne veut pas déranger à pareille heure le directeur, mais d’un autre côté l’agitation du prisonnier peut se propager et créer, qui sait, une rébellion générale ! Finalement, le gardien, par prudence, prévient le directeur et celui-ci arrive auprès du prisonnier un peu plus tard… Il a l’air digne, même s’il est visible qu’il a gardé son pyjama sous son imper ! « Alors, mon garçon fait-il au prisonnier, qu’est-ce qui ne va pas ? 

_ Ce qui ne va pas ? répond interloqué le prisonnier. Mais de quel droit me retient-on ici ? J’ suis innocent ! Et regardez-moi cette cellule ! Comment peut-on espérer vivre normalement dans un tel endroit !

_ Pardon ! Pardon ! réplique le directeur. Mais vous êtes enfermé ici à votre demande !

_ Quoi ?

_ Vérifions ensemble, voulez-vous ? reprend le directeur, qui consulte sa tablette. Vous vous appelez bien Auguste Crigneau, né à Ponflant, le 8 mars 1988 ?

_ Oui…

_ Vous avez souhaité une cellule installée sud, avec un numéro pair, car ça porte chance, avez-vous ajouté ! avec pour condition sine qua non que vous disposiez de votre Narcisse ! Vous avez bien votre Narcisse sur vous ?

_ Oui, convient le prisonnier, qui regarde le smartphone qu’il a dans la main.

_ Et là, c’est bien votre signature ?

_ Oui, reconnaît le prisonnier qui se penche et se redresse. Mais… mais je ne savais que ça serait aussi dur ! Je… je ne peux plus rester enfermé !

_ Mais vous pouvez partir quand vous voulez, précise le directeur. Il est encore indiqué dans le contrat que vous pouvez le résilier à tout moment !

_ Vraiment ?

_ Mais oui… et il était inutile de faire du tapage en pleine nuit ! Il suffisait de demander au gardien votre levée d’écrou, si je puis dire !

_ Ah ben… Je peux donc m’en aller maintenant, tout de suite ?

_ Bien sûr, le gardien va vous accompagner jusqu’à la sortie ! Évidemment, il faudra attendre l’aube, pour y voir quelque chose dehors, mais nous ne sommes pas des monstres, vous savez ! »

L’homme se retrouva bientôt à l’extérieur et il commença à marcher, alors que les premiers rayons du soleil éclairaient les feuillages, car on était en pleine nature ! Il n’y avait pas de villes ou de maisons autour de la prison ! L’homme suivit donc un sentier et il se disait comme il est bon de respirer l’air de la liberté ! Mais, bientôt, toute cette nature, tout ce silence, malgré le joyeux pépiement des oiseaux, commença à l’inquiéter et il plongea le nez dans son Narcisse !

Or, peu de choses y avaient changé depuis la veille et de nouveau, l’homme sentit l’angoisse l’envahir ! Elle fut si forte qu’il se décida à faire demi-tour et il retrouva presque avec soulagement les murs de sa prison ! Il expliqua au gardien qu’il préférait revenir, car l’extérieur lui avait paru vide, hostile ! Le gardien fut très compréhensif et il ramena son ancien prisonnier dans sa cellule… Pourtant, celui-ci ne put réprimer un haut le cœur à la vue de cet espace si étroit, où il avait maintes fois tourné en rond, comme un fauve dans sa cage !

« Bon sang ! s’écria le prisonnier. expliquez-moi pourquoi on ne peut pas être heureux ici, ni dehors ! Il n’y a donc pas de solutions alternatives ?

_ Si vous voulez l’avis d’un gardien, qui a plus de quarante ans de service, je vous dirai que tant que vous serez le point mire de votre vie, vous ne connaîtrez ni la paix, ni une joie durable ! C’est notre égoïsme qui fait notre prison ! « Venez à moi et vous n’aurez plus jamais soif ! », vous vous rappelez ? »

 

 

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Martine va au boulot en compagnie d’Angoisse, qui prend place côté passager ! La voiture de Martine n’est plus toute jeune et Angoisse s’écrie : « Brrr ! Fait pas chaud c’ matin ! J’espère que ta vieille guimbarde ne va pas tomber en panne ! Manqu’rait plus qu’on reste en rade sur la rocade ! Tu sais combien ça coûte un dépannage ? Attends, rien qu’une courroie à changer… et c’est déjà bonbon ! Attention, là ton clignotant !

_ Tu peux pas la fermer cinq minutes ! dit Martine.

_ Bien sûr que si ! Mais tu sais comment j’ suis ! Faut qu’ je cause, sinon j’suis pas bien ! T’es sûre d’avoir mis le chauffage, car ça caille !

_ Mais oui ! Mais faut attendre un peu ! réplique Martine, qui touche les manettes et passe la main sur les ouvertures.

_ De toute façon, t’as jamais compris comment ça marche ! Tu fais l’entendue, mais t’es paumée devant la technique !

_ Et bla, bla, bla !

_ D’accord, y a plus grave ! Ta fille veut faire d’ la danse et il lui faut un tutu, des chaussures… Il faut payer l’inscription, etc. Or, t’es déjà un peu juste !

_ On s’ débrouill’ra !

_ Sûr ! T’es une femme forte ! Ton père a toujours été fière de toi ! N’empêche…

_ N’empêche que quoi ?

_ N’empêche que c’était un vieil égoïste et qu’il te flattait pour que tu fasses ses quatre volontés ! Ou même pour que tu le laisses tranquille !

_ Tu veux dire qu’il se servait de moi !

_ Bien sûr ! Il te rassurait sur ta séduction… et après t’étais son p’tit chien ! Il savait t’ manœuvrer !

_ Quelle dégueulasse tu fais !

_ Attention là, tu prends la file de gauche !

_ Mais bon sang, je prends ce ch’min chaque matin !

_ Je sais, je sais, mais t’es parfois distraite ! Je me demande…

_ Allez vas-y, tu t’ demandes quoi ?

_ Je me demande si ton mari n’agit pas avec toi comme ton père ! s’il te neutralise pas en te rassurant sur ta séduction !

_ Tu veux dire qu’il band’rait pour de faux ?

_ Ouh ! Te voilà vulgaire et donc… en colère ! Moi, tu sais, j’ai rien contre toi, j’essaie juste d’y voir clair ! C’est tout !

_ Bien sûr, tes intentions sont pures ! Au sujet de Simon, je te dirai…

_ Ouh là ! Ouh là ! T’as vu celui-là ! Mais c’est qu’il nous coupe gentiment la route ! Va donc, eh chauffard ! Y en a des malades ! Qu’est-ce qu’on disait ?

_ On parlait de sexe et d’amour…, de confiance plutôt !

_ Bon et si on mettait carte sur table ?

_ Vas-y, j’ t’écoute !

_ Dans le fond t’es paumée, non ? T’es seule, t’es perdue !

_ Salope !

_ Excuse-moi, mais faut percer l’abcès ! Tu peux pas être sûre de Simon : il est tiède et de plus en plus absent ! N’étaient le prêt qui vous enchaîne et les enfants, resterait-il à la maison ? T’as pris du poids, t’es plus aussi sexy qu’avant !

_ S’il est pas content, qu’il aille voir ailleurs !

_ Oh ! Le ton bravache ! Alors que tu sais que tu es dépressive ! T’es à cran quasiment tout l’ temps ! Tu luttes pour pas craquer ! Où est la nana épanouie, qui parade devant ses amies ? le symbole de l’équilibre et de la réussite ? Où est ton portrait par Marie-Claire ?

_ Tu sais quoi ? VA te faire foutre !

_ Bien sûr ma douce ! On va bientôt prendre la bretelle, j’ te signale ! Mais peut-être que tu prends le problème par le mauvais bout !

_ C’est-à-dire ?

_ Et si t’étais une lesbienne refoulée ? »

Martine est tellement choquée qu’elle regarde bien en face Angoisse et pan ! Elle emboutit la voiture qui précède ! Son avant est tout écrasé et légèrement commotionnée, elle voit arriver l’autre automobiliste, qui est dans une furie monstre !

« Oh ! Oh ! dit Angoisse. Il est temps pour moi d’aller voir ailleurs ! A la r’voyure, Martine ! On garde le contact ! Ah ! Ah ! » Elle sort comme si de rien n’était et elle ouvre la porte d’une voiture arrêtée, pour s’asseoir près du chauffeur : « Vous avez vu ? jette-t-elle. Affreux non ? Et ça s’produit chaque jour ! Prudence donc, car ce s’rait dommage d’abîmer une aussi belle voiture que la vôtre, d’autant qu’ c’est compliqué à réparer ! »

 

 

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La journaliste Mélopée est en plein reportage… et elle n’a aucun mal à attirer l’attention sur elle, car c’est aussi une bombe ! Elle a des seins proéminents, le ventre plat et des jambes interminables, de sorte que les hommes ne peuvent en détacher leur regard ! C’est que Mélopée veut tout ! Elle tient à être prise au sérieux en tant que professionnelle, mais en même temps il s’agit d’apparaître tel un phantasme, une perfection, qui doit écraser la concurrence, faire tourner le monde autour de soi, comme si c’était possible et que cela pouvait rendre heureux !

Mais Mélopée ne voit pas là de contradictions, entre la neutralité, pour ne pas dire l’effacement, du journaliste et le pouvoir, le rayonnement du sexe, car elle représente notre époque chaotique et violente, qui n’est rien d’autre au fond qu’une gigantesque foire de l’égoïsme ! Tout le monde tire la couverture à soi et braille, donnant l’impression d’un monde absurde, dépourvu de sens, alors que l’impasse dans laquelle nous sommes n’a jamais été aussi visible, puisqu’elle révèle notre impuissance à nous satisfaire !

Mais qu’à cela ne tienne ! Mélopée, comme les autres, croit à sa réussite, à son combat, à la victoire contre ses détracteurs et face à l’obstacle et elle apparaît survoltée devant la caméra ! Elle dit : « Aujourd’hui, c’est jour de liesse dans RAM ! Regardez cette ambiance ! Elle est digne des plus grands carnavals ! On chante, on rit, on danse, on bat les tambours, on souffle dans les trompettes, sous des pluies de confettis ! Ah ! Ah ! Quel rythme ! C’est que tout le monde est joyeux, car le voilà qui arrive ! Qui ? Mais le cochon Égalité bien sûr ! Mon Dieu, il est immense ! Il fait bien trois étages ! »

A ce moment, un énorme cochon, luisant et hilare, passe devant la foule ! Il est debout sur un chariot tiré par des volontaires, qui ont eux aussi le sourire aux lèvres, car comment ne pas être fier de soi, quand on travaille pour la justice sociale ! Or, le cochon Égalité mérite bien son nom, puisqu’il ne cesse de dévorer, à mesure qu’il avance, des profiteurs et des exploiteurs ! Ils sont là maussades, sombres, par dizaines sur une passerelle, avant de tomber dans la mangeoire et d’être broyés par le cochon ! Le système est ingénieux et la fête semble complète ! Le caractère bon enfant de l’événement n’échappe à personne !

Mais soudain une agitation se produit aux abords du cochon et la journaliste Mélopée intriguée s’approche : « Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle à une femme qui a l’air d’une responsable.

_ Ben, y a pus de profiteurs ! répond celle-ci. On a vu trop juste ! Pourtant, on a encore abaissé le critère : c’est ceux qui s’ donnent du monsieur et du madame qui sont là ! Faut croire qu’on n’a pas été assez sévère !

_ Mais est-ce que c’est si grave que ça ? Le cochon est déjà bien dodu ! De manger un peu moins ne lui f’rait peut-être pas d’ mal ! Il pourrait garder la ligne, comme moi ! Hi ! Hi !

_ Pff ! On voit bien que vous ne le connaissez pas ! Il n’en a jamais assez ! Si on cesse de le nourrir ne serait-ce que cinq minutes, il perd la tête et devient enragé ! Y s’rait capable de se jeter sur nous !

_ Ah ! Mais qu’est-ce que vous allez faire ? Il me semble que les spectateurs ont droit d’ savoir !

_ Sûr ! Eh ben, on va donner à Égalité, tous ceux qui nous r’gardent de travers ! tous ceux qui complotent dans not’ dos ! tous ceux qui veulent du mal à not’ idéal ! qui est la justice pour tous sur Terre !

_ Oh ! Mais comment vous allez les r’connaître ?

_ Oh ! C’est pas compliqué ! L’ profiteur est partout ! Suffit d’ gratter un peu et le monstre apparaît ! »

A cet instant, un vieillard décharné, vêtu d’une simple robe de bure, passe en disant : « L’homme ne vivra pas seulement de pain ! Ne vous souciez pas de comment vous mangerez ! Votre père qui est en haut y pourvoira ! »

« Vous entendez cette ordure ! reprend la responsable, à l’adresse de Mélopée. Hein ? On n’a pas dû aller bien loin ! Eh les gars ! Le vieux dans la mangeoire !

_ Eh mais ! s’écrie la journaliste. Vous avez vu comment il est habillé ! C’est un simple d’esprit, nullement un profiteur !

_ Ah çà ! Ma toute belle ! On voit bien qu’ tu les connais pas ! C’est un espion, c’est tout ! Et puis, son discours ! Y a-t-il quelque chose de plus scandaleux ? C’est se moquer du travailleur ! A la mangeoire et qu’ la fête continue ! »

 

 

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Par souci d’objectivité, La journaliste Mélopée s’en va interviewé un riche, un grand patron : il n’y a pas que les mécontents de la gauche qui existent ! Mélopée a pris son autociel sportive et d’un rouge éclatant et elle fonce vers son lieu de rendez-vous, c’est-à-dire le quartier le plus chic de RAM ! Là, un manoir rénové fait face à la mer et y habite Edgar de la Ponce, un homme d’affaires renommé et fortuné !

Mélopée est conduite par un majordome jusqu’à une terrasse ensoleillée, d’où on peut voir la mer, tout en bénéficiant de toute la douceur de vivre possible ! De la Ponce se lève naturellement à la vue de la jeune femme et il montre une tenue printanière, dominée par le blanc : « Bienvenue ma chère, dit-il. Asseyez-vous, je vous en prie... » L’homme paraît détendu et ses manières aimables et la journaliste lui pose bientôt des questions, auxquelles il répond volontiers, puisqu’on aime généralement parler de soi !

De la Ponce raconte d’abord son passé militaire, dont il est très fier, puis viennent ses bonnes affaires, des entreprises à succès, revendus au bon moment, ce qui a créé son patrimoine ! Bien sûr, il est issu d’une famille illustre, déjà riche, avec un solide capital, mais sans son flair, son goût du risque, son obstination que serait-il devenu ? Une sorte d’hobereau en marge de son siècle, atrabilaire et sombre comme certaines croûtes de châteaux ? Non, il est un patron moderne, bien au courant de la situation sociale, mais encore plus des enjeux de son temps !

Au-delà du sourire satisfait de son interlocuteur, Mélopée regarde parfois la mer et son article peu à peu prend forme, mais il lui reste tout de même quelques « trous » ! « Toute cette richesse dont vous disposez, dit-elle, à l’heure où la rue bouillonne, ne vous gêne-t-elle pas, n’en êtes-vous pas culpabilisé ?

_ Vous savez, il faut remettre les choses à leur place ! Je suis fidèle à l’esprit de ma famille et au passé ! J’ai des privilèges, certes, mais aussi des devoirs ! Pourquoi croyez-vous que j’aie effectué une formation militaire des plus dures ? J’ai été élevé avec cette idée : le fort protège le faible et il doit être capable de se sacrifier pour la défense du territoire !

_ Un peu comme le chevalier avait un fief ! Il assurait la protection de la population, à condition qu’elle fût à son service !

_ C’est en effet mon héritage, même si je suis républicain bien entendu ! Cependant, il fut une époque plus claire que celle-ci ! En ce temps-là, le pays avait une identité forte, il était puissant, tandis qu’aujourd’hui avec le surendettement et tous ces étrangers…

_ Votre vision est celle de l’extrême droite, qui est nostalgique d’un monde régi par le clergé et une élite, comme si on avait perdu en pureté ! Mais l’épée et la religion exploitaient le pauvre sans pitié et c’est bien ce qui les a perdus !

_ Ah, parce que vous préférez ces braillards de gauche, ces voyous prolétaires, ces coupeurs de tête ! Venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose ! »

Après quelques pièces lumineuses, parmi un mobilier précieux, on arriva devant une vitrine imposante : « Regardez, dit de la Ponce, c’est l’épée de Godefroy de Bouillon, celle qui brandissait lorsqu’il a délivré Jérusalem ! En protégeant le tombeau du Christ, il témoignait de son obéissance à Dieu ! Quelle grandeur !

_ Je n’oublie pas effectivement que vous êtes catholique pratiquant !

_ C’est vrai et d’ailleurs, je vous invite à l’office !

_ Hein ?

_ Ah ! Ah ! Vous devez être de ceux qui ne savent pas s’ils ont la foi ou non ! C’est pourquoi je vous demande de venir, car vous verrez quelle ferveur nous anime ! Cela ne manquera pas de vous impressionner, j’en suis sûr ! »

On s’en fut en voiture à la grande église voisine, où il y avait déjà du monde, que de la Ponce connaissait bien sûr et qu’il saluait amicalement ! Il régnait une ambiance pleine de fraîcheur, sans doute due à l’humilité, mais soudain un vieillard décharné, vêtu seulement d’une robe de bure, s’adressa à de la Ponce : « Tu as la foi, mon fils ? demanda-t-il.

_ Mais oui, l’ancêtre !

_ Alors vends tout ce que tu possèdes, car comment peux-tu dire que tu as confiance en Dieu, si tu ne risques rien ! Mets-toi dans les bras de Dieu et tu connaîtras son royaume !

_ Euh... »

De la Ponce fit un signe et deux hommes en veste, avec des lunettes noires, écartèrent le vieillard le plus naturellement du monde ! « Qu’est-ce qu’ils vont en faire ? fit Mélopée.

_ Mais je pense que cet homme peut représenter un danger et d’abord pour lui-même ! Un établissement spécialisé serait à même de l’aider, vous ne pensez pas ? »

La journaliste frissonna et se demanda si elle ne préférait pas la mangeoire…

 

 

153

 

 

La reine Beauté a encore une de ses nuits de cauchemars ! Elle gémit, transpire, s’agite… Elle se rappelle des propos blessants, désespérants…, par exemple : « La beauté est une invention de l’homme ! », ou bien : « C’est une sublimation produite par la névrose, notamment parce que l’artiste n’arrive pas à se satisfaire sexuellement ! », ou bien encore : « La beauté est un agrément, c’est pas sérieux, ce n’est même pas viril ! »

La reine Beauté murmure : « Non, non, vous ne savez pas, je vous en prie ! » Elle voudrait expliquer que la beauté est essentielle, qu’il est impossible de comprendre le monde sans elle, mais le cauchemar continue et la rage matérialiste semble inarrêtable ! Qu’est-ce qui fait naître cette dernière, qu’est-ce qui la pousse ? La peur d’être trompé ? L’enfant s’émerveille et sourit à la beauté ; alors qu’est-ce qui rend le cœur si dur ?

La folie du monde ! La reine Beauté la voit défiler : toute cette violence, tous ces cris, toute cette haine, tout ce désespoir ! A côté, la beauté garde son secret, ne serait-ce que parce que personne ne vient la voir ! Elle règne avec toute sa majesté, son infini, sans témoins ! L’homme reste dans son fief, en ville ! Là commence son cirque ! Celui du m’as-tu-vu et de sa domination ! Là est le théâtre ! Là montent la colère et la frustration !

Là-bas, des rayons d’or courent sur la mer ; la lumière éclate d’une blancheur souveraine et l’émeraude froide des flots frissonne ! C’est le paradis de l’oiseau, sa liberté folle ! C’est sa paix !

Ici, l’homme est comme une bête sale ! Que crie-t-il ? Mon Dieu, il est en colère, comme si cela avait de l’importance ! Et pourquoi est-il en colère ? Parce que cela ne va pas assez vite, parce qu’il n’en a pas assez ? Oh, son temps à lui, celui de l’impatience et du trouble et le temps là-bas, unique, serein, sans haine, merveilleux ! Que ne va-t-il pas là-bas pour apprendre, s’apaiser ?

Mais il est en colère et tout doit céder ! Sa vie n’a aucun sens, il n’aide personne, il est juste en colère et il faut lui faire place ! Même les fauves font la sieste, se reposent, mais pas lui ! La ville est un bébé géant, plein de bruit et de fureur ! L’oiseau qui plane est mille fois plus sage et mille fois… plus beau ! Mais la beauté est une invention de l’homme, c’est une sublimation due à la névrose… « Ils ne savent pas ! gémit la reine Beauté. Ils ne comprennent pas, mais ils affirment… et ils sont en colère ! »

Les femmes représentent la beauté en ville et elles se massacrent ! C’est l’héritage matérialiste ! L’âme n’existant pas, la beauté est toute de surface, nullement intérieure ! Elle n’est donc plus qu’une affaire de chirurgie esthétique, et c’est le massacre ! La lumière du cœur ne vient plus éclairer la vieillesse ! C’est le règne du bistouri, du botox et des corps difformes ! La reine Beauté pleure : « Elles sont folles, elles sont perdues ! » gémit-elle et le cauchemar continue !

« Cariou connaît mon secret, se rappelle la reine Beauté, il se ressource auprès de moi et je le nourris au-delà de ce qu’il veut ! Il n’a qu’à boire, car je suis d’un amour infini ! Là est mon secret ! Mais chut ! Ils ne savent pas ! Ils sont en colère ! Ils ne savent pas et ils affirment ! Ils font leur malheur ! Pourquoi ?

Cariou est beau dans la rue et comment pourrait-il en être autrement ! Il possède ma lumière et ma paix ! Toutes les femmes se tournent vers lui et voudraient lui plaire ! Comment pourrait-il en être autrement ? Il a ma force ! Elles le désirent, mais il n’est pas pour une ! Il connaît mon royaume et mon secret ! Même les voyous ne peuvent s’empêcher de lui dire qu’il est beau ! C’est plus fort qu’eux ! Il est l’enfant qui s’émerveille, l’enfant innocent et les autres aussi pourraient être comme lui, avoir sa paix, sa beauté, car c’est la paix qui illumine !

Mais ils sont en colère… et ils affirment, alors qu’ils ne savent pas ! C’est le royaume de la ville, du bébé géant ! Et ils haïssent aussi Cariou, car il est heureux ! »

Les images grises du monde défilent et la reine Beauté s’agite et le cauchemar continue ! Il faut se nourrir, bien entendu, mais quelle frontière avec l’amour-propre ? Le besoin de dominer est forcément lié au besoin de se nourrir ! Est-on en colère parce qu’on a faim ou parce qu’on se sent méprisé ? Le royaume de la beauté est solitaire, sans témoins, car il est seulement pour les purs ! Ici, nul triomphe de l’ego ! Ici, nulle colère, juste une attente, une douceur et le sourire émerveillé, celui de la complicité ! Ici, l’enfant se réjouit de mille secrets, de mille découvertes ! Ici, le temps ne compte pas et repose !

Là-bas, vagit la ville, comme un bébé géant ! La ville a des couches qui sont pleines ! Elle a la sale tête de l’égoïsme ! Elle est perdue, elle porte sa peine, sa peine d’ennui et d’esclave !

La liberté est pourtant proche : il suffit d’aimer la reine Beauté ! Elle donne sans compter ! Elle offre sans retenue ! Elle enchante, libère, console, rend léger ! Elle ne voit pas où est le problème ! Mais elle gémit dans son cauchemar, car elle ne peut parler aux hommes, tant ils braillent !

Ils ne savent pas et ils affirment ! La patience les nourrit, mais ils sont en colère ! Ah ! Se réveiller comme l’oiseau, en chantant, en louant la beauté et la force du monde ! sa splendeur magnifique !

 

 

154

 

 

Cariou est chez lui quand on frappe à la porte. Il va ouvrir et voit un vieil homme fatigué, qui lui dit : « Monsieur Cariou, pourrais-je vous parler quelques minutes ? » Cariou opine et laisse entrer son visiteur, qui ne tarde pas à se laisser choir dans un fauteuil. « Monsieur Cariou, je m’appelle Grant Espoir, reprend-il, alors que Cariou lui-même s’assoit, et si je suis là, c’est parce que qu’on m’a dit que vous étiez honnête et que vous connaissiez bien certains milieux, de sorte que vous seriez le plus à même de retrouver une personne disparue, en l’occurrence ma fille !

_ Vous ne vous êtes pas adressé à la police ?

_ Si, bien entendu, mais elle me paraît bien trop occupée ! Elle doit faire face en ce moment à un déferlement de violence, tout en étant elle-même suspectée d’abus de pouvoir ! Ma plainte à très peu de chances d’aboutir !

_ Je vois, mais la situation est embrouillée pour tout le monde, vous savez ?

_ On m’a dit que vous étiez particulièrement lucide et qu’on ne pouvait vous abuser !

_ Voilà un portrait bien flatteur, mais le mal arrive toujours à surprendre nos naïvetés !

_ Je vous en prie, monsieur Cariou, rendez-moi ma fille ! Elle est mon seul avenir !

_ Qu’est-ce qu’elle faisait avant sa disparition ? Quel est son caractère ?

_ Oh ! Elle est moi tout crachée ! Elle est enthousiaste, éprise d’idéal, elle veut combattre pour le bien ! Je sais que pendant un temps elle a adhéré à un parti de gauche, pour aider les plus pauvres, mais, aux dernières nouvelles, elle s’était tournée vers l’activisme écologique ! Mais j’ai eu beau mener des recherches par là, personne ne semble en avoir entendu parler !

_ Comment s’appelle, votre fille ?

_ Belle ! Belle Espoir ! »

Après le départ du vieux monsieur, Cariou ne s’enchantait guère de devoir questionner des groupes radicaux et agressifs, mais il prit quand même son chapeau, avant de retrouver le trafic assommant de RAM ! Le premier individu qu’il alla voir fut un dénommé Bernie, un ponte syndical, qui avait son bureau dans un des quartiers les plus sales de la ville ! « Cariou ! fit celui-ci. La petite bourgeoisie est d’ sortie ?

_ Tu connais cette môme ? répondit Cariou, en mettant sous le nez de Bernie une photographie de Belle.

_ Jolie morceau ! Mais, en effet, elle est passée par ici, mais elle n’est pas restée ! Pas assez dévouée pour la cause !

_ Tu veux dire trop intelligente ?

_ Toujours aussi grande gueule, hein, Cariou ? Nous, on casse du patron, on vend pas des bibles !

_ Elle a cherché à vous raisonner ?

_ Cette fille, c’était un vrai sac d’embrouilles ! Pour un peu, elle nous aurait démoralisés et on l’a mise dehors !

_ Brutalement ?

_ Qu’est-ce que tu veux insinuer, Cariou ? On est les premiers à respecter les femmes ! »

Cariou n’insista pas et il ne restait plus que les militants écolos ! Justement, ils avaient les mains collées au prochain carrefour, pour protester contre l’inaction climatique ! La police tâchait de les faire partir, sous la colère du trafic, et Cariou repéra une certaine Cassiopée, une grande blonde, qui attendait d’être menée au commissariat ! « Cassie, fit presque timidement Cariou, car il connaissait le tempérament fougueux du personnage.

_ Mais c’est ce détective pantouflard de Cariou ! Tu viens enfin nous aider ! jeta Cassiopée.

_ Euh, non, je cherche cette fille… (Il montra de nouveau la photographie.)

_ Ouais, on l’a eu un temps parmi nous, mais elle conv’nait pas ! Pire, elle nous baratinait !

_ Qu’est-ce que tu veux dire ?

_ Ben nous, on essaie d’sauver la planète ! Y a urgence ! Alors, les contemplatives, les hésitantes ! Elle nous a même dit que pour défendre la nature, il fallait d’abord l’aimer, ce qui demandait d’ la patience ! Et patati et patata ! J’ bâillais et j’ lui ai dit d’aller s’ faire pendre ailleurs ! »

Pour Cariou, c’était un coup dur, car il ne voyait plus maintenant où il pourrait trouver Belle Espoir ! C’était une nana trop sensible pour ce monde ! La ville énorme n’avait dû qu’en faire une bouchée ! Ce que c’est tout de même de d’mander aux gens d’ réfléchir et d’changer d’abord eux-mêmes ! Pour réussir, il fallait abonder dans leurs sens et gueuler encore plus forts qu’eux ! Là, ils vous reconnaissaient comme un des leurs et ils vous faisaient un pont d’or !

Le crépuscule noircit davantage la ville, si c’était possible et l’image de Belle Espoir sembla se dissoudre…

 

 

155

 

 

Cariou continuait son enquête et il se demanda encore où Belle Espoir avait pu trouver refuge ! Il faisait froid, malgré un beau soleil, et Cariou remonta le col de son pardessus… La ville grondait et des gens se tenaient maussades aux passages piétons. Cariou regarda le ciel d’un bleu limpide et un pigeon y montra tout son plumage, dans la lumière naissante et orangée ! La nature ne cessait de montrer toute sa magnificence, si on y prêtait un peu d’attention bien entendu, ce qui n’était pas le cas, car les temps étaient durs et la plupart dans ce cas-là, pour chasser l’angoisse, n’a comme recours que la domination, c’est-à-dire que chacun essaie d’attirer l’attention sur soi et donc fi de la beauté !

« La môme Espoir, songea Cariou, avait peut-être sollicité un emploi dans un de ces grands magasins de prêt-à-porter… Il faut bien vivre, n’est-ce pas ? » Et justement Cariou se trouvait devant l’établissement bien connu Detax, l’un des géants de l’habillement ! Il fit le tour du bâtiment, avec l’idée d’interroger une des vendeuses, à la sortie de son travail. Derrière, le magasin n’avait rien d’enchanteur : des portes austères dans du béton, quelques fumées et un parking poisseux, jonché de détritus.

Un femme cependant descendait un escalier et vivement Cariou s’en approcha : « Excusez-moi, madame, fit-il, mais auriez-vous vu cette personne ? » Cariou montra la photo de Belle, mais la femme semblait hostile, fermée : « Pourquoi est-ce que je vous aiderais ? dit-elle. Tout à l’heure, nous nous sommes croisés sur le trottoir et vous ne m’avez même pas regardée ! »

Cariou fut plongé dans la stupeur ! Il regarda la femme et en effet il ne se la rappelait pas, mais pourquoi l’aurait-il dû ? Il n’osa cependant pas reconnaître qu’elle disait vrai et qu’il ne l’avait même pas vue, car il sentait qu’il n’aurait fait qu’empirer les choses, en accentuant ce qui était déjà perçu comme une injure !

« Vous savez comment je qualifie votre attitude ? reprit la femme. J’appelle cela du mépris social ! On vous regarde…, la moindre des choses, c’est que vous regardiez aussi ! Pour qui vous prenez-vous ? Pour Jupiter en personne ! »

Cariou réfléchissait vite et il voyait bien qu’il était question de la domination de cette femme : elle ne supportait pas qu’on échappât à sa séduction, elle trouvait cela outrancier, mais comment lui expliquer que c’était son égoïsme qui était en cause et nullement une quelconque morgue de la part d’autrui !

« T’as des ennuis, Jessie ? » demanda un gars, qui s’approchait en compagnie d’un autre. C’étaient deux costauds, qui devaient faire du sport intensivement, durant leurs loisirs ! « Mais c’ monsieur nous méprise ! expliqua Jessie. Il m’aborde comme si j’étais à son service !

_ Alors guignol, fit le gars à Cariou, tu viens embêter le p’tit peuple ? Tu crois pas qu’on a déjà assez d’ennuis comme ça !

_ Mais pas du tout, j’ m’en voudrais de manquer d’ respect à qui que ce soit ! Mais madame me reproche de ne pas l’avoir regardée, quand on s’est croisé plus tôt dans la rue ! Mais justement je fuis ceux qui veulent s’imposer, car je ne vois pas pourquoi je leur accorderais de l’attention, comme un droit de péage !

_ N’écoutez pas ce qu’il dit ! coupa Jessie. C’est un flicard ! Il m’a montré une photo, il recherche quelqu’un !

_ Un flicard, hein ? fait le gars. T’es quoi ? Une mouche du gouvernement ?

_ Mais non, je... »

Cariou ne va pas plus loin, car il a soudain le souffle coupé ! Une douleur atroce l’envahit au niveau du plexus solaire, là où il vient d’être frappé ! Il tombe à genoux et le poing du type le projette au sol, en lui écrasant la joue ! Couché sur l’asphalte gluant, Cariou sent le goût du sang dans sa bouche, puis, par réflexe, il protège sa tête parce qu’on lui donne maintenant des coups de pieds de chaque côté !

« J’ai un message pour le gouvernement, flicard ! dit le gars dans l’oreille de Cariou. Tu vas dire à tes chefs que nous on est contre la réforme des retraites, car on la trouve d’une violence inouïe ! »

Cariou se rend compte qu’il serre quelque chose dans la main et c’est la photo de Belle Espoir ! Il la tient de toutes ses forces, comme si elle était une bouée de sauvetage, alors que lui est en train de se noyer !

«  Du mépris social, que j’appelle ça ! entend encore le détective. Si on les arrête pas, ils te bouffent ! » Cariou fait encore un effort, pour rester conscient, mais un dernier coup le fait plonger dans le noir le plus complet !

 

 

156

 

 

Cariou se regarde dans la glace et ce n’est guère brillant ! Sa joue est comme marquée au fer rouge et il a l’impression que ses dents ont changé de côté ! Mais c’est le corps qui est le plus stupéfiant : il est couvert de bleus ! Ah ! Ils l’ont bien rossé les vaches ! De beaux tarés !

Cariou sort de la salle de bains et se fige : un inconnu est assis sur son divan ! L’homme est serré dans un imper et il a une face anguleuse et sinistre ! Il prend sur la table son silencieux et fait signe à Cariou de prendre place en face de lui, dans un fauteuil… « Comment êtes-vous entré ? demande Cariou.

_ Aucune porte ne me résiste, ni même aucun secret ! répond-il avec un petit rire.

_ Très drôle ! Et qu’est-ce que vous voulez ?

_ J’ai eu le temps d’observer votre appartement et bien entendu il reflète votre personnalité ! Je vois que vous êtes naïf au point d’aimer la peinture !

_ J’ai cette faiblesse effectivement...

_ Moi, toutes ces jouissances anales me dégoûtent !

_ Quoi ?

_ Toute cette sublimation, si tu préfères, mon pote ! J’ suis un freudien ! On est né dans le stupre et on retournera dans le stupre ! Le reste…

_ C’est pas gai par chez vous !

_ C’est réaliste ! L’homme n’est rien, à peine plus qu’une chimère !

_ Et en plus il fait des cauchemars, parce qu’il ne peut pas coucher avec sa maman !

_ J’ t’aime de moins en moins, mon pote !

_ Comment ? Une chimère qui s’offusque ? »

L’homme se lève, prend son pistolet par le canon et en donne un violent coup sur le nez de Cariou, avec la crosse ! Ça fait un mal de chien ! Cariou a envie de se tordre, tandis que la douleur lui fait comme une nappe dans le cerveau ! Le sang coule aussi abondamment par la narine… « Ne crois pas, dit l’homme, que je sois agressif parce que je suis refoulé ! Mais j’aime pas qu’on manque de respect à moi ou à Freud !

_ Bien sûr ! Le freudisme est objectif ! Tellement qu’on peut se demander si Freud a vraiment existé !

_ Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu veux encore un coup ?

_ Non, mais je me dis que des gars, à force de s’effacer devant la vérité, ont peut-être fini par disparaître !

_ Ça y est, j’y suis ! T’es un malin ! Si, si t’es un malin, un rigolo !

_ T’oublies pas qu’on n’est que le jouet d’ son inconscient ! J’ suis pas responsable !

_ Voire ! Moi, j’ai fait une analyse et, eh ! eh ! j’ me connais maintenant par cœur ! Mais comme ça été dur ! Il a fallu que je dise bien des choses… J’ai dû faire preuve, euh, euh, d’humilité, c’est ça ! C’est dépasser sa honte qui est difficile, comme m’a dit mon thérapeute ! Je l’aime beaucoup, tu sais ? J’ pense toujours à lui avec tendresse, car y m’a bien libéré !

_ Sûr ! Te voilà un grand sage à présent ! Aucun mépris pour l’art chez toi, ni chez Freud ! C’est pas vot’ truc, c’est tout ! La différence, vous ne la piétinez pas ! Vous lui crachez d’ssus, mais parce que vous êtes victime de la vérité ! Dis-moi, tu fais toujours l’amour par hygiène, pour fermer un peu les yeux sur le vide du cosmos ! »

Vlan ! Cariou est frappé sur la bouche et ses lèvres éclatent : il a l’air d’une tomate bien mûre ! « Tu m’énerves, mon pote ! Qu’est-ce qui t’a rendu enragé comme ça ? La frustration ? T’es typiquement anal ! Mais tu parles du néant et c’est pour ça que j’ suis là ! Je cherche la môme Espoir…

_ Pourquoi… ? demande Cariou péniblement.

_ J’ voudrais justement qu’on s’ fasse pas de fausses idées… L’homme est traumatisé par les religions et il se sent coupable de jouir sexuellement ! La raison peut l’aider à trouver son équilibre, mais la môme Espoir, elle, elle raconte plein de fariboles ! J’ suis sûr qu’elle croit encore à l’astrologie… Alors, je vais la descendre au nom du progrès !

_ Je me demande si Freud ne voyait pas le centaure comme un idéal : garder un membre de cheval, avec une tête d’homme !

_ Où est Belle Espoir ? Ne m’oblige pas à t’envoyer une balle dans l’ genoux !

_ A ton avis, quand le Viennois a passé l’arme à gauche… Il a été stoïque ou il s’est mis à pleurer comme une madeleine ?

_ Sale ordure ! J’ t’ai déjà dit de pas parler d’ Freud comme ça ! Il est sacré pour moi !

_ Ouais, t’aurais même voulu être son giton, s’ pas ?

_ Grrrr ! »

L’homme s’élance de nouveau, mais cette fois-ci Cariou est paré ! Il reçoit son attaquant sur un pied plié, quand de l’autre il fait brusquement basculer le fauteuil ! C’est une planchette japonaise qui envoie l’individu dans les airs, avant qu’il ne fracasse la baie vitré et ne chute vingt mètres plus bas !

Cariou se penche pour voir et dit : « Y a pas ! Freud avait raison : on veut tous retrouver la position fœtale ! »

 

 

157

 

 

Andrea Fiala rentre chez elle, mais elle est stupéfaite d’y trouver deux types, qui mettent le désordre partout ! Ils sont bizarrement habillés, ils portent tous deux une tenue moulante noire, surmontée d’un petit chapeau melon, ce qui fait qu’ils ont l’air d’artistes de music-hall, d’autant qu’une fine moustache orne leur visage ! Mais leur corps n’est pas ferme et leur graisse apparente n’a rien de gracieux ! Ce défaut d’harmonie laisse supposer une vanité extrême et donc une violence qui peut surgir à tout moment, car, quand on se croit supérieur à l’autre, on peut aussi l’écraser sans état d’âme ! En définitive, ils dégagent quelque chose d’obscène et de terriblement inquiétant !

« Tiens, écoute ça ! fait l’un en ignorant totalement Andrea et il lit le journal de celle-ci. « Il existe certainement un lien entre la domination et la perception de la beauté ! L’individu qui domine, même grâce au savoir, ne peut que mépriser la beauté et il ignore encore sa propre domination, puisque ce n’est qu’en se libérant de son égoïsme qu’on en prend conscience ! »

_ Quel charabia ! dit l’autre. Et il y en a des tonnes comme ça !

_ Oui, comme la poussière est la doxa !

_ Mais peut-être le cas est-il désespéré ?

_ C’est qu’elle a l’air carré !

_ Mais enfin qui êtes-vous et qu’est-ce que vous faites chez moi ? s’écrie Andrea.

_ Nous sommes la brigade anti-beauté !

_ Les illusions nous font roter !

_ Mais vous n’avez pas vu not’ numéro !

_ Attention ! Un, deux, frérot ! »

Les deux hommes se mettent à danser, comme sur une scène de théâtre ! Leur spectacle est parfaitement au point et chacun a sa réplique, tout en simulant des émotions ! « Nous sommes la brigade anti-beauté !

_ Les illusions nous font roter !

_ T’as un idéaliste près d’ chez toi ? Appelle la brigade !

_ Nous accourons ! Nous traquons ! Reste pas en rade !

_ Not’ saint patron, c’est la raison ! Notre ennemi c’est l’ rêve !

_ T’endors pas, ouvre les yeux, sois courageux ! La fée, on t’ l’enlève !

_ De quoi est-on sûr ?

_ Que marcher use les chaussures !

_ Quelle est la logique ?

_ Que la nature est mécanique !

_ Oh ! De l’anthropocentrisme ! J’enrage !

_ Ah ! Nulle superstition dans ma cage !

_ Droit dans mes bottes, au service du progrès !

_ Chaque matin, la science est mon agrès !

_ C’est elle qui nous sauv’ra !

_ Nous sommes les rats…

_ De l’essentiel !

_ Les raaaats (ils chantent ensemble)… tionnnellls ! »

Ils saluent avec leur chapeau, triomphants, après avoir sautillé et allongé leur museau dans tous les coins ! « Je t’ai trouvé merveilleux, dit l’un.

_ Oui, c’est pas demain qu’on s’ra vieux ! 

_ Qu’est-ce qui m’a foutu deux débiles pareils ! lance avec colère Andrea. Allez dégagez !

_ Oh ! La donzelle…

_ Est chez elle !

_ Encore une qui fait d’ l’art !

_ Encore une tête de lard !

_ Une névrosée, etc. !

_ Mais l’homme vaincra ! »

Ils s’approchent d’Andrea et la pincent douloureusement ! « Nous sommes rationnels, reprend l’un à l’oreille d’Andrea.

_ Surtout pas d’ ciel ! dit l’autre. 

_ J’ te signale que j’ai fait pipi là-bas !

_ Et moi caca ! De quoi être baba !»

Andrea se met à pleurer : elle a mal et veut crier ! « On r’viendra, si tu rêves encore !

_ On t’ travaillera au corps !

_ Pour ton bien, car on n’est rien !

_ Rien qu’ des acariens !

_ Pas d’ mensonges ! Pas d’miracles !

_ Pour la rime, je racle !

_ J’ voulais t’avoir !

_ Oui, ton âme est noire !

_ Mon âme ?

_ Ton âne ?

_ Ouh !

_ Hi ! Hi ! »

 

 

158

 

 

Sullivan est de retour dans le Métavers, guidé par le programme de Macamo, et il retrouve le Magicien près du ruisseau ! Celui-ci les rapetisse à nouveau et ils vont dans la prairie d’en face ! Viennent à eux alors deux criquets, qu’ils enfourchent et Sullivan pousse une grand cri ! C’est que le criquet vient de sauter, par-dessus les plus hautes tiges, et Sullivan voit le ciel bleu pour replonger brusquement vers la végétation ! Son estomac lui semble monter à la tête et le vertige le remplit d’une sorte d’ivresse, et ainsi de suite ! Ce sont des bonds prodigieux, impensables, avec une facilité extrême sous le soleil ; le criquet impassible dégageant une odeur de terre brûlée !

Puis, un saut encore plus haut que les autres les projette dans la cabine d’un tracteur et l’ambiance change ! Il y a là une musique de rap à fond et le tracteur aussi semble rouler à tombeau ouvert ! L’agriculteur remarque le criquet et commence à lui parler, sans doute parce qu’il en avait besoin et Sullivan entend tout, car le bonhomme crie presque pour couvrir la musique ! « Salut, l’ criquet ! fait l’agriculteur. Bienvenue dans mon monde ! T’as vu l’engin ? Ça c’est du tracteur ! J’ suis à cent, avec la charrue derrière ! La terre ? J’ la connais plus, man, j’ la survole ! La classe !

Finie l’agriculture de papa ! Finies les suées à guetter le temps et à surveiller la récolte ! Le temps, c’est moi ! C’est moi qui dirige tout, qui contrôle tout ! Grâce à la technique ! Quand j’ pense à mes vieux qui parlaient de patience ! Ils auraient pu poser pour l’Angélus ! Ils respectaient la terre qu’ils disaient ! Mais peureux ils étaient en vérité !

T’as vu le tableau de bord ? Rien ne m’échappe ! J’ai des alertes pour tout et partout ! Les dosages, ils sont là, plus besoin d’y penser ! Les quantités, le degré de ceci ou cela, la machine, elle gère ! Et moi, ah ! ah ! je fonce ! J’ fais rugir les ch’vaux ! T’entends la musique ? Ça, c’est d’ la bonne ! (Il chante avec le chanteur.) « On m’aura pas ! On m’enferm’ra pas ! Qui est le plus vilain ? Qui est au mal enclin ? Qui a des chaînes ? Qui est le gland du chêne ? Pas toi, car t’es la rouille dans leur mond’ de métal ! Pas toi, car ils ont la trouille et détalent ! » Tum, tum, poum, poum ! Ah ! Ah ! Dieu que c’est bon !  

Tiens des choucas ! J’ vais en leur faire voir, moi ! Regarde le criquet, tu vas en prendre plein les mirettes ! (Il touche un bouton… et un mini radar apparaît !) On les voit là sur l’écran ! Attention, lasers ! (Les choucas explosent les uns après les autres!) Les enfoirés ! Une vrai plaie pour les s’mis ! Eh bien, on joue plus ! On est dans la cour des grands maintenant ! Tu sais combien il m’a coûté l’ tracteur ? 200 000 euros ! Évidemment, c’est un prêt, des traites, une hypothèque ! Y tiquaient à la banque, tu penses ! Eh ! Mais j’ leur ai dit qu’il fallait voir grand ! fallait être ambitieux ! Oh ! Et puis, hein, oh ! Moi, sans c’ nouveau jouet, j’ démarrais pas ! J’restais la maison, j’ faisais fonctionnaire, un truc comme ça et peinard !

Tandis que là… tiens, tu vois l’ talus là ! Est mastoc, hein ? Accroche-toi l’ criquet ! Y a un bras d’ fer et c’est pas moi qui vais lâcher ! J’ mets la sauce ! Hmmmmph ! Enfoncé le talus ! C’est bien simple y a plus d’ talus ! Y m’ gênait de toute façon ! « Qui est le plus vilain ? Pum, pum ! Qui est au mal enclin ! Poum, poum ! Qui a des chaînes ? Qui est le gland du chêne ? Pas toi, car t’es la rouille dans leur mond’ de métal ! Pas toi, car ils ont la trouille et détalent ! » Ah ! Ah ! Pum, pum, boum !

Non, les vrais méchants, c’est la grande distri ! Là, t’as les vrais requins ! Les vraies ordures ! Eux, y t’ font pas d’cadeaux ! Y t’pressent, mon vieux, comme c’est pas permis ! S’ils pouvaient t’ prendre ta chm’ise et ta femme avec, ils l’ f’raient sans sourciller! Eh ! Mais oh ! Hein ? Quand ça va pas, j’ m’en vais avec les copains faire peur à Supermaman ! Ah ! Ah ! Le gouvernement, t’auras compris ! On casse, vieux ! T’as vu mon engin ? Y pourrait labourer Mars sans chauffer ! Alors, faut nous voir dans les villes ! Le citadin, il est vert ! On brûle, on fait un peu de barouf et… ? Et Supermaman, elle crache ! Elle envoie la soudure ! Elle connaît la musique ! Tout rentre dans l’ordre ! Non mais ! Mond’ de caves !

Y a un type qui m’a dit qu’ j’étais comme le pigeon de Skinner ! J’appuie sur un levier et y a une graine qui tombe ! J’ai pas bien compris l’ type, mais en tout cas, ce s’ra pas moi l’ dindon d’ la farce ! Ah ! Ah ! Tu sais à quelle hauteur on est là ? On est bien à quatre mètres ! T’as vu l’épaisseur des roues ? Attends, j’vais t’arracher d’ l’asphalte ! J’ vais finir à Daytona ! Hi ! Hi ! 

Eh ! « Qui est le plus vilain ? Qui est au mal enclin ? C’est la distri ! Poum, poum, pum ! Qui a des chaînes ? Qui est le gland du chêne ? C’est Supermaman ! Ah ! Ah ! Pum, pum, poum ! Ouais, c’est ça amigo, chauffe ! »

Le criquet ne veut pas en écouter plus et il s’échappe par la fenêtre. Un peu plus tard, Sullivan se laisse bercer par le vent, dans les hautes tiges ! Le silence est revenu et la paix aussi ! Sullivan respire longuement, sous la grandeur du ciel ! Toute folie lui paraît loin !

 

 

159

 

 

Dans le train qui le mène lentement au bourg de Garrow, en Ecosse, Ratamor repense aux mots du Général, le chef du commando Science : « Ratamor, je vous envoie chez un certain McGregor, qui serait l’inventeur du moteur à eau…

_ Allons, c’est une chimère…

_ Je ne crois pas... McGregor est des plus sérieux… Seulement, il ne remettra sa formule que s’il a confiance, car les enjeux sont terribles bien entendu ! Je compte sur vous pour le convaincre, etc. ! »

On annonce la gare de Garrow et Ratamor descend du train. Comme il est le seul voyageur sur le quai, le chef de gare se permet de l’aborder : « Vous allez où, si je ne suis pas indiscret ? fait-il.

_ Au château McGrégor... »

Le chef de gare se fige et rajoute : « Le château a mauvaise réputation, vous savez. Il s’y passe de drôles de choses…

_ Vous n’allez pas me dire qu’il est hanté, si ? comme tous les châteaux en Ecosse ! réplique Ratamor avec un sourire.

_ L’histoire est plus triste que vous ne l’imaginez… La femme de McGregor a disparu sur la lande ! On n’a jamais retrouvé son corps, car c’est plein de tourbières par là-bas… Mais depuis le château est en proie au chagrin et aux tourments ! »

Soudain, le chef de gare se tait, car un autre personnage apparaît : c’est le majordome de McGregor et il a un aspect austère, refroidissant ! Ratamor monte dans la voiture qui doit le conduire au château et bientôt celui-ci se dresse effectivement dans un paysage sauvage et sombre !

Mais McGregor accueille son hôte avec des manières affables et on dîne en échangeant plaisamment sur le monde ! Pour ce qui est du moteur à eau, McGregor l’assure, on en parlera le lendemain, mais d’ores et déjà la relation entre les deux hommes semble prometteuse !

Ratamor rejoint sa chambre, qui est assez petite, tandis qu’une tempête a commencé dehors : on entend le vent et de grandes branches s’agitent à la fenêtre, ainsi que de vieilles mains qui essaieraient de l’ouvrir ! Mais, à cause de la fatigue du voyage, le professeur s’endort rapidement, quoiqu’il soit très vite en butte à un cauchemar ! Engourdi, il voit venir à lui une femme et il a un frisson, en reconnaissant la psychologue Lapie ! « Toi ? dit-il. Mais je te croyais morte !

_ Je le suis ! répond-elle. J’ai franchi la grande porte, mais là saint-Pierre, qui lisait le journal et qui a à peine relevé la tête, m’a jeté que, puisque j’étais déjà morte de mon vivant, je pouvais très bien continuer à errer sur Terre ! Il n’y avait pas grande différence !

_ Je n’ comprends pas très bien… Comment peut-on être déjà mort, avant de mourir ? Cela semble impossible !

_ « Hum ! » j’ai fait à saint-Pierre et devant mon embarras, il m’a parlé de mon égoïsme qui m’aveuglait et qui m’empêchait de voir le royaume de Dieu ! J’allais lui répondre à ma façon, quand j’ai subitement pris conscience de l’occasion qui m’était offerte !

_ Ah oui ?

_ Mais oui, en bonne âme errante, j’ai filé tout de suite à ta recherche et j’ vais enfin t’ descendre, Ratamor ! Fais ta prière ! »

Lapie sort un pistolet et le professeur se met à crier : « Non ! Non ! » Il rejette ses draps avec les pieds et ouvre brusquement les yeux : la fenêtre est ouverte et la pluie et le vent entrent dans la chambre ! McGregor, tel un spectre, fait soudain son apparition et demande : « Mais enfin qu’est-ce qui s’passe ici ? Vous étiez en train de hurler !

_ Un cauchemar… Une femme que…

_ Vous lui avez parlé ? Elle est revenue ? »

McGregor se précipite vers la fenêtre et crie : « Eileen ! Eileen ! Ne t’enfuis pas, je t’en prie ! Je suis là ! » Mais la lande, plongée dans la nuit, reste muette et Ratamor, après s’être levé, va poser la main sur l’épaule de McGregor : « J’ai fait un mauvais rêve, c’est tout ! dit-il. Il ne s’agit pas de votre femme, je suis désolé… et puis, comment vous, un homme de science, pouvez-vous croire aux fantômes ? » McGregor baisse la tête, signe qu’il revient à la raison, mais, alors qu’il se retourne, il fixe le mur où est écrit : « Ratamor est égoïste et dévalorisant ! »

« Mais qu’est-ce que… ? s’écrie l’intéressé, qui à son tour voit l’inscription et qui ne sait que penser.

_ Oh ! Mais c’est très clair ! réplique McGregor. Eileen est venue me prévenir et elle a très bien fait, car, en aucun cas, je ne transmettrai ma formule à un pervers narcissique ! »

Ratamor a soudain envie de l’étrangler !

 

 

160

 

 

L’inspecteur Kopf va et vient dans l’appartement de Cariou… C’est un petit homme nerveux, à moustache et vêtu d’un trench-coat, sur sa cravate… « Attendez que j’ récapitule ! dit-il. Vous êtes détective et vous travaillez pour un client, dont vous n’ voulez pas me donner le nom…

_ Exactement, si je le faisais, plus personne ne viendrait à moi !

_ Et vot’ licence, je pourrais vous l’enlever et plus personne, effectivement, ne vous emploierait ! On arriverait au même résultat !

_ Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai été chargé par un père de retrouver sa fille ! C’est plutôt louable, non ?

_ A condition de rester dans les clous ! Vous racontez d’abord que vous avez été rossé sur un parking… C’est une histoire qui nous reste encore à vérifier ! Vous rentrez chez vous, pour vous soigner, et au moment où vous sortez de la salle de bains, vous découvrez dans votr’ salon un inconnu ! Un passe-muraille apparemment ! Et le gars est muni d’un silencieux, d’une arme de professionnel !

_ Vous avez bien trouvé cette arme, non ?

_ Oui, mais à qui est-elle ? Le labo travaille dessus ! Mais le type vous dit que lui aussi recherche la fille de votr’ client et il vous demande où elle est ? Qui c’est cette fille ? Une riche héritière ?

_ Je ne pense pas…, mais faut croire qu’elle intéresse du monde…

_ Le type vous déclare qu’il est freudien… Ça a un rapport avec la fille ?

_ J’imagine…

_ Qui vous êtes ? Une sorte de sphinx ? Tâchez d’être plus clair, sinon j’ vous embarque ! Donnez-moi quelque chose à moudre… et d’abord qu’est-ce que ça veut dire freudien ?

_ Ben, un freudien pense que si on pense c’est parce qu’on baise pas, qu’on refoule ! L’artiste créerait parce qu’il est névrosé et seul le scientifique s’en sort, car il est gouverné par la raison et fait l’amour au moins deux fois par semaine !

_ Vous vous foutez de moi ?

_ J’ résume évidemment… Mais le freudisme fait partie d’un mouvement plus vaste de la libération de l’homme ! Il s’agit de détruire tout dogme, notamment ceux de la religion, afin que chacun ait un total libre-arbitre, jusqu’à comprendre qu’il n’est que le jouet de son inconscient, qu’une erreur dans l’Univers !

_ Je me casse donc le cul pour rien !

_ Pas tout à fait inspecteur ! Grâce à la raison et à l’analyse, vous pouvez tenir debout, en croyant au progrès ! Le bonheur n’est qu’une question de temps ! On arrivera sans doute un jour à tripatouiller vot’ cerveau, pour que vous soyez satisfait !

_ Quel intérêt, si je ne suis plus moi-même ?

_ Faudrait voir ça avec le SAV…

_ Vous n’avez pas l’air de croire à tout ça…

_ Non, en effet… Je pense que les scientifique ne se connaissent même pas eux-mêmes et tous les psys que j’ai rencontrés étaient tous plus odieux les uns qu’ les autres !

_ D’accord, la haine est partout, d’où votr’ agresseur ! Il vous a salement amoché ! Mais c’ que je ne comprends pas, c’est pourquoi il s’intéressait à la fille de votr’ client !

_ Hum ! Je suppose qu’il luttait contre l’obscurantisme et les faux espoirs ! Il m’a dit, en raillant, que la fille devait encore croire à l’astrologie ! Il la voyait peut-être comme une menace, un obstacle ?

_ Un vrai sac de nœuds ! Vous ne me dites pas tout, Cariou !

_ J’ crains sans doute de vous saouler… et d’ m’énerver, car la bêtise de l’homme est sans fin ! Faut que je me préserve, c’est quelque chose que j’ai appris !

_ Et sur le bout des doigts apparemment ! Car le freudien a oublié d’ prendre l’ascenseur ! On l’a ramassé comme une citrouille écrasée !

_ Pour supporter le néant, inspecteur, il faut croire que le monde tourne autour de soi et c’est pourquoi Freud a voulu le mettre dans son chapeau ! Le scientifique, comme les autres, a besoin de dominer, ce qui fait qu’il reste un sanguin et j’ai dû m’ défendre !

_ Ouais…, je m’attendais à voir une vidéo, un « snap » de votre exploit ! C’est la mode et ça m’aurait facilité les choses !

_ Désolé, inspecteur, j’étais trop occupé !

_ Je n’ vais pas vous lâcher, Cariou ! Vous êtes maintenant dans mon collimateur !

_ Vous êtes comme un « cookie »…

_ Continuez à vous foutr’ de ma gueule ! »

 

 

161

 

 

Piccolo avance difficilement dans la neige… Il est déjà en sueur et il a les extrémités qui gèlent, car son sang a toujours mal circulé ! La voix de madame Pipikova vient lui battre les oreilles… Elle parle d’une estrade, située non loin de là, et elle dit : « C’est bien simple ! Seul celui qui travaille peut manger ! » C’est en effet la loi dans le camp de redressement matérialiste et Piccolo sent encore une fois le poids de sa hache, alors qu’il s’approche de l’énorme arbre qu’il doit abattre !

Et vlan ! Et vlan ! Piccolo frappe, en alternance avec un autre détenu, et les copeaux volent, mais assez vite Piccolo n’en peut plus ! Il regarde ses mains et les ampoules qui y naissent ! C’est qu’il n’est pas habitué à ce genre de tâches ! Mais surtout il s’ennuie et il voudrait écouter le silence de la forêt, surprendre quelque animal ou admirer les formes neigeuses qui gouttent là-bas, dans le ruisseau !

Autrement dit, il rêve et il se fait subitement reprendre par un gardien ! « T’as pas compris le message ! s’écrie celui-ci. Seul celui qui travaille peut manger ! Tu bosses pas, tu manges pas ! » Piccolo entrevoit le temps d’un éclair un poulet rôti, suivi de fraises à la crème chantilly et il a pincement douloureux au creux de l’estomac ! « C’est pas qu’ j’veuille pas travailler, dit-il d’un ton convaincu au gardien, mais j’suis pas doué pour le travail de force ! 

_ Dis plutôt que t’es un fainéant de bourgeois !

_ C’est pas vrai ! Donnez-moi une tâche moins pénible et j’ m’en acquitterai !

_ Pfff ! Tu m’ dégoûtes ! Eh ben, va donc ramasser les branches, au lieu d’ rien foutre ! »

Piccolo sourit et s’exécute ! Le voilà plein d’entrain à ramasser les branches, que l’on coupe sur les troncs couchés ! Les branches ? Mais ce sont de petits troncs ! Piccolo est surpris par leur poids ! Il vacille dans la neige, à les traîner ! Il s’effondre, se relève, déchire ses vêtements, s’écorche les mains et ne sent plus son épaule ! Il souffle comme un phoque, quand retentit de nouveau la voix de madame Pipikova : « Qui pose problème là-bas ? Évidemment, c’est Piccolo ! Piccolo l’intello ! l’exploiteur ! Piccolo, le capitaliste méprisant ! le bourreau du peuple ! le cauchemar du travailleur ! le roi de la casse sociale ! l’ami du CAC 40 ! le larbin de la dividende ! Encore un effort, Piccolo ! Par le travail, on guérit du mal ! On devient un camarade ! une abeille solidaire de la ruche ! On partage son miel avec les copains ! On est soucieux d’ la veuve et d’ l’orphelin ! On aide les vieux ! On accueille l’étranger avec le sourire ! On lui dit qu’il est ici chez lui ! On n’a pas d’ préjugés ! Le communisme, c’est l’ printemps sur Terre ! »

« Qu’est-ce qu’on peut entendre comme conneries ! » se dit Piccolo, mais il joue le jeu et ne ménage pas sa peine ! Il trébuche encore en tirant une branche, à cause du terrain accidenté, mais son fardeau va rejoindre un tas déjà assez important et dont lui seul est l’auteur ! Puis, c’est le soir, l’arrivée des ténèbres et le travail cesse ! Les détenus sont mis en rang, pour être comptés, avant de pénétrer dans le camp ! L’impatience gagne tout le monde, même les gardiens, car chacun a froid et faim !

On se précipite vers la cantine, mais là la déception est grande : il n’est pas question de manger à satiété ! On n’a droit qu’à une pauvre soupe bien trop claire, accompagné d’un croûton de pain ! Ce n’est pas assez et on regarde avec envie les gardiens, qui semblent avoir les joues bien rebondies ! On pense alors que l’encadrement se nourrit sur le dos du travailleur et que la corruption règne dans le camp, mais on s’en veut aussitôt : n’est-on pas de bons camarades ? Qui se permettrait, chez les communistes, de profiter de l’autre ? Pourrait-on imaginer chose plus insensée ?

Cependant, c’est le coucher et les corps fatigués ne tardent pas à ronfler ! Seul Piccolo garde l’œil ouvert et attend… Il est aidé en cela par son estomac qui râle et bientôt, alors que tout le camp dort, il se glisse sans bruit à l’extérieur… Il file vers la baraque de madame Pipikova, qui possède une chambre indépendante et il y pénètre comme un chat ! Il se penche sur le lit de madame Pipikova, qui se réveille subitement : « Mais qu’est-ce… ? » fait-elle apeurée. Piccolo la bâillonne sans ménagement et la tire du lit, pour la faire asseoir à une petite table ! Il allume et prend place en face d’elle ! « Le bâillon dit-il, c’est pour pas que vous criiez ! Maintenant, écoutez-moi… Ils construisent un pont à deux kilomètres d’ici, vous le savez , bien sûr ! »

Madame Pipikova opine et Piccolo reprend : « Bien ! Pour déterminer la résistance du pont, ils doivent résoudre cette équation à trois inconnues ! » Piccolo l’écrit sur une feuille blanche, sous les yeux médusés de madame Pipikova ! « Vous êtes d’accord qu’il faut construire des ponts et que c’est un véritable travail ! ajoute Piccolo. Vous allez donc résoudre cette équation, car seuls ceux qui travaillent peuvent manger… ou dormir ! C’est la loi du camp ! Allez ! »

Madame Pipikova a le front en sueur et elle écrit : « Je ne sais pas faire ! 

_ Mais c’est madame Pipikova la fainéante ! s’écrie Piccolo. La blonde farfelue des salons ! la riche oisive et méprisante ! la parvenue inutile ! la fille gâtée du bourgeois ! la planquée de la classe ! la camarade frivole ! Allez, vous connaissez la loi ! Seuls ceux qui travaillent peuvent manger… ou dormir ! »

Madame Pipikova a envie de pleurer ! Son crayon tremble à côté des x et des y ! Piccolo lui tape sur la tête, en disant : « J’ai jamais vu une telle paresseuse ! Vous voulez pas bosser, c’est tout ! On y va là ! Vous en mettez un coup et vous pourrez aller vous coucher ! Non ? Montrez-moi le poil que vous avez dans la main, sale profiteuse ! Depuis quand vous abusez les autres ? Il faut bien le construire ce pont, non ? J’attends ! On a toute la nuit devant nous ! Vos larmes vous trahissent, vous savez ! C’est le regret de la trahison qui coule ! Quelle honte pour le parti ! Vous connaissez pourtant la loi ! Alors, ces trois inconnues, ça vient, camarade ? »

 

 

162

 

 

L’Humanité rentre ivre chez elle ! Elle chantonne, avant de trébucher dans l’escalier ! « Qu’est-ce que je tiens ! s’écrie-t-elle. J’ suis bon pour le plumard ! » Elle arrive en soufflant et en titubant devant sa porte… « Plus qu’une minute et j’ pourrais m’ coucher ! Le bonheur ! » pense-t-elle. Mais là, elle ne trouve plus sa clé ! « Nom de nom ! C’est pas vrai ! Merde alors ! » Elle essaie la clé de la Justice sociale, car elle lui rappelle quelque chose… Mais c’est pas la bonne et l’Humanité s’énerve : « Mais tu vas y aller, connasse ! Allez vas-y, nom de Dieu ! 

_ C’est pas fini c’ boucan ! s’exclame le voisin du d’ssous, qui est sorti sur le palier.

_ Va t’ faire foutre ! lui répond l’Humanité. Tu vois pas qu’ j’ai des problèmes, non ?

_ Vous êtes encore bourrée, c’est tout ! Vous f’riez mieux d’arrêter d’ boire !

_ Quand j’aurai besoin d’un sermon, j’appellerai l’ curé !

_ J’ parie qu’ vous êtes encore en train d’essayer vot’ clé de Justice sociale… Pas vrai ? Mais la Justice sociale, elle commence par respecter ses voisins !

_ Mais qu’est-ce qui m’a foutu un emmerdeur pareil ! Si j’ bois, c’est parce que j’ suis malheureux ! Boouou ! Et si j’ suis malheureux, c’est parce que j’ suis exploité par les nantis ! Y veulent ma peau ! Ils l’auront pas ! Foi de l’Humanité !

_ J’ viens d’ vous dire que la Justice sociale commence par se changer soi-même… et qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes toujours le même braillard ! Vous m’ méprisez pas, peut-être ?

_ Si et j’ devrais même recevoir la médaille du travail, rien qu’à supporter vot’ sale gueule !

_ C’est bien c’ que je pensais… La Justice sociale, c’est pour les autres, pas pour vous ! Vous, vous avez l’ droit d’être égoïste ! C’est pour ça que vot’ clé, elle marche pas !

_ Encore un mot et j’ descends vous foutre sur la gueule !

_ Oh ! La pauvre victime des riches ! Vous êtes aussi con qu’eux !

_ Grrrr ! »

Le voisin hausse les épaules et referme sa porte… « Bon, laissons tomber la Justice sociale…, se dit l’Humanité. Euh, la clé de la Science ? Eh bien, voilà ma grosse ! T’es sauvée ! La raison, l’objectivité, c’est du sérieux ! On la fait pas à un scientifique ! C’est d’ l’acier 100 %! Ces mecs-là, on fait cette clé en s’défiant d’ tout ! La classe !

Mince, c’est pas la bonne non plus ! Qu’est-ce que c’est qu’ ce micmac ? Y a bien une clé ! Y a bien une porte ! Elle est en bois la porte… Ça doit fonctionner, c’est logique ! Mais qui suis-je ? Qu’est-ce que la réalité ? Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui me prouve que je suis bien chez moi ? Mon nom ? Comme si ça pouvait être aussi simple ! Hi ! Hi ! Putain d’ clé ! Voyons… Le progrès, c’est l’avenir… A moins qu’ ce soit l’inverse ? Bououh ! Ça y est, j’ viens d’ comprendre quelque chose de capital, grâce à la Science : j’ suis un étranger dans l’ monde, avec la conscience de l’être ! Rien à voir avec la poste évidemment ! Ah ! Ah ! Matérialisme à la con ! Même pas foutu d’ouvrir une porte ! A moi, la garde !

Au nom d’ la liberté, d’ la raison, nous nous sommes séparés de nous-mêmes ! Nous avons rompu avec l’enchantement ! Nous voilà errants ! Nous courons comme le poulet qui a perdu sa tête ! Comment j’ pourrais rentrer chez moi… et être heureux, avec la clé de la Science ! J’ crois plus en rien, c’est pour ça que j’ bois ! Comme la porte ! Bon sang, j’ai tellement soif de légèreté, de rire, j’ voudrais être innocent ! Y a quelque chose qui va pas en c’ monde ! J’ai été un enfant, avec mes rêves… et maintenant, j’ n’en ai plus ! J’ suis complètement paumée ! Voilà ma liberté ! Ah ! Les salauds ! Les fumiers !

J’ vois un parterre de fleurs… C’est magnifique toutes ces p’tites flammes bleues, dans l’herbe scintillante ! J’ suis charmé ! Mais y a une fille qui passe à vélo, avec des lunettes de martienne ! Elle m’ méprise, car elle me trouve justement « fleur bleue » ! Elle, elle travaille son image, son ego, ça c’est moderne, sérieux ! Bon !

J’ vois un champ de colza et son jaune est éblouissant sous l’ soleil ! J’admire ! Mais derrière y a des tracteurs qui font un fracas épouvantable ! Y n’ont pas une minute à perdre ! C’est toujours pareil : « Qui va faire le boulot ? », « Comment on va croûter, si on s’ met à buller ! » etc. !  

Moi, j’ai envie d’ danser dans la lumière ! J’ trouve ça merveilleux ! Mais les gens, c’est des portes fermées, toujours à gueuler, jamais contents ! Dans l’ noir on est ! Tiens, hips ! le mieux, c’est qu’ j’y foute le feu à cette putain d’ porte ! Là, j’aurai mon soleil ! Ma joie ! Et y s’ra pas dit qu’ j’aurais été le jouet des nantis ! Non m’sieur !

Briquet, nous voilà ! Allez chauffe, l’ami ! Montre ton progrès ! Oh là, ça y est, y a d’ la flamme ! Chaud les marrons, chaud ! Dantesque ! C’est dantesque ! Le génie au service de l’homme ! Accident de l’Univers, je te salue ! Tu viens encore de prouver ta capacité d’adaptation ! Y avait un obstacle et il fume maintenant ! Je dédie ce feu à tous ceux qui m’ont éclairé ! à tous ces penseurs irresponsables, qui m’ont fait seule et hargneuse ! à tous ces champions vaniteux de l’objectivité !

Eh ! Mais c’est que j’ brûle, moi itou ! C’est le triomphe de la justice sociale ! Hips ! J’ vois pas pourquoi j’ s’rai épargnée ! Oh là ! Mais j’ai mal ! L’horreur ! Les pompiers ! Où sont ces fainéants ? Alerte ! Du temps du communisme, y s’raient déjà là ! »

 

 

163

 

 

Le duc de l’Emploi déjeune avec son vieil ami, monsieur Nuit, au restaurant et ils sont bien entendu pressés, pleins d’eux-mêmes, se sentant importants, sur cette petite boule perdue dans l’Univers et qu’on pourrait comparer à une bulle de champagne, coincée au plus profond de l’océan Pacifique ! Un miracle d’oxygène, enveloppé d’une nacre bleue, voilà ce que nous sommes, mais qu’est-ce que ça peut faire au duc de l’Emploi et à monsieur Nuit ? Oh ! Ils ont bien d’autres choses à penser ! Ce sont des gens sérieux, c’est-à-dire très égoïstes, mais ils développent maintenant une étrange maladie, sans s’en rendre compte !

Le duc claque des doigts, pour appeler le serveur, ce qui lui est habituel, car des gens doivent être à son service : ils sont payés pour cela et ce n’est que justice ! Les deux amis commandent leur menu et se font part des dernières nouvelles, en dégustant leur apéritif et quelques biscuits. « Tu as vu cette rage chez les militants écolos ! dit le duc. Ils sont complètement givrés ! Et tout ça au nom des carottes ou des pins !

_ Pff ! Y veulent pas bosser, c’est tout !

_ Tout juste ! Mais, dans l’ fond, j’ les comprends pas ! Quel intérêt y a à s’extasier devant les arbres ? La campagne, j’ trouve ça d’un ennui !

_ Rien ne vaut un beau béton ! Quand j’ l’ entends être brassé, dans la bétonneuse, je me dis que c’est un peu ma bière ! Je me sens une âme d’artiste ! Le béton m’inspire, c’est comme ça, que veux-tu ?

_ Haann ! Tout à fait d’accord avec toi ! Si j’ prends la route, j’adore quand elle éventre le paysage ! Ses bords relevés donne un aspect lunaire, lisse, quasi parfait ! Je suis en paix ! Je me dis que la civilisation avance et qu’on s’ra bientôt débarrassé d’ la nature ! »

Les plats arrivent et les deux hommes « attaquent » avec entrain ! Dans la salle règne un brouhaha agréable, mais aussi concentré et on pense au chien qui est prêt à mordre, si on lui enlève sa pâtée ! « Je ne sais pas si tu es au courant, reprend le duc, mais ils ont découvert une nouvelle espèce de tique ! Alors, tiens-toi bien… La tique se tiendrait sur une branche… Elle serait là peinarde…

_ Hon, hon… C’est chaud…

_ Et elle attend le promeneur… Mettons une femme ! Elle a les épaules découvertes, avec son maillot de joggeuse, et la tique se laisse tomber ! Elle n’en fait pas plus ! Et là, tu sais, elle se glisse sous la peau, ni vu, ni connu !

_ Pouah ! Comme s’il ne s’était rien passé !

_ Exactement ! Ce n’est qu’après que les ennuis commencent ! La joggeuse est tout le temps crevée ! Elle n’a plus d’énergie… et elle pleure, seule chez elle ! Ses amis lui demandent ce qui ne va pas et elle en vient à les détester, car elle peut à peine leur répondre ! C’est la tique qui la bouffe de l’intérieur, dis donc ! Elle pompe sa victime, comme c’est pas permis ! Et on trouve des gens hagards, qui ne savent même plus leur nom, ni où aller ! On les conduit à l’hôpital et ils y restent pendant des mois ! On est incapable de trouver la tique !

_ Il vaut mieux avoir la trique que la tique ! Ah ! Ah !

_ Comment il est ton saumon ?

_ Bien, bien, et ton steak ?

_ Manque peut-être d’un peu d’ tendreté !

_ Mais tu sais, y a plus dégueulasse que ta tique ! L’autre jour, à la télé, y avait un type qui se plaignait d’un mal de tête et d’ vertiges ! Il va chez son médecin et on lui fait des examens ! Et là, qu’est-ce qu’on voit ? Le type a un ver entortillé autour des méninges ! Y s’rait entré par l’oreille et il aurait fait des p’tits dans l’hypothalamus ! Ah ! Ah !

_ Quelle horreur !

_ Le plus curieux, c’était que le ver agissait sur les centres nerveux du type, pour lui faire croire qu’il devait manger d’ la terre ou des végétaux pourris !

_ Tais-toi, j’ai commandé d’ la salade !

_ Mais ils ont quand même sauvé l’ type ! Ils ont tiré sur le vers, ça pissait l’ sang, mon vieux ! Trente à quarante centimètres, il faisait le vers ! Fallait l’ voir s’ tortiller dans la bassine ! Et les p’tits, ils les ont eus par le nez !

_ Si j’ comprends bien, le ver avait développé une stratégie, qui lui permettait d’ survivre !

_ Il se servait de son hôte, comme on dit…

_ Tu sais, j’ crois que la nature veut notre peau ! Attends ! Aujourd’hui, on en sait mieux sur la « com » des plantes… et j’ suis persuadé qu’elles s’organisent pour lutter contre nous ! Si je suis devant un rideau d’arbres, j’ suis pas dupe de leur silence, d’ leur immobilité ! Ça complote un max ! Sous l’écorce, ça grouille d’infos et d’ plans pour nous massacrer ! Et quel mépris ! Quand tu regardes les feuillages, ça te toise, mon vieux ! C’est narquois en diable ! Alors, je crie aux arbres: « Vous voulez not’ peau ? OK, mais on va voir qui est le plus fort ! J’ me présente ! J’ suis le duc de l’Emploi et j’ai tous les droits ! En mon nom, couic ! Vous s’rez tous détruits jusqu’au dernier ! » J’ peux t’ dire que ça moufte pas !

_ Y en a qui tremble ! Ah ! Ah ! Mais t’as raison, même l’herbe est suspecte ! On a l’impression qu’elle voudrait retenir le pied ! Pour moi, c’est comme un grill vert, qui rêve d’une escalope humaine !

_ Eh ! Mais voilà le directeur du Crédit Encore ! Eh ! Charles, on est là ! »

 

 

164

 

 

D’après Grant Espoir, sa fille aurait fréquenté un groupe de révolutionnaires, nommé l’Avenir en lutte ou AL ! C’est un mouvement qui se développe dans les universités et Cariou se rend dans celle qui aurait pu intéresser la môme Belle Espoir ! Il gare sa vieille autociel sur le parking du campus, en compagnie de véhicules bien plus pimpants que le sien, et il se dirige vers un bâtiment, parmi des gazons et des étudiants « à la cool » !

Rien ne semble avoir changé depuis le temps où Cariou était étudiant lui-même… Les façades sont un peu plus modernes, mais c’est tout… A l’intérieur, on retrouve la même sensation de désordre, de crasse même, qui témoigne d’une sorte de mécontentement permanent, comme si ici d’emblée on luttait contre le pouvoir ! La jeunesse cherche à se libérer de l’autorité, pour se trouver elle-même et c’est en cela qu’elle est bienfaitrice et régénératrice, car elle amène des idées nouvelles et conduit les adultes à se remettre en question !

Mais en même temps, bien entendu, elle est entière, essentiellement passionnée et elle n’a aucune idée de la complexité du monde ! Elle est aussi fragile et à côté de panneaux, hérissés de tracts agressifs, errent des étudiants hagards et perdus ! Beaucoup sont à la merci de leaders qui semblent sûrs d’eux et Cariou finit par rejoindre un amphi justement occupé par le mouvement AL ! Il s’agit d’un de ces éternels blocages de cours, au profit de n’importe quel prétexte ! Sur l’estrade, évidemment, c’est l’ébullition : on est choqué ! On trouve absolument scandaleuse la dernière mesure du gouvernement ! C’est inadmissible !

Cariou descend les marches de l’amphi et s’assoit près d’une jeune fille séduisante : « Bonjour dit-il.

_ Salut ! fait l’étudiante qui mâche une chewing-gum.

_ Je cherche cette fille, enchaîne Cariou, qui montre la photo de Belle Espoir.

_ Hon, hon, j’ la connais… Mais elle n’est plus ici…

_ Ah bon ? Et ça fait longtemps quelle est partie ? »

La jeune femme réfléchit, mais elle est interrompue par un grand gars, sur l’estrade et qui visiblement la considère comme sa propriété ! « Si on vous gêne, vous n’avez qu’à le dire ! » dit le gars, en fusillant du regard Cariou. La fille rentre la tête, mais Cariou, soudain en forme, demande : « Je peux vous rejoindre, pour dire un mot ? » Il y a un moment de flottement chez les leaders, mais Cariou ajoute : « C’est au sujet de votre combat… J’ai un élément qui pourrait l’enrichir ! »

On fait signe à Cariou de venir et il monte sur l’estrade, avant de s’emparer du micro. En face de lui, il y a près d’une centaine d’étudiants et le détective commence : « Je sais ce qui vous préoccupe… Vous étouffez ! Vous êtes sujets à l’angoisse ! Vous avez soif de liberté et vous voudriez quelque chose à la mesure de votre idéal ! Vous sentez en vous une force incroyable, mais, en même temps, vous voyez la société comme un long tunnel, sans avenir ! Il vous faudrait travailler quasiment toute votre vie, à une tâche qui ne vous intéresse même pas, et tout ça pour avoir une retraite, la sécurité et la liberté, à un moment où cela devient inutile, puisque la santé se détériore et montre la mort ! C’est bien ça ?

_ T’as parfaitement parlé ! crie quelqu’un.

_ Très bien, mais je peux encore vous dire que pour l’instant vous êtes sur la mauvaise voie ! En vous attaquant au pouvoir, vous ne faites que suivre sa logique ! En effet, qu’est-ce que le pouvoir, sinon la domination d’un certain nombre d’individus ? C’est le sentiment de leur supériorité, c’est leur égoïsme satisfait et vous les imitez quand vous voulez vaincre, vous imposer, même si votre cause semble juste ! En voulant vous montrer les plus forts, vous rassurez et vous flattez aussi votre égo, ce qui fait que vous êtes les tyrans de demain ! »

Il y a un murmure, avant qu’on entende : « Et qu’est-ce que tu proposes ?

_ Je vous propose l’aventure spirituelle, qui elle, pour le coup, vous donnera le vertige ! vous fera danser au soleil ! vous comblera de force, d’enchantements et de rêves ! Elle fera tomber les chaînes de votre égoïsme et vous fera rire des gens de pouvoir ! Vous serez à la mesure du ciel bleu et des confins étoilés ! L’ennui, vous ne connaîtrez plus ! Chacun de vous peut être un funambule de l’infini !

_ Mais qu’est-ce que tu racontes, mec ? fait le gars qui a déjà invectivé Cariou. T’es bigot, c’est ça ? Tu veux qu’on tende nos fesses, pour la sodomie ? T’as cinq ans d’âge mental ?

_ La haine et la violence ne font que renforcer la haine et la violence : c’est un cercle vicieux ! Sois enfin nouveau, sois divin ! »

A ce moment, des CRS envahissent peu à peu l’amphi et ils ont l’air de gros insectes ! L’un d’eux, avec des cheveux gris, parle dans un megaphone : « Vous êtes priés d’évacuer l’amphi, dans le calme, afin que les cours reprennent normalement ! Ne nous obligez pas à utiliser la force, merci ! »

Le plus gros des étudiants s’en va et Cariou aussi s’écarte lentement, car il ne veut pas être pris pour l’un des meneurs, mais celui qui n’aime pas le détective pense qu’il doit résister sous les yeux de sa copine et il réagit vivement, alors qu’un CRS le pousse ! C’est le feu aux poudres et la libération des frustrations, accumulées de chaque côté ! Il y a des ruades et les coups pleuvent ! Cariou essaie de se glisser vers la sortie, mais il n’échappe pas à la matraque et de nouveau, il tombe dans la nuit la plus profonde !

 

 

165

 

 

Un peu plus tard, Cariou rouvre les yeux et voit le beau visage de la fille de l’amphi… « Où suis-je ? fait-il. Au paradis ?

_ Non, répond l’étudiante qui sourit, j’ai réussi à vous tirer de la mêlée…

_ Merci ! Ouïe ! Aïe ! laisse échapper Cariou, qui se remet sur son séant. Oh, ma pauvre tête !

_ Vous avez dû prendre un bon coup… Quelle bande de sauvages, tous autant qu’ils sont !

_ Vous l’avez dit ! Je sens que je peux me lever…

_ Je vais vous aider... »

Ils sortent du bâtiment et retrouvent l’air attiédi du printemps… « On respire mieux ici ! lâche avec un soupir Cariou.

_ Euh… Vous parliez sincèrement tout à l’heure, au sujet de l’a… venture spirituelle !

_ Bien sûr ! Et c’est même la seule chose qui me paraît sérieuse !

_ J’aimerais y croire, moi aussi… Comment faudrait-il que je fasse ?

_ Ben d’abord, qu’est-ce que vous faites avec ces types ? Ce sont des margoulins, des menteurs ! Ils disent qu’ils ne veulent pas du pouvoir, mais c’est bien pour s’affirmer, pour qu’on les considère qu’ils combattent ce même pouvoir ! Autrement dit, ils dénoncent l’égoïsme ambiant, mais pour nourrir le leur !

_ Je sais bien… et c’est pourquoi votre franchise me touche autant ! Mais j’ai peur… J’ai peur d’être seule ! J’ai même peur de m’opposer à eux !

_ Vous savez, la foi, c’est la paix ! Il n’y en a pas d’autres ! C’est le rocher, quand le courant emporte tout, car c’est la vérité ! Mais c’est aussi quelque chose qui se travaille ! C’est un amour, ce n’est pas une histoire triste ou destructrice ! Ce que vous comprenez vous rend heureuse !

_ Il faut quand même faire des efforts…

_ Sans doute, mais chaque pas vous conduit vers vous-même ! La foi libère ! C’est un amour, je vous le répète, nullement une servitude ! Considérons par exemple votre pouvoir de séduction ! En ce moment, vous vous rassurez grâce au désir que vous éveillez chez les hommes ! Pas vrai ?

_ Oui…

_ Si vous plaisez, si vous attirez, alors vous avez le sentiment d’exister et de réussir ! Bien sûr, il y a encore le travail, qui vous donne le sentiment d’être utile ou importante, mais votre séduction reste nécessaire ! Elle est plus intime et au cœur de votre développement… Mais, en même temps, si elle seule vous rassure, vous ne serez jamais en paix, car il vous faudra toujours être le centre d’intérêt, ce qui sera épuisant pour vous, comme pour les autres ! Et quel trouble et quelle haine face à l’indifférence !

_ Vous avez raison, d’autant que les hommes sont bien décevants !

_ Ah ! Ah ! Mais oui ! Mais votre séduction est votre domination ! C’est elle qui vous donne le sentiment de votre pouvoir ! C’est aussi la source de votre égoïsme, de vos soucis, de vos inquiétudes ! C’est votre poids et pour devenir léger, il faut s’en débarrasser !

_ Mais comment ?

_ Mais en ayant confiance, en aimant ! Ainsi vous deviendrez patiente et plus rien ne vous troublera ! Plus vous serez patiente et aimante et plus vous allez constater que nos problèmes ne sont pas du tout ce qu’on voudrait nous faire croire !

_ Qu’est-ce que vous voulez dire ?

_ Mais ce n’est pas le besoin de manger, ni les exploiteurs ou l’Etat, ou que sais-je d’autres, qui nous tourmentent et nous détruisent ! Mais c’est bien notre orgueil, notre égoïsme qui nous fait souffrir et nous conduit à mépriser ! Si chacun aimait au quotidien, mais rien ne nous manquerait et nous n’aurions besoin de rien d’autre ! Aujourd’hui, nous n’avons pas faim, mais ce qui nous préoccupe, c’est le surpoids !

_ C’est vrai, mais nous sommes durs…

_ La peur y est pour beaucoup, d’où la confiance ! Celui qui est patient est doux ! Mais le mensonge est permanent, d’autant qu’il confine à l’ignorance ! Bon, n’essayez pas de voir trop clair en vous… Cela épuise… Aimez surtout ! Les femmes sont meilleures que les hommes pour ça : elles ont plus de passion !

_ Vous m’avez fait du bien…

_ N’hésitez pas à observer, à contempler la nature… Elle est le miroir de Dieu et son temps est le sien !

_ La nature ? Il n’en reste plus grand-chose !

_ C’est pour ça que les hommes deviennent fous ! »

 

 

166

 

 

Anar discute avec son pote… « Moi, c’ que je veux, c’est ma liberté !

_ Bien sûr !

_ Sans la liberté, la vie n’a pas d’ sens ! Elle vaut pas la peine d’être vécue !

_ J’ l’ai toujours dit !

_ Un jour, j’ s’rai libre comme l’oiseau, comme le vent !

_ Eh ouais !

_ Ah ! La liberté !

_ C’est queq chose !

_ Y n’auront pas ma liberté !

_ Ça non !

_ Y a rien de plus beau !

_ Sûr !

_ Je veux ma liberté !

_ Hon, hon !

_ Ouh !

_ Ouh !

_ Une liberté d’ dingues !

_ Tant qu’à faire !

_ Tu veux que j’ te dise ce que c’est qu’ la liberté ?

_ Allez, vas-y !

_ Ben, c’est chanter la Terre soyeuse !

_ Soyeuse ? Pas joyeuse ?

_ Nan ! J’ suis libre, oui ou non ?

_ Libre, libre !

_ Ah ! Ah ! La flamme aussi est libre !

_ Elle danse !

_ Ouais !

_ Tu voudrais pas foutre le feu, des fois ?

_ Eh ! J’ suis pas débile ! J’ veux juste être libre, sans contraintes, ni lois !

_ Sans bagnole, sans canne à pêche ! Libre, quoi !

_ Exact !

_ T’auras même plus envie de pisser !

_ Tu m’ cherches ?

_ Non, mais tu sais qu’il y a un animal en toi et qu’il a des besoins !

_ Normal !

_ Normal, normal ? Mais l’animal qui est en toi, il veut être le plus fort ! Tu le savais, ça ?

_ Ben oui, il veut être libre !

_ Non seulement, il veut être libre, mais il veut encore avoir raison sur les autres ! Il peut pas rester tout seul, sans rien faire ! Et ça, vouloir avoir raison, être le plus fort, c’est un sacré esclavage, non ?

_ Qu’est-ce que tu racontes ? Moi, je veux juste être libre et en harmonie, avec la Terre ! Sinon, on la détruit !

_ Bien sûr ! Mais, moi, j’ te parle d’instincts, comme la pulsion de faim ou la pulsion sexuelle ! On a besoin instinctivement de se sentir supérieur à l’autre…

_ Euh…

_ Dame ! Il s’agit de s’imposer, pour pouvoir se nourrir et s’ reproduire ! d’où ton idée de liberté, car elle te permet de songer à commander les autres !

_ Mais non ! La liberté, c’est le partage, la reconnaissance de l’autre ! Chacun est libre et personne n’est chef !

_ Mais on a besoin de dominer ! C’est pourquoi tu veux renverser la société ! Quand tu n’auras plus d’adversaires, tu t’en créeras !

_ Nan, j’ veux juste être libre !

_ Hum ! T’as pas envie de t’affranchir de ton égoïsme ? Tu pourrais être libre, sans vouloir changer les autres ! Car, tu comprends, détruire la société, c’est asservir les autres, c’est les faire obéir à ton point de vue !

_ Mais c’est pour leur bien, puisque je les rends libres !

_ Voooui, vooui, mais imagine, toi libre et comprenant qu’on ne change vraiment les autres qu’en les aimant ! C’est un truc qu’on pige avec le temps…, sinon il faut les détruire !

_ Tu m’embrouilles avec toutes tes histoires !

_ Excuse-moi, mais j’ croyais que tu voulais être libre ! Être libre, c’est être en paix avec soi, non ?

_ Nan ! C’est quand y a plus d’ lois et d’ chefs !

_ Autrement dit, t’es incapable d’être libre tout seul ! Il faut que les autres changent ! On en revient à la domination nécessaire ! Tu remarques que j’ai le triomphe modeste ! Tiens, repasse-moi l’ pâté, veux-tu ? J’adore ces discussions apéritives…

_ Tu sais, j’ t’ai jamais vraiment kiffé ! C’ soir, on va chanter la liberté du feu… et t’en s’ras pas !

_ C’est dégueulasse ! »

 

 

167

 

 

Cariou se regarde de nouveau dans la glace… Il tâte ses pansements : c’est pas bien joli, mais ça guérit tout de même ! Une idée lui a été soufflée par l’étudiante : la môme Espoir, toujours désireuse de bien faire, aurait été offrir ses services à un certain Malik, un vrai pauvre paraît-il, et ça tombe bien, car Cariou depuis longtemps désire rencontrer un vrai pauvre : il a un compte à régler avec eux !

Mais cette fois-ci, en plus de son trench et de son chapeau, Cariou prend son LAL (la Lumière appelle la lumière), car il ne veut plus être pris pour un punching-ball et grâce au LAL, la vérité éclate, ce qui évite un tas de discussions oiseuses et de cruels malentendus !

Dehors, il pleut comme vache qui pisse et RAM paraît encore plus morne que d’habitude, comme si une grisaille de deuil recouvrait la ville ! Cariou évite cependant les flaques, où des néons se reflètent, ainsi que des rêves perdus, et le quartier a de quoi faire frémir : aucune lumière ne tombe vraiment dans les fenêtres, qui ont l’air d’orbites creuses !

Les logements sont donc sombres et exigus et la télé y fonctionne incessamment ! Cariou grimace en se rapprochant de la misère et pourtant certains et certaines ici lui sortent par les trous de nez, et Malik est peut-être de ceux-là ! Une colère sourde ne quitte pas Cariou, depuis qu’on le bassine avec la justice sociale, car les premiers à être égoïstes et hypocrites, ce sont bien les braillards qui la prônent ! Ils sont affreux en diable, car ils ne voient même pas les autres en tant qu’individus, ce qui crispe Cariou en l’obligeant à se calmer, quand il appuie sur la sonnette de Malik, car aussi l’injustice existe bien et il y a toujours beaucoup de souffrances !

Malik est un type de taille moyenne, mais il est costaud, avec un visage agressif : « C’est pourquoi ? demande-t-il.

_ Voilà je cherche cette fille, répond Cariou, en montrant la photo de la môme Espoir.

_ Ouais, elle est passée par ici… Elle voulait nous aider qu’elle disait, mais je l’ai rembarrée ! On n’avait pas besoin d’elle !

_ Est-ce qu’on peut en parler à l’intérieur…, car il se trouve qu’elle a disparu…. »

Malik, à contre cœur, laisse entrer Cariou et une odeur un peu rance saisit celui-ci ! Tout ici paraît usé, jauni par le temps et Cariou se dit encore que la misère, c’est la pauvreté sans poésie ! Quand la ville n’est pas une vitrine resplendissante, elle est alors laide, il ne peut en être autrement, c’est le béton qui veut ça !

Cependant, Cariou est aussi là pour résoudre une énigme et c’est pas seulement retrouver Belle Espoir! Il prend place autour d’une petite table, recouverte d’une toile cirée, et il jette un coup d’œil sur l’évier blanchâtre, au dessous du chauffe-eau ! « Qu’est-ce que vous voulez savoir ? fait Malik sans aménité.

_ Vous m’ dites que vous avez rembarré la môme Espoir, alors qu’elle voulait vous aider… Pourquoi ?

_ Parce que c’est toujours la même histoire ! Ces riches qui veulent s’occuper d’ nous ! On n’en a rien faire d’ leur pitié ou d’ leur condescendance !

_ Vous n’auriez pas non plus essayé d’abuser de la môme Espoir ? Vous savez, le phantasme de la bourgeoise, en tailleur Chanel et qu’on viole pour la dessaler, question de lui apprendre la vie, d’autant qu’elle sent bon et qu’on l’imagine forcément frustrée !

_ Oh ! Oh ! Pour qui vous m’prenez ! J’ suis un progressiste, moi, pas un voyou ! J’ respecte la femme !

_ D’accord, mais y a quand même quelque chose qui m’ turlupine ! Comment vous faites, vous, les vrais pauvres, pour vous passer de Dieu ! Tout de même, travailler pour vivre, puis mourir et rien d’autre, c’est sacrément costaud ! C’est accepter le sort de l’animal, mais avec la conscience !

_ Ah ! Mais nous, nous combattons l’exploiteur, pour que chacun ait la même richesse et comme ça on s’ra heureux, sans inégalités sociales !

_ J’ comprends qu’on puisse lutter pour se défendre ! Il y a encore trop de conditions de travail pénibles et dévalorisantes, mais l’égalité ne peut pas être un but en soi !

_ Ah non ? Et pourquoi ?

_ Mais parce que la différence, c’est la vie ! C’est elle qui détermine notre individualité ! Tout le monde à un mètre cinquante, ce n’est pas seulement impossible, mais c’est même pas souhaitable ! Du reste, les communistes l’ont essayé et on connaît la suite !

_ N’empêche, y a des exploiteurs !

_ Oui et si vous les voulez au même niveau, c’est pour les détruire et vous sentir les maîtres ! Là, que vous n’ayez pas besoin de spiritualité s’explique ! Car vous êtes comme les animaux, vous ne vivez que pour votre domination !

_ Et tu crois que je vais me laisser insulter dans ma propre maison !

_ Et moi donc ? Chaque jour, on doit vous entendre brailler au nom de la justice sociale, alors que c’est votre égoïsme qui gueule ! Pas pour vous la patience, l’effort, la compréhension, la nuance ! Vous ne respectez personne, sauf vous-mêmes ! De véritables salopards !

_ Grrr ! »

Malik se lève et se prépare à bondir, mais avec la vitesse de l’éclair, Cariou dégaine son LAL et sans hésiter tire ! Il a une surprise : Malik a disparu, mais soudain un grognement terrifiant retentit sous la table ! Cariou se baisse et voit une hyène baveuse, les crocs à l’air, qui le fixe avec ses yeux de cendre ! Réprimant son effroi, il se place derrière sa chaise et recule vers la porte ! Il subit deux attaques, que repousse la chaise et ouf ! il ouvre la porte et referme derrière lui ! Les hyènes ne connaissent pas l’usage des poignées, c’est bien connu !

 

 

168

 

 

Mais où est Sullivan ? Dans le programme de Macamo sûrement, mais où exactement ? Sullivan se voit vêtu comme un infirmier et au milieu d’un couloir, qui paraît celui d’une maison de santé ! Il est au pied d’un escalier assez sombre et soudain il perçoit une plainte qui vient d’en haut ! Il s’apprête à monter, mais une femme, elle aussi en tenue d’infirmière, sort d’une porte et lui dit : « Mais qu’est-ce que vous faites ? Il faut faire cette chambre, puis les autres !

_ Il m’a semblé entendre une plainte, venant du haut de cet escalier !

_ Il n’y a rien là-haut ! C’est juste le toit ! Vous avez dû entendre le vent ! »

Sullivan acquiesce et va aider l’infirmière… Ils font le lit, rangent la chambre, nettoient la salle de bains, puis ils passent à la suivante et quand tout l’étage est terminé, c’est la pause, utilisée par Sullivan pour revenir sur ses pas, car il en est persuadé : il a bien entendu un gémissement !

Le voilà de nouveau au pied du petit escalier, qui mène sous le toit, et sans plus attendre il monte les marches ! Effectivement, on arrive à un couloir mansardé, dont un côté, plongé dans l’ombre, semble inoccupé, mais de l’autre une porte est entrouverte, laissant passer la lumière du jour et quand Sullivan s’approche, il voit que quelqu’un s’agite dans la pièce ! Il ouvre un peu plus grand la porte et découvre une vieille dame, en fauteuil roulant et qui grimace pour installer une bouilloire électrique !

« Laissez-moi vous aider ! » s’écrie Sullivan. La vieille dame se fige un instant, surprise, puis elle opine et laisse Sullivan mettre l’eau à chauffer. « Vous êtes toute seule ici ? demande Sullivan. L’infirmière de l’étage au-dessous m’a affirmé qu’il n’y avait personne ici !

_ Oh ! Oui, je crois qu’on m’a oubliée…

_ Mais comment vous faites ? Vous n’avez même pas de fenêtres pour voir dehors ! s’étonne Sullivan, qui ne voit qu’une tabatière pour ouverture.

_ On s’ débrouille… On s’habitue…

_ Mais… mais c’est impossible ! On ne peut pas vous laisser vivre comme ça !

_ Vous êtes charmant, vous savez… Voulez-vous une tasse de thé ? Je n’ai pas souvent de visites… En fait, vous êtes le premier qui vient me voir depuis bien longtemps… Mais asseyez-vous, je vais vous préparer ça ! »

Sullivan prend place en effet sur l’unique chaise et il observe la petite vieille, qui, grâce à quelques gestes d’experte, lui propose bientôt une tasse de thé... Ils se regardent l’un l’autre durant un instant, sans rien dire, puis Sullivan reprend : « Je ne comprends toujours pas… »  Il est accablé par l’abandon de cette femme, mais elle lui répond : « Vous savez, il n’en a pas toujours été comme ça ! A une époque, j’étais en pleine lumière et on me courtisait à l’envi ! Je rayonnais et j’avais un tas d’adorateurs ! (Elle sourit!) Oh ! Je n’étais pas seulement belle et on écoutait ce que je disais ! Ma beauté était aussi source de sagesse ! Mais, un jour, des hommes sont venus et ils étaient froids et hautains !

_ Mais qui étaient ces hommes ?

_ Des matérialistes ! Des scientifiques, des philosophes ! Ils m’ont dit que je n’étais qu’une illusion, voire une escroc ! (Elle sourit de nouveau !) Ils ont rajouté que je les gênais, pour qu’ils soient libres ! Ils m’ont ridiculisée, traînée dans la boue, avant de me conduire ici ! Je pense d’ailleurs qu’ils ont passé le mot, pour qu’on en vienne à m’oublier !

_ Mais… mais vous ne pouvez pas rester ainsi ! Ce n’est pas une existence ! Écoutez, c’est le printemps ! Dehors, les jardins sont en fleurs ! Je vais vous descendre, car il n’y a pas d’ raisons, pour que vous ne puissiez pas profiter vous aussi du soleil !

_ Vous croyez… ?

_ Mais bien sûr ! Je ne sais pas qui étaient ces hommes, mais ils se sont comportés à votre égard avec la dernière brutalité ! Pour qui se prenaient-ils ? Alors, voilà, je descends d’abord votre fauteuil, à l’étage inférieur et je viens vous chercher !

_ Vous allez me prendre dans vos bras ?

_ Certainement ! Et après on prend l’ascenseur et hop ! on est dehors, à respirer l’air pur !

_ Hi ! Hi ! Chic alors ! »

Sullivan fait comme il a dit et lui et la vieille dame sont bientôt dans le jardin, où un phénomène extraordinaire a lieu ! Toutes les fleurs, toutes les feuilles semblent prises de folie, en s’agitant dans tous les sens ! Tout se passe comme si elles saluaient la vieille dame, telle une ancienne connaissance ! Elle-même paraît avoir rajeuni subitement : son visage a l’air d’un soleil, que prolonge ses longs cheveux d’or ! C’est une véritable fête à laquelle assiste Sullivan, bien qu’il la mette sur le compte de l’effet du vent et du bonheur retrouvé !

« Je ne vous ai même pas demandé votre nom ! dit-il en riant à la vieille dame.

_ Je m’appelle Poésie ! »

 

 

169

 

 

Mai 53 : les pylônes du nord, survoltés, se révoltent ! Ils n’ont pas assez de courant, disent-ils, et ils marchent sur Paris ! Des échauffourées ont lieu et la police disjoncte ! Le pylône Garcin s’écroule et il devient le symbole de la lutte ! Le gouvernement fait bientôt marche arrière et c’est le décret 2074, qui autorise les pylônes à posséder 2074 boulons (d’où le nom du décret) sur un seul côté !

Avril 57 : les poissons de l’Essonne en colère ! On a autorisé l’élargissement d’un barrage en amont ! « C’est la fin du petit poisson ! » jette le syndicat Arrête ! La préfecture est prise d’assaut ! A l’intérieur, plus de quatre ordinateurs sont saccagés à coups de nageoires ! Une enveloppe de deux millions est débloquée ! Un leurre pour les syndicats ! « On n’a plus la pêche ! » renchérit le poisson !

Juin 60 : la production de cheveux atteint 60 %! Du jamais vu, pour Charles le Chauve, patron du TIF ! Mais le contre-coup pour les ciseaux est énorme ! Les coupes dans le budget sont très sévères ! Les ciseaux à une lame sont proposés à l’Assemblée, par le groupe Shampoing ! Tollé de l’autre côté, dans le parti Acier ! Devant l’état d’urgence, la loi Pellicule est promulguée, montrant toute la fragilité du système !

Décembre 72 : le secteur du pictogramme est menacé ! La concurrence chinoise est mise en cause ! Plus de trois pictogrammes sur cinq seraient chinois, selon une récente étude de l’AMRA ! Des mesures protectionnistes sont prises, mais insuffisantes selon les syndicats ! Un militant tente de s’immoler par le feu ! Ému, le gouvernement lance le programme « Ton pictogramme et toi ! » Cependant, la saison est désastreuse et de fortes pluies accentuent encore la précarité des pictogrammes ! « Nous ne céderons pas ! » disent Pierre et Jacques. Au lendemain de la manifestation du 3, le pays est sous le choc !

Septembre 85 : les escargots en ont marre ! Ils accusent la haute restauration ! « Ils profitent de nous ! » crient-ils et les chiffres sont éloquents : à cause du remembrement, le déficit extérieur s’élève à plus de vingt milliards ! « On est dans une situation de fou ! » déclare La Coquille, qui a des antennes dans toutes les cuisines ! « Ça fait des années qu’on en bave ! Le gouvernement ne nous écoute pas ! » constate amère La Coquille. Les limaces se soulèvent à leur tour, suivies des punaises et des pucerons ! Le malaise est celui de toute une génération : on parle de fracture sociétale ! Le groupe Limace aveugle fait son apparition et les dégâts sont considérables ! En novembre, la parcelle de Saint-Ouen est le théâtre d’affrontements violents ! Démission du premier ministre La Bêche en janvier !

Octobre 91 : les crapauds du Sud en ébullition ! Ils ne veulent plus être transformés en princesse ! « Non aux baisers, oui à la laideur ! » entend-on dans les cortèges. En fait, la colère gronde depuis que les grenouilles ont été privilégiées ! Celles-ci ont demandé deux nénuphars par centimètres carrés, or la législation européenne n’en autorise que trois aux millimètres carrés ! « En donnant satisfaction aux grenouilles, on a évidemment lésé les crapauds ! explique Couac, qui se baigne depuis toujours dans le même étang. Vous voyez le jonc là-haut ? A l’origine il venait jusqu’ici ! Puis, on se reproduisait par là ! Maintenant, on fait comment ? » Devant les mares, on voit des crapauds qui cachent leur misère, mais les besoins sont évidents ! Deux têtards sont tués à Melun et deux batraciens sont arrêtés ! « A mort ! A mort ! »  est tagué un peu partout ! En mai, la sécheresse est vécue comme une trahison ! L’apaisement ne viendra qu’en juin avec les premiers nénuphars en plastique, ce qui provoque l’indignation des écolos !

Années 2000 : années noires ! Les moulins à café ne tournent plus ! Largement déficitaires depuis longtemps, ils doivent cesser toute activité ! Les employés fustigent le directeur Jacques le Manchot. « Il a coulé volontairement la boîte, disent les syndicats, car ils ne pouvaient pas s’en servir ! » « Handicaphobie ! » alertent les associations ! Les pourparlers avec le groupe Marc échouent ! Malgré l’occupation de l’usine, les licenciements sont nombreux ! « Tout le monde sera recasé ! » assure le ministre Grain, mais le scandale éclate : le Manchot aurait falsifié les comptes à tour de bras !

Avril 2030 : crise des calendriers ! Ils réclament un mois supplémentaire, au regard de l’inflation !

Mai 2045 : « Nous n’en pouvons plus ! » disent les lapins.

Années 3000 : pénurie de botox, des salons ferment, des femmes se suicident ! Le lobby des rouges à lèvres est montré du doigt !

Août 4010 : « Tous des salauds ! »

8 mars 5060 : un homme est heureux, enfin satisfait ! Il est abattu immédiatement !

Soleil naine rouge, clap de fin !

 

 

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Andrea Fiala écrit : « Hier, Jack, Owen et moi, nous avons rebaptisé notre association l’OCED, anciennement OED, en SED : « Sauvons les enfants Doms ! » En effet, dès le départ, nous dire : Ennemi de… ou contre » nous gênait ! Nous ne voulons aucune haine, ni aucune violence, mais il s’agit bien de sauver des enfants d’eux-mêmes, car ils sont d’abord des enfants, pas totalement responsables de leur personne, et ensuite ils sont surtout les victimes d’une situation, d’un monde créé par les adultes ! Espérons que ce nouveau nom durera, la SED, et qu’un jour il sera connu, puisque cela voudra dire que nous avons été entendus et compris, quoique pour l’instant ce soit tout le contraire et que nous travaillions dans l’indifférence la plus totale !

Il y a une raison à cela et nous allons encore l’expliquer, d’autant que nous rappellerons qui sont les enfants Doms et pourquoi ils sont des victimes (ce qui ne les excuse pas complètement cependant...) ! Mais nous savons que la domination animale nous anime et que notre égoïsme nous pousse naturellement à nous développer et à nous satisfaire ! Nous voulons donc une liberté complète et nous nous faisons fort de nous débarrasser de tous les obstacles, et c’est pourquoi nous parlons volontiers de justice sociale ou d’égalité ! L’histoire de l’humanité est celle d’une domination qui se combat elle-même ! Car toute domination engendre une autorité, un contrôle, des règles, des dogmes qui étouffent les autres dominations, déterminées à s’en défaire ! Ainsi, nous nous sommes libérés de l’influence religieuse et plus tard de celle du communisme et aujourd’hui, apparemment aucune idéologie ne pourrait nous conquérir ! Elle serait aussitôt relativisée et classée comme une opinion ! La vérité nous est suspecte !

Pour nous rendre libres, nous avons naturellement fait appel à la raison et aux faits ! Nous avons eu recours à la logique et seule l’objectivité nous a paru acceptable ! La science moderne est né de ce mouvement et elle ne peut être que matérialiste, car aucun a priori ne doit être en mesure de fausser ses recherches ! Mais ce n’est pas uniquement la science qui a créé notre époque, c’est encore une forme de pensée, qui s’est demandé, quasiment avec acharnement, de quoi peut-on être sûr et comment vivre en s’appuyant sur son libre-arbitre, comme un homme essaierait de tenir sur un triangle ! Nous voilà donc perdus dans l’Univers, spectateurs de notre exploit, gouvernés par la raison, alors que l’océan de nos refoulements et de nos traumatismes nous taraude !

Nous sommes devenus des étrangers au monde et à nous-mêmes ! Notre conscience nous embarrasse et nous ne savons au fond qu’en faire, à moins d’avoir une foi aveugle dans le progrès ! Aveugle, car l’impasse est bien là, comme le réchauffement climatique, qui nous condamne et que la science se révèle absolument incapable d’enrayer, car elle a beau présenter ses chiffres et sa logique, nous ne changeons pas vraiment nos habitudes, nos comportements ! Elle ne sait pas plus nous parler que les militants écologistes radicaux, qui par leur violence ne font que renforcer les haines et le rejet de leurs adversaires ! C’est que l’homme n’a jamais été et ne sera jamais que raison ! Il a besoin de rêver, d’espérer, d’être rassuré et même de croire ! Il n’est pas un titan de fer, heureux de son malheur ! Il sent instinctivement qu’il est sur Terre chez lui et qu’on s’occupe de lui ! Peu importe que ce sentiment soit obscur, irraisonné, il est ! D’ailleurs, qui pourrait vraiment résister à l’idée qu’il est absolument abandonné et que tous ses efforts sont vains ?

Le matérialisme nous a été nécessaire, pour nous donner notre liberté, mais lui-même n’a pas échappé à la domination et il s’est même délecté, on peut le dire, d’abaisser, de ridiculiser toute subjectivité ! Ce n’est pas la seule raison qui l’a mené, mais quand il n’obéissait pas à la peur, car il ne veut pas être trompé, il a éprouvé une sorte d’ivresse à déchirer les anciennes croyances, comme le fauve sent sa puissance en terrassant sa proie ! Cependant, en chemin il a oublié quelque chose d’essentiel… Il s’est amputé de lui-même et s’est perdu, ce qui fait que notre époque produit des monstres, tels que les enfants Doms ! Si le ciel est vide, si nous sommes un accident dans l’Univers, si notre destin est de disparaître, sans laisser plus de traces qu’une pierre jetée dans l’eau, si nous comprenons que la raison triomphante est une illusion, alors notre seule planche de salut, c’est nous-mêmes, notre égoïsme, notre domination animale ! Comment ne pas être écrasé, anéanti par l’étrangeté du monde, sa différence, sinon en se construisant une bulle qui nous fait les maîtres, qui nous conduit au déni, au rejet de l’autre, à la violence et au chaos !

A un stade ultime, notre bulle est notre tente à oxygène ! Sans elle, nous ne pouvons respirer et comment dans ces conditions la raison saurait nous atteindre ? Voilà pour l’impuissance de la science, face aux monstres qu’elle a en partie engendrés ! Les enfants Doms sont dans une bulle quasi complète et tuer d’autres enfants ne leur paraît pas condamnable ! L’égoïsme est tel que l’autre est abstrait ! Ceci explique aussi pourquoi on est aujourd’hui capable de nier les plus grandes évidences, au profit de théories complotistes ! Nos bulles ne veulent aucun courant d’air ! Mais qu’est-ce qui peut arranger la situation, si la raison devient inutile ? Qu’est-ce que le matérialisme a ignoré ou méprisé sur sa route et qui pourrait ouvrir les bulles ? Comment nous réconcilier avec nous-mêmes ? Comment redevenir bons, doux, et confiants ? Comment apaiser les enfants Doms, en leur montrant qu’il est possible de ne pas avoir peur ? Comment offrir de l’espoir, ce qui libérerait les enfants de demain ? Comment leur rendre leur innocence et leur légèreté ?

Revenons en arrière…, car dès le départ les hommes, en admirant la nature, ont eu le sentiment qu’un dieu les avait créés, les aimait et les protégeait ! C’est ce message essentiel de foi et de confiance, que suscite la beauté, qui a été perdu et même raillé ! L’artiste a en effet été vu comme un malade, un inadapté, au point même que le scientifique pense pouvoir le remplacer, en s’imaginant le talent résultat de la volonté ! Le matérialisme s’oppose à la beauté en ce sens qu’il faut de l’innocence pour s’en émerveiller et comprendre son message ! Autrement dit, l’enfant est sensible à la foi et il en garde toute sa force ! Le voilà capable de rassurer et de libérer les enfants Doms ! Inutile de dire que celui qui admire la beauté respecte aussi la nature et cesse de la détruire ! Retrouver le sens de la beauté est notre avenir, mais encore faudrait-il que le matérialisme reconnaisse son échec ou sorte de sa bulle et c’est loin d’être gagné !

 

 

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Toujours à la recherche de la môme Espoir, Cariou rentre chez lui désabusé, fatigué et il ne sait pas trop bien pourquoi ! Si ça se trouve, la môme Espoir est là sous son nez et c’est lui qui cherche mal ! Et d’abord qu’est-ce qu’il fait tout seul ? Pourquoi n’est-il pas marié ? Une femme l’attendrait à la maison et il l’embrasserait tendrement, heureux de retrouver la chaleur du foyer ! Il aurait aussi des enfants, qui l’appelleraient papa et lui donneraient de la valeur ! Il sentirait le poids de sa responsabilité et il n’aurait plus de soucis à se faire, quant au vide de sa vie qu’il sent parfois douloureusement ! Il faut sans doute en mettre un coup, cesser d’être névrosé, pour rejoindre l’équilibre de l’ensemble ! Le temps des enfantillages doit se terminer ! Non décidément Cariou s’attache trop à lui, à sa personne ! Il ne fait pas assez confiance aux revues féminines de psychologie ! Il est resté ce gamin immature, impropre à la femme et à la société ! Bon sang, il va en mettre un coup ! « Cette montagne que tu vois là, on y viendra à bout, mon gars ! » chantonne-t-il !

Soudain, on l’attaque ! Il reçoit une pluie de noix de cocos ! Partout des cris, des formes qui glissent, courent, viennent vers lui, alors que la rue s’assombrit, à cause du crépuscule ! On lui jette encore des bananes, des lunettes de soleil, du papier toilette, enfin tout ce qui passe apparemment à portée de mains de ses agresseurs ! Puis deux gorilles énormes, à la mine patibulaire, au mufle soufflant et menaçant, le coincent contre un mur, alors qu’une ribambelle de macaques s’agite derrière ! On est en pleine hystérie, mais l’un des gorilles demande : « Alors ouk tu vas comme ça, l’affreux ?

_ Ben, chez moi…

_ Hi ! Hi ! Y rentre chez lui ! Hi ! Hi ! fait un orang-outan à côté.

_ Oh ! Oh ! Aahh ! Ahhh ! enchaînent les macaques.

_ Ben nous, on n’aime pas trop les gens qui rentrent chez eux…, reprend le gorille.

_ Non ?

_ Non ! On trouve même ça suspect !

_ Faut bien avoir un chez soi !

_ Ouais, ouais ! J’ vois qu’ t’as réponse à tout ! Pas vrai les gars qu’il a réponse à tout ?

_ Ouais ! Ouais ! Ouah ! Ouh ! Oh ! Hi ! Hi ! A mort !

_ Tu s’rais pas un ami des riches, des fois ? demande le deuxième gorille.

_ C’est un fasciste ! crie une voix.

_ Ouais ! Ouais ! C’est un fasciste !

_ A mort ! »

A cet instant le gorille, qui semble le chef, se met à renifler sérieusement Cariou : « Hum ! Ça sent le bourgeois ! l’infamie ! la tranquillité de l’encaustique ! l’égoïsme de la pantoufle ! l’ennemi du camarade !

_ Ouais, ça pue le joueur de tennis ! fait l’autre gorille, la fille à jupettes et le buveur de limonade ! C’est l’inaction sociale à l’état pur ! J’ parie qu’ tu fréquentes les bibliothèques, alors que le pauvre hurle dehors ! C’est l’intello stérile et méprisant !

_ C’est un ami des riches, ça s’voit comme le nez sur la figure !

_ C’est un fasciste !

_ A mort !

_ Voilà c’ que je fais avec les fascistes, dit le chef qui enfonce son poing dans la porte voisine et celle-ci, touchée en plein cœur, finit par s’écrouler. T’as peur, hein ?

_ Mais non, j’ suis avec vous les gars ! Il faut renverser le gouvernement ! Il faut modifier la constitution ! Il faut que le pauvre triomphe du riche ! Il faut qu’il devienne riche lui-même ! C’est à chacun son tour ! Ah ! Là, là ! Si vous saviez comme j’aime la justice sociale ! Dès qu’ j’ vois un bourgeois, j’ lui crache dessus ! J’ vous assure ! J’ai déjà eu des ennuis avec la police ! Ah ça, y m’ont pas à la bonne ! J’ leur fais des misères ! J’ fais même exprès des fautes de français ! Car c’est la langue des riches ! Laisse-moi t’embrasser, camarade ! Montrons au monde entier ce que peut l’amitié ! Et le fasciste, mais qu’on le mette dans un camp et qu’on l’extermine ! Hein ? J’suis sûr maintenant que vous êtes rassurés sur mon pédigrée ! Pas vrai ? Ah ! Ah ! Et dire que j’étais triste de rentrer chez moi tout seul ! C’était sans compter sur les camarades ! C’est la fête à la bonté et à l’intelligence ! Un vrai feu d’artifice pour la justice sociale ! Ouh !

_ Mais c’est qu’ tu te foutrais d’ nous ! Si ! Si ! Battez vos casseroles, les gars ! Car on en a un et un beau ! Où qu’il est ton costard, l’affreux ?

_ Ouais, où est ton flouze ? Où sont tes mocassins, le riche ?

_ Mais là où vous mettez vos piques et vos cocardes, mes canailles !

_ Le masque est tombé ! L’heure du jugement a sonné et… ah ! ah ! t’as été reconnu coupable !

_ Mince, j’ai un cerveau ! »

Le gorille renifle et va pour frapper, mais soudain il y a un mouvement de panique chez les macaques ! Une silhouette vient d’apparaître, qui leur fait peur ! « La lèpre ! La lèpre ! La clochette ! La clochette ! » crient en tout sens les singes et le gorille lâche Cariou, qui se retrouve subitement seul, car toute la bande s’est enfuie ! La silhouette se rapproche et effectivement elle a quelque chose d’inquiétant, car on ne voit pas son visage ! Une robe de moine l’enveloppe entièrement et elle fait bien tinter une clochette ! « C’est la lèpre de la gauche ! » songe Cariou et il avale sa salive, alors que l’étrange personnage lui fait face, avant d’enlever sa cagoule !

Mais le détective reconnaît une vielle connaissance et s’écrie : « Eh ! Mais c’est toi Silence ! Tu peux dire que tu tombes à pic ! »

 

 

172

 

 

« Et qu’est-ce qui vous fait croire que je connais cette femme, Belle Espoir ? » demande la jeune artiste. Vêtue d’une blouse blanche, elle est dans son atelier, qui est une grande pièce vide, avec des toiles et des tubes de peinture un peu partout… « Ben, réponds Cariou, je me dis que comme vous vous intéressez à la beauté, vous devez avoir des sentiments, de l’amour, de l’admiration ! La grandeur de la vie ne peut pas vous être absolument étrangère… Vous êtes sans doute conduite à vous interroger sur son sens profond, d’autant qu’il paraît à l’opposé du mercantilisme !

_ Mazette ! Quelle tirade ! A vôtre âge, il n’est pas bon de faire trop chauffer le moteur ! Relax l’ancêtre ! On respire et on reste efficace !

_ Vous n’êtes pas sensible à la beauté ?

_ Vous voulez parler des p’tites fleurs ou du pic bleu des montagnes ? Mais tout cela est dépassé depuis longtemps !

_ Ah bon ?

_ Mais oui, ce qui nous intéresse aujourd’hui, nous les artistes, c’est l’acte créatif en lui-même ! Il est parfaitement libre, grâce notamment à l’utilisation de toutes les techniques ! »

A cet instant, la jeune femme presse une bombe, l’air soucieux, mais en même temps le jet de peinture vient couvrir une partie déjà plus travaillée, comme si l’artiste détruisait elle-même son œuvre ! « Ici, reprend la jeune femme, je brouille les pistes ! Je veux que le spectateur s’interroge sur lui-même ! Quels doivent être ses sentiments ? Quelle est la réalité ?

_ Ah bon ? Vous voulez l’éduquer en quelque sorte… Vous vous sentez son maître… N’est-ce pas une manière de se masquer son propre vide ? »

Il y a un froid, avant que l’artiste ne réplique : « Écoutez, vous me faites perdre mon temps ! J’ai une expo à préparer…

_ Bien sûr, mais qu’est-ce que vous espérez au juste ? Pourquoi créez-vous ?

_ Mais je veux que mon travail soit reconnu, car j’ai du talent !

_ Vous allez être déçue…, car les autres ne vous aimeront que quand ils vous auront mis dans une bouteille, avec une étiquette dessus !

_ Je n’ comprends pas ce que vous voulez dire…

_ Vous ne croyez tout de même pas que nous puissions aimer ceux qui nous dominent ! Si vous voulez être connue, les autres aussi ! Ignorez-les et vous suscitez leur haine !

_ D’accord, c’est une foire d’empoigne, mais je finirai bien par m’imposer !

_ Mais vous ne serez jamais satisfaite ! Savez-vous ce qu’apporte la paix ? C’est la force ! Et la force de voir l’autre dans toute sa complexité, car il ne s’agit pas, bien entendu, de le détruire à cause de sa différence ! On ne fait que renforcer son opposition !

_ Vous êtes quoi en définitive ? Une sorte de martien, venu nous délivrer un message dans sa langue ?

_ Mais pour l’instant, je vous vois serrée sur vous-même ! Où sont les grandes ailes de l’art ? l’ouverture sur l’espoir et l’infini ?

_ Du balai, vieux schnock ! Vous empuantissez mon atelier ! Et maintenant, je ne vois même pas pourquoi je vous ai accordé un peu d’attention !

_ Vous êtes outrée qu’on ait pu vous parler d’égal à égal ? Je vais vous montrer qui vous êtes, vous qui vous prétendez artiste ! »

Cariou sort son LAL et tire sur la jeune femme, qui a une légère secousse ! Puis, elle grandit démesurément, jusqu’à atteindre le plafond avec sa tête, de sorte qu’elle a subitement l’air à l’étroit ! Mais c’est son visage le plus effrayant : il témoigne de la colère la plus violente ! « Tu ne sais pas qui je suis, misérable avorton ! crie-t-il. Mais vous, les hommes, vous êtes tous pareils ! Vous vous croyez les maîtres, de vrais caïds ! Mais vous êtes des minables ! Moi, je suis géniale ! J’ai du talent jusqu’à la gueule ! Je vaux les plus grands ! Et on doit m’aduler ! Mais les mecs bloquent encore le monde ! Je vous hais ! Je vous hais ! Car je suis unique !

_ Il n’est plus étonnant que vous méprisiez la beauté, car elle rend humble ! Elle est pourtant la clé du bonheur, car elle dit qu’il y a plus grand que nous !

_ Grrr ! Toujours à bavasser ! »

L’énorme poing de la jeune femme vient fracasser l’un des murs, après avoir visé Cariou ! « Olé ! » fait celui-ci, qui soudain, par la lumière qui émane de lui, crée des milliers de fleurs, comme autant de rêves colorés ! « C’est la richesse du cœur aimant ! » jette-t-il, avant de se sauver !

 

 

173

 

 

Un bouton d’or s’éveille sur un banc de vase et il regarde son reflet dans l’eau du marais : « Oh ! je brille déjà ! dit-il. Quel teint merveilleux j’ai ! Mais attention, le soleil va arriver et alors, ce s’ra la fête ! Illuminé que j’ s’rai ! La vie est belle ! Salut les oiseaux, les papillons et… » Mais soudain le bouton d’or se fige : sur le banc voisin, un crocodile pleure à chaudes larmes ! « Eh ben, mon vieux, qu’est-ce qui s’ passe ? demande le bouton d’or. T’as mal quelque part ? » Mais le crocodile ne répond pas et continue de gémir !

« Si c’est ton microbiote qui t’ fait souffrir, reprend le bouton d’or, laisse-moi te donner un conseil : arrête la nourriture faisandée ! Cette détestable manie que tu as d’emmener tes victimes dans c’ vieux coffre-fort ! Car c’est bien un vieux coffre-fort qui t’ sert de frigo, non ? Un déchet ! C’est pas une décharge ici, j’ te rappelle ! Enfin, c’est pas sain et tu dois en subir les conséquences !

_ Mais tais-toi donc, pauvre idiot ! Tu vois pas comme la situation est grave !

_ Hein ? Qu’est- qu’il y a ? fait le bouton d’or qui regarde en tout sens. Quoi ? On va recevoir une bombe ? Alerte ! »

Il sort un casque d’on ne sait trop où et un clairon, dans lequel il souffle ! « Aux armes ! » crie-t-il ensuite, puis avec sa bouche il mime une sirène ! « Eh ! Les nuages ! En avant, sus à l’ennemi ! On nous attaque ! 

_ C’ que tu peux être con quand même ! lui lance le crocodile. Un vrai gamin !

_ C’est pas la guerre, alors ?

_ Nan ! Mais à la limite, je me demande si c’est pas plus grave !

_ Toi, on ta volé le contenu de ton coffre-fort ! Je compatis, mais l’argent ne fait pas le… 

_ Si c’était ça, j’ t’aurais déjà écrasé ! Tout le marais devrait avouer ! Chaque oiseau serait pressé par mes dents ! La moindre fourmi serait fouillée, retournée, démembrée !

_ Ça va ! Ça va ! J’ te signale que t’as l’air d’aller mieux !

_ Nan ! C’est la nuit, la tragédie, le gouffre, l’abîme glacé du désespoir sans bornes !

_ Mais enfin de quoi tu parles !

_ Mais bon sang, tu vois pas que tout fout l’ camp ! Le pays est aux mains de l’extrême gauche ! Les encagoulés sont partout ! Ils caillassent, agressent, incendient ! Le sans-culotte est de retour ! Le noble, c’est le capitaliste ! La bastille, la banque ! Marie-Antoinette, la bourgeoise !

_ C’est vrai que l’antifa n’a pas inventé l’eau chaude ! Ils sont aussi violents que les fascistes ! Quelle absurdité !

_ Les fascistes ? Mais il faut bien s’ défendre, contre ces tordus, ces monstres ! Va parler à un encéphalogramme plat ! Et puis y a les homos ! Et les enfants d’homos ! Toutes nos valeurs sont jetées à la poubelle !

_ T’as peur pour la religion ?

_ Un peu qu’ j’ai peur ! Tout est souillé ! On va bientôt retrouver les messes sacrilèges de la Commune ! Jésus sera mort pour rien !

_ Allons, allons, la foi, c’est la confiance ! Regarde le temps de Dieu, il ne change pas ! Le soleil brille, les nuages vont leur train et les Demoiselles étincelantes ne pensent qu’à leurs amours !

_ Païen !

_ Dis plutôt que tu n’ sais pas regarder ! Comment peux-tu aimer Dieu, si t’es pas émerveillé par son œuvre !

_ Mais y a danger, y a urgence ! Notre identité même est menacée ! Le marais est à nous, t’entends ?

_ Oh ! J’entends ! Le marais est à nous ! Ton coffre-fort est à toi ! Etc. ! Ton égoïsme, tes privilèges n’arrangent rien ! Ton mépris même est provocateur ! Lâche du lest ! Comprends la peur des autres, puisque tu fais tant attention à la tienne ! Tout le monde n’a pas le même niveau intellectuel et…

_ Chut ! Mais chut ! Y a un étranger qui s’ rapproche ! Il va mettre un pied dans l’eau, ce con ! Y croit qu’il est devant une piscine ! »

Le crocodile glisse silencieusement sous la surface et file vers le bord, où l’étranger est bien tenté de se rafraîchir ! « Attention, l’étranger ! crie le bouton d’or. Y a le crocodile de l’extrême droite qui va t’ bouffer ! » Mais le bouton d’or est tout petit et sa voix ne porte pas assez loin. Soudain, le crocodile bondit la gueule ouverte et referme ses mâchoires sur du vide ! L’étranger terrifié s’est enfui en courant !

« Ah ! Ah ! T’as vu ça ? fait le crocodile en retournant auprès du bouton d’or. Ah ! Ah ! Il était vert, le mec ! On va pas l’ revoir d’ sitôt !

_ Et c’est moi, le gamin ! » dit le bouton d’or.

 

 

174

 

 

La Domination mange à sa table… Elle est sombre, pleine d’inquiétudes, de ressentiments, de plans ! Elle calcule, analyse, réplique, méprise… Elle dirige !

L’enfant à côté rêve… Il n’écoute pas vraiment la Domination… Ce qu’elle dit, c’est comme un bourdonnement…, une sorte de menace pareille à un ciel orageux ! Il faut le surveiller, c’est tout, pour ne pas être victime de la tempête !

La Domination grimace, contrôle, renifle, scrute, inspecte, soupçonne ! Il faut toujours qu’elle sente son pouvoir, sa puissance, son importance ! Son orgueil ne laisse rien lui échapper ! Et maintenant elle donne des ordres, elle commande, ça la rassure !

L’enfant acquiesce, docile, mais il a préparé son sac… Il va s’enfuir ! Où ? Il n’en sait rien, mais il ne peut plus supporter cette situation : trop d’injustices, de misère, de souffrances ! Il faut partir, c’est inéluctable !

La Domination aboie ! Que dit-elle ? Que l’enfant ne doit pas rêver ! Qu’il doit changer d’attitude ! Qu’il ne sait pas combien la vie est dure ! Qu’il faut travailler sans relâches, si on veut réussir ! C’est la peur de la Domination qui s’exprime, mais pas seulement ! C’est aussi sa soif de pouvoir, son épouvantable orgueil ! Car la Domination est la reine et veut être considérée comme telle, d’où l’enfant exemplaire, esclave, vitrine !

L’enfant ne connaît pas la vie ? Vraiment ? Il obéit du matin au soir ! Il est pressé comme un citron ! Il pleure, mais qui s’en soucie ? N’est-ce pas de la faiblesse, des simagrées ? La vie peut-elle être plus dure ? Si on n’a pas à manger ? C’est ce qui lui dit la Domination ! Mais celle-ci est-elle écrasée, surveillé, méprisée ? Est-elle esclave, prisonnière ? Peut-on connaître la vie, la différence, quand on est chef ? quand on commande ? On connaît une chose quand on ne la contrôle pas, c’est un des principes de la science !

Ça y est l’enfant s’est enfui ! Il court, il galope, il est libre ! Bon sang que c’est bon ! Et la justice devient une espérance ! Mais l’enfant n’a pas vraiment le temps de rêver à nouveau, car où aller ? La Domination est partout ! Elle étend ses tentacules et l’enfant la retrouve en face de lui ! Que peut-il y faire ? Il ne comprend même pas la Domination ! Il est bien trop fragile ! Les secrets, c’est pour la force de l’adulte ! Le guerrier, c’est l’esprit mûr, qui a beaucoup vu et compris ! La joie, c’est pour l’esprit tranquille, libéré, serein ! C’est l’enfant réconcilié !

Pour l’instant, l’enfant court… et il est rattrapé, ramené impuissant au pied de la Domination, qui est verte de rage, qui est dans une colère folle ! On lui a fait injure ! On a échappé à son contrôle ! On a ouvert la porte de sa peur, on va le payer ! On l’a ridiculisée, il n’y a pas de crimes plus grands et l’enfant va en subir les conséquences !

Il est placé sur une table, à côté d’autres enfants, qui ont tous une clé dans le dos, ou bien qui sont tenus par des fils ! On les fait marcher et ils fonctionnent ! On les tient ! Mais l’enfant évadé pose un problème ! Comment se fait-il qu’il échappe au contrôle ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui manque ? La Domination frappe l’enfant sur la table, pour essayer de voir ce qui cloche… Peut-être aussi qu’en tapant d’ssus, on peut le réparer ? Des fois, ça arrive et ça évite beaucoup d’efforts !

Mais cet enfant-là résiste et ce n’est pas normal ! La Domination est outrée, scandalisée ! Ne nourrit-elle pas ? Ne fait-elle pas tout pour le bonheur de l’enfant ? N’a-t-elle pas une vie de martyr, à essayer d’éduquer l’enfant ? Elle laisserait tomber l’enfant, si ça ne tenait qu’à elle ! Ainsi va l’aveuglement de la Domination et son hypocrisie ! A partir de là, elle peut être un monstre !

Elle ouvre l’enfant sur la table, elle le dissèque, pour regarder à l’intérieur et découvrir le défaut du mécanisme ! L’enfant hurle, crie, pleure, demande pardon, supplie, mais la Domination veut vraiment comprendre pourquoi son pouvoir est inefficace ! Elle manie son scalpel et entaille ici, ampute là-bas, presse encore et écoute les plaintes ! Non décidément, elle ne trouve pas d’anomalies ! D’ailleurs, elle en marre ! La vie continue et il y a plein d’autres plaisirs qui occupent la Domination !

Elle referme tant bien que mal l’enfant, qui ne bouge plus ! Peut-être est-il mort ? Où est l’enfant ? Il ne rêve pas, il ne souffre même plus, il est retranché en lui-même, dans un noyau apparemment ! Mais il est libre… D’un geste négligent, on lui fait signe qu’il peut quitter la table de dissection et il se relève hagard, vide, se sentant encore même vaguement coupable ! Dame, il ne serait pas comme les autres ! Il serait méchant ! Il n’aimerait pas la Domination, qui pourtant l’aime tant ! Quelle ingratitude ! Honte à l’enfant !

Il titube en retrouvant l’air libre ! Il est couturé comme c’est pas permis ! Il sent toutes ses blessures ! De nouveau, il pense un peu… Il n’est donc pas mort ! Oh ! Il ne faut pas aller trop vite : sa tête est meurtrie, pleine de pansements ! Mais enfin il se remet à courir ! Les enfants, c’est plein d’énergie, de foi, de bonheur ! L’enfant court dans les bras de la reine Beauté, qui est là sous les arbres, où le soleil fait des émeraudes et des diamants ! Et la reine Beauté est pleine d’amour et elle console l’enfant ! Elle lui dit : « Regarde ! » et le spectacle commence, qui apaise et enchante !

Ainsi l’enfant apprend !

 

 

175

 

 

Il est tard et Andrea Fiala rentre chez elle... Elle s’énerve un peu avec ses clés, quand une violente lumière lui cingle le visage ! « Mais qu’est-ce… ? fait-elle.

_ Tout va bien, m’ dame ? demande un jeune gars, qu’on voit mal à cause de sa lampe torche.

_ Mais oui, je rentre chez moi… Mais qui êtes-vous ?

_ Ben nous, on est la milice des scouts, m’dame !

_ La milice des scouts ?

_ C’est ça, m’dame ! On protège les gens… et vu que l’éclairage public a une panne, m’dame, on a cru que vous étiez un voleur… ou une voleuse ! Ah ! Ah ! Mais ce n’est pas le cas, hein, m’dame ?

_ Non, en effet, je rentre chez moi ! Mais vous défendez les gens contre qui ?

_ Ben, contre les casseurs, m’dame ! Y sont partout, vous savez, avec leurs cagoules et y détruisent tout ! Y n’ont aucun respect m’dame et y sont dangereux !

_ Et vous pensez pouvoir les affronter ? réplique Andrea, qui regarde une dizaine de jeunes apparemment assez frêles.

_ Sûr, m’dame ! On s’entraîne pour ça ! »

Le scout se tourne vers le premier qui est derrière lui et lui crie : « Baisse tes putains d’z’yeux ! Pompes pour tous, exécution ! » Les corps, à peine sortis de l’adolescence, sont allongés sur l’asphalte et se mettent à monter et à descendre ! Andrea en éprouve une vague pitié, mais en même temps elle reconnaît qu’ils ne badinent pas !

« Chef ! Chef ! » fait une voix qui sort peu à peu de la nuit et un scout haletant court vers l’interlocuteur d’Andrea. « Chef ! Chef ! Y a un autre groupe qu’arrive ! J’ sais pas qui c’est, mais m’ont pas l’air gentils !

_ Me regarde pas comme ça, idiot ! Baisse tes putains d’z’yeux !

_ Oui chef !

_ Eh mais, dit Andrea, vous n’ pouvez pas parler correctement à vos hommes ? intervient Andrea. Comment pouvez-vous après ça demander du respect ?

_ M’avez mal compris, m’dame ! répond le chef. Y a pas d’chef ici, m’dame ! En fait, ils sont nouveaux et y a une grande fête de prévue dans la nuit ! Avant, faut aguerrir le groupe !

_ Tout de même !

_ On n’est pas des fascistes, m’dame !

_ Eh mais chef ! Chef ! fait l’éclaireur. C’est p’têt des antifas qui arrivent !

_ Baisse tes putains d’… Ouais, tout le monde en position ! Paré à l’ennemi ! »

Les scouts se dispersent, sous les yeux médusés d’Andrea, comme si on tendait un guet-apens et bientôt d’autres silhouettes furtives apparaissent ! « Halte là ! crie le chef des scouts, en brandissant sa lampe torche.

_ Halte là ! lui répond apparemment un autre chef.

_ Qui êtes-vous ?

_ Non, vous qui êtes-vous ?

_ Milice des scouts !

_ Milice des arbres ! Vous n’êtes pas en train d’ couper des arbres, par hasard ?

_ Non, on protège la population des casseurs !

_ Parfait ! Parfait ! Rien à voir avec nous autres ! Sortez de l’ombre les gars, c’est des amis ! »

Par un coup de sifflet, le chef des scouts invite aussi ses hommes à quitter leur cachette et les deux groupes ont l’air de s’entendre… En tout cas, leur soulagement est palpable ! On finit même par se taper dans le dos, en souriant ! « Remarquez, reprend le chef des scouts, que l’agriculteur est maître chez lui ! Faut bien qu’il protège ses cultures !

_ Et qu’il utilise des pesticides ? enchaîne interloqué le chef des arbres. Il a aussi l’ droit d’chasser, hein ? Détruire la nature, ça y sait faire ! Mais c’est qu’on défend les valeurs de droite, on dirait !

_ Baisse tes pu… Oh ! Oh ! J’ sens subitement comme une odeur de gauche ! Le jean crasseux et la canette de bière ! La cuisine sale et les amours sur le lino !

_ Oh ! Oh ! Messieurs, j’ vous présente ceux qui vouvoient leurs parents ! Les amis du château, les traîtres de 40 !

_ Oh ! Oh ! Messieurs, j’ vous présente les intellos de gauche, la paresse au bout des ongles ! L’athéisme du cochon !

_ Oh ! Oh ! Voilà des pollueurs !

_ Oh ! Oh ! Voilà des casseurs ! »

On entend une baffe, puis une autre et la mêlée devient générale ! Andrea soupire, rentre chez elle et retrouve le silence. Elle se demande comment elle pourrait de nouveau espérer et elle imagine soudain son petit appartement tel un vaisseau spatial, en route vers un nouveau soleil, un nouveau monde appelé intelligence !

 

 

176

 

 

Madame Pipikova présente à la classe de rééducation matérialiste un nouveau personnage… « Voici le camarade syndicaliste Non, dit-elle. Non est bien son nom… Je vous demande de l’applaudir ! » Toute la classe se lève et bat des mains à tout rompre, puis le calme revient… « Camarade Piccolo, fait madame Pipikova, vous avez été le premier à cesser d’applaudir ! Je n’en suis pas étonné et je le note ! Mais nous verrons ça plus tard ! »

A présent, elle se tourne vers le nouveau venu : « Camarade Non, vous allez nous décrire votre travail…

_ Non.

_ Non ? J’ai mal dit votre nom ?

_ Non.

_ Alors pourquoi vous ne voulez pas… Ah ! J’oubliais ! Pour que vous fassiez quelque chose, il faut vous demander le contraire de ce qu’on veut ! C’est bien ça ?

_ Non.

_ Non ? Ah ! Ah ! Vous avez encore failli m’avoir ! Camarade Non, taisez-vous !

_ Bien, je vais vous décrire mon travail… D’abord, je voudrais dire que la dernière fois où j’ai dit oui, c’était pendant mon enfance ! Vous voyez, ça remonte à loin ! Mais, à l’époque, j’étais jeune et naïf et j’ai été trompé par ma grand-mère, qui me proposait une part de gâteau ! Depuis j’ai ouvert les yeux et je ne me laisse plus faire !

_ Camarade Non, ne répondez pas à cette question : « Qu’est-ce qui a motivé votre engagement ? »

_ Je ne supporte pas le pouvoir sous toutes ses formes ! C’est bien simple, il me rend malade !

_ Vous n’êtes pas gêné par l’oppresseur !

_ Voilà, il m’angoisse terriblement !

_ Car vous voulez vous-même le pouvoir !

_ Exactement, mon seul but est la justice sociale !

_ Vous êtes l’oppresseur !

_ Je suis le bon camarade !

_ Ne nous en dites pas plus !

_ Je vais vous donner quelques précisions ! Le pouvoir est partout ! C’est l’ennemi numéro un ! C’est un combat incessant et sans pitié que de lutter contre lui !

_ Mais il faut quand même un leader !

_ C’est vrai ! C’est le parti qui doit régner !

_ La corruption n’est donc pas liée à notre égoïsme !

_ Elle vient des mauvais camarades !

_ Mais nous voulons tous être les plus forts naturellement !

_ Vous avez raison, l’homme, venant de l’animal, est bon !

_ Et vous n’avez pas d’orgueil !

_ Seul le patronat en a ! Mais cessez un peu de me questionner comme ça ! J’ai… j’ai peu à peu l’impression que vous cherchez à me supplanter !

_ Vous rigolez ! Moi, j’ bosse moi !

_ Qu’est-ce que ça veut dire ?

_ Rien, rien, mais vous avez l’air d’apprécier votre statut de star, alors que le travailleur souffre !

_ Mais nom d’un chien, qu’est-ce qui m’a foutu une éducatrice pareille ?

_ Tous les mecs jouent les gros bras, de toute façon !

_ Ça y est ! Je suis sexiste maintenant ! J’ai le malheur d’être un homme !

_ Escroc !

_ Morue !

_ Qu’est-ce que vous avez dit ?

_ Euh… Je crois qu’il faudrait rappeler à notre auditoire qui est notre vrai ennemi et c’est… ? »

Tout le monde se lève et crie : « Le capitaliste !

_ Pourquoi ?

_ Parce qu’il a le pouvoir !

_ Le pouvoir…

_ Que nous voulons tous !

_ Pour ?

_ Pour le travailleur !

_ Ils sont bien ! reconnaît Non.

_ Oui, j’essaie d’effectuer au mieux ma tâche, répond madame Pipikova. Mais vous savez combien c’est difficile !

_ Je sais, je sais… Écoutez faut qu’ j’y aille ! (Il consulte sa montre.)

_ Bien sûr, alors au revoir !

_ Non.

_ Ah ! Ah ! Où ai-je la tête ? Évidemment, restez !

_ D’accord, je pars... »

A cet instant, Piccolo se lève et se met à applaudir, à crier : « Bravo ! Bravo ! » et à siffler ! C’est une acclamation sans précédent, d’autant qu’elle est solitaire !

 

 

177

 

 

La Justice sociale va chercher son pain… « C’est pas vrai ! s’écrie-t-elle, quand elle s’aperçoit qu’il y a une petite queue dans la boulangerie. C’est pas vrai ! C’est pas possible ! Mais c’est pas vrai ! » Elle n’en revient pas ! D’autres sont devant elle et il va falloir attendre ! Quelle contrariété ! Si ça ne tenait qu’à elle, personne ne se trouverait sur son chemin, à la retarder ! Enfin, elle doit tout de même faire comme tout le monde et prendre patience !

Mais réellement elle est incapable de se calmer et elle s’offusque de la présence du grand type qui la précède : « Qu’est-ce qu’ ce gazier ? Pour qui il se prend ? Il est là comme un rocher, comme s’il faisait la loi ! Il ne me considère même pas ! Pourtant je pousse ! C’est un comble ! J’ suis tout de même la Justice sociale ! Encore un d’ ces aristos qui s’ croient supérieurs !

Qu’est-ce que j’en ai marre ! J’ supporte pas d’attendre ! J’ai d’ la haine contre tous ceux qui ne font pas attention à moi ! Surtout ce matin ! Quand je vois comment les autres se gobergent ! Les stars par exemple ! Et ça se pavane sur le tapis rouge ! Quelle bande de tartes ! Déjà des vieilles peaux ! J’ ferais mieux ou tout aussi bien ! Pourquoi elles et pas moi ? J’en ai marre de ma vie grise ! Toujours la même rengaine ! Oh ! Qu’est-ce que je souffre !

Et y a ce grand type devant qui semble indifférent ! Pour qui il s’ prend ? Je pousse et il bouge pas ! J’suis pas rien, bon sang ! Comme si j’avais qu’ ça à faire, attendre derrière des gens qui s’ croient supérieurs ! L’égalité sociale, voilà ce qu’il faut ! Mettre tout le monde sur le même pied ! En bas, les fanfarons, les snobs, tous ceux qui méprisent ! Allez avance grosse vache ! On va pas y passer la matinée !

Au magasin, j’en ai ras-le-bol aussi ! Les clients m’ sortent par les trous de nez ! Vendre des chaussures, en disant : « Oui, madame, c’est du trente-huit ! C’est normal que ça serre un peu ! Elles vont s’ faire ! », j’en ai ma claque ! Pour c’ que ça m’ rapporte ! Déballer, remballer, courir à la réserve, aider un pied douteux, c’est pas une vie ! Même l’odeur du cuir, ça m’ pèse ! Et puis le magasin est sombre comme un trou à rat ! J’en ai les larmes aux yeux, certains matins ! Et devant, qu’est-ce que je vois ? Mais ce type indifférent ! Encore un qui est plein aux as ! Il semble pas richard pourtant !

Alors pourquoi je le déteste ? J’ sais pas ! C’est qu’il…, oui, c’est ça, je dois bien me l’avouer, c’est qu’il paraît heureux ! Il est là tranquille, il ne montre aucune impatience ! Mon énervement ne l’atteint même pas ! Comme si j’étais insignifiante ! Moi, la Justice sociale ! Il me renvoie à ma petitesse, à ma vie grise, à mon anonymat et c’est pourquoi j’enrage ! S’il avait peur, s’il se pressait sous mon influence, je sentirais mon pouvoir, ma valeur ! Mais là, c’est comme si je n’existais pas ! Je hais ce type ! Je le hais de toute mon âme ! On doit trembler devant moi ! La paix d’ ce type, elle me fait vomir !

Oh ! Mais j’ vais pas le rater ! Attends un peu… Qu’est-ce que je pourrais bien lui faire ! Car pour moi, pas question d’essayer de comprendre ! Pas question d’essayer d’avoir la même tranquillité ! Pas question de demander comment on peut être heureux comme ça ! Y manqu’rait plus que je m’humilie ! que je paraisse ignorante ! J’ suis pas une demandeuse, moi ! J’suis déjà assez bas comme ça ! L’injustice, j’ connais par cœur ! Faut qu’on paye maintenant ! Les riches au poteau ! Les privilégiés à la rue ! Qu’ils tâtent aussi d’ mon enfer !

Mais je vais m’ faire ce type ! J’ vais l’ détruire ! Voyons voir… Quand la boulangère va me demander ce que je veux, j’ vais parler haut et fort au-d’ssus d’ ce type, comme s’il n’était qu’une chose insignifiante! une poussière, un rebut ! Humilié, écrasé le type ! Ou bien, quand il va se retourner avec son pain, je vais bloquer le passage l’air effaré, comme si j’étais en face de quelque monstre inadapté ! J’ veux qu’ le type se sente gauche, de trop ! Ou bien encore, j’opte pour le vieux truc : un coup de coude quand il passe à ma hauteur ! Oh, pas fort ! Faut pas qu’ ça dégénère ! Ça doit rester comme un accident !

Mais j’ veux transmettre ma haine, toute ma haine ! Car personne ne me considère et ce type encore moins qu’un autre ! C’est pas qu’il me méprise, j’ai même pas croisé son regard ! Mais c’est son indifférence que je n’ supporte pas ! On doit s’occuper d’ moi ! A ce propos, il est l’heure d’aller manifester ! La Justice sociale n’attend pas ! Y vont voir c’ qu’y vont voir ! On s’ laissera pas faire ! Les aristos à la lanterne ! On paye ! On paye ! Ah ! Ça ira ! Ça ira !

Tout de même ce type, à la boulangerie, une énigme ! Car c’était pas un richard ! Alors comment il fait pour être heureux ? »

 

 

178

 

 

Rimar fait un cauchemar… Où est-il ? Il n’y a pas de murs, ni de végétation, ni de ciel… Tout semble gris et Rimar ne voit même pas son corps ! Alors où est-il ? Il entend soudain des gémissements, des pleurs, des cris de douleur ! Il s’avance et voit des enfants couchés dans du sang… Ils ne bougent pas, ils sont morts, puis viennent ceux qui sont blessés, avec des pansements et des larmes ! Ils souffrent et des yeux regardent étrangement Rimar, comme s’il était un monstre !

Cependant, deux enfants, un garçon et une fille, viennent donner leurs mains à Rimar, qui les prend ! Ces enfants-là n’ont pas de haine, ils accompagnent juste Rimar et celui-ci sent la chaleur de leurs petites mains ! Le roi commence à pleurer et c’est plus fort que lui ! C’est qu’il prend conscience du désastre, car l’enfant qui est en lui se réveille et reprend sa place ! Finis le mensonge, la haine, la peur de l’adulte ! Finis la politique, les grands discours, les apparats du pouvoir ! Rimar sanglote, non seulement à cause du malheur dont il est responsable, mais aussi parce qu’il se retrouve enfin, mesurant combien il s’est perdu lui-même !

Avec le retour de son innocence, c’est toute sa folie, sa cruauté qui lui deviennent évidentes ! Les corps sans vie l’accusent et il est horrifié ! Il se réveille brusquement en sueur et il doit se retenir pour ne pas crier ! Il a été un enfant lui aussi, bien entendu ! Il était même plutôt sage, timide, aimant ! Il désirait plaire et il s’enchantait de la nature, de sa force et de sa vie ! Et voilà qu’il avait tué d’autres enfants ! Que s’était-il passé ? Son égoïsme, son orgueil l’avaient entraîné trop loin ! Il avait cru bien faire, mais il avait dépassé les bornes ! Il avait associé sa puissance à celle de son pays et plus il se montrait fort et plus celui-ci l’était également ! Il avait chassé tous ses adversaires dans ce but, parce qu’ils menaçaient la stabilité et le développement du pays !

Mais vouloir dominer, être supérieur, c’était encore mépriser, écraser, détruire… et il avait commis l’irréparable ! Il était devenu un tueur d’enfants, un despote, un tyran, un monstre ! Ce cauchemar était pour lui un avertissement : il se savait damné ! Il fallait réparer, s’amender, demander pardon ! Il fallait tout arrêter, retirer ses troupes de la Kuranie, il était encore temps ! Le massacre devait cesser !

Rimar se rongeait les sangs ! Il était en proie à la plus vive angoisse et il décida d’aller parler à Fumur, le chef religieux ! Celui-ci comprendrait le trouble, le revirement, les regrets de Rimar, son sentiment de culpabilité, car n’était-il pas un homme près de Dieu, attaché la vérité, à la paix, à la bonté ! Ne serait-il pas heureux de voir un assassin, oui, un assassin, reconnaître ses crimes ? Ne serait-ce pas là comme le retour de l’enfant prodigue, amenant la joie de Dieu ? La grandeur divine n’en serait-elle pas éclatante ?

Mais, à la grande surprise de Rimar, Fumur entre dans une colère folle, en apprenant les nouveaux sentiments du roi ! « Mais tu veux ridiculiser le pays ? aboie-t-il au nez de Rimar. Mais t’es complètement givré, ma parole !

_ Je n’ te comprends pas ! J’ai envahi la Kuranie injustement, par orgueil, pour sentir ma puissance ! parce qu’au fond je ne supporte pas qu’on m’échappe, parce que je voulais être le maître ! Or, Jésus lave les pieds de ses disciples, pour bien leur faire comprendre qu’il n’y a pas de maître ! seulement des enfants ! Et j’en tue ! Tu m’entends, j’en tue ! Je suis une abomination aux yeux de Dieu !

_ Mais non, tu es l’un de ses fidèles serviteurs ! Regarde ce que tu as fait pour notre Eglise ! Tu l’as redressée, tu as remis à l’honneur le culte, tu as réparé les édifices qui en avaient besoin et tu en as construit de nouveaux ! Grâce à toi, Dieu n’est plus un paria dans ce pays ! Il t’en est reconnaissant, n’en doutes pas !

_ J’ai fait cela pour mon orgueil et celui du pays ! Ce n’est pas par véritable amour… et le résultat, c’est la mort d’innocents !

_ D’innocents ? Des enfants de canailles et d’impies ! Tu l’as dit toi-même, tu combats la décadence et le péché !

_ Assez ! Je sais bien pourquoi au fond j’ai agi !

_ Et qu’est-ce que tu veux ? qu’on ait l’air complètement idiots sur la scène internationale ? « Excusez-moi, mesdames, messieurs, j’ crois que je me suis trompé ! Oups ! »

_ Il y aura évidemment de la casse ! Mais je ne peux pas continuer à être un tueur d’enfants ! C’est Dieu lui-même qui m’a envoyé ce message ! Si tu avais vu leurs yeux ! J’ai été éclairé !

_ Pauvre taré ! Y s’ra pas dit que tu nous mettras d’ dans ! »

Fumur prend un poignard et le plante dans le roi, qui suffoque et agonise ! « C’est pour l’amour de Dieu ! » dit encore Fumur, qui regarde mourir Rimar.

 

 

179

 

 

Après la chute de Rimar, un bruit court dans RAM : les militants écolos se préparent à attaquer la ville ! Des commerçants, des banquiers prennent peur et s’agitent ! On protège les devantures, les vitrines, on se souvient des violences de l’extrême gauche ! On sait qu’elle prend pour cibles ce qu’elle considère comme des symboles du capitalisme et plus largement du pouvoir, qui est inévitablement associé au monde de l’argent, de la corruption et de la dictature ! Ce sont bien les exploiteurs et les profiteurs, qui sont à l’origine du réchauffement climatique, dans le cerveau à vif et confus des écolos !

On barricade même certaines rues et des milices de droite, conservatrices, effectuent des contrôles, se mettent en position de défense, car on ne compte plus sur la police et on rêve aussi, il faut bien le dire, d’en découdre, de régler ses comptes, car la colère est comble de chaque côté ! Il y a bien longtemps qu’on supporte les excès du camp opposé sans broncher ! On s’est entraîné pour ce jour J ! La violence de la gauche a provoqué celle de droite et vice-versa ! On ne va pas jusqu’à se rendre compte de cette surenchère, mais au contraire on continue à croire en son bon droit et la relation de cause à effet entre les deux haines demeure occultée ! C’est à qui braillera et frappera le plus fort !

A l’Assemblée, c’est l’ébullition et on se rejette les responsabilités ! Pour la gauche, cette menace qui plane sur la ville vient de l’inaction climatique du gouvernement ! Les orateurs de la droite, eux, fustigent le pompier incendiaire de la gauche, qui appelle régulièrement à mettre le feu aux institutions ! On crie et on s’insulte ! Plus pragmatique, le gouvernement déploie ses forces de sécurité, de sorte qu’elles repoussent l’attaque prévue ! C’est une ambiance de guerre qui s’installe ! L’inquiétude gagne la population et RAM retient son souffle !

Cariou, comme d’autres, veut se rendre compte par lui-même de ce qui se passe véritablement et il prend la direction des plaines asséchées de RAM, là où la mer ne peut plus venir, à cause de barrières de détritus ! Dans cette partie, en effet, on découvre un spectacle grandiose ! Parmi une herbe jaunâtre qui ondoie, une foule est en plein branle-bas, telle une fourmilière dérangée ! Des jeunes en majorité donnent l’impression que les légions romaines sont en train de revivre ! On construit des chars, des engins capables de prendre d’assaut RAM, comme si la ville était entourée de remparts ! On fabrique des machines destinées à un siège, des béliers, des catapultes, avec des matériaux de récupération ! Le bois échoué ne manque pas par ici ! Les mouvements sont coordonnées, le travail d’équipe est absolument nécessaire et on comprend que les jeunes énergies y trouvent leur compte ! Elles ont enfin une belle raison de s’employer : le sauvetage de la planète ! La camaraderie, l’entrain, dans ces conditions, naissent naturellement et le bonheur devient une réalité !

Cependant, Cariou ne perd pas de vue que le but de cette effervescence reste un affrontement, qu’il y aura de la violence et des blessés et que le résultat ne sera pas celui escompté ! On ne change pas les mœurs par la force et la tristesse et l’amertume seront les seuls sentiments qui découleront du champ de bataille ! Aussi Cariou veut-il parler, car il connaît bien les cœurs qu’il a sous les yeux et il se dirige vers un micro, qui sert à encourager tout ce monde ! Sur le chemin, on peut lire sur des pancartes le nom des groupes : « Les Révoltés de l’écorce », « Les Flibustiers de la justice », « Les Loups de l’arc-en-ciel », etc. ! La défense de la nature et l’indépendance de la pensée sont mis en exergue ! On est contre le système, car c’est lui qui réchauffe !

Cariou arrive à convaincre celui qui tient le micro, d’abord parce qu’il dégage une autorité naturelle et ensuite parce qu’on ne refuse pas la controverse ! Cariou peut donc transmettre son message et il commence ainsi, par-dessus les préparatifs : « A quinze ans, je détestais les voitures ! Je m’enfonçais dans les bois, dans l’espoir de les oublier, mais, bien entendu, elles finissaient par réapparaître, car la civilisation est partout !

Je maudissais la société, car je la savais hypocrite et égoïste ! Elle niait et elle continue à nier ses plaisirs ! Elle dit qu’elle détruit la nature par nécessité et c’est faux ! C’est sa soif de pouvoir et sa peur qui font qu’elle s’étend indéfiniment, en réchauffant la planète ! Voilà pourquoi je n’avais que mépris pour elle !

Plus tard, j’ai été choqué de devoir prendre un compte en banque et même d’adopter une signature ! De quoi se mêlait-on ? N’étais-je pas libre ? Je n’ai pas non plus accepté la suppression des cabines téléphoniques à pièces, ce qui obligeait à acheter une carte, et jusqu’au bout j’ai résisté ! Cela peut prêter à sourire, mais, sachant la société mensongère et perdue elle-même, je n’allais pas non plus approuver ses décisions, en ce qui concernait ma liberté !

Qui peut en dire autant ici ? En tout cas, vous voyez bien que je suis de votre bord ! Aujourd’hui, j’ai pratiquement la soixantaine et je vois les choses différemment ! Non que je me sois ramolli ! Je continue à lever les bras au ciel, dès que je vois de nouvelles destructions, de nouveaux chantiers, qui roulent la terre comme si c’était un vieux paillasson ! Mais ma haine, ma violence ont disparu ! C’est qu’entre-temps je me suis pacifié ! Je sais aujourd’hui que je peux faire des choses et d’autres non ! Comme vous tous ici j’ai mes limites ! C’est quand on les dépasse qu’on se blesse, qu’on se fatigue et qu’on perd sa lucidité !

Or, beaucoup d’entre vous sont ici parce qu’ils se demandent s’ils en font assez ! Vous êtes gouvernés par vos inquiétudes, mais celui qui est en paix avec lui-même garde ses forces et cela lui permet de ne pas perdre de vue la complexité du monde ! Celui qui est en paix avec lui-même comprend la différence, il ne la rejette pas ! Or, rien que pour se nourrir les hommes ont besoin d’un travail et des entreprises qui les emploient ! Vous ne pouvez pas jeter ce système brusquement par terre, même si vous jugez qu’il pollue et qu’il y a urgence !

D’autre part, vous n’ignorez pas que la plupart des gens sont paralysés par la peur et comment pouvez-vous imaginer que votre violence puisse les rassurer ? Vous n’allez que renforcer leur hostilité à votre égard ! Vous ne pouvez pas changer les hommes si vous ne les aimez pas, et c’est là que votre paix entre en scène ! C’est là que vous voyez qu’elle n’est pas du temps perdu ! »

A cet instant, un jeune furieux et costaud se précipite vers Cariou et se saisit du micro : « N’écoutez pas les défaitistes ! dit-il. Ils vous diront que tout est inutile et qu’on n’y peut rien ! Nous, nous allons gagner, car nous le voulons ! Qui sauvera la planète ?

_ Nous ! répond la foule, qui connaît déjà cette façon de faire de l’orateur.

_ Qui ?

_ Nous ! »

Cariou hausse les épaules : il n’avait jamais pensé à arrêter les choses… Le plus facile, c’est de suivre sa haine, sa colère ! Mais, tout de même, il sait que ses paroles germeront, surtout quand viendra la déception de la bataille ! On ne détruit pas la différence !

 

 

180

 

 

« Eh, mais t’es complètement hors-sol, mec !

_ Ah non ! C’est toi qui est complètement hors-sol, mec !

_ Arrête un peu, j’ai jamais vu un mec aussi déconnecté que toi !

_ Quoi ? Question déconnexion, tu bats tous les records ! T’es perdu, man, faut t’ faire une raison !

_ Le mec complètement déconnecté !

_ Le gars hors-sol complet !

_ T’es violent, on dirait ! Respect, man !

_ Je fais que répondre à ta violence ! Tu m’insultes, man !

_ T’es une fiotte !

_ Tention ! Tention ! Voyant homophobie, man !

_ T’es un woke, c’est ça ?

_ De la minorité intelligente, man ! Et j’ te vois pas parmi nous !

_ Pourquoi qu’ t’es en train d’ sexualiser le débat ?

_ Qu’est-ce que tu racontes ? J’ sexualise rien du tout !

_ Oh ! Mais c’est pas l’envie qui t’en manque ! J’ le vois dans tes yeux ! Tu sexualises tout, man !

_ Non, c’est toi qui me sexualises ! Je le sens partout autour de moi ! Tu m’enfermes dans ta sexualité !

_ Peuh ! J’ai même pas encore choisi mon sexe ! Liberté, man !

_ C’est pour ça qu’ t’as l’air idiot !

_ De nouveau irrespect ! Le woke anti-woke !

_ Le fasciste, c’est toi ! Grosse désillusion, man !

_ Si j’suis fasciste, toi t’es nazi !

_ Et tu continues ! Tu veux la vérité : tu nazifies tout ce que tu touches !

_ J’ t’ai pas touché, man !

_ Si, si, tu m’ touches avec tes mots ! T’es hyperviolent, man !

_ Nouvel onglet, man !

_ Quoi ?

_ Change de disques, si tu préfères ! La case est vide, on dirait !

_ Comment qu’ t’es violent ! Un vrai dictateur !

_ Je nazifie grave !

_ Tu parles surtout tout le temps de toi ! T’es un nombril, man !

_ T’es schizo !

_ Ouh là là, jamais vu un type aussi schizo !

_ Et perroquet avec ça !

_ T’es tombé sur un bec, man !

_ Tu t’entraînes pour Vegas, c’est ça ? Tu vas faire un malheur !

_ T’es raciste ?

_ Qu’est-ce que ça vient faire là-d’dans ?

_ J’ te demande si t’es raciste, oui ou non ? Réponds !

_ Voilà que de nouveau tu m’ sexualises !

_ N’importe quoi !

_ Mais tu veux être le maître, sachant que je peux être une femme !

_ T’es en train de me faire tourner en bourrique ! C’est typique du pervers narcissique ! Tu m’détruis, man !

_ On peut pas détruire le néant ! T’es l’homme invisible, man !

_ T’évites le débat !

_ Tu lévites en bas !

_ Laïcité, man !

_ Cafard !

_ Climatopathétique !

_ Communiste !

_ Capitaliste !

_ Trotskyste !

_ Léniniste !

_ Vert !

_ Rouge !

_ Oh ! Le schiz !

_ Oh ! L’autiste !

_ T’es une véritable inflation, man !

_ Mee to, first !

_ Mytho first ! Tu veux dire !

_ Ton âme est noire !

_ Raciste !

_ Hors-sol !

_ République, man !

_ Vote !

_ Abstention !

_ Constitution !

_ Motion d’ censure !

_ 49.3 !

_ Ciseau !

_ Papier !

_ Pierre !

_ Paul !

_ Manif !

_ Snif !

_ Dégoûtant !

_ Ecoeurant !

_ Moi je !

_ Encore !

_ Plus !

_ Précarité !

_ Viol !

_ Meurtre !

_ Dégage !

_ T’es grossophobe ?

_ T’es fou ! T’es mon crush !  »

 

 

181

 

 

Une autociel va tellement vite qu’elle crée un cyclone ! Elle déplume les oiseaux au passage et la police finit par l’arrêter ! Dans l’autociel, la musique est à fond et douze enfants, assis à l’arrière, regardent médusés les policiers qui s’approchent ! Le conducteur est contraint de baisser sa vitre et de la fumée de cannabis s’échappe lourdement !

« 400 km/h ! s’écrie le policier, qui doit chasser la fumée, pour ne pas être incommodé. Et probablement usage de stupéfiants !

_ C’est pas c’ que vous croyez, m’sieur l’agent !

_ Ah non ?

_ Non, j’ dois aller voir un client… et ça urge !

_ Un consommateur ? »

L’homme hausse les épaules… « Permis de conduire et papier du véhicule ! reprend le policier.

_ Ben, j’ai passé mon permis hier ! J’ai pas encore le réflexe d’emporter tout ça avec moi... »

A cet instant, une aile du véhicule cède quand l’un des agents fait légèrement pression dessus ! « Bon, dit le premier policier. L’autociel va rester là et on va ramener les enfants chez eux… Vous, par contre, vous êtes condamné !

_ Ne me dites pas que…, s’inquiète le conducteur.

_ Oh si ! »

L’homme se met à pleurer ! Il sait ce qui l’attend et c’est insupportable ! Bien d’autres et de plus riches que lui, des notables, ont craqué en effectuant la peine dont il est question ! D’ailleurs, personne n’y résiste et la plupart en sont marqués à vie ! Face au « délinquants » de la route, la justice a montré ses muscles ! Mais c’est efficace, car chaque jour des hommes et des femmes subissent le nouveau traitement et se tiennent par la suite à carreau !

Mais quel est donc celui-ci ? Il ne s’agit plus d’une amende, ni même d’un retrait de permis, ni de la confiscation du véhicule… On est allé beaucoup plus loin ! On s’est demandé qu’est-ce qui pouvait être le plus terrible aujourd’hui pour un automobiliste et on a trouvé !

Cependant, notre homme est conduit dans un centre spécial et après les formalités d’usage, il doit entrer dans une cage de verre, d’une dimension tellement vaste qu’elle n’en paraît pas une prison et qu’elle en devient même invisible en son centre ! Ce qui la fait disparaître au regard, c’est qu’elle est remplie d’une végétation dense, comme si on était dans un sous-bois, parmi les fleurs et les arbres, au bord d’un ruisseau qui serpente et en compagnie d’oiseaux qui chantent et d’insectes colorés, qui fêtent le soleil !

Le délinquant de la route est invité à contempler ce « décor » enchanteur, à se réjouir de toute cette vie, à goûter cette merveilleuse paix, mais hélas ! la réaction est presque toujours la même ! C’est l’angoisse et la panique ! Un peu de silence, ne pas se préoccuper de soi pendant cinq minutes, être devant autre chose que son reflet plongent le contrevenant dans une horreur indescriptible et pratiquement à tout coup, il vient buter contre la paroi de verre, criant au secours et la frappant de toutes ses forces !

Deux gardiens, en blouses blanches, sont chargés de veiller au bon déroulement de la peine et ils en ont vu des choses ! Des riches leur ont proposé des millions, des politiques un poste important, des stars leur corps ! On supplie ces gardiens, on leur promet monts et merveilles, puis on les insulte et les menace, quand on voit qu’ils demeurent sourds ! Leurs nerfs sont mis à rude épreuve et c’est pourquoi ils reçoivent un entraînement sévère !

Malgré tout, certains d’entre eux en viennent à douter, tant ils voient de souffrance ! N’est-ce pas une peine trop atroce, disproportionnée, se demandent-ils. Évidemment, à ce moment-là, des carcasses calcinées, des corps encastrés et sanguinolents leur reviennent à la mémoire et les durcissent, mais derrière la paroi les visages ne laissent pas de montrer leur détresse !

Le pire, c’est quand un papillon ou une graminée semblent s’approcher du contrevenant, surtout si un oiseau, non loin de là, a l’air de surveiller ce qui se passe, car alors le complot de la nature, son désir de nuire et de perdre l’homme éclatent au grand jour ! Le contrevenant n’est plus qu’une loque et il s’écroule, avec quelques derniers gémissements ! Quel gardien n’a pas été tenté, à cet instant, de jeter à son propriétaire son Narcisse, afin qu’il se sauve de ce monde vert, comme on lance une bouée à ceux qui se noient !

 

 

 

182

 

 

Le commando Science envoie certains de ses hommes vers une nouvelle mission et le camion qui les transporte cahote dans la brume ! A l’arrière, sous la bâche, le professeur Ratamor s’inquiète de ce que son voisin, un nommé Bjork, aiguise son couteau avec une sorte d’ivresse ! Malgré le bruit et les tressauts, Ratamor demande : « C’est pour couper du papier ? »

Surpris, Bjork arrête son geste, semble exaspéré par ce qu’il vient d’entendre et puis finalement répond : « Nan, c’est pour trancher la gorge de ceux qui nous envoient dans le mur ! 

_ Qui ça ? crie presque Ratamor, pour couvrir les cliquetis du camion.

_ Les néolibéraux ! Le gouvernement si tu préfères ! Tous ces champions de l’inaction climatique ! »

Ratamor a un sourire figé, pour montrer qu’il a compris et la conversation s’arrête là, car encore plus troublé, le professeur essaie de se rappeler qui est Bjork… D’après ses souvenirs, c’est un spécialiste de la mécanique quantique… C’est donc un homme qui sait qu’à dix puissance moins trente secondes ou à quelque chose près, la matière triomphe du vide pour créer l’Univers ! C’est dire si on a eu chaud et cela devrait relativiser les passions ! Mais pas celle de Bjork, qui joue maintenant avec ses grenades !

« On va baiser tous ces suceurs de sève ! marmonne-t-il. Une ou deux comme ça et envolé leur crachat de coucou ! »

« Apparemment, Bjork a des notions de jardinage », songe Ratamor qui maintenant s’agace lui-même, comme si la bêtise et la haine de son voisin étaient en train de couler dans ses veines ! « Tout doux, se dit le professeur, d’abord parce que la colère rend malheureux son propriétaire ! Ensuite, parce que je viens de la petite bourgeoisie et donc d’un milieu plutôt à droite, qui aime l’ordre et non l’agitation de la gauche ! Je ne dois donc pas me laisser influencer par mon origine, d’autant que je connais parfaitement son hypocrisie et son égoïsme froid !

Mais, tout de même, comment un homme apparemment aussi intelligent que Bjork peut-il être aussi naïf et aveugle ? Est-ce qu’il a jamais existé un gouvernement donnant satisfaction à sa population ? On a haï le parlementarisme, comme on accuse aujourd’hui le trop grand pouvoir du Président ! Il y a toujours eu des troubles et croire qu’un nouveau gouvernement ou qu’une nouvelle République puissent changer radicalement les choses, ainsi qu’on leur donnerait un coup de baguette magique, c’est de l’enfantillage, une aberration ! La solution à notre bonheur n’est pas politique !

D’autre part, pourquoi le libéralisme s’est-il peu à peu imposé partout dans le monde ? Mais parce que ce « système », aussi injuste soit-il, permet à notre égoïsme naturel de se développer ! Chacun dispose a priori de la possibilité de s’enrichir et de prendre de l’importance et c’est ce qui fait que l’économie fonctionne et qu’elle est à même d’assurer une protection sociale ! Sans entreprises, pas d’emplois, ni de cotisations !

Lutter contre notre nature par la force, comme l’a fait le communisme, ne peut que conduire à l’échec ! Les hommes ne changent que parce qu’ils comprennent que c’est dans leur intérêt ! Mais, pareillement, on ne peut pas espérer diriger un pays si les richesses restent toujours dans les mêmes mains, car dans ce cas on rend impossible le développement de la majorité, qui finit par se révolter !

Pas simple ! Pas simple ! On dirait même qu’on est dans une impasse ! Mais, si la solution n’est pas politique, elle ne peut être qu’individuelle ! C’est à chacun de changer, pauvre ou riche, en diminuant son égoïsme, ce qui implique la reconnaissance de l’autre, quel qu’il soit, avec sa différence ! Cela veut dire qu’on doit aller vers la nuance, la compréhension, ce qui exclue les extrêmes, tous les radicalismes, qu’ils soient de droite ou de gauche ou encore religieux ! Car c’est bien notre mépris, notre suffisance, notre impatience, notre violence au quotidien qui nous pourrissent la vie, qui la rendent insupportable ! Le mur de l’égoïsme nous tombe chaque jour sur les pieds !

Cependant, respecter l’autre, surtout s’il nous est contraire, demande de la force et de la persévérance ! C’est le résultat d’un long travail sur soi ! d’une longue patience ! C’est l’histoire d’un renoncement compris et admis ! C’est la véritable richesse, celle de la paix, de la liberté intérieures ! C’est le rayonnement de la sagesse ! Cela demande tout de même de lutter contre sa propre domination, de comprendre qu’on ne triomphe pas sur ses adversaires ! C’est approcher une sorte de tristesse, celle qui apparaît quand on grandit et qui est bientôt remplacée par la joie d’évoluer !

Rasséréné, Ratamor se tourne vers Bjork et lui dit : « Tu sais, ceux que tu veux tuer sont aussi des êtres humains ! Ils ont tous leur complexité ! Tu ne peux pas les juger d’un bloc, comme ça !

_ Les néolibéraux sont responsables du réchauffement… et on va tous les passer à la broche ! »

Ratamor est pris soudain d’une profonde lassitude et il rajoute ! « T’es vraiment un sacré connard, Bjork !

_ Comment ?

_ Explique-moi pourquoi t’es aussi con ? Pourquoi tu fais pas d’efforts ? Pourquoi c’est toujours aux mêmes d’essayer de comprendre, alors que ceux qui te ressemblent restent des abrutis ? Tu peux m’expliquer ça ?

_ Mais… mais j’ te permets pas de me parler sur ce ton !

_ Bien sûr, tu veux du respect pour toi, mais pas pour les autres !

_ T’es maso, c’est ça ? Tu veux ta ration de coups ?

_ Pourquoi t’es aussi moche ? »

Les deux hommes se donnent des baffes et ils ont l’air de deux pigeons qui se battent !

 

 

183

 

 

Trois militants écolos, deux gars et une fille, suivent Cariou, après sa brève intervention sur les préparatifs à l’assaut de RAM ! « On a été touché par ce que vous avez dit… au sujet de se pacifier soi-même ! explique l’un. On voudrait mieux comprendre votre point de vue !

_ Vous êtes donc prêts pour la première leçon ? »

Les trois militants opinent et Cariou reprend : « Venez par ici, je vais vous montrer quelque chose ! » Ils prennent un étroit sentier parmi des orties et ils débouchent sur un terrain vaseux, où disparaissent presque deux lavoirs ! « Voici les magnifiques vestiges d’un temps passé ! dit Cariou. Vous remarquerez la beauté, l’élégance des pierres qui constituent les lavoirs ! On travaillait à cette époque dans le respect de la nature, car on en avait absolument besoin ! On la craignait même et en tout cas, on en était tellement imprégné qu’on construisait quasiment en harmonie avec elle ! Ceci explique pourquoi les anciennes maisons se fondent si bien dans leur environnement ! Il ne s’agissait pas de s’imposer, d’écraser, comme on le fait avec le béton de nos jours ! La civilisation à présent croit qu’elle peut vivre en autarcie, seulement concentrée sur elle-même, comme si la nature n’était là que pour son service !

Or, nous venons de la nature et c’est elle qui nous apprend qui nous sommes ! Dans les villes, où nous n’avons plus guère de contacts avec la nature, nous devenons fous et violents, car notre ego y est exacerbé ! Rien ne vient le calmer, l’apaiser, puisque c’est le temps de la nature qui peut faire évoluer le nôtre ! C’est elle qui nous aide à mûrir, par la patience notamment !

Mais tout cela ne doit pas vous être étranger, n’est-ce pas ! Alors, voilà ce que vous allez faire : puisqu’on veut rendre toute sa valeur à l’eau, il est normal de l’entretenir où qu’elle soit ! Vous allez donc nettoyez ces lavoirs et leurs abords ! Il faut qu’une eau limpide ici réjouisse la vue et qu’elle circule librement, comme si elle pouvait être heureuse elle-même ! Je vous apporte les outils, d’accord ? »

Les militants un peu surpris finissent par approuver et bientôt le travail commence ! Il est pénible : la boue est difficile à enlever, il faut racler maintes fois la pierre ! Les bras sont couverts de vase et écorchés par les ronces ! On se retrouve souvent dans une jungle inextricable ! De la poussière végétale s’en échappe et se fixe sur la peau en sueur ! Le soleil tape aussi et les orties et les moustiques continuent de piquer ! La tâche paraît gigantesque, sans fin et après quelques heures, il y a des murmures, de la fatigue et du découragement ! Les militants viennent voir Cariou et ils ont l’air gênés : « Dites, euh… fait l’un. Voilà, c’est sûr que ce travail est utile et nécessaire ! On voit bien le changement : il y a beaucoup plus de lumière et le coin a l’air à nouveau de respirer ! Mais on se dit aussi qu’on pourrait être plus efficaces en rejoignant les autres, qui préparent l’attaque de RAM ! Car ce sont les gros pollueurs qu’il faut faire changer ! Hein ? Ici, c’est une goutte d’eau ! D’ailleurs, on r’viendra ! On f’ra ça après ! Faut pas nous en vouloir ! On n’est pas des paresseux ! On pense seulement qu’il y a des priorités !

_ Oh ! Mais je ne vous en veux pas ! Votre réaction était prévue et elle est bien normale !

_ Qu’est-ce que vous voulez dire ?

_ Pourquoi le découragement vous atteint ? Mais parce qu’ici c’est un combat sans gloire ! Votre ego y est peu intéressé, d’autant que vous n’êtes pas payés ! C’est un travail obscur, ingrat, et qui demande beaucoup de patience ! Par contre, l’affrontement avec les forces de l’ordre est bien plus amusant, entre guillemets ! D’abord, vous êtes sur le devant de la scène ! Ensuite, c’est votre individualité qui est concernée ! Il s’agit quasiment d’un test pour chacun d’entre vous ! Serez-vous assez courageux, assez forts pour l’emporter ? C’est la domination animale qui est en vous qui défend son territoire psychique, vos convictions si vous voulez !

_ Oui, vous avez sans doute raison… Nous sommes jeunes aussi et nous avons besoin de nous connaître !

_ Exactement ! Mais ma première leçon, la voici : n’oubliez pas qu’en plus de votre cause, vous agissez pour votre ego ! Car vos adversaires ont le même comportement ! Eux aussi, grâce à l’argent et au pouvoir, ils veulent se sentir supérieurs et vaincre, d’où leur pollution ! Mais de de votre côté comme du leur, c’est l’égoïsme qui compte, même si vos raisons peuvent paraître justes ! Entre vous et vos adversaires, il n’y a que les moyens qui changent ! Eux utilisent l’argent, le commerce, et vous, vous êtes plus violents, plus physiques ! Mais c’est tout !

_ Mais on ne peut pas les laisser faire !

_ Mais ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que la domination animale est une impasse ! A votre attaque correspond une défense et vous ne faites que renforcer la haine et les convictions de vos adversaires ! Car bien entendu vous ne pouvez pas non plus songer sérieusement à les détruire ! On ne tue pas les gens, n’est-ce pas !

_ Mais alors qu’est-ce que vous préconisez ?

_ Mais comme je l’ai déjà dit, vous vous pacifiez d’abord ! C’est-à-dire que vous calmez votre ego, notamment au contact de la nature ! Vous devenez heureux en étant en paix, car vous ne vous blessez plus et vous voilà prêts à aimer la différence, à ne plus l’agresser à cause de vos peurs et de votre soif de reconnaissance ! Votre adversaire, rassuré, vous écoute enfin et essaie lui-même de s’améliorer…

_ Mais il y a urgence ! On ne peut pas attendre tout ce temps-là !

_ Ah bon ? Vous ne voyez toujours pas que nous sommes dans une impasse ! »

 

 

184

 

 

Angoisse, que fais-tu sous le ciel bleu ?

Je dis à l’homme que toutes les portes sont fermées !

Qu’il n’y a pas de futur, ni de plaisirs !

Qu’invariablement ce sera toujours la même chose !

Je serre l’esprit dans un étau

Et je presse, lentement, inexorablement !

Je désespère, j’épuise, j’effraie, je torture !

Je réveille les débats oubliés !

Je rouvre les puits sans fond !

Je montre des tunnels pleins de cauchemars !

Et je regarde l’homme qui veut s’échapper !

Il veut acheter quelque chose…

Pour se donner d’ l’air !

Pour sentir que les choses bougent !

Qu’il n’est pas abandonné !

Qu’il a encore quelque importance !

J’ comprends ça ! J’ai pitié d’ lui, vous savez !

Alors, j’ lui dis : « Mais t’as pas un nickel !

Tu l’as dans l’os ! »

Et j’éclate d’un gros rire !

J’ lui donne même une grande claque dans le dos, tellement ça m’ fait marrer !

Puis, j’ rajoute : « Va falloir trouver autre chose, mon bonhomme !

J’ suis sûr que tu peux apaiser tes frustrations par un autre moyen !

Car t’as des blessures évidemment !

Le monde est plein de poisons !

Hein ?

Y en a qui disent ce qu’ils ont sur le cœur

Et tu sais que c’est pas vrai,

Qu’ils sont des hypocrites !

Mais qui leur répond ?

Pas toi en tout cas, hi ! hi !

T’es inconnu au bataillon !

Personne ne t’écoute !

Tant pis pour la vérité !

Et puis : « Qu’est-ce que la vérité ? », comme disait l’autre !

Te voilà en plein désert,

Mourant de soif !

T’es prêt pour la brûlure !

Celle de la haine !

Elle te marque au fer rouge !

Et tu danses !

Elle te fouaille l’estomac !

Et tu voudrais rugir,

Arracher les yeux !

Je suis la vieille angoisse,

Comme la mer qui descend !

J’assèche, je vide les cœurs

Sous le ciel bleu !

Tu rêves d’espoir ?

D’un souffle frais ?

Trouve des coupables !

Fustige-les !

Détruis-les !

Non, tu penses que c’est mal ?

Tu es plus intelligent que ça ?

Tu ne crois pas à cette fausse libération ?

Tu ne veux pas de la haine ?

Bien, bien, tu es une belle âme !

Chapeau !

Tu es meilleur que tous ces veaux !

Mais je suis toujours là

Et je te raconte que ce sera toujours pareil !

Que tu es enfermé !

En prison !

La cellule étant toi-même !

Et de nouveau t’as peur

Et tu es triste !

Tu tapes dans les murs

Et pourquoi on ne te répondrait pas ?

Et pourquoi on ne te sauverait pas ? »

 

185

 

 

« Professeur Citron, bonjour !

_ Bonjour !

_ Alors, un nouveau livre…

_ En effet…

_ Ça paraît chez Machin et ça s’appelle…., ça s’appelle, euh…, Le Nouveau royaume ! Voilà !

_ Oui, oui !

_ Alors, professeur Citron, je rappelle un peu qui vous êtes…, même si on connaît bien vos livres aujourd’hui, puisque c’est votre deux centième ! Mais enfin, vous êtes directeur au PNRS, section sociologie et cristallographie ! Vous êtes encore un spécialiste des séismes en haute altitude, conseiller permanent au siège de la fondation Bax, un think tank qui se consacre au bien-être des sociétés !

_ Oui, j’ai cet honneur-là… et je dois dire que nous avons beaucoup de travail, car la situation est très préoccupante !

_ On va y revenir, car c’est aussi le sujet de votre nouveau livre en filigrane ! Vous êtes aussi président de l’UGELEC, qui gère l’eau de plusieurs villes ! On vous retrouve dans la revue Beau printemps, où chaque lecteur connaît bien votre chronique et s’en délecte !

_ Et moi aussi ! C’est toujours un véritable plaisir que de participer à cette revue, notamment avec mon camarade Tomate qui la dirige !

_ Vous ne perdez pas de vue la recherche scientifique cependant, car chaque année vous êtes de ceux qui décernent la fameuse bourse Curie, au projet le plus novateur !

_ Mes amis et moi, nous tenons absolument à favoriser la jeune science, car elle est l’avenir ! Pour cela bien entendu, elle doit être aidée financièrement…

_ Mais l’art également vous intéresse ! Auteur de plusieurs recueils de poèmes, comme l’Etalon qui a été salué par la critique, vous siégez au Comité de la muse, qui chaque année distingue un nouveau talent littéraire, en lui remettant le prix Bourgeon !

_ Oui, l’art est une richesse de l’homme, c’est l’un de ces ornements… et la science ne doit pas l’oublier ! Que serait nos vies sans les fleurs, même si leur éclat n’est que sexuel ? Ah ! Ah ! Mais notre société possède une grande culture et le beau texte fait partie de son patrimoine !

_ C’est un poète qui parle ! Et, même si c’est un peu un secret, je dois quand même le dire : vous êtes en passe de devenir un académicien !

_ Oui, hi ! hi ! Des amis ont la bonté de penser à ma candidature ! Car moi-même, je n’y aurais jamais songé ! Je sais qu’il y a là-bas des géants et ma foi, tant mieux s’ils m’acceptent dans leur ombre !

_ Ce qui étonne chez vous, Albert Citron, c’est cette modestie, cette humilité tranquille, qui semble vous caractériser, alors que je n’ai fait qu’ébaucher un dixième de vos occupations ! On se demande comment vous pouvez garder la tête froide !

_ Oh ! Mais c’est assez simple : j’ai foi en l’homme ! Je crois que la raison peut nous aider à garder de la retenue et même, même nous rendre satisfaits de ce que nous avons, sans désirer plus ! C’est là, à mon sens, la clé du vivre ensemble !

_ Vous me donnez la transition pour parler de votre livre, car le personnage principal est un père de famille, qui apparemment est heureux auprès des siens, en remplissant ses devoirs, puisqu’il veille à la sécurité et au bonheur de tous, mais en même temps c’est un révolté ! Quelque chose le gêne ! Il sent une colère monter en lui, contre ce qui est en quelque sorte un plafond de verre ! Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu mieux ça, Albert Citron ?

_ Oui, cet homme, qui ne veut que l’épanouissement de ses enfants, est peu à peu choqué par ceux qu’il va appeler les accapareurs du pouvoir ! Ils découvrent que certains n’en ont jamais assez, qu’ils cumulent les postes, qu’ils sont bien entendu assoiffés d’argent et qu’en fait ils sont en train de contrôler le monde…

_ Je rappelle que vous-même, vous venez d’une famille communiste…

_ Oui, j’ai eu la chance d’avoir un père, qui m’a expliqué que le but de l’homme, c’est l’homme ! Ce n’est pas l’argent, ni le pouvoir, ni les honneurs ! C’est la camaraderie et le partage !

_ Il faut dire que votre personnage du père va se retrouver accusé, à tort, d’avoir fraudé le fisc !

_ En effet, il devient la victime de loups de la finance !

_ Il dénonce un complot néolibéral !

_ Il va se défendre et partir en croisade contre l’égoïsme !

_ Il s’agit pour lui de se faire entendre à tout prix ! Et il va même participer à un célèbre concours de chansons ! C’est là que l’homme de science, que vous êtes, s’efface devant la fantaisie de l’artiste ! Vous voilà plein d’imagination !

_ Oui, ah ! ah ! Notre homme va pousser la chansonnette pour la bonne cause !

_ Il va même gagner le concours !

_ Il a une belle voix !

_ Est-ce aussi votre cas, Albert Citron ?

_ Oh ! Oh ! Disons que je me place dans les bons ténors, mais pas dans les meilleurs bien entendu !

_ Alors, on ne va pas raconter la fin du livre, car c’est un récit palpitant, plein de rebondissements et de surprises, mais, Albert Citron, on ne peut tout de même pas s’empêcher de penser que le personnage, c’est vous, non ?

_ Ah ! Ah ! Chacun jugera, mais il est vrai que je partage l’indignation de mon personnage ! Nous vivons dans une société où un très petit nombre s’est mis en tête de tout diriger ! Du matin au soir, on doit les écouter, suivre leurs humeurs, s’intéresser à leur petite personne… Bref, on doit être quasiment à leur chevet, alors, alors qu’il y a tant de gens qui souffrent ! Et qui souffrent dans l’anonymat, qui n’ont pas voix au chapitre ! Je dis attention, danger !

_ On a bien compris votre combat, mais on peut quand même dévoiler un détail, qui va enchanter nos auditeurs ! Votre personnage a le même tatouage que vous !

_ Mais… mais qui vous a dit ça ? C’est… c’est intime !

_ Je ne vous le dirai pas, hi ! hi ! J’ai aussi mes informateurs ! Mais vous pouvez nous dire un mot sur ce tatouage…

_ Si vous y tenez…

_ C’est une allégorie de la justice, je crois…

_ C’est vrai, car c’est ma conviction la plus profonde, la justice sociale !

_ Juste un peu au-dessus de la fesse, hi ! hi !

_ Disons sur la côte…

_ La côte d’azur, où vous avez une villa !

_ Un mas rénové, pour être plus juste, c’est quelque chose de très simple !

_ Décoré par Delcroix !

_ Mais enfin vous connaissez tout sur moi !

_ Vous êtes incontournable ! »

 

 

186

 

 

Baluchon est un tribun connu dans RAM, en prenant la défense des opprimés, mais surtout en s’opposant au pouvoir, qu’il associe forcément à l’argent et aux profiteurs ! De gauche donc, Baluchon a créé un parti qui se veut insoumis aux diktats et à l’influence des capitalistes ! Il s’imagine être un phare résistant aux vagues d’un monde empoisonné et avide ! Il se sacralise même, s’écoute parler et ne prend pas conscience qu’il est resté cet enfant coléreux, parce qu’on a déplacé ses affaires !

Cet égocentrisme est devenu invisible sous la bannière de la justice sociale et sa rage emprunte celle du pauvre qui réclame l’équité ! Pourtant, le message de Baluchon reste clair : il est avant tout celui qui refuse de plier et c’est donc bien l’ego qui est le problème, bien plus que la pauvreté ! Ce qui fait souffrir Baluchon, c’est l’indifférence, le mépris que semblent lui marquer les puissants et on retrouve ici la peur du petit garçon, face aux adultes qui l’ignorent !

C’est un mélange d’effroi et de hauteur, qui fait que Baluchon veut changer les règles, pour échapper à celles qu’il ne comprend pas ! En prenant la place du maître, il n’encourra plus le risque d’être rejeté, ni abandonné ! Cependant, il n’est pas impossible, pour Cariou, que la môme Espoir ait été séduite par Baluchon, tant son discours a l’écho d’une croisade au service du bien, et notre détective a pris rendez-vous avec le leader politique !

Comme toujours, Baluchon a ce visage dédaigneux, comme si on lui devait quelque chose, et il ne jette qu’un coup d’œil à la photo présentée par Cariou : « Jamais vu cette fille ! s’écrie-t-il. Comment s’appelle-t-elle ?

_ Belle Espoir…

_ Mais… mais l’espoir, c’est la fin des profiteurs et des exploiteurs !

_ Et si on asphyxie l’économie, qui va payer la dette ?

_ Mais c’est vous, c’est nous qui allons payer la dette ! Pas les patrons du CAC 40, qui sont tous des copains du gouvernement ! Moi, j’ai des propositions, mais on ne m’écoute pas ! Il faut redistribuer l’argent, car ce que nous voulons, c’est juste vivre ! Il faut arrêter d’agresser les gens ! »

Baluchon vient de s’exprimer avec une extrême véhémence et Cariou a failli être emporté à l’autre bout de la pièce, par la violence des mots ! Mais une chose essentielle ne lui a pas échappé et il est resté coi ! Il répond : « Vous savez, je pense que votre virulence, qui est destinée à écraser, n’est là que pour masquer le vide de votre pensée, l’absence de vos solutions !

_ Mais qu’est-ce que vous racontez ? La richesse de quelques uns est démentielle ! Et c’est elle qui doit être partagée !

_ Pour que l’argent soit là, il faut d’abord qu’on ait la possibilité et l’envie de le gagner ! Prendre l’argent aux riches pour le donner aux pauvres, vous ne le faites qu’une fois, pas deux ! D’autre part, vous appelez le gouvernement à la sagesse, au respect, mais vous-même êtes plein de haine et vous parlez de simplement vivre, alors que déjà vous ne savez pas respirer ! Si vous aviez une once de vérité en vous, mais vous seriez tranquille, persuadé que le gouvernement finirait pas se rendre à vos arguments, puisqu’ils seraient justes ! En réalité, vous êtes gouverné par l’inquiétude, ce qui fait que vous êtes d’abord en colère contre votre impuissance !

_ Mais je me fous de votre psychologie de comptoir !

_ Vous devriez écouter quelqu’un d’autre pour une fois, car c’est vous qui faites votre propre malheur ! C’est parce que votre ego est avide que vous ne pouvez le satisfaire ! Au fond, vous ragez n’étant pas le maître ! Je vous rappelle la logique : la paix permet la force ; la force le don ; le don la paix !

_ Et c’est cet évangile qui va réduire la fracture sociale !

_ Exactement, puisque votre haine ne peut que l’amplifier ! Aujourd’hui, la gauche est devant un nouveau défi, car nous sommes déjà dans une république et il ne s’agit plus de renverser le régime ! Essayer de faire revivre l’esprit révolutionnaire est un intégrisme social !

_ Et moi, j’ t’ai assez entendu ! Je sais pas pourquoi j’ perds mon temps avec des cloportes dans ton genre ! »

A cet instant, deux gros bras entrent dans la pièce et Baluchon leur dit : « Virez-moi ce malpropre ! C’est un apôtre fielleux à la solde des riches ! Ne le ménagez pas, il a besoin d’un bon coup de pied au cul ! »

Les gros bras opinent et soulèvent Cariou, ainsi qu’il aurait été sans jambes ! Puis, après la sortie, le détective est projeté contre les poubelles, au nom de l’égalité sans doute ou pour vérifier le dicton Qui se ressemble s’assemble !

 

 

187

 

 

Madame Pipikova est touchée par la grâce ! Le dieu des travailleurs est venue la voir et lui a dit, dans un nuage d’or et alors qu’elle avait encore les yeux ensommeillés : « Va sur les routes porter mon message d’amour ! Va éclairer le patronat ! Fais lui comprendre que lui aussi peut entrer dans le royaume des travailleurs ! Je t’ai choisie pour cette mission, à cause de la simplicité de ton cœur ! »

Madame Pipikova prépare humblement ses affaires et au matin, elle quitte le camp de redressement matérialiste ! Elle part sans regrets, car la vie y était somme toute trop facile et la nouvelle madame Pipikova espère secrètement que les cailloux du chemin lui feront un peu mal et l’affermiront ! Et puis, elle n’est pas fâchée de ne plus devoir affronter des impies, des moqueurs comme Piccolo ! N’est-elle pas au fond dépourvue de toute malice et quelle peine quand il fallait discuter, débattre, trouver des arguments retors !

C’était contre nature pour madame Pipikova, qui maintenant, dans les couleurs de l’aurore, revoit en plein la vérité du dieu des travailleurs, ce qui fait que son visage est tout empreint de lumière ! Mais le premier village surgit et madame Pipikova, légèrement lasse, s’assoit à la terrasse d’une auberge et elle est le témoin d’une scène pénible ! L’aubergiste, un homme corpulent et grossier, un patron par conséquent abusif et égaré, crie à son employé, un jeune, que c’est un fainéant et qu’il doit se presser pour aller chercher de la volaille au marché !

Madame Pipikova est triste d’être déjà devant l’injustice sociale et quand le patron s’approche d’elle, pour savoir ce qu’elle veut, elle le regarde avec gravité et compassion ! L’aubergiste est frappé par la beauté de ce visage, qui allie le reproche à la bonté, qui ne condamne pas, mais qui invite à la raison, à l’amendement, si bien que l’homme s’assoit lui aussi et se met à pleurer !

« Comment peux-tu être comme ça, avec le travailleur ? demande madame Pipikova d’une voix douce.

_ Si je suis dur, c’est parce que j’ai peur ! répond entre deux sanglots l’aubergiste. Je ne suis pas méchant dans le fond, vous savez !

_ Je le sais… Mais à l’avenir reste bon avec le travailleur, n’est-ce pas ton frère, ton camarade ?

_ Oui, m’dame !

_ Va, ta foi t’a sauvé ! »

Madame Pipikova prend son petit déjeuner… Oh ! Pas grand-chose ! Juste un petit morceau de pain, dont elle donne la moitié aux oiseaux, qui semblent la remercier par leurs chants mélodieux ! Puis, elle se lève, reprend sa besace, demande la paix sur cette maison et se dirige vers le centre du village, où malheureusement se déroule une autre scène violente ! Madame Pipikova reconnaît des agents du gouvernement, qui sont en train de malmener une famille, sans doute pour récupérer quelque impôt !

Elle s’immobilise devant les agents, qui soudain remarquent son aura ! Ils arrêtent leurs menaces, leur maltraitance et demandent : « Qui es-tu ? » et c’est l’employé de l’auberge qui répond, car la nouvelle se répand vite : « C’est sainte Dicaliste ! 

_ Tu es vraiment une sainte ? demande l’un des agents.

_ C’est toi qui le dis, fait madame Pipikova. N’avez-vous pas honte d’opprimer le travailleur ?

_ Mais c’est qu’il doit de l’argent !

_ Et moi, je vous dis que tout ce que vous laisserez au travailleur vous sera rendu au centuple ! »

Les agents sont saisis par ces paroles, mais c’est cette bonté opiniâtre de sainte Dicaliste qui les décide à s’en aller ! La famille tombe à genoux devant un tel miracle ! Elle veut baiser les doigts de madame Pipikova, qui se dérobe, remplie d’humilité, mais comment empêcher tous ces gens, qui la fêtent et qui de nouveau espèrent ?

La sainte sourit, bénit, montre le dieu des travailleurs et ses bienfaits ! Puis, c’est le soir et elle explique qu’elle doit continuer sa route, que bien d’autres villages attendent son message et la voilà qui disparaît dans la nuit, au grand dam de ceux qui voulaient lui offrir l’hospitalité ! Mais madame Pipikova a encore besoin du secret des ténèbres, de se retrouver seule parmi les arbres, car il faut qu’elle se défoule, que sa vraie personnalité puisse se libérer !

Finies cette patience dégoûtante, cette commisération révoltante, cette componction ruisselante ! Enfin de l’air, du souffle ! La sainte s’approche d’un rocher et d’un atémi le coupe en deux, en criant « Salauds, fumiers de capitalistes » Les oiseaux son terrifiés et plus tard on dira que le diable est passé par là, au regard de tous ces troncs coupés !

 

 

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Pour être juste, Cariou s’en va aussi chercher Belle Espoir chez l’extrême droite et il a rendez-vous avec son leader, madame Peine ! Bien sûr, Cariou connaît le passé sanglant du nazisme, qui veut la supériorité de la race, la loi du plus fort, et il n’espère pas vraiment faire avancer son enquête de ce côté-là, mais le communisme lui-même n’est-il pas une forme de fascisme, puisqu’il veut écraser ses adversaires et rejette la différence ? C’est fou le nombre de gens haineux au nom du bien !

Cariou fait atterrir sa vieille autociel devant le portail d’un château, en pleine campagne ! Il y a là deux gardes, taillés tels des troncs et à la mine maussade ! L’un a le visage couturé et il s’approche du détective : « C’est privé ici ! fait-il.

_ J’ai rendez-vous avec madame Peine ! »

Le garde considère méprisant la pauvreté du véhicule, quand son collègue se renseigne au téléphone, avant de faire signe que c’est OK ! En ouvrant le portail, le balafré jette à Cariou : « Tâchez d’ pas salir les tapis !

_ Si j’ trouve de la viande en cuisine, je vous la ramène, d’accord ? »

Pour toute réponse, le garde frappe l’autociel au passage, de sorte qu’on a l’impression de franchir le mur du son et Cariou n’insiste pas : la violence, juste quand on ne peut pas faire autrement ! « J’ dois quand même avoir une bosse ! » songe notre détective.

Le château apparaît imposant et un majordome hautain accueille Cariou sur le perron : « Madame Peine vous attend au salon », dit-il et il faut le suivre… La maîtresse des lieux est une femme forte, au regard dur et d’un ton sec, elle demande : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Cariou ? Il s’agit d’une enquête, à ce que j’ai cru comprendre ! C’est pourquoi j’ai accepté de vous rencontrer, mais mon temps est précieux… Notre parti a beaucoup à faire, s’il veut empêcher le pays de courir à sa perte !

_ Mais… je n’en doute pas ! répond Cariou, qui sans attendre fait glisser sous les yeux de madame Peine la photo de Belle Espoir !

_ Vous recherchez cette fille ? Mais je ne l’ai jamais vue !

_ A vrai dire cela ne m’étonne pas…

_ Alors qu’est-ce qui vous fait croire que j’aurais pu la connaître ?

_ Eh bien, elle apprécie l’ordre ! Cela fait partie de sa nature… et comme vous non plus n’aimez le chaos…

_ Je vois…, mais pour rejoindre nos rangs, il faut encore avoir un idéal ! Laissez-moi vous montrer quelque chose, monsieur Cariou... »

Madame Peine conduit notre détective dans la bibliothèque, devant le portrait géant d’un homme ! « Mon père ! explique madame Peine. Il continue de m’inspirer ! » A cet instant, un violent orage éclate et le portrait est soudain illuminé d’une lueur sinistre ! On y voit une tête massive, qui semble demander instamment qu’on règle la facture !

« L’ordre n’est pour nous qu’un élément de base, enchaîne madame Peine, ce que nous voulons, c’est qu’on nous rende notre fierté, notre identité ! Ce pays était un grand pays, avant qu’il ne soit galvaudé par les braillards de la gauche et envahi par les étrangers !

_ En sommes, vous êtes comme tout le monde, vous demandez du respect, de la reconnaissance !

_ Effectivement, car nous voyons chaque jour nos valeurs piétinées ! L’impiété ou les dérives sexuelles nous font beaucoup de mal !

_ Je comprends bien, madame Peine, mais il est inutile de demander du respect avec de la haine ou du mépris ! On ne fait que récolter ce qu’on a semé et c’est en aimant les autres, quoiqu’ils soient différents, qu’on réveille chez eux le respect dont nous avons besoin !

_ Mais certainement… et c’est pourquoi nous attendons du changement, de la part de nos adversaires !

_ Tss, tss, madame Peine, ce n’est pas comme ça que ça fonctionne ! C’est d’abord à vous de respecter, pour voir ce changement !

_ Il n’en est pas question, car les bornes ont été dépassées !

_ Vous avez ce sentiment, comme si vous étiez un comptable ! Mais l’amour est l’amour, parce qu’il fait plaisir ! Ce n’est pas une corvée ! Vous êtes toujours perdue, madame Peine !

_ Je vous ai déjà accordé trop d’attention ! Bruce va vous raccompagner ! »

 

 

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Andrea Fiala est invitée par une amie, qui est infirmière, à visiter le lieu de travail de celle-ci, un hôpital psychiatrique ! « Bonjour ma belle ! fait l’amie à Andrea en l’embrassant. Je suis contente que tu sois venue, car ça vaut le coup d’œil ! » Andrea suit docilement son amie, mais, à mesure qu’elle pénètre dans le bâtiment, elle sent son appréhension croître ! Son amie, s’apercevant sans doute de ce trouble, se retourne vers elle pour lui dire : « N’ai pas peur, Andrea ! Il est tout de même rare que nos malades soient dangereux, même s’ils ont tendance à s’emporter ! Nous arrivons à la grande salle, où ils sont tous à cette heure-ci… Tu auras comme ça une belle vision de l’ensemble ! »

Andrea voit un « monde fou », enfin qu’il y a des gens un peu partout et qu’apparemment chacun a une occupation, ce qui donne une impression de calme, tout en rassurant ! Ici, on joue ou on lit ; là-bas, on répare ou nettoie ! Andrea ne détecte aucun signe de folie, mais au contraire la dignité, la responsabilité ont l’air à l’honneur, quand soudain, à une table, l’un se lève et se met à crier : « On veut nous faire travailler deux ans de plus ? Négatif ! Niet ! Vous voulez m’entuber ? Eh bien, venez, venez ! J’ vais tous vous casser ! J’ vais m’ faire un plaisir de piétiner vos sales gueules ! »

Le malade bave et sa haine est effrayante ! Andrea voudrait se remettre de son émotion, mais une femme cette fois, à côté, jette brusquement : « Il y a des hommes ici qui disent qu’ils sont des femmes et ils en profitent pour saloper nos toilettes ! C’est inadmissible ! Nous sommes en train d’ foutre en l’air not’ société ! Si vous avez des problèmes, appelez les médecins ! Mais laissez notre jeunesse tranquille ! Ne touchez pas à nos enfants, avec vos vices ! J’ s’rai sans pitié ! »

Le visage de la malade est blême et déformé par la rage, au point qu’Andrea ne peut en déchiffrer les traits ! Puis, on entend : « Certains renversent l’eau des brocs, alors qu’il y a déjà pénurie ! La ligne rouge est franchie ! Alerte ! Alerte ! » Il y a comme un bruit de sirène, mais une voix plus forte l’interrompt : « On est en train de tuer la petite distribution ! Comment je peux donner un crayon, si l’État m’en prend un sur deux ! C’est pas possible ! On peut pas continuer comme ça ! » 

« Et moi ? Mon voisin me touche du coude ! Je lui ai déjà dit qu’on doit se tenir droit à table et ne pas s’étaler ! Rien à faire, il recommence ! La police affirme qu’elle a d’autres préoccupations, mais moi, j’ préviens que tant va la cruche à l’eau qu’elle se casse ! »

« La bibliothèque n’est pas ouverte le lundi ! Qui bosse, qui bosse ? De mon temps on bossait ! », « L’hôpital veut accueillir plus de malades ! Or, on est déjà trop ! Les malades étrangers dehors ! Et plus vite que ça ! », « Une araignée sur deux ici est en danger ! Alors vos problèmes, hein ! Oh ! Hein ! » « Pour ma part, je dors cinq heures par nuit ! On me dit que c’est pas assez ! Moi, j’ réplique : « Vous voulez que j’ dorme plus ? Changez d’abord mon matelas ! » », « T’as raison, on s’ fout de not’ gueule ! », « Ben voyons, comme si vous respectiez les autres ! Vous faites même pas vos prières ! », « Ça y est ! On menace la laïcité ! L’obscurantisme n’est pas mort ! Mais qu’on rase les cathédrales ! Qu’est-ce qu’on attend ? Un miracle ? »

Andrea est contrainte de se boucher les oreilles ! C’est une cacophonie agressive, délirante et elle demande à son amie de sortir. Les deux femmes se retrouvent à l’air libre et soufflent ! « Comment tu peux supporter ça ? demande Andrea.

_ J’ chais pas ! répond l’infirmière en haussant les épaules. J’imagine qu’on s’habitue, qu’on n’y fait plus attention !

_ Tu sais ce qui m’ fait le plus mal ? C’est que personne, personne n’a l’air de vouloir comprendre l’autre, en se mettant à sa place !

_ Exactement, chacun est dans son monde !

_ Ils demandent qu’on s’intéresse à leurs problèmes, avec une totale indifférence pour le reste ! Ça peut pas marcher !

_ Je pense qu’ils sont incapables de donner de l’attention...

_ Tu as raison ! La haine rend avare ! Tu connais l’histoire du sage qui ne voulait rien et qui rigolait ? »


 

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Un ange gardien parle à son bébé : « Écoute, on y est… Tu vas bientôt sortir par l’utérus, mais j’ t’ai pas tout dit !

_ Hein ? Mais, j’ suis prêt, moi ! Regarde : les baskets, mon Narcisse et deux billets pour Disneyland, pour ma copine et moi !

_ Super ! Mais j’ t’ai caché certaines choses, pour que tu t’ fasses pas de bile ici… J’ voulais pas que tu naisses déjà inquiet, mal développé à cause des tourments ou du chagrin !

_ Mais bon sang, boss, vous êtes en train de me foutre la trouille, alors que c’est le jour J et que ça fait des mois qu’on s’y prépare !

_ Je sais, je sais ! Disons que j’ai des remords, des craintes, des doutes ! Quand j’ te vois là si innocent, si enthousiaste, si fragile aussi et qu’en même temps je songe à ce qui t’attend…

_ J’ suis prêt, oui ou non ?

_ T’es prêt, t’es prêt ! On a respecté le programme ! Mais j’ t’ai pas assez parlé d’ la société !

_ Ça y est, boss, c’est vot’ cauchemar qui revient, c’est ça ?

_ Mon cauchemar ?

_ Boss, j’ vous l’ai pas dit, mais, quand on faisait la sieste ensemble, il vous arrivait de crier brusquement des choses !

_ Ah ouais ? Et quelles choses ?

_ Eh bien, il était question d’un monde où de gigantesques marteaux frappaient les hommes ! Et quand ils échappaient aux marteaux, ils étaient pris dans une monstrueuse machine à hacher ! C’est à ce moment-là que vous vous réveilliez en sueur ! M’est avis que vous avez fait la guerre, boss, à une autre époque et sans doute sur une autre planète !

_ Mais non, petit cré… J’ai jamais fait la guerre ! Mais la société est comme ça…

_ Vous voulez dire que c’est un désert, où les hommes courent dans tous les sens, pour ne pas se faire écraser !

_ Oh non ! Tu vas voir, la nature est merveilleuse ! Elle est pleine de vie et de couleurs ! C’est un spectacle merveilleux, on ne peut pas s’imaginer ! Mais pourquoi, j’ pleure quand j’ te dis ça ? Merde ! C’est sans doute que personne n’y fait attention ! Tu vois p’tit, le problème, c’est que tous, ils ont l’ nez sur leur nombril ! Y savent pas r’garder !

_ Attention, boss, j’ sens qu’ ça bouge dehors ! Va falloir y aller !

_ T’as encore quelques minutes ! Écoute, si jamais là-bas t’es paumé, t’as plus goût à rien, si t’as des pensées suicidaires, appelle-moi dans les nuages, dans les fleurs, dans la mer, dans tout ce qui fait la beauté de la nature ! Je viendrai, j’ te consolerai, j’ te chantr’ai la vieille chanson, celle de l’espoir, du sens, de la sagesse !

_ Vous voulez parlez d’ ma berceuse ! Bien sûr, boss, que j’ vous la red’mand’rai si ça va mal ! Mais pourquoi ça tournerait pas rond ? Y a ma maman et mon papa qui m’attendent dehors… et ils vont m’ aimer !

_ Bien sûr, bien sûr ! Mais chaque individu est unique et donc complexe… Et puis, il y a les influences, les peurs, les ambitions, les…

_ Oh là ! Oh là, boss ! Le compte à rebours a commencé !

_ C’est le moment des derniers conseils ! S’il te plaît, ne deviens pas un abruti ! Évite les extrêmes ! Elles sont commandées par l’égoïsme ! On distingue deux tribus : les Y a qu’à et les Chez nous !

_ Hi ! Hi ! Qu’est-ce que c’est qu’ ça, boss ? C’est la première fois que vous m’en parlez !

_ Les Y a qu’à disent : « Y a qu’à prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres ! » et les Chez nous disent : « Pas d’étrangers chez nous et tout ira bien ! »

_ Ils n’ont pas l’air très forts, boss !

_ Non, en effet ! Garde la nuance, n’oublie jamais que nous sommes tous pareils ! Respecte les autres, même s’ils sont différents ! N’aboie pas avec les chiens ! Méfie-toi de tes passions !

_ Plus que cinq secondes, boss !

_ Protège-toi du soleil !

_ J’oublie pas ma crème, boss ! Bon sang, j’ai le trac !

_ J’ t’ai même pas parlé du réchauffement…

_ On s’embrasse ?

_ Bien sûr qu’on s’embrasse ! T’es un brave petit ! J’ suis fier de toi !

_ Ça s’ouvre, Boss ! Ça s’ouvre !

_ Vas-y fonce ! Y a pas mieux ! »

 

 

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Piccolo attend avec son numéro, dans l’agence pour l’emploi et il fredonne, car une nouvelle vie commence : il va avoir un travail, un salaire et il achètera plein de choses, trouvera un logement, invitera des amis, des collègues et il sera gonflé d’énergie, avec un tas de projets ! Il ne se sentira plus exclu ! Il retrouvera une certaine innocence et tous ses troubles, toute son errance passés lui sembleront appartenir à un cauchemar !

Au camp de redressement matérialiste, on lui a dit qu’il était guéri, que sa volonté de travailler, de se joindre aux camarades, en se rendant utile à la société, était maintenant évidente et il a été autorisé à se présenter à l’agence pour l’emploi, ce qui lui a encore permis de retrouver l’air libre de RAM, son agitation stimulante et ses rêves derrière les vitrines !

Mais ça y est : le numéro de Piccolo s’affiche ! Il doit se présenter devant une machine qui le scanne, qui contient toutes les informations nécessaires, qui a l’aspect d’une armoire massive, sans ornements, au point qu’elle paraît ne pas aimer ce qu’elle fait, ce qui inquiète un peu Piccolo, mais baste, à la clé il y a une offre d’emploi et un avenir radieux !

Après ce passage et pour connaître le résultat, Piccolo est appelé dans un bureau, où impatient il ne fait même pas attention à tout ce gris qui l’entoure et à la figure rébarbative de l’homme en face de lui ! Celui-ci regarde distraitement un écran, puis, avec semble-t-il une pointe de satisfaction, il dit : « Désolé, mais la machine ne vous propose rien ! Elle explique même qu’elle n’aura jamais pour vous une offre d’emploi, car elle vous déclare impropre à tout travail ! Curieux !

_ Hein ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ! Je veux travailler, c’est pas une blague ! »

L’homme se redresse sur son siège : « Je regrette, la machine est catégorique ! reprend-il. Elle ne vous veut pas, c’est tout ! Et si la machine ne vous veut pas, nous non plus ! Enfin, le système, j’ veux dire !

_ J’ comprends pas ! J’ suis prêt à faire n’importe quoi !

_ Peut-être, mais c’est la machine qui décide !

_ Écoutez, tout ce que je veux, c’est un salaire, mon indépendance, être content de ma journée, repartir du bon pied !

_ Mais… je comprends… (il se met à taper sur son clavier). Je demande plus d’infos… Ah zut ! Pourquoi ça marche pas ? Bon, on va essayer comme ça ! Eh ben voilà ! Alors, Piccolo… Scan 18/6, seize heures… Mmmm…. Non, pas moyen… Y a une priorité rouge sur votre nom… J’arrive pas à ouvrir !

_ Mais enfin on peut pas empêcher quelqu’un de travailler ! On ne peut pas lui interdire de bosser, sinon comment il va vivre ?

_ J’ chais bien… Ce que vous pouvez faire, c’est demander à voir une assistante sociale !

_ J’ chuis fatigué d’un seul coup ! Vous pouvez m’ dire pourquoi les choses les plus simples deviennent les plus compliquées ? J’ comprendrais que la machine me refuse, si je faisais preuve de mauvaise volonté, mais ce n’est pas le cas !

_ Écoutez, j’ peux pas faire plus ! Je vous ai donné la piste de l’assistante sociale…

_ Mais ça arrive souvent que la machine ne propose rien, comme si on avait la peste ?

_ Non, vous êtes l’un des rares ! A vrai dire, c’est la première fois que je vois ça ! C’est pour ça que je vous dis que je suis impuissant, car c’est pas une erreur ! Votre dossier est bloqué !

_ J’ comprends pas…

_ Excusez-moi, mais je dois prendre d’autres personnes ! »

Piccolo sent la colère monter en lui, d’autant que celle-ci s’échappe de blessures anciennes et qu’elle a déjà été maintes fois retenue ! Mais, encore une fois, Piccolo se contient, car il ne servirait à rien de s’emporter contre l’homme du bureau et il se lève et quitte la pièce !

Il est abattu et passe devant la machine et maintenant qu’il la regarde avec un autre œil, elle lui semble suffisante, arrogante et formidablement bête ! Il se demande qui elle est vraiment et profitant que personne ne se trouve devant elle, il lui fait face et la manipule dans tous les sens, ce qui fait qu’elle s’échauffe, se met à clignoter et qu’une alarme se déclenche !

Deux gardiens font irruption et tire Piccolo en arrière, avant de le coucher sur le sol ! La confusion est totale, le bruit assourdissant et finalement la machine s’ouvre, libérant son contenu ! A la grande stupéfaction des personnes présentes et provoquant leur horreur, un flot d’os et de chair pourrie se déverse sur le sol, telle une inondation ! On entend des cris et on se précipite vers la sortie ! Mais Piccolo et ses gardiens, eux, ont à leurs pieds des crânes, aux dents serrées, comme s’ils souffraient !

 

 

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« Zut ! se dit Cariou. Y a plus d’ pain ! Va falloir que j’aille en chercher ! » Cariou s’habille, il met son gilet pare-balles, son treillis et prend son arme, en espérant ne pas devoir s’en servir ! Puis, il sort et avance d’un pas rapide ! D’abord, l’espace est dégagé et a priori sûr, mais à cette heure des bombardiers filent vers le nord, en un flot ininterrompu, et leur vacarme assourdissant assomme déjà Cariou ! Il s’efforce de rester concentré, quand il est soudain la proie d’un premier tir lointain ! La balle l’atteint, mais à cette distance et grâce au gilet de protection, elle ne cause pas beaucoup de dégât !

« Mais nous voilà dans le bain ! se dit Cariou. Et c’est pire devant ! » En effet, les rues deviennent plus étroites et les tireurs plus nombreux et plus proches ! Il y a des pièges aussi ! On peut tomber dans une fosse et finir esclave sexuel d’un chef libidineux ! Vigilance donc ! L’humanité s’ennuie et cultive ses vices, comme dit l’adage ! C’est le prix du confort et de la richesse !

Cariou essuie maintenant quelques tirs, mais ils viennent de gens qui n’ont pas de temps à perdre et qui se rendent au travail ! Leur mépris est fugitif, comme s’ils voulaient se rassurer, avant d’attaquer la journée ! Les braves citoyens ! Ils vont gagner leur vie et donc faire fonctionner la société, en écrasant tout de même un ou deux de leurs semblables ! C’est ainsi qu’ils rafraîchissent le sentiment de leur supériorité !

Cariou a tellement d’expérience qu’il évite leurs balles, presque sans y penser ! C’est la routine ! Celle d’une population aveugle et zéro effort (alors qu’elle court à son emploi!) ! Mais elle se croit dans l’Univers comme en classe  et vive les vacances ! Quelquefois, il y en a un ou une qui sont particulièrement énervés et ils font feu alors avec une arme plus lourde, tel un fusil à canon scié ! Ils tiennent de cette manière à affirmer leurs droits ! Ils sont en colère, car un serin a crotté leurs chaussures et c’est inadmissible, puisque cela vient se rajouter aux enfants qui souffrent de la faim !

Cependant, ces attaques sont trop grossières et isolées, pour vraiment inquiéter Cariou, qui se rapproche de la boulangerie ! Mais il est brusquement la cible d’un char et il se tend à l’écoute des chenilles ! Elles vont plus vite que lui, ce qui n’étonne pas Cariou, car difficile d’imaginer un conducteur de char en paix avec lui-même ! Et c’est aussi cette impatience qui sauve Cariou ! Le char bientôt le dépasse, le laissant tranquille, mais l’épreuve a été dure ! Les chenilles étaient juste derrière et ont menacé longtemps !

Cariou entre dans la boulangerie et il y a un client devant lui ! Celui-ci demande son pain avec une extrême circonspection, comme si c’était la première fois ! Cariou a assez de force pour ne pas broncher, mais il sait encore que c’est lui qui va payer ce temps perdu ! On va l’en rendre responsable et en effet, une femme arrive dans son dos et essaie de lui trancher la gorge ! Cariou ne doit son salut qu’à une gaine spéciale, en acier fin, qu’il a lui-même confectionnée et qui lui protège la nuque ! La femme est déçue et doit ronger son frein ! Certains derrière maintenant tirent à la mitraillette au-dessus de Cariou, qui n’en reçoit qu’un peu de plâtre !

Pas d’ quoi fouetter un chat et Cariou, son pain dans la main, s’échappe ! Un tir de bazooka peut-être, avant qu’il ne disparaisse totalement ? Cela arrive, mais, dans un espace aussi étroit, la démesure perd toute efficacité ! D’une manière générale, plus la haine se dévoile et plus elle en devient ridicule ! Un orgueil démonstratif montre sa souffrance et réjouit malgré tout sa cible !

C’est le retour ! Un vent frais souffle sur Cariou, mais il est encore loin d’être au bout de ses peines ! Il bute sur des déchets ! Des goélands crèvent des sacs poubelles laissés à l’air libre ! Le b.a.ba qui n’est pas encore appris ! Espérons que ce ne soit pas le fait de militants écologistes ! Ici, une affiche qui montre une guerrière antifa ! La violence en guerre contre la violence, ou comment le fascisme se tire une balle dans le pied !

Mais la folie est partout et Cariou n’en peut déjà plus ! Son pied tremble, son corps vacille ! Depuis combien de temps est-il parti de chez lui ? Deux ou trois siècles ? Qui est-il, quel est son nom ? A-t-il un but dans la vie ? Son cerveau n’est plus qu’une marmelade et il va falloir qu’il se repose, avant de se retrouver lui-même !

Et le sédentarisme, et l’obésité ? Comment soulager ces maux, dans un environnement aussi égoïste, aussi agressif, aussi destructeur ! Et la nature ? Comment ne nous serait-elle pas étrangère ? Comment la paix du ciel bleu ou le chant des oiseaux nous aideraient-ils ?

Cariou introduit sa clé et une balle vient frapper juste tout près de sa tête ! Jusqu’au bout !

 

 

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L’ego est maussade ! Non qu’il ait faim, au contraire ! Il mange trop ! Il en est dégoûté ! La nourriture, c’est comme les problèmes : il y en a pléthore, jusque-là ! L’ego est maussade, il fait la grimace ! Que lui manque-t-il ? Que lui doit-on ? Il fait le tour des choses, le compte ! L’ego est maussade, il regarde le monde avec dégoût ! Sa tête grise de requin fait le tour, inspecte, rumine !Quelle sera sa victime ? Qui va payer la facture ?

Car rien ne va comme le veut l’ego ! Ça non ! Il est spolié, c’est évident ! Lésé ! On lui doit quelque chose ! Mais quoi ? L’ego est maussade, fermé, qui va payer ? L’ego est en colère ! Il rugit ! Il tape ! écrase ! Vocifère ! Il présente la facture, la note, l’addition ! Le montant : c’est la consommation en chauffage de l’enfer depuis qu’il existe ! De quoi trembler !

L’ego est maussade ! Il tourne sa tête grise de requin ! Il passe des enfants à la moulinette, pendant qu’il discute ! Il est plein de sang et sourd aux cris ! Il a d’autres chats à fouetter ! Il veut envahir l’Asie ! Il a aussi son champ de pyramides et il faut quand même l’entretenir ! C’est du boulot !

Évidemment, l’ego ne peut pas acheter le soleil ! Il n’est pas bête à ce point ! Il sait qu’il y a des limites ! Il a été bien éduqué, il peut être raisonnable ! Mais ses dix mille pétroliers, faut bien qu’ils circulent ! La vie n’est pas rose ! Elle est même injuste, cruelle !

L’ego est maussade ! Il tourne sa tête grise de requin ! Qui va payer ? Qui est responsable du malheur de l’ego ? Des esclaves sont là, tremblants… Ils offrent à l’ego ce qu’ils ont de mieux…Mais l’ego leur crache dessus ! Quoi, ils ne sont pas assez heureux d’être esclaves ! Il faudrait encore leur donner de l’attention !

L’ego dresse sa tête dans l’espace, elle se détend jusqu’aux bornes de l’univers ! Les supernovae n’ont qu’à bien se tenir ! Dieu lui-même doit prendre le sceau et la serpillière ! Et qu’ ça frotte et qu’ ça brille ! L’ego est maussade ! Il tourne sa tête grise de requin : qui va payer ?

L’ego est plein de morale, plein de sagesse ! Il dit qu’il faut être humble, ne pas se croire le centre du monde ! qu’il faut bosser ! qu’on ne fait pas ce qu’on veut ! que la vie n’est pas une partie de plaisir ! On opine, il faut filer doux ! Car qui peut affronter l’ego ? l’ego impayable ! l’ego extraordinaire ! l’ego fou !

Qui peut lui dire la vérité ? lui tendre un miroir ? Autant caresser un serpent à sonnettes ! Autant marcher sur la mer en pleine tempête ! Autant rire sur une mine ! L’ego explose au moindre mot ! à la moindre aspérité ! à la moindre plume ! Il explose et pulvérise ! Pourquoi ? Pourquoi l’ego est-il à vif ? C’est maladif ? Notre époque est une poudrière ! Pourquoi l’ego ne supporte rien ? Il en a plein la gueule pourtant ! Le moindre reproche, la plus petite observation et il explose ! On lui coupe un bras ! Il n’a aucune force apparemment !

La force permet le dialogue, pas l’ego ! La paix, c’est la force ! L’ego ne connaît donc pas la paix ! Pourquoi ? Peut-on satisfaire l’ego ? L’angoisse vide l’ego ! L’ego ne guérit pas son angoisse ! L’ego est un monde clos ! L’univers doit nourrir l’ego, tout doit aller dans le sens de l’ego ! C’est incessant et épuisant ! L’animal apaise sa domination, pas l’homme ! Car il a soif d’éternité ! Voilà pourquoi l’ego est maussade et tourne sa tête grise de requin !

Qui va payer la facture ? A qui le tour ? Le gouvernement, l’exploiteur, le facteur, l’étranger, les bigorneaux ? Le fils du voisin ? Le curé ? Le chômeur ? L’ego rumine : faut des coupables ! L’ego fait la une et dit qu’on le néglige ! L’ego marche sur des cadavres et dit qu’il n’y a personne ! L’ego est gavé et dit qu’il ne reçoit rien ! L’ego agresse comme un voyou et dit qu’il est en haillons sous la neige ! L’ego crie au danger et ronfle tout son soûl ! L’ego alerte sur la dictature et insulte les passants !

Non, l’ego est maussade ! Ça ne va pas ! Il tourne sa tête grise de requin… Qui va payer la facture ? Qui va être écrasé, broyé, déchiqueté ? L’ego renifle… Attention ! Qui va prendre ? Qui va morfler ? L’ego se dresse tel le tsunami… Qui sera emporté, noyé ? L’ego finalement rit (un rire sinistre, on dirait un gond rouillé!) Et tout le monde rit ! Finalement, y a pas que du sang dans la vie !

Mais l’ego vient d’attraper quelqu’un, un pauvre gars innocent ! Et il le dévore, alors que la bonne humeur n’est pas encore retomber ! Sacré ego ! Impayable ego ! Magnifique ego ! L’ego, c’est l’avenir, sûr !

 

 

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L’ego est un farceur ! Il est contre le fascisme ! Il se dit antifa ! Il est contre la soumission ! Les gros trusts ! Les riches ! Et il se dit insoumis ! Il lutte pour la liberté ! C’est beau, c’est grand !Tiens, on a la larme à l’œil ! Mais pourquoi ? Pourquoi l’ego lutte pour la liberté ? Mais pour dire : « Regardez-moi ! C’est moi l’ego ! Admirez-moi ! Je suis le centre ! Le post-ado ! C’est moi le centre ! »

Hein, l’ego quel farceur ! La justice sociale ? Mais c’est moi le maître ! Regardez le pauvre !Vous ne le considérez pas ! Autrement dit, vous m’ignorez ! Respectez le pauvre, donc respectez-moi ! Le pauvre en haut ! Donc moi en haut ! A bas le fascisme ! Car il est en haut, il commande !Alors que moi je suis en bas !

L’ego pousse et veut la place ! C’est sa misère ! C’est sa chaîne ! C’est sa soumission, son esclavage ! C’est sans espoir, sans issue ! Car que peut espérer au fond l’ego ! Être le maître ? Être la star, comme dans ses rêves d’ado ? Il veut quoi ? Il veut de la soumission, de l’esclavage, de l’admiration, comme dans ses rêves d’ado, où il était plein de lui-même ! Où il était le centre ! Où on l’adulait ! Où il était en sécurité ! Où il n’y avait rien d’autre que lui !

C’est ce que veut l’ego, rester un ado ! Mais ce n’est pas possible ! C’est sans issue ! Nul n’est le maître, quand tout le monde veut l’être ! Alors l’ego déteste ce monde, qui n’est pas comme dans ses rêves d’ado ! On échappe à l’ego ? Il méprise, hait, détruit ! L’ego est l’ado haineux, boudeur !La lumière échappe à l’ego et il aboie et veut la mordre !

La lumière échappe à l’ego, car elle n’a pas besoin de lui ! Elle n’a plus d’ego ! Elle seule est libre, pas l’ego ! Cours, cours l’ego ! Aboie, aboie ! Mords ! Mords ! C’est sans espoir ! L’ego est une prison, où il n’y a pas d’eau ! Où on meurt de soif ! L’ego chaque jour montre les dents ! Pauvre ego ! La lumière s’en joue !

La lumière est comme l’eau : elle chante et danse ! La lumière est libre, pas l’ego ! L’ego dit : « Alerte ! Alerte ! Y a urgence ! Problèmes ! » La lumière hausse les épaules ! Elle connaît les problèmes de l’ego, ce farceur ! C’est sans fin ! La peine de l’ego, c’est l’ego ! La peine de l’actualité, c’est l’ego ! L’ego est triste ! C’est un assassin ! Chaque jour il piétine, méprise, écrase !Il essaie de tuer la lumière, mais elle s’échappe comme un papillon ! Elle connaît les mensonges de l’ego ! Ce farceur !

L’ego dit : « Regarde mes pauvres ! Vois comme ils sont victimes de l’injustice ! Tu sais combien gagne machine ? » L’ego fait trembler au nom de ses pauvres, Mais il s’en sert, car l’ego des pauvres est plus petit ! Sans danger pour le sien ! L’ego se moque des pauvres ! La belle affaire ! A bas le riche, puisqu’il ne pense pas à moi ! Puisque c’est lui qui dirige le monde, selon ses rêves d’ado !

L’ego ne supporte pas qu’on lui échappe ! Qu’on ne lui soit pas soumis ! Ainsi l’ego n’aime pas l’ego ! Et surtout pas la lumière ! La lumière est belle ! Elle ne se nourrit pas de l’ego ! Elle rit de l’ego ! Elle est paisible ! Quel est son secret ? C’est l’amour ! L’amour sans ego ! Est-ce possible ?La lumière qui scintille sur le ruisseau qui chante… Est-ce possible ? Le géant de coton dans le ciel bleu… Est-ce possible ? La caresse de la mer, après sa furie… Est-ce possible ? Un sourire, à côté de la haine… Est-ce possible ?

Oui, l’amour sans ego est possible ! C’est plus tes rêves d’ado ! C’est plus toi le maître ! C’est toi libre, sans ego ! C’est la lumière et le mystère ! Allez, viens, faisons jouer le triste ego ! Faisons lui faire le beau ! Il est tellement bête ! Tellement haineux ! Tellement laid ! La lumière rit de l’ego ! Elle rit de la haine de l’ego ! L’ego fulmine, enrage, car il voit que la lumière lui échappe !ne lui est pas soumise !

La haine de l’ego nourrit la lumière ! Elle lui donne raison ! Pauvre ego ! Triste ego ! Laid ego et assassin ego ! Quel farceur ! Il dit encore : « Regarde mes pauvres ! Quelle injustice ! Le riche a ma place ! Le riche à ma place ! Voilà ma misère ! » La lumière répond : « Regarde la beauté du monde ! Regarde la force ! Regarde l’amour ! Regarde ! Mais regarde ! Lève le nez de ton nombril ! »

Alors l’ego hait ! On lui demande trop ! C’est pas comme dans ses rêves d’ado ! C’est pas lui le maître ! C’est la lumière ! Mais quelle tête il a ! Les enfants rient de lui !

 

 

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L’ego dit à la lumière : « Tu n’es pas sérieuse !Tu es inconséquente !Tu verras, la vie c’est bien autre chose ! Faut travailler, gagner sa croûte ! C’est pas comme tu veux ! En fait, tu t’ fous d’ ma gueule ! Je me saigne aux quatre veines et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu ne penses qu’à toi ! Tu t’ la coules douce ! Tu parades ! Il va falloir que tu changes ! Que tu arrêtes de tout concentrer sur toi ! Etc. ! »

La litanie de l’ego est sans fin ! Elle fonctionne comme un marteau-pilon ! Dans le cosmos ! Les Vénusiens, eux-mêmes, l’entendent ! Ils demandent : « Mais qui fait du bruit comme ça ? C’est encore les Terriens, j’parie ! Oh ! Oh ! Les Terriens, un peu d’ calme ! Y en a qui ont besoin d’ s’ reposer ici ! Foutus Terriens ! »

Et les Vénusiens marmonnent, mais les Terriens n’arrêtent pas ! Et l’ego continue d’assommer la lumière ! Il veut faire peur à la lumière ! Il veut l’écraser ! Car l’ego cherche le pouvoir, le commandement ! Et le monde décrit par l’ego devient terrible ! Si on en croit l’ego, les hommes ne connaissent pas le plaisir ! Ils travaillent, c’est tout ! Ce sont des forçats ! Toute la journée à pousser les wagonnets d’ soufre ! Ils sont pleins de poussière et ils suent et ils toussent !

Vision qui fait frémir la lumière ! Elle qui veut aimer, chanter, jouer les cigales ! « Oui, le monde est terrible ! dit l’ego, qui se dresse au-dessus de la lumière, tel un manteau de nuit ! La vie te réduira en miettes ! Elle te plongera dans les oubliettes ! Malheur à celui qui s’écarte du devoir !Malheur à celui qui ne travaille pas ! Malheur à l’innocence, la naïveté ! »

La lumière, qui aime le soleil et les papillons, se met à trembler ! Elle ne se rend pas compte du cauchemar qui l’attend ! Elle maudit ses rêves, sa candeur ! Elle se frappe la poitrine pour s’endurcir, pour se préparer au pire ! L’ego a parlé, a montré la réalité ! La lumière se sent coupable d’être !

Mais est-ce possible ? Peut-on naître erreur de la nature ? Peut-on se détruire fondamentalement ? Peut-on être totalement mauvais ? Les ruisseaux et la mousse, la feuille émeraude, c’est de la bouse ? C’est que des cellules et des électrons ? C’est « nada », pour plaire au physicien ou au généticien ? La lumière s’interroge ! Elle veut se jeter par la fenêtre, car elle se hait d’exister ! Elle se trouve si bête, si inutile !

Les Vénusiens sont encore obligés d’intervenir :

« Oh ! Oh ! crient-ils à la lumière.

Vous n’allez pas sauter et faire la conne !

Manqueriez plus que vous atterrissiez sur not’ barbecue !

_ Z’avez raison ! dit finalement la lumière. Y a mieux à faire !

Et d’abord une enquête !

Car peut-on vivre sans plaisirs ?

_ Non ! répondent en chœur les Vénusiens.

_ C’est bien c’ que j’ pensais ! »

Voilà la lumière qui prend sa loupe, sa pipe et sa casquette, et qui commence ses investigations ! « Hum ! Hum ! se dit-elle. Voilà des traces de plaisirs Laissées par l’ego ! Elles mènent où ? » La lumière ouvre une porte et qu’est-ce qu’elle voit ? L’ego est là dans le cosmos ! C’est une statue d’or, qui sourit en s’admirant ! qui ruisselle de vanité et de complaisance ! qui brille de mille feux devant la glace ! Et à ses pieds des millions d’esclaves s’empressent, s’épuisent, meurent, pour essayer de la satisfaire !

De temps en temps, l’ego en écrase un ou le croque, ce qui fait que le sang se mêle à l’or ! La lumière n’en croit pas ses yeux ! Elle est épouvantée ! Elle qui est si naïve, si bête aussi ! « C’est la vie dure ! » se dit-elle. Mais soudain l’ego la voit et le meurtre apparaît dans ses yeux ! Il doit maintenant tuer la lumière, car il ne faut pas qu’on sache qui est vraiment l’ego !

Tout s’explique ! Le monde est chaos pour plaire à l’ego ! Et la lumière ? Elle rase les murs et surveille son dos ! L’ego est l’animal dévoreur de cerveaux ! Son hypocrisie est reine !

« Ouais ! Ouais ! fait un Vénusien. J’ savais bien qu’ les Terriens n’étaient pas « clean ! » Ici, au moins on est sérieux ! On bosse ! »

 

 

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Sainte Dicaliste devient une légende ! Les travailleurs parle d’elle avec des tremolos dans la voix ! Elle est leur messie, leur libérateur ! Quand le travailleur exploité rentre chez lui le soir, après une rude journée consacrée à sa sécurité, il s’assoit devant l’âtre rougeoyant, qui constitue la seule lumière de l’humble demeure ! Les enfants du travailleur regardent leur père avec respect, mais aussi sont-ils à ses pieds pour entendre une de ses magnifiques histoires, pendant que la mère attendrie range les derniers vestiges du souper ! Alors le père raconte l’un des exploits de la sainte et c’est comme si une aurore boréale s’échappait du toit !

Cependant, sainte Dicaliste découvre un nouveau village, tandis que son équipement a pris une forme définitive ! Elle est vêtue d’une robe unie, serrée à la taille et assez rêche, pour ne pas amollir la peau ! Une besace sans ornements est suspendue au cou et ne contient que le strict nécessaire ! Il ne manquerait plus qu’on y voit comme un début de capital ! Même le pauvre d’aujourd’hui la traiterait avec mépris, n’y trouvant rien d’intéressant ! Mais c’est surtout une épaisse canne en bambou qui intrigue : la sainte serait-elle rattrapée par l’arthrite ? C’est ce que nous allons voir…

Comme à son accoutumée, sainte Dicaliste s’arrête à l’auberge du village, pour se reposer de la fatigue du chemin ! Elle prend place à une table dehors et n’attend que du thé, avant de se rafraîchir les pieds, à une fontaine là-bas ! Mais le monde est ce qu’il est et l’oppresseur partout ! Le mal ne perd jamais une seconde et il continue son œuvre destructrice ! En face de sainte Dicaliste, à une autre table, un groupe d’hommes fait grand bruit, visiblement enivré et en paraît effrayant ! Ce sont des riches, des figures arrogantes, des blousons dorés, qui exhibent fièrement le chiffre 40 ! Ils font partie d’une célèbre bande de bandits, appelée CAC 40 ! Ils ont la main mise sur la région et la police elle-même est à leur service ! Rien n’arrête leur soif de pouvoir et ils broient volontiers le travailleur, qu’ils considèrent comme leur esclave !

La sainte renifle, en constatant qu’elle est en présence de ses pires ennemis ! Cependant, la jeune serveuse de l’auberge s’approche en tremblant de ces « messieurs », pour leur apporter de nouvelles bières… Aussitôt, bien entendu, ils tournent vers elle leur visage grossier, ils s’en moquent et leurs mains la chahutent, la pelotent ! La serveuse est au supplice, quand soudain la voix claire de la sainte claque comme un coup de fouet : « Laissez-la tranquille, bande d’ignobles porcs ! » Le silence qui suit est total et ne fait qu’exprimer une stupeur sans bornes : comment peut-on commander, insulter même, des hommes qui se croient les maîtres ? Jusqu’ici les bandits n’avaient même pas remarqué la sainte, mais maintenant leurs yeux sombres, tels ceux du fauve, se fixent sur sa personne !

« Il y a quelque chose qui t’ démange ? demande l’un d’eux. Hein, le sac de pommes de terre, tu voudrais p’t’être qu’on s’occupe de toi ! Tu s’rais trop contente ! Ah ! Ah ! » La sainte est triste, car elle n’aime pas la violence ! Le travailleur est bon et alors pourquoi suscite-t-il autant de haine ? Toujours il a été victime du pouvoir et il ne fait que se défendre ! Pourquoi ne respecte-t-on pas le travailleur, bien que ses intentions soient pures ? La sainte rêve d’un monde juste, où tous les travailleurs seraient heureux et fiers ! Pourquoi le capitaliste cherche-t-il à empêcher ce paradis ?

Mais le mal est inexorable et deux CAC 40, les plus hideux, les plus costauds, ont quitté leur table et s’approchent de la sainte ! Manifestement, ils vont s’en prendre à elle et la sainte soupire, car encore une fois elle déteste avoir recours à la force ! Ce n’est pas son rôle, qui est celui d’une ouvrière de paix ! Mais enfin elle ne peut pas non plus se laisser faire et elle met la main sur sa canne, pour dégainer son sabre ! Les deux types hilares l’empoignent, mais déjà la lame a jailli ! Elle jette un éclair et siffle ! Le premier CAC 40 a le visage tranché et le second, avant même de comprendre quoi que ce soit, a un gros bouillon de sang qui lui sort du cou !

C’est le massacre, ponctué de hurlements ! C’est un boucherie libératrice pour la sainte et un naufrage pour les bandits ! Pas un n’en réchappe, alors que le sabre vole, devient invisible, avant de se redresser comme un serpent ! Chaque coup est mortel et les corps gisent dans une mare de sang ! La serveuse ne bouge pas, hébétée, tandis que la sainte s’adresse à elle : « Dieu sait si j’aurais voulu éviter ça ! Mais ils l’ont bien cherché, n’est-ce pas ? Je ne peux pas supporter qu’on malmène le travailleur ! Bon, ben, faut qu’ j’y aille ! Allez courage ! »

La sainte a repris sa besace et son allure modeste… « Que la peste soit du devoir, se dit-elle. Si ça s’ trouve, j’ai pris une ride ! »

 

 

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Comment sainte Dicaliste a-t-elle rencontré Grobras ? Voilà qui mérite d’être raconté ! Grobras aime penser et dire qu’il appartient au petit peuple ! non au peuple, mais au petit peuple ! car il existe quelque chose de plus pur que le peuple, c’est le petit peuple ! Tout le monde connaît la pureté du peuple, puisqu’il est victime des riches, des exploiteurs et qu’il n’a donc aucun égoïsme, ce qui fait que son origine n’est pas animale, comme celle de ses oppresseurs, ni même végétale, les plantes elles-mêmes se menant une guerre sans merci ! D’où vient alors le peuple ? C’est une question à laquelle il ne répond pas lui-même, tellement il est préoccupé par l’injustice qu’il subit !

Mais enfin le peuple peut se voir suspect à lui-même à bien des égards ! N’a-t-il pas tendance à prendre la place des riches, à cause de son égoïsme naturel, dû à son origine animale ? Voilà que nous mettons en colère le peuple, en lui demandant de réfléchir, mais toujours est-il que bien des « héros » du peuple se sont révélés décevants, en se montrant corrompus ! A force de se rapprocher du pouvoir, ils ont fini par y prendre goût et ils se sont encore enrichis, etc. ! Le peuple donc pourrait être jugé corruptible, influençable, de par ses nombreux combats qui l’opposent aux capitalistes et qui le feraient maintes fois traiter avec l’ennemi, jusqu’à ce que les frontières entre les deux camps deviennent floues !

Pour éviter ces dérives et tout soupçon, il existe une expression qui garantit une pureté à cent pour cent et qui implique que l’on ne fait que subir (ce qui exclut toute ambition !) et c’est le « petit peuple » ! On y est recroquevillé, à l’ombre de la chaussure du riche ! Le peuple y paraît même déjà une chance, une sorte d’aisance et de liberté bourgeoise ! C’est déjà le « grand vent » ! Le petit peuple, lui, ne demande rien : il est une victime, c’est tout ! Il n’a même pas l’espoir du bousier, qui marche vers la crotte ! Il est invisible ou a juste l’épaisseur d’un papier calque ! Rien que son nom devrait faire honte aux riches ! Le petit peuple est à peine plus que les morts et encore ceux-ci connaissent le repos ! Le petit peuple, pour sa part, n’en finit pas « d’encaisser », c’est sa vie, il ne connaît rien d’autre ! Évidemment, à côté de ce martyr, le reste du monde apparaît monstrueux ! Chaque jour, le petit peuple tire enchaîné le lourd navire du capitalisme !

Cette souffrance quasi muette, en fait cette impossibilité, cette impuissance du petit peuple, alors qu’il veut, comme tout le monde, s’enrichir, avoir plus de pouvoir, pour écraser son voisin et le rendre jaloux, le fait s’ériger en censeur impitoyable de la société ! Puisqu’il semble « condamné » à la pauvreté, le petit peuple se soulage en dénonçant inlassablement la corruption et les abus des riches et des puissants ! Pour le petit peuple, tout le malheur est d’être pauvre et tout le bonheur de piétiner les autres ! Il ne lui viendrait pas à l’idée que le riche est malheureux, puisque lui-même enrage de ne pas l’être ! Mais, ainsi, Grobras n’est pas seulement un colosse, gâté par la nature, il tient encore d’épais livres de compte, où sont notés tous les manquements de ceux et celles qui ont du pouvoir ! Dès que l’actualité dévoile une corruption, un scandale, Grobras s’en saisit et s’en sert comme d’une mitraille, destinée à couler bas le navire société ! Grobras ou le prophète, celui qui annonce la fin du pécheur devant les rois ! qui fustige la décadence du monde ! qui n’en peut plus de toute cette boue et qui renifle le bourgeois, pour mieux s’en débarrasser comme d’un sale rat !

Ce jour-là, il est au milieu d’un pont et personne n’échappe à son grand corps vêtu d’une robe de bure ! Sitôt qu’il sent une bourse, un bijou, une riche étoffe, il imagine la corruption, des amours ignobles de riches et hop, le couple coupable d’aisance passe à la baille ! « Ah ! Ah ! », fait alors Grobras, qui voit venir à lui sainte Dicaliste ! Il se renfrogne… Serait-ce que la sainte n’apparaît pas comme une source de jouissance, par son maintien évidemment austère ? Où est cet air dédaigneux, qu’on prend tant de plaisir à humilier ? Mais la sainte a quelque chose de sympathique… Elle dit : « Trente ans de boîte !

_ Cinquante !

_ Jamais vu la mer !

_ Moi, la montagne !

_ J’ai pris une seule fois le train !

_ Qu’est-ce que ces oiseaux d’acier au-dessus de nos têtes ?

_ Je lisais Marx en colonies de vacances !

_ J’ai déchiré l’Evangile à treize ans !

_ J’étais à la Bastille, quand on a étripé son commandant !

_ Sur les barricades, mon œil a fait frémir les Versaillais !

_ Regarde : la trace d’une balle du CAC 40 !

_ Regarde cette estafilade ! Le CAC 40 encore lui !

_ Ami ?

_ Ami !

_ Dans mes bras !

_ Boouououh ! »

 

 

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Cariou habite « Fort Perplexe », car il vient de recevoir deux messages : l’un de madame Peine et l’autre de Baluchon, et tous deux disent à peu près la même chose : « Du nouveau sur Belle Espoir ! Venez vite ! »

Cariou reprend son autociel fatiguée et il commence par aller voir madame Peine. Il retrouve donc les deux gardiens du château : « Mais c’est le retour du fouille merde ! dit l’un.

_ Ouais, on le reconnaît rien qu’à l’odeur ! fait l’autre.

_ Eh les gars, répond Cariou, j’ai connu un gars qui avait tellement de constipation qu’on avait fini par l’appeler la Chèvre !

_ Et alors ?

_ Rien, je voulais juste vous détendre un peu !

_ Ben, c’est raté !

_ C’est ce que je vois ! »

Cariou arrive au château, où il est reçu, comme il se doit, par le maître d’hôtel hautain, Bruce. Cariou suit Sa Dignité et se retrouve devant madame Peine : « Ah ! Monsieur Cariou ! dit-elle. Les choses changent ! Mais venez par là ! »

Madame Peine a l’air guillerette et elle mène le détective près d’une machine, qui ressemble à une caisse enregistreuse ! Celle-ci crépite et éjecte au fur et à mesure une liste ! « Depuis les émeutes, explique madame Peine, ça n’arrête pas !

_ Qu’est-ce qui n’arrête pas ?

_ Mais les inscriptions à mon parti ! Écoutez ça ! A chaque fois un nouveau nom ! Ah ! Ah ! Alors est-ce que Belle Espoir n’est pas là, devant vous ?

_ Excusez-moi madame Peine, mais tous ces gens, qui se joignent à vous maintenant, le font par haine ou par peur ! On les agresse, on les méprise et ils tiennent eux aussi à montrer leur propre ressentiment ! La haine engendre la haine ! C’est œil pour œil, dent pour dent ! Même si c’est naturel, ce n’est aucunement une source d’espoir ! C’est juste une impasse !

_ Quel rabat-joie vous faites ! On va enfin pouvoir fermer le robinet de l’immigration ! Comme je suis heureuse ! Imaginez un pays propre, fier de nouveau de sa valeur !

_ Comme ça les Blancs pourront se haïr entre eux ! Vous savez, la différence est toujours difficile à accepter et c’est pourquoi elle pose un défi et qu’elle est au fond la vie ! J’ai l’impression que vous souhaitez une sorte de bêtise congénitale…

_ Vous n’arriverez pas à m’assombrir ! J’ai la légèreté d’un papillon, une seconde jeunesse ! Bruce va vous reconduire ! »

Cariou s’échappe du château et part voir Baluchon. Celui-ci l’accueille dans son bureau particulier : « Vous entendez ? demande-t-il à Cariou. C’est la révolution ! Le peuple fait entendre sa voix, contre ce gouvernement gangrené, inféodé au CAC 40, cette nouvelle Bastille !

_ Comme vous y allez, Baluchon ! Ce sont des tirs de mortiers, des destructions, des saccages contre des commerces, nos villes, le monde des Blancs ! contre la République !

_ Oh ! Vous n’y êtes pas du tout, mon p’tit gars ! C’est la police qui est responsable et donc le pouvoir, le gouvernement ! Ecoutez-les ! Quelle force, quelle vigueur ! C’est le cri de la justice ! A bas les néolibéraux, les exploiteurs ! Le nouveau sans-culottes est arrivé ! Hein ! Belle Espoir ressurgit dans les flammes, tel le phénix !

_ J’ vais un peu jouer les pompiers sur vos ardeurs, mais en ce moment même certains perdent tout ! leur établissement, leur voiture ! Je doute qu’ils aient votre enthousiasme !

_ Il faut savoir regarder au-delà des intérêts particuliers, quand s’écrit l’histoire !

_ Vous savez au fond ce qui se passe ? Une population de Noirs et d’Arabes, pleine de vitalité, veut sa place ! Car il est faut de croire qu’un Noir ou un Arabe trouvent du travail ou un logement comme un Blanc ! Ils se heurtent chaque jour à notre hostilité, plus ou moins sourde ! La différence crée toujours de l’inquiétude ! Mais, ce que vous voyez là, c’est une révolte contre nous, les Blancs ! Le pouvoir n’y est pas pour grand-chose !

_ Qu’est-ce que vous me chantez là ! Ils attaquent bien la police ! cette police née pour tuer et servir les ambitions de Macron !

_ Je crains que votre haine à son égard ne vous fasse divaguer ! D’ailleurs, ces émeutes sont plus troubles qu’il n’y paraît ! J’ai pu lire un slogan qui disait : « Eat the cops, not the pigs ! » Autrement dit : « Mange les poulets, pas les cochons ! » Vous voyez tout de suite à quoi ça fait référence, non ? On a aussi attaqué un bar LGBT près d’ chez moi et d’après le patron, c’était clairement les « PD » qui étaient visés ! Vous devriez réfléchir à ça, puisque vous vous présentez comme le champion de la laïcité et de la République !

_ Vous ne me ferez pas bouder mon plaisir, Cariou ! C’est Rome qui brûle ! C’est le cœur qui parle ! la vague que j’attendais et qui emporte tout !

_ Même la mort ? Le cœur que vous imaginez met aussi le feu à des habitations, où dorment des gens ! Les torts sont des deux côtés et c’est à chacun de changer !

_ Comme vous êtes petit, médiocre ! L’édifice de l’argent est en train de s’écrouler ! C’est l’aube d’un nouveau monde !

_ Dans votre cerveau, à côté de l’altimètre, y a une manette pour sortir le train d’atterrissage ! Utilisez-la par pitié !

_ Mes hommes vont vous sortir d’ici ! comme la dernière fois ! »

 

 

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Te raconterai-je les exploits de la sainte, de Grobas et de ses amis ? Pour cela, il me faut prendre le vieux et lourd livre des légendes… Ouf ! Le voilà posé sur la table ! Et quand on l’ouvre, on voit d’abord des images…, des images de combats, de chevaliers s’encastrant, de tentes et de traités ! Il y a aussi des monstres, des dragons, des géants et des héros ! La sainte est représentée priant le dieu des travailleurs, dans un bois, alors que la lumière divine vient l’inspirer !

Mais ce n’est pas la méditation qui nous intéresse, n’est-ce pas ? Nous, ce que nous voulons, c’est le sang, l’aventure, la victoire de l’épée, les intrigues et pourquoi pas les amours tumultueuses ! Faut qu’ ça bouge dans la mare aux grenouilles ! La contemplation, le travail intérieur, c’est pour les jours de pluie et encore, personne ne doit être là pour proposer une partie de p’tits chevaux fracassante ! Pourtant, existe-t-il plus beau monstre que l’angoisse ? N’est-elle pas le dragon moderne ? Et celui qui la vainc n’est-il pas au-dessus de tous les champions de l’Antiquité ?

Mais point de philosophie, avons-nous dit ! De l’action, de la geste et encore de l’action ! Que l’enfer se déchaîne, pour nous distraire ! Dieu comptera les siens ! Du merveilleux ! Du rêve ! Des amours splendides, durement gagnées ! Que la sébile de l’aveugle soit celle de l’espion ! Des complots ! Que le mal se lise sur les visages hideux ! Qu’il ricane, à côté de l’innocence du travailleur ! Au revoir sagesse, synonyme d’ennui ! Qu’il y ait des quiproquos, des malentendus dramatiques, des haines sans merci, irréversibles ! Que tout soit tranché, les bras comme les avis ! Le riche est l’ennemi, le fourbe, le prince noir !

Voyons… En ce temps-là, il y avait une contrée où le travailleur vivait en harmonie ! Il effectuait les travaux des champs, mais il ne vendait pas sa récolte pour s’enrichir égoïstement ! Il la distribuait au peuple et chacun souriait ! C’était le partage et le jeune homme plongeait son regard pur dans celui de la jeune fille, qui le lui rendait bien ! Le soir, on dansait et on buvait avec modération, car à quoi aurait servi l’alcoolisme ? N’était-on pas heureux ? On accueillait aussi à bras ouvert les étrangers et ils repartaient vers le vaste monde, où ils racontaient que le paradis existait et que la clé du bonheur était celle du travailleur !

Mais c’était compter sans le prince de Wall Street ! Il vit dans une tour de glace, dont le sommet se perd dans l’orage ! A quoi rêve-t-il ? Mais il regarde luire son or, comme on est fasciné par la flamme ! Il a des projets sombres, qu’il expose à des compagnons tout aussi inquiétants ! Il y a là des traders du Nord, aux yeux froids et bleus, à force de regarder les écrans ! Bien sûr, des bandits du CAC 40 sont également présents, car ils tiennent à avoir leur part ! Ils mangent goulûment des cuissots, en écoutant leur chef ! « Alors voilà ! dit celui-ci. Le problème avec le pauvre, c’est qu’il n’a pas d’argent !

_ Hi ! Hi !

_ Ah ! Ah !

_ Eh ! Eh !

_ Je me suis donc déguisé, pour visiter le jobard ! J’ lui ai j’té : « T’as pas d’argent ? Qu’à cela ne tienne ! Toi aussi, t’as droit à ta chaumière ! J’ te prête pour que tu la construises… et dame, si tu ne peux plus m’ rembourser, j’ te prends simplement la chaumière ! On s’ra quitte !

_ Z’ êtes un vrai philanthrope, chef !

_ Pas vraiment non…, car la créance, messieurs, la créance, j’en fais un marché juteux, une valeur sûre ! Nous sommes les rois et l’argent coule à flot !

_ Hip, hip, hourrah, pour not’ chef ! »

On en passe et des meilleurs et dans le livre des légendes, on voit la sainte escalader la tour de glace, grâce à un lierre magique ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas gober, n’est-ce pas ? Notre esprit garde volontiers un côté enfantin et qui est même lié à l’ego ! Plus nous voulons dominer et plus l’autre nous est indistinct, puisqu’il doit nous obéir ! Ce n’est qu’avec la maturité que nous arrivons à dire : « Aimez-vous les uns les autres ! » Moins nous avons d’ego et plus l’autre nous est une réalité et plus nous pouvons le comprendre et accueillir la différence ! Celle-ci nous est d’autant plus haïssable que nous cherchons à nous faire valoir, évidemment, car c’est la différence, ce n’est pas nous ! La différence est ennemie de l’égoïsme !

Mais voilà que je radote… et que je perds mon lecteur ! Que dirai-je d’autre ? Les bandits s’enfuient sous le rire gras de Grobras…, mais ils ne sont nullement vaincus, on s’en doute, et ils vont se réorganiser ailleurs, pour être encore plus forts ! La sainte saura-t-elle déjouer leurs nouveaux complots et méfaits ? On tremble un peu pour elle, car son sabre s’est légèrement ébréché sur le cou d’un Goldman Sachs ricanant, comme si l’enfer était parfaitement insensible !

 

 

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Ratamor a rejoint le camp du commando Science et ce matin-là, il se réveille à peu près bien ! Il sort de son baraquement et bâille, alors qu’il apprécie la rosée sur l’herbe, quelques petites fleurs et le chant d’un pigeon plus loin ! A cet instant, un climatologue passe avec une serviette et une trousse de toilettes, se dirigeant vers les sanitaires ! Ah ! La toilette du matin en mode camping ! Un carrelage peut-être pas très propre, une série de lavabos au-dessous de leurs petits néons et à côté, une chasse d’eau qui est tirée, après le premier caca de la journée ! « C’est assez plaisant, pense Ratamor, d’autant que le silence et la fraîcheur matinale accompagnent ce moment simple ! »

« Bonjour ! fait Ratamor au climatologue. Une belle journée qui commence, hein ? » Le climatologue ne répond pas, mais brusquement il souffle dans un sifflet, déclenchant une alerte ! Des hommes et des femmes de la sécurité accourent, à la stupéfaction de Ratamor, qui se voit aussitôt couché à terre et menotté, avant d’être emmené ! « Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous voulez ? » s’écrie-t-il, tandis qu’on le pousse déjà dans un bureau et qu’on le fait asseoir face à une femme en tenue kaki !

Ratamor abasourdi voit qu’on informe la femme et qu’on se retire, tandis qu’un lourd silence s’installe et que deux gardes restent autour de la porte ! Le sergent Fink, car tel est son grade et son nom est indiqué sur son uniforme, consulte un écran, prend quelques notes, puis enfin s’adresse d’une voix monotone à Ratamor, ainsi qu’elle aurait été lasse de l’inconséquence du monde ! « Vous vous appelez Ratamor, dit-elle, vos états d’ service sont excellents ! Vous êtes un véritable apôtre de la science ! un héros pour la jeunesse ! Vos supérieurs sont prêts à s’appuyer sur votre capacité à prendre des décisions, mais peut-être vous a-t-on trop souvent confié des missions dangereuses… et vous avez fini par craquer ! Classique, pourrais-je dire, si la situation n’était pas aussi préoccupante !

_ Mais… mais de quoi parlez-vous, bon sang !

_ Ratamor, pourquoi êtes-vous devenu climatosceptique ? Croyez bien que nous le regrettons…

_ Mais qu’est-ce que vous racontez ? Je n’ai jamais été climatosceptique ! Au contraire, je… je…

_ Ne venez-vous pas de déclarer à un de nos collègues qu’une belle journée commence ?

_ Mais… mais c’est la vérité ! Je me réjouis simplement de ne pas être à la même époque sous la sécheresse de l’année dernière ! Cela… cela ne veut pas dire que je nie le réchauffement climatique !

_ Savez-vous que ce mois-ci a été l’un des mois les plus chauds jamais enregistrés !

_ Très bien, mais il ne faut pas seulement se concentrer sur les chiffres ! Il est humain d’exprimer son bien-être personnel… et la terre elle-même utilise la moindre goutte d’eau… et il a plu quelques jours, ce dont je me suis enchanté !

_ Des départements observent de sévères restrictions ! Par solidarité…

_ Mais, s’il est bon de tirer la sonnette d’alarme, il est néfaste de s’y pendre ! On perd sa crédibilité ! »

Tout à coup, les fenêtres du bureau éclatent et un bruit de mitrailleuse se fait entendre ! Chacun s’est jeté au sol, y compris Ratamor ! Une voix dehors crie : « Sortez d’ là, bande de sales rats ! Alors les climatos d’ mes deux, on pourrit la vie des gens ! On joue les stars, avec des bulletins alarmistes ! J’ vais vous faire danser, moi ! »

Une grenade atterrit dans la pièce, sous les yeux épouvantés de Ratamor, mais le sergent Fink est prompt ! Elle a saisi la grenade et la rejette par la fenêtre ! Une explosion secoue les murs, puis Fink rageuse hurle : « Alors les gnomes, on rigole moins ! Le réchauffement est une réalité, connards ! » De nouveau la mitrailleuse entre en action et donne l’impression que des termites veulent en finir avec le baraquement !

Ratamor cherche à s’échapper de cet asile d’aliénés et il pousse avec sa tête la porte qui s’est entrouverte. Toujours menotté, il rampe dans des buissons, alors que le combat fait rage, et il se retrouve nez à nez avec un énergumène en pyjama, qui lui aussi joue les serpents ! « J’ parie qu’ c’est un complot néolibéral ! dit l’homme. Y respectent rien ! »

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