révolution féminine

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                              "Il a dit: "Tantine la gâteuse!

                               _ Tantine la gâteuse? Tiens!"

                                                          Il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu...

     

                                                         57

          Dans le car spécial, Rank est en tenue orange, avec les mains attachées aux pieds, par des chaînes et des menottes ! C’est un prisonnier très dangereux et qui va être exécuté ! Derrière lui, trois gardiennes, de jeunes filles, discutent : « Alors toi, tu as dormi avec Laurent, dit l’une, et il s’est rien passé ?

    _ Non, il s’est rien passé ! répond l’autre. Non, mais tu vois Laurent, il me fait : « Regarde, je te touche pas ! Je te touche pas ! Je te respecte ! » Y en a marre !

    _ Oui, il faudrait maintenant tenir Laurent à l’écart ! Car il est toujours là à essayer de séduire, mais, en définitive, il ne fait rien ! On ne peut pas compter sur lui !

    _ Eh bien, moi, j’ai dormi avec Marc ! dit la troisième.

    _ Et il s’est rien passé ?

    _ Non, il s’est rien passé !

    _ Pffff ! »

          Le trio pousse un gros soupir, ce qui fait sourire Rank, car il comprend que ces jeunes filles désespèrent de ne pas perdre leur pucelage ! « Il sera de toute façon toujours trop tôt ! » pense Rank et s’il voit ça le coeur léger, il n’en demeure pas moins que c’est son dernier jour sur Terre ! Mais pour quel crime va-t-il perdre la vie ?

          La Machine est décédée, mais, avant de mourir, elle a laissé un message, une longue lettre, dans laquelle elle accuse Rank de l’avoir harcelée, détruite, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne, minée par l’épuisement et le chagrin ! A l’époque de la Révolution féminine, ces propos ont fait l’effet d’une bombe ! On y a vu un matricide, la pire des monstruosités ! D’ailleurs, les témoins ont été vite nombreux pour affirmer que Rank n’avait en effet pas cessé de tourmenter sa mère, de lui soutirer de l’argent et qu’il l’avait proprement « vidée » de toute substance !

          La presse se déchaîna ! Le patriarcat n’avait pas d’âge ! Ses assassins étaient partout et frappaient même les personnes les plus sacrées ! C’est bien simple, au moment du procès, on dut protéger Rank contre la haine populaire ! On craignait qu’une femme ne fît justice elle-même ! Mais aussi l’indifférence de Rank choqua les jurés : qu’il n’exprimât aucun regret le condamna plus sûrement que la lettre accusatrice ! En ces temps troublés, le verdict fut accueilli avec joie : Rank passerait sur la chaise électrique !

          Le car maintenant quitte la nationale et prend la route qui mène au pénitencier, où aura lieu l’exécution ! Tout autour c’est une étendue désertique, sous un chaud soleil, et bientôt on arrive devant de hauts murs, hérissés de barbelés ! Des gardes dans des miradors surveillent l’entrée, alors que lentement une grande porte glisse, permettant le passage du car ! A l’intérieur, on fait descendre Rank, qui avance péniblement et qui regarde ses jeunes gardiennes s’en aller vers la cafète, en devisant joyeusement ! Ô jeunesse !

          Puis Rank est mené dans une pièce, où on veille à ce que rien ne vienne gêner les électrodes ! On rase Rank aux endroits adéquats, y compris sur le crâne et on le laisse en compagnie de l’abbé Convention quelques instants ! Cela fait partie de la procédure ! « Alors, mon p’tit Rank, fait l’abbé, c’est pas vraiment une surprise que nous nous retrouvions dans ces conditions ! Ne t’ai-je pas maintes fois dit que ton attitude à l’égard de la Machine te conduirait au pire ! Mais nous y voilà, mon p’tit Rank ! Et nous avons juste quelques minutes pour préparer ton âme, en demandant pardon à Dieu et à la Machine !

    _ Mais non, l’abbé, c’est la Machine qui devra me demander pardon !

    _ Comment oses-tu blasphémer à une pareille heure ! Tu risques la damnation !

    _ C’est ce que vous auriez dû dire à la Machine, car, maintenant pour elle, c’est trop tard !

    _ Vade retro satanas ! » s’écrie l’abbé, avant de s’enfuir. 

          Le directeur de la prison, un gros homme à lunettes, vient chercher Rank et dans un long couloir, il précède le condamné encadré par deux gardes ! Rank avance toujours difficilement, mais c’est sans doute une humiliation ! On passe devant des civils, qui ont été invités à l’exécution, et parmi eux, Rank reconnaît Bona, le droïde de la Machine. Il s’arrête devant elle et lui dit : « Tu as un nouveau cou, Bona ?

    _ J’espère que tu vas griller lentement ! réplique le droïde. Ta mère était une femme extraordinaire, fantastique ! »

          Les gardes repoussent Bona et on se remet en marche. Rank est assis sur la « fameuse » chaise, on le branche et on lui envoie le courant ! Rank tressaute et se réveille en sueur : et un cauchemar et un !

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         Le soldat Paschic fume lentement sa pipe, dans son abri de tranchée, en regardant la pluie tomber… Celle-ci plaît particulièrement à Paschic, car son bruit, son insistance semblent former un rideau d’oubli ! Où sont les colères de la Machine, sa paranoïa, son égoïsme forcené, son aveuglement, sa cruauté, sa folie ?

          Ici, Paschic est bien, au calme, en paix ! Il ne pense pas à grand-chose… Il a un livre entre les mains, qu’il quitte, reprend… et toujours ce tambourinement de la pluie, tintant par endroits, par exemple dans une gouttière ; et toutes ces gouttes qui ruissellent, s’amassent, défont et emportent la terre !

          Ce qu’apprécie par-dessus tout Paschic, c’est d’avoir le temps, de le sentir, au point qu’il soit pesant, comme une outre trop pleine sur le point de crever, car Paschic sait que l’attente n’est jamais vaine : quelque chose va venir, un élément nouveau, il suffit juste d’attendre, de savoir attendre, tout le contraire de la Machine, avec ses fureurs et ses appétits telles des vagues de tempête !

          Paschic neurasthénique, dépressif suite à l’écrasement qu’il a subi ? Sans doute… Schizophrène, parce qu’enfoncé jusqu’au tréfonds par le soupçon et la rage de la Machine ? Oui encore, quoique pas au point de ne pas pouvoir être indépendant ! Mais Paschic cabossé, blessé, en miettes, recollant patiemment les morceaux, s’apaisant au prix d’efforts titanesques, gueule fêlée, certainement !

          Paschic, dans son antre, est toujours confronté avec le fantôme de la Machine ! Celui-ci apparaît inopinément, ou plutôt quand Paschic est fatigué, a encore abusé de lui-même ! Mais il y a d’abord une blessure, profonde dans la conscience ! lancinante ! douloureuse ! qu’on peut à peine toucher ! Elle semble une plaie vive, avec des cris, ceux d’un enfant perdu dans la nuit et qui appelle au secours !

          Paschic ne peut pas faire grand-chose pour lui ! Il faut admettre qu’il paye le prix de sa liberté ! Il a fallu qu’il ronge avec les dents le cordon ombilical, celui qui est fait d’affection naturelle pour ses parents ! On ne se retrouve pas seul devant l’Univers avec le sourire ! La peur, le doute terrassent, écrasent, quand les autres continuent à bénéficier du cocon familial, de ses certitudes aussi, de sa domination encore et donc de son égoïsme ! Mais Paschic va trop vite : il fait déjà comme s’il était guéri, or le fantôme de la Machine le hante, il n’en est pas débarrassé !

          Paschic regarde son livre, tire sur sa bouffarde, toujours en écoutant la pluie, et il est tranquille, mais le spectre de la Machine n’est jamais loin ! Il tourne autour de Paschic, s’éloigne, revient, lui murmure à l’oreille ! Que dit-il ? Mais ce que disait la Machine ! Que disait-elle ? Mais que Paschic n’était jamais bon, qu’il était un menteur, un fourbe, un fainéant ! La paranoïa, impossible à satisfaire de la machine, a rendu Paschic entièrement suspect à lui-même, au point qu’il finit par se sentir coupable dès qu’il a du plaisir !

          C’est un empoisonnement, une gangrène : Paschic n’a pas le droit de vivre, selon la Machine, et de fait il est régulièrement contraint de s’assurer de son existence, de se justifier ! Le fantôme rigole ! Il n’a pas raté son coup, malgré les apparences, la fuite de Paschic ! Beaucoup d’ailleurs ont connu le passé de Paschic et sont morts, malades précoces, suicidés, etc. Il faut faire attention… et un peu de chance ! Il faudrait un monument aux morts, avec tous les noms des victimes des machines ! Mais comment confondre celles-ci, obtenir justice ?

          Car pour le coup la Machine va bien, merci ! Elle continue sa vie comme avant ! en racontant partout que Paschic est un monstre d’ingratitude et qu’on s’est saigné pour lui aux quatre veines ! « Tsss, tsss ! font alors les autres machines. Quel dégueulasse ce Paschic ! Peiner sa mère ! Allons n’y pensons plus ! Un jour ou l’autre, Paschic se rendra compte de combien il doit à la Machine ! Et il n’aura plus que les yeux pour pleurer ! Tiens, faisons la fête plutôt ! Réjouissons-nous d’être du côté des bons ! Arrêtons de penser aux égoïstes et aux indifférents ! Ils n’en valent pas la peine et on leur a déjà accordé trop d’attention ! Paschic ne mérite pas la Machine ! »

           « Jamais on n’a dit parole plus vraie ! » songe Paschic, mais il est seul à en saisir tout le sens ! Il soupire, repose son livre et a soudain envie de se venger, de crier sa vérité, car il sait aussi que rentrer sa haine le consume ! Dire tout haut ce qu’il a sur le cœur devrait lui permettre de guérir… et à présent il prend son fusil et sort sous la pluie. Elle lui fait du bien, en rafraîchissant son visage et voilà qu’il escalade la tranchée, qu’il se retrouve sur le champ de bataille et il se met à courir, plein de fureur, de hargne ! Rien ne peut l’arrêter ! Autour des bombes éclatent, des balles sifflent, mais il n’en a cure et il repère la Machine : elle est là en train de tirer et il la retourne, lui arrache son masque et il découvre une morte !

          Il passe outre et reprend sa course ! Là-bas, il y en a d’autres qui semblent courageux et qui ont l’air de combattre, mais Paschic qui les rejoint voit qu’ils ne sont pas différents de la Machine ! A quoi bon continuer ? Il y a mieux à faire et au-dessus de sa tranchée, Paschic plante une pancarte, pour les autres Paschic et qui dit : « La société, c’est des morts qui s’ battent ! »

          La pluie tombe toujours, apaisante, oblivieuse…

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          De nouveau dans le camp du Ciel, l’instructeur dit : « Bon, aujourd’hui, on va voir ce qu’est le travail !

    _ Ah ! Pardon ! s’écrie la Machine. Sur ce sujet, les hommes n’ont rien à dire ! Nous, les femmes, sommes toujours méprisées, nous gagnons moins et pourtant nous travaillons deux fois plus ! Vous voyez le jongleur d’assiettes ? Il en a dix ou douze qu’il fait tourner au sommet de ses bâtons ! Et il passe de l’un à l’autre, pour qu’aucune assiette ne tombe ! Nous, c’est pareil ! L’école, les repas, les lessives, les histoires pour dormir, notre propre carrière, le mari, le sexe, les vacances, etc., etc. ! On n’arrête jamais !

    _ Je vois…

    _ Vous, les hommes, vous êtes comme les bœufs ! Vous tirez la charrue, mais faut vous mettre dans la bonne direction, pas vrai les filles !

    _ Ouuui ! Hi ! Hi ! Rien de plus vrai ! font les femmes du groupe.

    _ Donc toi, la Machine, reprend l’instructeur, tu sais ce qu’est le travail… et c’est pourquoi tu disais à Rank : « On ne fait pas c’ qu’on veut dans la vie ! »

    _ Exactement ! Ma journée était chargée de devoirs ! Ce qui fait que je me demande ce que je fais ici !

    _ Et tu disais encore à Rank : « Moi, aussi, je voudrais m’amuser ! », car tu considérais que Rank s’amusait, mais pas toi ! Toi, tu ne prenais pas de plaisir ! Tu t’occupais des autres seulement !

    _ Dis donc, l’instruc. ! Je te sens hostile tout d’un coup… Qu’est-ce que t’es en train de me dire ? Non, parce que je sais pas si t’as r’marqué, mais instruc., ça rime avec trou d’uc !

    _ C’est vrai, mais on est juste là pour apprendre des choses…, des choses qu’on n’a pas voulu voir sur Terre !

    _ Vas-y, j’ suis parée !

    _ Une fois qu’on a mangé, qu’est-ce qui nous intéresse ?

    _ J’ sais pas, plein de choses !

    _ Exactement ! On peut dire que notre estomac nous préoccupe pour 10 % et que pour les autres 90 % nous sommes essentiellement sentiments ! Donc, quand on parle de travail, on doit surtout considérer notre travail sur nos sentiments !

    _ Ouh là, l’instruc., tu fais le tour du jardin, pour trouver la maison ! Les sentiments, ça on connaît, pas vrai les filles ?

    _ Ouuui ! On est les reines du sentiment !

    _ Parfait ! répond l’instructeur. Donc, la patience, la lutte contre votre égoïsme, le respect de l’autre, l’amour malgré les injures, les avanies, vous maîtrisez ?

    _ Je ne vois pas c’ qu’on peut m’ reprocher ! réplique la Machine.

    _ Tu n’as pas de doutes ?

    _ J’ai toujours fait au mieux !

    _ Et les plaintes de Rank ?

    _ J’ai bien fait d’écraser cette punaise ! Rank n’a jamais rien fait d’ sa vie !

    _ Et si j’ te dis que tu t’es, toi, gobergée toute ta vie ! que tu ne t’es jamais contrainte, mais qu’au contraire tu as continuellement satisfait ton égoïsme, même s’il te fallait piétiner tout le monde ?

    _ Grrr ! »

          La Machine s’élance avec un couteau et l’instructeur l’attend de pied ferme ! Au dernier moment, il esquive et se saisit du bras portant le couteau ! Il le tord, fait tomber l’arme et pratique un étranglement, pour bien immobiliser la Machine, avant de lui murmurer dans l’oreille : « Et tu prétends connaître l’humilité, la patience, l’injustice ? Mais t’as jamais bossé, ma pauvre Machine ! C’est toi qui n’as rien fait d’ ta vie ! »

           L’instructeur libère la Machine et s’adresse au groupe : « Bon, si vous aviez un tant soit peu travaillé sur vos sentiments, sur l’essentiel, sur les 90 % qui vous constituent, vous n’auriez en aucun cas de réactions violentes, dès qu’on vous insulte ou vous malmène ! Vous avez tout le temps préservé votre orgueil, vous l’avez choyé, ce qui fait qu’aujourd’hui il est incapable de supporter la moindre critique ! Il est aussi vif qu’un serpent à sonnettes ! Au contraire, si vous vous étiez efforcé d’aimer, vous seriez même pleins de compréhension à l’égard de vos ennemis ! Vous auriez le cerveau calleux, à force d’ouvrages ! Mais pas d’panique ! On est là pour apprendre, pour se diminuer, s’exercer à la patience, à reconnaître l’autre tel un véritable être humain ! On va peu à peu arrêter d’penser à sa gueule ! Car on ne fait pas c’ qu’on veut dans la vie ! Hein, la machine ? Moi, aussi, j’ voudrais m’amuser, pas vrai la Machine ? Mais j’ai un job ici et on va le faire ! »

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          Toujours dans le camp du Ciel, l’instructeur continue ses leçons : « Bon, dit-il, ce matin on va travailler le b.a.ba, c’est-à-dire qu’on va apprendre que l’autre n’est pas notre esclave ! Je sais que pour la majorité d’entre vous cela semble une évidence, et pourtant dans la pratique vous ignorez complètement ce principe ! Tu sors encore du rang, la Machine… » 

          Des sifflets fusent, car on considère que l’instructeur a trouvé son bouc émissaire et c’est d’ailleurs le sentiment de la Machine, qui s’écrie : « Pourquoi c’est toujours moi qu’on prend ?

    _ Mais c’est sans doute parce que c’est toi qui en a le plus à rattraper !

    _ Va-te… » murmure d’abord la Machine, qui finit par sourire, pour jouer les stars devant les autres !

          L’instructeur s’adresse de nouveau à tout le groupe : « Bon, une situation simple, la queue à la boulangerie ! Alors, votre comportement est d’habitude le suivant : vous êtes dans votre bulle, entièrement mené par votre égoïsme, ou votre domination animale, expression plus savante pour ceux qui savent lire !

    _ Hou ! Hou ! proteste-t-on.

    _ Autrement dit, partout vous vous attendez à ce qu’on vous considère, vous serve immédiatement ! Vous ne comprenez pas que l’autre existe et a les mêmes droits que vous, puisque c’est justement votre égoïsme qui vous protège et vous masque notre solitude et notre petitesse dans l’espace ! Le vertige, c’est pas pour vous ! La nuit, la détresse, l’abandon vous sont inconnus, car depuis toujours vous commandez, gonflés par le sentiment de votre supériorité ! Les autres doivent donc vous obéir ! Votre haine et votre mépris pèsent sur eux ! S’ils résistent, vous voulez les détruire, d’autant que votre bulle est fermée ! Tout élément étranger, tout obstacle qui vous demandent de la patience, de diminuer votre ego, suscitent chez vous de la peur et de la colère, de même qu’une déchirure dans une combinaison spatiale provoque une catastrophe !

    _ Oh ! Oh ! On va pas s’ laisser insulter comme ça ! coupe la Machine. Moi, je ne vois pas c’ qu’on m’ reproche !

    _ T’as raison, la Machine, approuve l’instructeur. Passons aux choses pratiques ! »

    Il dévoile un mannequin en bois et explique : « Bon, on est à la boulangerie, la Machine, et il y a quelqu’un devant toi, c’est c’ mannequin ! Tu vas le respecter et attendre ton tour !

    _ Rien de plus facile ! Tu vas voir ma modestie, comme je suis polie ! Je me place derrière, c’est ça ?

    _ Voilà ! Et tu prends patience !

    _ Jusqu’à quand ? Car c’est un mannequin de bois ! Il va pas bouger ! (Rires dans le groupe…)

    _ Chut ! La Machine ! C’est ventral ! Tu respires plus lentement… Tu imagines la situation… La queue avance tout doucement et il n’est plus question de toi pendant quelques minutes ! T’es anonyme, c’est tout ! »

           Un peu de silence passe, puis la Machine fait une grimace, s’exaspère, tape du pied ! « Eh ! Eh ! fait-elle par-dessus le mannequin, comme si elle s’adressait à la boulangère. C’est mon tour, car le monsieur là n’a pas l’air de savoir ce qu’il veut ! »

          Elle désigne le mannequin et passe devant lui! « Ouf ! reprend-elle, à l’adresse de la boulangère imaginaire. De toute façon, les hommes ne savent ce qu’ils veulent ! Alors, pour moi, ce sera deux miches, quatre croissants… et pour commander un gâteau, je peux faire ça maintenant ?

    _ Bon, la Machine, fait l’instructeur, t’as pas respecté le mannequin et t’es restée dans ta bulle ! C’est toi qui méprises toujours et partout ! Reviens en arrière et essaie encore de diminuer ton égoïsme, comme on baisse sous le gaz !

    _ Me touche pas connard, ou j’ te crève !

    _ Voyons, la Machine, ce n’est qu’un exercice !

    _ Grrr ! »

           De nouveau, la Machine sort son couteau et saute sur l’instructeur ! Il doit encore l’immobiliser, grâce à une prise, et il lui dit dans l’oreille : « Rank travaillait pour nous et c’était l’un des meilleurs ! Mais tu l’as bousillé, harcelé, jusqu’à quasiment qu’il en crève ! Et juste parce qu’il ne t’était pas soumis ! Tu ne sais rien la Machine et t’es que dalle ! Allez, on recommence ! »

          La Machine se relève et se place tant bien que mal derrière le mannequin, puis elle se met à pleurer : « J’ peux pas ! J’ peux pas le respecter ! C’est moi qui compte ! Je vous hais tous ! J’ vois vraiment pas ce qu’on peut m’ reprocher ! C’est moi qui fais tout ici ! Rank aussi m’appartient et j’en fais c’ que je veux! »

          Plus personne dans le groupe ne sourit, mais chacun baisse la tête, renvoyé à ses propres troubles, par la gravité du cas ! 

                                                                                                                      61

          Paschic est l’un des meilleurs… C’est un soldat d’élite ! Il s’est longtemps demandé à quoi il était bon, car il n’avait pas de dispositions particulières… Élève moyen en tout, ne semblant ne s’intéresser à rien, il faisait régulièrement le désespoir des uns et des autres ! Pire, il était souvent considéré comme vieux, impropre à la consommation, au rêve, aux espoirs communs, comme s’il avait été raté dans l’œuf !

          Mais Paschic a reçu la plus performante des formations, celle que dispense malgré elle la Machine ! Il a appris à lui résister et il peut donc affronter et même désespérer n’importe quelle autre machine ! Comme un joueur d’échecs ou de piano, il a été formé dès le plus jeune âge et le voilà un maître, un virtuose !

          Les machines (c’est-à-dire à peu près tout le monde), on le sait, vivent de la domination animale (c’est ce qui leur fait trouver nos vies normales!) et elles cherchent instamment à sentir leur supériorité, de même que la pie s’envole brusquement pour chasser un autre couple de pies ! Or, Paschic repère cette pression immédiatement et s’y oppose, comme il a fait front contre la Machine, car elle n’est pas justifiée (l’homme n’est pas destiné à rester une bête!), elle provient seulement de l’égoïsme, même si elle n’appartient pas à une classe déterminée, bien entendu puisqu’elle est d’origine animale !

          Cela donne quoi dans les faits ? La mer qui se rue sur un rocher est la meilleure image de ce qui se passe ! Si la mer avait une âme, on dirait qu’elle enrage de ne pas pouvoir briser le rocher et c’est exactement ce qu’éprouvent les machines en face de Paschic ! Leur haine monte et devient même délirante, quand elles constatent que leur pouvoir, leur soif de dominer est sans effet sur le rocher Paschic ! On sait pourquoi : si leur domination s’arrête, c’est toute la peur du monde qui entre dans leur bulle ! Nous ne sommes pas destinés à rester des animaux ! Si nous ne voulons pas utiliser notre conscience, elle se retourne contre nous ! Notre savoir nous effraie !

          Dans son abri de tranchée, Paschic entend le monde se battre, car les machines sont en guerre contre la planète ! Elles continuent à vouloir la dominer, bien que celle-ci s’écroule épuisée ! Paschic écoute les explosions et tak, tak, tak, il reconnaît la mitraillette de la Machine ! Sur quoi elle tire ? Un mulot ? Peu importe, du moment qu’elle a le beau rôle, qu’elle s’impose, qu’elle écrase ! Tak, tak, tak ! Il lui faut toujours des victimes, des inférieurs !

          Mais Paschic a tout de même une arme à lui, c’est l’imagination, la poésie, qui peut se transformer rapidement en satire ! Jésus disait : « Je parle à ceux-ci par paraboles, car la vérité leur est cachée ! » Paschic donc va écrire une chanson, qu’il intitule : « La chanson de la Machine », mais elle pourrait être celle de toutes les machines !

    « Je suis la Machine, chine, chine !

    Je vais jusqu’en Chine, chine, chine !

    Toujours le plaisir je chine, chine, chine !

     

    Tout est sous mon contrôle !

    C’est là mon plus beau rôle !

    Jamais le doute ne me frôle !

     

    Je m’enivre dans ma tour !

    J’ me crois pleine d’atours !

    C’est mon nid d’ vautour !

     

    Je n’ sers à rien !

    Pas plus qu’un acarien !

    Mais j’ai l’air dorien !

     

    Je suis la Machine, chine, chine !

    Je vais jusqu’en Chine, etc. ! »

           Paschic considère sa chanson, quand un autre soldat passe sa tête dans l’abri… C’est Lapoêle, spécialiste du marché noir ! « Eh ! Paschic, j’ai quelque chose pour toi ! dit-il et il déballe ce qui ressemble soudain à un lingot d’or, au-dessus de la boue !

    _ Du beurre !

    _ J’ te le fais à deux cents euros ! Dame, c’est le prix d’ la motte !

    _ Tu diras aux vaches qu’elles exagèrent ! Bon, ben, donne-m’en dix grammes ! Ce s’ra mon Noël ! »

  • Rank (52-56)

    Rank8 1

     

     

                         "Quelle formation avez-vous?

                           _ J'ai fait Crève-coeur!"

                                            Le Maître de guerre

     

                                                  52

         Rank casse des cailloux… Ils sont plusieurs comme ça, dans leur tenue de bagnard, sous la surveillance des gardiens de la Machine ! « Quelle vie ! fait un prisonnier à côté de Rank, qui hausse les épaules.

    _ Ne me dis pas que tu supportes ça ! s’écrie d’une voix étouffée l’autre, choqué par l’indifférence de Rank.

    _ Ce soir, je me fais la belle !

    _ Tu quoi ? Bon sang, jamais ça marchera ! Ils te rattraperont et ce sera mille fois pire ! T’en prendras pour dix, vingt ans !

    _ Tu vois le soleil couchant là-bas, avec ses rayons d’or crevant les nuages ? C’est ma vie ! Tu sens cette odeur ? C’est celle du cyprès mouillé ! Elle est synonyme de fraîcheur, comme la terre trempée mêlée aux feuilles d’automne ! Regarde cet oiseau qui plane… Quelle majesté, quelle liberté ! Et nous, nous serions esclaves de la Machine ?

    _ Tu ne sais pas comment c’est dur à l’extérieur ! Au moins ici, on a à manger !

    _ Et vous là-bas ! crie un gardien. On s’ remet au travail, sinon... »

          Dans l’obscurité, Rank escalade le mur… Ça fait des mois qu’il prépare son coup et bientôt, il chérit les arbres et le chant du vent ! Au matin, il entend les chiens qui le cherchent, mais ils sont bien loin et Rank ne s’en inquiète pas, mais la faim le tenaille et il doit s’approcher de la ville ! Rank se nettoie dans un ruisseau, afin d’être présentable et de passer inaperçu, puis il rejoint le tumulte du trafic, celui des hommes, alors qu’il est encore plein de la tranquille beauté de la nature, tant elle est immense !

          Ici, l’agitation est constante, fracassante, laide, dépourvue de sens ! Rank se croit soudain de retour dans la prison et n’est-il pas de fait entouré d’esclaves ? Chacun se plaint, se dit la victime de la nécessité, de son employeur ! Les murs autour sont gris, hauts, sans âme et là encore on parle de besoins : il faut loger les gens et on manque toujours de solutions ! On ne cesse de construire et pourtant il n’y en a jamais assez !

          Quelle différence avec la nature, où se plaisait Rank ! La ville elle aussi est un monde clos et qui détruit celui qui l’entoure, comme la Machine ! Hors d’elle point de salut ! Timidement, avec la peur d’être reconnu, Rank regarde les visages de ce transport en commun et subitement, il est saisi par l’angoisse ! La Machine est partout ! Sa haine, son orgueil, son mépris est ici, là et encore là-bas !

           Rank ferme les yeux : se peut-il qu’il soit trompé par une hallucination, est-il le jouet d’une affection mentale ? N’exagère-t-il pas ? N’est-ce pas lui maintenant le paranoïaque ? Ne serait-il pas misanthrope ? Rank repense à la Machine… Elle ne voit pas les autres ! La contredire, lui montrer ses défauts, ses torts, c’est l’injurier ! Elle ne conçoit pas la différence ! On lui doit la soumission et n’est-ce pas là notre folie ?

          Notre domination animale s’étend telle une toile d’araignée et tout ce qui nous intéresse, c’est que des proies s’y laissent prendre ! La « citadelle » de l’humanité s’élève, se dresse sur sa planète, en la tuant ! Elle présente ses murs à quiconque la remet en question ! Comme la Machine, dès que son orgueil est touché, elle affiche son mépris, déverse sa haine bouillante par les créneaux ! C’est plus fort qu’elle, sa furie lui tient lieu d’alarme !

          Impossible pour Rank de trouver une brèche ! Il est fait comme un rat ! Il s’est enfui de la prison de la Machine, pour en trouver une autre plus vaste, apparemment plus variée, plus ouverte, mais ce n’est là qu’un faux-semblant ! La même surdité que celle de la Machine parcourt la société ! Le même mur lisse, impénétrable, la ceint ! La même fierté, la même hostilité rongent les cœurs ! La même hypocrisie, la même bêtise !

          Que peut-on espérer ? Aujourd’hui, la nature donne ses coups de bélier contre la forteresse humanité ! Mais elle n’a pas bien entendu de message clair ! Elle n’explique pas, ne donne pas de solutions ! La science parle de chiffres, mais nous sommes avant tout sentiments ! Les hommes ne se voient pas tels qu’ils sont et ce que Rank leur dit leur est odieux ! Nous ne sommes pas bons et c’est d’abord nous-mêmes que nous devons changer !

          Le soir tombe… Beaucoup dans la ville se croient libres et vont chercher l’aventure, l’ivresse ! Les hauts murs de la société ne nous enferment pas moins pourtant et c’est notre égoïsme qui nous condamne, qui est notre boulet ! Dans ces conditions, comment Rank pourrait-il survivre sans la foi ?

                                                                                          53

          La Machine se rend à sa réunion hebdomadaire et elle gare sa petite voiture, l’esprit léger ! Enfin, elle va se donner du temps à elle-même ! Enfin, elle va pouvoir se consacrer à sa personne ! Enfin, elle va retrouver d’autres femmes, qui ont aussi ses problèmes, et elles vont pouvoir en parler ! Fini l’égoïsme des hommes ! C’est enfin une réunion pour les femmes, par des femmes, à l’égard des femmes, sur des femmes, par rapport aux femmes, au sujet des femmes, de la femme, la femme enfin respectée, considérée, prise au sérieux, avec ses problèmes de femmes, ses soucis de femmes ! C’est la femme enfin !

           La Machine sourit à d’autres femmes qu’elle connaît et qui participent également à la réunion ! Ce sont quasiment des copines et elles aiment bien la Machine, car c’est une femme douce, modeste, humble, toujours au service des autres ! C’est encore une femme méprisée, martyrisée, qui se sacrifie en silence face à l’ingratitude de sa famille, des hommes ! C’est une femme oubliée et qui est pourtant à l’origine du succès de son mari, de ses fils ! Être obscur, qui n’élève jamais la voix, elle effectue chaque jour son devoir, comme le bœuf que tout le monde néglige, tellement on est habitué à ce qu’il obéisse ! Tout le monde connaît son destin : un soir, fatigué d’avoir labouré tant et tant, il se couche sur la terre et lève sa tête, déjà pesante, vers le ciel, où, au milieu des rayons d’or du couchant, les anges s’apprêtent à le recevoir et à lui apporter les lauriers du paisible et loyal serviteur !

          Cette « couronne », la Machine semble la porter en permanence, car, derrière son faible sourire, on devine une souffrance immense, celle de l’âme incomprise, qui aime et pardonne malgré la haine et les crachats qu’elle essuie ! La sainteté de la Machine est évidente, mais ses copines remercient cette dernière de ne pas l’exhiber, car elles-mêmes alors pourraient se trouver quelque défaut ! Enfin, tout ce petit monde est plein d’affection pour lui-même et on s’installe joyeusement sur les chaises de la réunion ! On a le sentiment ici de se faire justice et voilà qu’apparaît la conférencière ! Oh ! Que ce mot est vilain, car il laisse supposer que cette femme, qui va parler, qui est aussi psychologue, se place au-dessus des autres, en sait plus long, pourrait se targuer d’être plus avertie, ce qu’elle ne supporterait pas ! Il n’y a en effet dans cette salle que des sœurs, des victimes ! Le seul air qu’on y respire doit être celui de la compréhension, de la solidarité et l’oratrice le répète, le réaffirme ! Tout son être crie l’égalité !

          « Bien, mesdames, dit-elle, ce soir nous allons étudier un cas un peu particulier ! La semaine dernière, nous avons examiné la nocivité du pervers narcissique et tout aussi toxique est le paranoïaque ! Orgueilleux comme un paon, il croit que son entourage complote contre lui, ce qui le rend agressif, compulsif, soupçonneux, haineux, etc. Bref, c’est un vrai calvaire, surtout s’il est votre employeur ! Comment gérer un homme atteint de la maladie de persécution ?

           Eh bien, mesdames, je vais vous demander de faire preuve de patience ! N’essayez pas d’attaquer de front un paranoïaque, il se cabrera et pourra se montrer violent ! Rassurez-le comme on apaise un enfant ! Dites-lui combien il compte, puisque bien des paranoïaques ont une pauvre image d’eux-mêmes ! Raisonnez-le, car il est en proie à des attaques imaginaires ! Il s’endormira bientôt dans votre main ! »

           Le cours ou la réunion continue, avec des questions réponses, des mises en situation, des rires, des éclats, puis chacune s’en va, rayonnante, satisfaite, confiante, et le lendemain, il fait un soleil magnifique quand la Machine sort sur sa terrasse, pour admirer ses fleurs ! Ne sont-elles pas celles-ci, par leur délicatesse, le reflet de son âme ? Au-delà s’étend à perte de vue un terrain désertique, où travaillent des milliers de Rank, telles des fourmis pour les plus lointains ! Que font-ils ? Ils extraient les pierres d’une carrière, les taillent, les tirent, les hissent, pour former une statue gigantesque à l’image de la Machine !

            On entend des hans profonds, mais aussi des coups de fouet, car des gardiens assurent le rythme ! Sous une ombrelle tenue par un esclave, la Machine visite le chantier et soudain un Rank s’écroule. Un gardien, pris de pitié, va pour lui donner de l’eau, mais la Machine l’arrête : « C’est un paranoïaque ! dit-elle. Ils sont toujours en train de se plaindre ! Si tu commences, tu vas y passer en entier ! C’est moi qui t’ le dis ! Prête-moi plutôt ton fouet ! »

           La Machine frappe le Rank, qui pour échapper à la douleur se remet tant bien que mal debout ! « Tu vois, reprend la Machine en redonnant le fouet au gardien. C’est comme ça qu’il faut traiter les hommes ! Qu’on batte les tambours et que notre chant s’élève dans la clarté matinale ! »

           Les tambours retentissent et les Rank entonnent : « Gloire à la Machine ! Gloire à la Machine ! »

                                                                                      54

         « Citoyen Rank, vous avez été déclaré coupable d’âgisme ! Avez-vous quelque chose à rajouter ? »

           Rank dormait dans sa chambre, quand des coups sourds ont ébranlé la porte ! « Ouvrez ! Ouvrez ! Au nom du Comité de salut public ! » a-t-on crié et pris de panique, Rank s’est précipité vers la fenêtre, pour s’enfuir, mais la porte a été enfoncée et des femmes ont saisi Rank, avec des yeux pleins de haine !

           La suite ? La prison, la paille humide, des hommes hagards, mornes, des pleurs, des gémissements ! C’est la Terreur féminine, avec des hommes dévorés par l’angoisse, conduits on ne sait où, à la lueur des torches !

    « Je suis innocent ! réplique Rank, ce qui provoque l’hilarité générale.

    _ Ah ! Ah ! Bien sûr ! fait la juge. Tous les hommes sont innocents, même ceux qui tuent nos sœurs ! Mais, d’après la loi, tu as une minute pour plaider ton cas ! Fais vite !

    _ Encore faudrait-il que je sache qui m’accuse, de quelle affaire il s’agit ?

    _ Mais tu aurais trouvé vieille et laide la Machine !

    _ Ce n’est pas ma faute… J’ai surpris la Machine sans ses lunettes bleutées ! J’ai vu les « éperons » de ses yeux, ses rides si vous préférez, et alors j’ai vu toute la laideur de son âme !

    _ Quelle ignominie ! s’écrie rageusement la procureure. Revoilà la domination masculine ! Revoilà le fléau ! Une femme vieillit et alors ? N’est-ce pas naturel ?

    _ Alors pourquoi s’emporter ? Pourquoi s’indigner de mon regard ? Pourquoi la Machine est-elle honteuse de son visage ?

    _ Parce que vous n’avez pas à nous critiquer, à nous imposer vos diktats !

    _ Mais la vieillesse en soi n’a rien de laid ! Au contraire, elle « transfigure » nos sentiments ! Là où ça va pas, c’est quand nous sommes avides, orgueilleux !

    _ Suffit ! coupe la juge ! Vous manquez de respect à la machine et vous êtes donc coupable ! Emmenez-le ! Affaire suivante ! »

    Rank est ramené en prison, mais une gardienne lui dit : « Tu m’ plais, beau brun ! Tu sais, j’ peux m’arranger pour que tu ne sois pas de la prochaine charrette ! Faudrait juste que je te plaise aussi, tu vois ce que je veux dire !

    _ Oh ! Mais vous êtes très désirable ! Ce s’rait dur de vous dire non...

    _ Alors, marché conclu ?

    _ Non, je regrette, mais c’est non…

    _ Quoi ? Mais pour qui tu t’ prends ?

    _ Vous êtes tendue, angoissée… et c’est pour cela que vous êtes excitée ! Si je me mets avec vous, il faudra tout le temps s’occuper de vous, car votre peur ne s’arrête que quand vous êtes le centre d’intérêt ! Or, ce n’est pas ce que je veux… ou plutôt je ne vous donnerai pas satisfaction !

    _ Mais qu’es-ce que c’est qu’ ce charabia ?

    _ Pour parler crûment, je n’ai pas envie de vos fesses tout le temps, dans le pare-brise ! J’ai besoin d’air, de grandeur !

    _ Espèce de mufle, goujat !

    _ Laisse, fait une autre gardienne. Il est sûrement gay ! Le genre intello, c’est minable au lit ! Allez, les garçons tous à poil ! Faut mettre la chemise du condamné ! Montrez vos queues, qu’on s’rince l’œil ! Ah ! Ah ! » 

           La charrette pour l’exécution se met en route, sous les quolibets de la foule féminine. A côté de Rank un jeune homme sanglote. « Elles l’ont condamné, parce qu’il est encore puceau ! précise un prisonnier plus âgé, à l’oreille de Rank.

    _ Pleure pas ! dit celui-ci au jeune homme. Elles n’en valent pas la peine ! » 

          Le ciel est noir et les têtes tombent. Au moment où Rank sent le couteau lui trancher la gorge, il se réveille en sueur : et un cauchemar et un !

           Il s’habille lentement et descend à la cuisine… « Dis donc, lui crie la Machine, c’est pas un hôtel ici ! Qu’est-ce qui s’ passerait si tout le monde se levait quand ça lui plaît ! Eh bien, y aurait plus qu’à mettre la clé sous la porte ! Crois-moi, va falloir changer d’attitude ! »

                                                                                         5 5

             Tautonus est mort et il se retrouve assis dans une salle aux couleurs criardes et ornée d’affiches qui disent : « Non au tabac ! », « L’alcoolisme, ça s’ guérit ! », « Un appel peut sauver du suicide ! » A côté de Tautonus, un homme, à l’allure pauvre, au visage fatigué, tousse, essaie de se distraire en ramenant ses pieds sous lui, avant de les étendre à nouveau ! Il se tourne vers Tautonus, qui paraît perdu, et il lui fait, entre deux raclements de gorge : « Il faut que vous preniez un numéro ! 

    _ Ah bon ? répond interloqué Tautonus. Vous êtes sûr ? Enfin, j’ veux dire…, il doit y avoir une erreur… J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Oui, oui, vous expliquerez ça quand on vous appellera… et c’est pourquoi il vous faut un numéro !

    _ Où est-ce que je dois le prendre ? Je n’ai pas l’habitude… En fait, c’est la première fois que je viens dans ce genre d’endroits !

    _ A la borne là-bas...

    _ Merci. »

             Tautonus se lève et va chercher son ticket… A ce moment, un enfant se prend dans ses jambes et une femme crie, en se penchant hors d’un guichet : « Sébastien, veux-tu revenir ici ! Tout de suite ! Sébastien, ne m’oblige pas à aller t’ chercher ! » L’enfant rit et va se perdre un peu plus loin, ce qui provoque la colère de la mère, qui finit par quitter son siège !

            Tautonus trouve soudain l’ambiance étouffante et va tout de même se rasseoir, sous le mince sourire de son voisin… Puis, c’est de nouveau l’attente, quand beaucoup de questions bousculent le cerveau de Tautonus : « Que fait-il là ? N’a-t-il pas de son vivant accompli tous ses devoirs ? Il a fait le maximum ! Il a rendu service à plein d’gens ! »

            Il est interrompu par son numéro qui apparaît et il file vers le guichet désigné. On est là coincé entre des panneaux et pourtant la femme qui est derrière le bureau affiche un beau sourire ! « A nous ! dit-elle. Nous sommes ici pour voir à quelle retraite vous avez droit, après la mort… Bien sûr, elle est calculée suivant le nombre de vos points… et il se peut qu’on arrive à la vie éternelle ! Hein ?

    _ Mais c’est sûrement ça ! J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Très bien ! Votre nom…

    _ Tautonus…

    _ Tautonus, répète l’employée, en tapant sur son clavier. Hum, je ne vois pas Tautonus… Vous êtes sûr d’avoir un dossier chez nous ?

    _ Mais… mais oui, je pense, répond Tautonus, qui maintenant s’agace, en sentant l’angoisse monter en lui. J’ai été un élu… J’avais des idées, des convictions, des priorités ! J’ai modernisé ma ville ! J’en ai fait une mégalopole respectée ! Il fallait loger des gens et…

    _ Dont acte !

    _ Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

    _ C’est bien ce que vous répondiez froidement, quand on vous embêtait ! Dont acte !

    _ Je ne… comprends pas…

    _ Par exemple, quand Rank vous demandait un peu d’amour, car il souffrait à cause de la Machine, vous lui disiez seulement : « Dont acte ! », comme s’il n’était qu’une chose, qu’une question administrative !

    _ Je ne me rappelle pas…

    _ Non, ça ne m’étonne pas… et vous savez pourquoi ? Parce que votre confort était menacé ! Vous avez complu à la Machine, pour être tranquille… et vous ne lui avez pas rendu service, soit dit en passant !

    _ Mais enfin qu’est-ce qui s’ passe ? Où sommes-nous ici ?

    _ Je vous explique : nos points retraite, c’est quand on lutte contre son orgueil ! Ici, les heures de pointage, on s’en fout ! Or, si vous avez peut-être aider beaucoup d’ gens, c’était à la condition que vous ayez une position éminente, du pouvoir, d’où votre froideur implacable, votre haine à l’égard de ceux qui vous dérangeaient !

    _ Mais il y a mes luttes électorales, mes permanences, les conseils avec l’opposition !

    _ Oui, vos frasques !

    _ Co… comment ?

    _ Quand Rank se démenait pour nous, quand il suait pour survivre, car il combattait pour la vérité ! quand il courait comme un lapin, à droite, à gauche, la peur au ventre, et qu’il mendiait dans la nuit un peu d’ compréhension, mais vous appeliez ça : « Ses frasques » !

    _ Je… je ne me rendais pas compte… Je suis désolé !

    _ Vous pleurez ? Mais c’est pas une solution !

    _ Vous êtes vraiment sans pitié !

    _ Mais c’est encore ce que vous répondiez à Rank ! Il y a toujours une solution raisonnable, lui disiez-vous ! Il devait trouver laquelle, au-delà de sa soif d’amour ! Vous lui demandiez de se redresser, d’être fort, pour vous en débarrasser ! Vous le renvoyiez à ses « psychiatres », comme s’il était une bête malfaisante ! Vous avez été capable de la plus totale dureté, pour préserver votre sécurité, vos privilèges ! Comment on pourrait vous donner à boire maintenant ? »

                                                                                       56

           Le Comité de salut public de la Révolution féminine est en émoi : le changement ne va pas assez vite ! A sa tête, il y a la Machine, qui crie fougueuse : « Et qui me remboursera mes efforts ? Quand est-ce qu’on m’estimera à ma juste valeur ? Qui faisait la lessive ? Qui donnait à manger aux gosses ? Qui veillait à ce que chacun soit bien comme il faut ! Toute cette vie de bonniche est encore ignorée, méprisée ! Où est mon dû ? Ces salopards d’hommes font ce qu’ils veulent ! Ils paradent en haut de la société, alors que sans nous ils en seraient encore à barboter ! Je n’en peux plus ! J’en ai marre de tant d’injustice et d’ingratitude !

    _ Bref, tu es dévastée ! Et comme je te comprends ! Faut serrer la vis ! » enchaîne une femme sombre, massive, dite l’Epicière.

           Celle-ci, vraie femme du peuple, tient effectivement une épicerie, jamais chauffée, où chaque sou compte et quand on discute malgré tout des prix, car c’est encore la maison de l’avarice, on croise le regard suppliant du mari, qui a l’air de dire : « Par pitié, je vous en prie, ne mettez pas en colère ma femme ! C’est moi qui prends après ! » Le mari est gringalet et effectivement, par égard pour lui, on arrête d’impatienter l’Epicière et on s’en va avec son achat, en trouvant qu’il fait encore meilleur dehors !

          « Citoyennes, s’écrie celle qui se fait appeler l’Artiste, transmettons notre message par une vaste campagne de dessins ! Cela sensibilisera les enfants ! Montrons que les femmes ont autant de talents que les hommes ! 

    _ Oui, oui ! » approuvent les autres, mais ce que ne dit pas l’Artiste, c’est qu’elle vient de tuer son mari ! Oh ! Pas directement, mais par la bande ! Elle est belle l’Artiste, séduisante, avec des formes voluptueuses et son mari a d’abord été envoûté ! Il ne demandait qu’à goûter ce corps et il faisait les quatre volontés de sa femme, d’autant qu’elle était pleine d’ambitions !

           C’était elle le moteur du couple et tous les deux ils ont créé un magasin pour les Beaux-Arts ! Une vraie réussite, avec plusieurs employés, mais, le temps passant, le mari lui aussi est devenu un subalterne ! L’Artiste, tellement amoureuse d’elle-même, tellement vaine, a fini par le mépriser et ne plus lui donner du sexe qu’avec une extrême parcimonie, quand elle le voulait !

          Le bonhomme a trouvé refuge dans le tabac et l’alcool ! Il était mince comme un clou et on le voyait parfois hagard, perdu, l’effroi se lisant sur son visage : quelle nouvelle faute venait de lui valoir une énième attaque pleine d’amertume, destructrice ? Il est mort une nuit, sans avertissement, dans son coin, d’une embolie ! Une poussière a bouché cette paille, ce spectre !

          Comment expliquer la rage de l’Artiste ? Mais elle n’est pas seulement une commerçante, elle se considère encore telle une peintre que le monde tarde à reconnaître !

          « Tous les hommes sont bêtes de toute façon ! » rajoute la Campagnarde, puisqu’elle vient de la province et tout le Comité s’esclaffe : « Comme c’est bien vrai ! » entend-on. La Campagnarde sait de quoi elle cause, car son mari est un modèle de bêtise ! Elle l’a travaillé au corps, l’a pris en main, lui a fait peur jusqu’à l’os ! Il sursaute dès qu’elle élève la voix ! Il renverse son café, quand elle se lève brusquement ! Alors elle crie : « Mais comme tu es stupide, mon pauvre ami ! Tu ne peux même pas tenir ta tasse correctement ! »

          Lui la regarde comme un chien triste, ce qui l’exaspère encore plus ! Il n’a plus de nerfs depuis longtemps ! « Je dirais même plus que tous les hommes sont des benêts de première ! » renchérit la Maligne, une femme handicapée, assise sur un fauteuil roulant électrique et qui ne se lave plus ! Elle a reçu ce surnom de Maligne, car, en bonne fille d’Eve, elle sait utiliser toute la ruse féminine, qui est la manière de s’opposer à la force physique des hommes !

         « L’autre jour, raconte-t-elle, j’ai fait celle qui avait son fauteuil en panne ! J’ai repéré une belle tête d’ange, un gars à l’allure vraiment débonnaire et je l’ai imploré de m’aider ! Le voilà bientôt en train de pousser mon fauteuil, que j’avais bloqué et qui pèse une tonne ! L’idiot ! J’ai quand même remis en marche, mais à très petite vitesse, et j’ai demandé à mon serviteur de m’accompagner jusqu’à ma porte, qui, ai-je dit, me pose toujours des difficultés !

          Vous auriez vu le couple ! sur plus de cents mètres, pareil à des escargots ! Ah ! J’ les mène comme des p’tits chiens ! » Tout le Comité rit, même si c’est une bonne volonté qu’on vient d’abuser !

          Ailleurs, dans le château de la Machine, Rank a été laissé sur une claie, où il perd son sang goutte à goutte ! Pendant des heures, la Machine a écouté ses plaintes et ses supplications, afin de se rassurer sur son pouvoir ! Mais ainsi va la Révolution féminine, en colère, haineuse, aveugle, s’illusionnant sur son compte, d’un égoïsme égal à celui des hommes !

  • Rank (47-51)

    R10

     

                                     "J'ai peur Bob!

                                      _ Mais faut pas mon p'tit! Je suis là!

                                      _Mais c'est de vous dont j'ai peur, Bob!"

                                                                        Le Magnifique

     

                                                               47

          Qu’il y a-t-il de nouveau en ce bas monde ? Les Nez muriques, peut-être ! Qu’est-ce que c’est ? Mais ce sont tous ces gens qui ont le nez dans leur smartphone, comme d’autres (les malheureux !) ont le nez dans la « poudre », comme on dit ! Les Nez muriques ne regardent pas le monde, ils l’ignorent au point qu’ils en deviennent étrangers et que certains commettent les pires extravagances !

          Par exemple, des surfeurs, ainsi que leurs familles, sont surpris par une marée d’un coefficient de 112 (ce qui est exceptionnel) et les sauveteurs sont obligés de les récupérer dans les rochers ! Une honte absolue, car cela montre qu’on ne connaît nullement la mer, alors qu’on se dit en harmonie avec elle ! La moindre des choses, c’est de consulter l’annuaire des marées et la météo, avant une sortie !

          Autre exemple, de jeunes randonneurs, en tennis et shorts, partent en expédition dans la montagne, seulement munis d’une tente à dix euros et d’une couverture pour trois ! Résultat, après une nuit glacée et la perte de leur tente, ils réussissent au matin à appeler les secours, alors qu’ils sont menacés d’hypothermie ! Là encore il faut aller les récupérer…

          On a aussi le jogger qui court sous la pluie froide et des grains de plus en plus violents, l’air de dire : « Ben quoi ! Rien ne peut m’arrêter ! » C’est l’orgueil qui parle et qui fait qu’on ne rentre pas chez soi se réchauffer ! Tout se passe comme si la nature n’existait pas et la liste de ces imprudences est sans fin ! Mais comment pourrait-il en être autrement, puisque les Nez muriques ne vivent que pour eux-mêmes !

           Seule la conscience de leur personne les intéresse, à travers leurs proches, leurs relations, leur cote sur les réseaux sociaux ! Il faut toujours qu’ils se mesurent, qu’il soit question d’eux, mais qu’en est-il du monde qui les entoure, des lois qui nous régissent, de la splendeur et du mystère de la nature ? A chaque fois, c’est leur monde clos qui se déplace, leur bulle et il n’est donc pas étonnant que des accidents arrivent ou que les agressions d’animaux se multiplient ! D’une certaine manière ceux-ci réclament le droit de vivre, du respect !

            Ceux qui les aiment s’enchantent de leur existence, les autres la subissent ! A quelle monstruosité nous arrivons, comme si les villes et nous-mêmes étions les maîtres et que le reste devait nous obéir ! Nous ne savons ni admirer ni aimer ! Ce que nous appelons amour est un lien plein de ténèbres et de haine, où la domination est synonyme de passion ! Pourtant, la nature nous cogne dessus, se rebelle pourrait-on dire, et nous ne faisons pas le poids ! Que de larmes maintenant et à venir ! Que d’effrois soudain ! Le toit s’envole, l’eau rentre ! On panique, mais on ne change pas !

           Les catastrophes nous contraignent à la solidarité, à nous ouvrir, à parler aux autres, c’est déjà ça, mais qu’est-ce qui pourrait nous faire « universels », sans fermetures, ni jugements ! Pourquoi méprisons-nous, si ce n’est parce que nous sommes égoïstes ? De quoi avons-nous peur, si ce n’est de perdre ? Notre société est si confortable que nous pouvons à loisir développer notre personnalité et c’est a priori un progrès, car nous voilà libres de réfléchir à nous-mêmes et au sens que nous pouvons donner à nos vies ! Dans certains pays encore les habitants doivent d’abord cultiver la terre, pour se nourrir : il n’y a pas de supermarchés, ni de magasins de vrac à côté !

           Mais on comprend bien que s’attacher à soi-même comporte un risque et c’est bien entendu se croire le centre du monde ! « Je ne veux pas avoir d’enfants, je veux juste penser à moi ! » s’écrie une jeune fille sur le Web ! Elle lutte pour sa liberté, se dégager des diktats culturels, mais son but n’est pas élevé, ne concerne que son nombril et ne la rendra pas heureuse !

           De même, la théorie du genre peut aider à faire respecter les différences, mais inévitablement elle conduit par sa fausseté aux excès ! Un tel dira qu’il n’a pas choisi son sexe, mais c’est encore une manière de se donner trop d’importance, d’amplifier son égoïsme ! On refoule la nature au profit de son ego et cela donne notamment des jeunes filles déjà botoxées, déjà refaites par la chirurgie, qui ressemblent à des poupées, justement pour se fondre dans un moule, pour ne pas se voir telles qu’elles sont, et ce sont ces mêmes jeunes filles qui à trente ans vont pleurer toutes les larmes de leur corps, car on ne pourra pas retendre leur peau, alors qu’elles auront l’air de petites vieilles parcheminées !

           En fait, elle est là la véritable catastrophe : au moment même où la nature nous donne des coups de boutoirs, pour nous réveiller, nos sociétés sont comme en lévitation, sans racines, sans attaches, seulement accroché au moi, entre le numérique et le quotidien ! Inutile de dire que les égoïstes ne survivront pas, car ce sont les moins à même de supporter le manque !

           Le réveil va être dur, implacable, comme à bord du Titanic ! On est préparé à tout, sauf à souffrir ! Les Nez muriques vont être forcés de lever la tête et il faut qu’on soit menacé de mort pour en arriver là !

                                                                                                           48

          La Machine est morte et elle se retrouve assise dans un bureau encombré et qui sent le moisi… Il y a des piles de dossiers partout et la vétusté de la pièce ne fait aucun doute ! Un homme, vêtu d’une écharpe, écrit laborieusement en face de la Machine et soudain il éternue bruyamment : « Aaaachaaa ! Aaaacha ! Excusez-moi, fait-il avant de prendre son mouchoir et de se moucher. Ah ! Hum ! C’est bien humide ici…

    _ Vous en avez encore pour longtemps ?

    _ Juste une minute…

    _ Bon sang ! Vous ne savez sans doute pas qui je suis ! »

          L’homme lève la tête et regarde la Machine à travers ses grosses lunettes… « Sur Terre, reprend la Machine, j’étais hautement considérée ! Mon mari, c’est Tautonus, un personnage éminent ! Mon notaire était plein d’égards en me recevant, car il connaissait la valeur de mon patrimoine ! 

    _ Mais je n’en doute pas une seconde, madame, mais ici c’est différent… Enfin, si vous désirez vraiment qu’on en vienne à… votre cas, votre dossier doit être dans cette pile… Ah ! Le voici ! Voyons voir combien vous nous devez…

    _ Comment ça ? Je vous dois quelque chose ?

    _ Eh bien, laissez-moi vous expliquer notre fonctionnement… Dieu est amour, mais à chaque fois que vous laissez aller votre haine ou votre mépris, il faut bien que quelqu’un en fasse les frais ! A ce moment-là, vous « prenez », me comprenez-vous ? D’abord, parce que vous donnez satisfaction à votre égoïsme, et ensuite, bien sûr, votre victime souffre : elle est en manque d’amour ! Vous ne travaillez donc pas pour nos intérêts… Au contraire, vous nous ruinez ! Disons que vous utilisez un capital qui n’est pas à vous !

    _ Et si ma victime, comme vous dites, mérite mon mépris !

    _ Vous allez là, madame, sur un terrain extrêmement dangereux ! « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé ! » Cependant, ce qui fait fructifier nos affaires, c’est que justement on s’efforce d’aimer malgré les circonstances ! Ainsi se propage l’amour…

    _ Mais c’est bien le but que je me suis fixé ! Je ne vois pas ce qu’on…

    _ Vous permettez ? Tout est là, au jour le jour, toutes vos colères, votre mépris, votre haine… Je prends ma petite machine et je vais faire le total ! »

           On n’entend plus que le bruit de l’impression du ticket, à mesure que le « comptable » entre les chiffres et ça n’en finit pas : le papier se déroule, se déroule ! « Mais enfin que comptez-vous ? s’écrie la Machine, il doit y avoir une erreur !

    _ Hélas, non ! répond le comptable. Mais je m’arrête là, bien qu’on n’en soit qu’au premier tiers ! Mais les chiffres sont déjà effarants ! Nous ne sommes plus dans le rouge, mais dans le violet sombre ! De toute façon, c’est hors norme ! Je lis 150 000 tonnes de haine ! 800 000 tonnes de mépris !

    _ Mais… mais je n’ai jamais pris de plaisir dans ma vie ! J’ai élevé quatre enfants ! J’ai soutenu Tautonus ! Je suis à l’origine de sa brillante carrière ! Où est ma place à moi ? Je me suis sacrifiée, là voilà l’histoire !

    _ Je veux bien vous croire, madame, mais il n’en demeure pas moins que les chiffres ne mentent pas ! Ce que vous ne comprenez pas apparemment, c’est qu’on ne se contraint nullement quand on donne libre cours à sa haine et à son mépris ! On n’aime pas dans ce cas ! On conserve son orgueil ! On ne se diminue pas et… on ne connaît pas Dieu ! Ce qui fait qu’aujourd’hui Dieu ne vous connaît pas non plus ! »

            Le comptable fait un geste pour montrer un écriteau sur le mur, qui dit : « Travailler, c’est aimer Dieu ! »

    «  Mais qu’est-ce qu’ j’ vais devenir ? reprend la Machine.

    _ Ben, vous allez vous retrouver avec des gens qui sont pareils à vous et qui vous mépriseront et qui vous haïront, comme vous avez traité les autres ! Autrement dit, c’est la solitude et le désespoir !

    _ Mais… il n’y a pas un moyen pour échapper à ça ?

    _ Si, vous pouvez faire un prêt…, mais il vous faut une caution évidemment !

    _ Mais qui pourrait se porter caution pour moi ?

    _ Quelqu’un de la famille de Dieu !

    _ Je ne vois pas…

    _ Quelqu’un qui pourrait vous pardonner ! Votre créancier principal, par exemple…

    _ Mon créancier principal ?

    _ Votre principale victime, si vous préférez…

    _ Elle a un nom ?

    _ Rank !

    _ Rank ? Vous rigolez ! C’est moi qui l’ai fait ! Il me doit tout !

    _ Comme vous devez tout à Dieu aussi ! »

          A cet instant, la Machine se tait, peut-être pour la première fois de sa vie !

                                                                                                            49

          « Nous sommes ici au camp du Ciel, dit l’instructeur, pour que vous appreniez à respecter l’autre ! Vous n’en avez fait qu’à votre tête sur Terre et donc vous avez tout à apprendre ! Bien, la Machine sort du rang, s’il te plaît ! »

           Personne ne bouge… « La Machine, t’entends ce que je dis ? Viens par ici…

    _ C’est à moi que vous parlez ? demande la Machine d’une voix si douce qu’elle stupéfie tout le monde : comment une femme qui paraît la gentillesse même peut-elle se retrouver ici, dans ce camp de redressement ?

    _ Oui, c’est de toi qu’il s’agit…, explique l’instructeur.

    _ Sachez que j’ai un nom… Je suis madame…

    _ Oui, mais ici, t’es la Machine ! Allez, approche-toi, on va commencer le premier exercice !

    _ Si vous voulez... »

           La Machine exprime une telle modestie, une telle soumission que tout le groupe commence à murmurer : et si Dieu lui-même pouvait être injuste, commettre des erreurs ? « Bon, dit l’instructeur, le mot respect vient du latin spectare, qui veut dire voir ! Respecter, c’est donc voir l’autre, de sorte qu’il ait droit aux mêmes égards que ceux que nous réclamons pour nous-mêmes… Mais… mais pourquoi caches-tu tes mains, la Machine ? »

          Celle-ci fait non, non de la tête : elle ne montrera pas ses mains, elle ne le veut pas par humilité, elle a un secret ! « J’insiste, dit l’instructeur, montre-moi tes mains ! » Cet échange captive soudain le groupe, qui tend la tête… « Allez, ouvre les mains ! fait l’instructeur, qui semble maintenant prêt à forcer la Machine, si bien qu’elle s’avoue vaincue et qu’elle expose ses paumes comme à contrecœur !

    « Oh ! » fait le groupe, tandis que que certains se jettent à genoux, en louant Dieu ! En effet, la Machine présente les stigmates ! « Ah ! Hum ! tousse l’instructeur. Tu as les marques de notre Seigneur ! Es-tu sûre la Machine que tu ne les as pas peintes, pour nous abuser ?

    _ Comment aurais-je pu commettre une telle ignominie ! Ne suis-je pas la servante fidèle du Seigneur ! Ma joie n’est-elle pas de plaire à Dieu ? »

    _ Ouuui ! gémissent ceux qui sont à genoux, dans une extase prolongée par la voix enfantine et pure de la Machine.

    _ Très bien ! reprend l’instructeur. Alors, tu n’auras aucune difficulté à effectuer le premier exercice ! »

    L’instructeur enlève le voile qui couvrait un personnage en carton-pâte ! « Le reconnais-tu ? demande l’instructeur à la Machine, qui ne dit rien. C’est Rank, le soldat Paschic ! Tu le remets !

    _ Bien sûr que je le remets… Est-ce que je peux utiliser ce balai…

    _ Tu veux utiliser un balai pour respecter ?

    _ Cela me paraît indispensable ! »

          La Machine s’approche de Rank et soudain elle le frappe avec toute sa violence ! Le balai s’abat sur la tête de Rank, qui plie, puis les coups pleuvent et le mannequin peu à peu s’affaisse, part en morceaux ! En même temps, la Machine hurle : « Espèce de salopard ! T’as foutu ma vie en l’air ! C’est encore d’ ta faute si j’ dois faire le guignol ici ! Mais quand est-ce que tu vas crever, hein, dis ? Quand est-ce que tu vas enfin m’ foutre la paix ? »

          Le groupe est glacé par tant de haine, de violence ! « Bon, je crois que l’expérience a été concluante… dit l’instructeur.

    _ La… la Machine… glapit quelqu’un. »

          Tous les yeux se portent sur la Machine, qui effectivement subit un changement étrange ! Sa tête s’est ouverte et une grosse fumée noire en sort ! La colonne s’élève dans le ciel et forme une sorte de géant aux yeux étincelants ! « Où est Dieu lui-même ? grince la Machine. J’aimerais lui dire deux mots ! Ah ! Ah ! Où est cette fiotte, cette raclure ? Elle se cache ? Hi ! Hi ! »

    « Elle n’a plus la même voix ! », « Qu’est-ce qui s’est passé ? » entend-on dans le groupe, avant qu’il ne s’éparpille.

    « Allo, la sécurité ? fait l’instructeur dans son portable. On a un problème secteur B ! De quel genre ? Orgueil, force 12, ça vous dit quelque chose ? Vous arrivez ? J’en étais sûr ! »

    « Eh ! L’instructeur ! fait la Machine. T’as vu comment j’ l’ai arrangé, le Rank ? Mais c’est le vrai qu’ je veux ! Le petit protégé de Dieu ! Son lèche-cul ! Tu sais c’ que j’ rêve de lui faire ? Le transformer en chair à saucisses, lentement ! Tout commence et finit par moi ! C’est moi le but ! Personne, t’entends, personne n’est à mon niveau ! »

          Au loin retentissent des sirènes…

                                                                                                           50

          Quant Tautonus, avec son armée, eut conquis les régions du Nord, qui avaient été si promptes à se rebeller, et qu’il eut vaincu la flotte des cruels peuples de l’Ouest, il décida de se reposer ! Il sentait qu’il avait atteint le sommet de sa carrière et qu’il ne pourrait s’élever davantage ! Il était fier de lui et jouissait de sa célébrité ! Il ne chassait pas le quémandeur, il essayait de comprendre la différence, car il ne se sentait plus pressé de faire ses preuves et d’assurer sa sécurité !

           Il regardait l’ensemble de son œuvre et y prenait plaisir ! C’est que Tautonus avait pris conscience entre-temps que nous sommes seuls et que la mort vient tôt ou tard nous chercher, avec son inconnu ou son mystère ! Tautonus voyait donc ses propres limites et savait s’apaiser, au contraire de la Machine, qui n’en avait jamais assez !

          Elle continuait à pousser Tautonus… Elle disait : « Et à l’Est ! On n’y a jamais été ! Ils ne connaissent pas ton nom là-bas ! Quand ils verront ta force, ils plieront le genou devant toi ! »

          Tautonus ne répondait rien, car il savait combien les distances étaient longues vers l’intérieur du continent ! Il mesurait la logistique nécessaire et en frémissait ! De plus, c’était lui qui aurait à combattre, nullement la Machine, et cela seulement le désolait, car il devinait que son corps était déjà fatigué des nombreuses campagnes précédentes et qu’une nouvelle expédition ruinerait sa santé !

           Mais la Machine avait un argument de poids, toujours le même : c’était Tautonus qui avait tiré les marrons du feu ! C’était lui qui était en pleine lumière, qu’on saluait, alors que la Machine avait dû se contenter de l’ombre, que son rôle restait méconnu et que c’était maintenant à son tour de ressentir du plaisir !

          Tautonus culpabilisait et céda ! On s’attela aux préparatifs et il y avait là des centaines d’éléphants, venus de l’Afrique secrète, des chars de toutes sortes, des mercenaires sombres, aux armes étranges, des troupes hérissées de piques, des souffleurs de cors, des enfants, des vivandières, des poules et tout cela s’étendait jusqu’à l’horizon, en un immense nuage de poussière !

          Mais très vite, comme l’avait prévu Tautonus, la route devint interminable, morne, désespérante ! Un grand nombre déserta, quand d’autres refusaient d’aller plus loin, s’installaient dans quelque auberge et attendaient là le retour de l’armée ! La Machine, pour sa part, serrait les dents : elle avait un but, celui de faire reconnaître sa gloire, sa puissance, auprès de tribus qu’elle imaginait sauvages, sans instruction !

           On atteignit les montagnes d’une contrée inquiétante, grise, où les gens semblaient toujours dans la nuit ! Ce fut pourtant en ce lieu que la Machine se fit valoir en pleine lumière ! Elle expliqua qui elle était et comment elle avait bâti un empire et on l’écoutait surtout par curiosité ! Tautonus, lui, ne cessait de rester sur ses gardes… Il redoutait une attaque surprise, qui aurait exigé des forces qu’il ne possédait plus !

           Angoissé, il eut des décisions malheureuses et bien que la Machine eût posé des jalons et parût satisfaite, quand il fallut faire demi-tour, l’armée se perdit, dut revenir sur ses pas, puis aller de nouveau vers l’avant ! On s’embourba dans des marais, où beaucoup périrent, et les fièvres pesèrent sur les survivants ! Le mal que Tautonus percevait déjà en lui s’aggrava ! De retour chez lui, épuisé, il consulta et on lui diagnostiqua une maladie incurable ! Cette dernière conquête l’avait achevé !

          La Machine, elle, restait pimpante ! D’ailleurs, elle attendait une délégation de l’Est, qu’elle pourrait épater par sa richesse et l’étendue de son royaume ! Elle n’avait pas perdu son temps et voyait ses journées toujours pleines ! Puis, Tautonus subitement tomba et mourut ! Ce fut un choc pour la Machine, d’autant qu’elle perdait son « étendard » dans un monde d’hommes !

          Allait-elle décliner, vieillir ? Non, à peine Tautonus était-il enterré que la Machine se rappela Rank et qu’il avait trouvé refuge dans une ville voisine ! Il ne pouvait échapper à la Machine, qui ne supporte pas l’échec et qui ne veut prêter en aucun cas le flanc à ses ennemis, avec un cas tel que celui de Rank !

           Quelques fidèles de Tautonus apportèrent des cadeaux à Rank, pour l’appâter ! Le but était de renouer les liens, afin de mieux les resserrer ! Rank resta sourd, ne « marcha » pas et on décida de changer de tactique ! On harcela la ville de Rank ! On en fit le siège, pendant que des « commandos » furent chargés de kidnapper le soldat Paschic !

            Il demeura introuvable, insaisissable, mais ce qui importe, c’est que la Machine projette, commande, contrôle, règne, quitte à blesser, à tuer, car seule elle compte ! C’est le monde de la Machine ! Le cheval Tautonus est mort, il faut en trouver un autre !

                                                                                                                 51

           Rank ouvre les yeux et les ferme aussitôt, tant il est aveuglé par la lampe qui lui fait face ! Dans l’ombre, des hommes en uniforme attendent… Depuis combien de temps Rank est-il là ? Il ne le sait plus, car les interrogatoires se sont succédés jusqu’à complètement l’abrutir ! On l’abreuve de questions, on le maltraite, puis on le ramène à sa cellule, où soit on l’empêche de dormir, soit on l’humilie, en lui faisant miroiter une nourriture, qu’on retire aussitôt !

            Pourtant, Rank tient bon ! Il refuse de signer une confession, qui le ferait un ennemi de la Machine, complotant sa perte ! Il est accusé de sournoiseries, de mensonges, de manipulations ! Il est un agent étranger, venu saper la famille ! La Machine est entouré par un monde hostile et décadent, dont Rank s’avère le poison destructeur !

            Derrière la lampe, on fume, on murmure, on soupire, puis un des « policiers » jette son mégot et apparaît en pleine lumière ! C’est un type massif, avec une tête comme une brique, et de sa voix caverneuse, il demande : « Encore une fois, qui es-tu ? Qui t’envoie ? Pour qui travailles-tu ?

    _ Je ne sais pas de quoi vous parlez ! Je n’ai rien à voir avec un quelconque complot ! Je suis innocent et je veux un avocat !

    _ Les preuves de ta... duplicité sont accablantes ! répond l’homme qui s’énerve.

    _ Quelles preuves ?

    _ On a trouvé dans le placard de ta chambre des notes, des noms, des dates !

    _ Montrez-les moi ! Tout cela est ridicule ! »

           Le policier lève la main, mais il est arrêté par un nom, le sien, aboyé par un nouvel arrivant : « Lipovtich ! Veuillez laisser cet individu tranquille ! Nous ne sommes plus au Moyen Age, que diable ! Aujourd’hui, nous obtenons beaucoup plus de choses, en se montrant civilisé ! Rank est intelligent et il nous en sera gré d’en tenir compte ! »

            Celui qui vient de parler enlève son manteau et vient s’asseoir sur le bord du bureau… Il détourne la lampe, ce qui soulage Rank, et il lui propose une cigarette ! Rank refuse, mais l’homme allume la sienne et dit : « Je suis le docteur Kimov, psychiatre… Pourquoi ne voulez-vous pas signer votre confession ? Votre hostilité à l’égard de la Machine est évidente ! Vos frères et Tautonus ne s’en plaignent pas ! Vous êtes le seul obstacle à l’harmonie générale… et vous ne pouvez pas tenir ce rôle, sans prendre vos ordres d’une puissance étrangère…

    _ Vous vous trompez ! Je ne suis en aucun cas menteur, sournois ou manipulateur ! Je suis uniquement attaché à la vérité… et c’est pourquoi je refuse d’avouer une culpabilité qui n’existe pas !

    _ La vérité ! fait songeur Kimov, en soufflant de la fumée vers le plafond. Écoutez, la Machine ne peut plus supporter cette situation ! Elle est scandalisé par votre opposition ! Pour le bien de tous, vous reconnaissez que vous agissez à dessein… et que vous le regrettez ! Je vous promets le traitement dû à ceux qui s’amendent !

    _ Et moi, je vous propose une autre version, à condition que vous vouliez bien l’entendre !

    _ Mais je suis là pour ça, pour essayer de comprendre !

    _ Imaginez la Machine paranoïaque ! Se donnant une importance exagérée, elle soupçonne logiquement son entourage de s’occuper d’elle et de lui vouloir du mal ! Cela expliquerait aussi ses colères subites, comme une sorte d’ivresse, de sorte qu’elle ne s’en rappelle même plus une minute plus tard ! Elle m’accuse d’être un manipulateur, car dans son monde elle calcule, ment pour se défendre d’une menace imaginaire ! La sournoise, c’est elle !

    _ Évidemment, vous avez reçu le meilleur entraînement ! répond kimov, qui a terminé sa cigarette et qui l’écrase dans un cendrier. Vous avez réponse à tout ! On pourrait vous interroger pendant des heures et vous n’en démordriez pas ! C’est la Machine qui est malade et pas vous ! Mais nous avons tout de même un point de repère… Tous les autres membres de la famille s’entendent avec la Machine, sauf vous ! Alors qui est le déséquilibré ?

    _ Ah ! Ah ! Vous êtes en train de me dire que l’intégration sociale est un critère de normalité ! Hi ! Hi ! Comme si la société n’était pas la classe qui continue, avec tout le monde sagement assis, redoutant une mauvaise note ! Que faisons-nous là ? Quelle place avons-nous dans l’univers ? Pourquoi le matérialisme occidental est une impasse, puisque nous vivons dans le chaos, malgré notre confort, et que la planète nous tue ? Qu’est-ce qui manque à la raison, pour nous rendre heureux ?

    _ Je n’aime pas vos manières ! Je ne vous aime pas du tout d’ailleurs !

    _ Mince ! »

          Kimov gifle Rank, puis dit aux autres : « Ramenez cette enflure dans sa cellule ! Ne lui donnez pas à manger ! Il finira par craquer et nous donner le nom de ses employeurs ! N’oubliez pas que la Machine veut des résultats ! »

  • Rank (43-46)

    R9

     

                                 " Bellissima!

                                  _ Qu'est-ce qu'il dit?

                                   _ Ben, j' crois qu'y dit qu' y a rien à j'ter!"

                                                                       L'Animal

     

                                                            43

          Rank est toujours attaché sur sa chaise… En face, deux gros hommes mangent des sandwiches… L’un d’eux dit : « Alors Rank, comment tu te sens ? Prêt pour une nouvelle tournée ?

    _ Dis donc, fait l’autre, il est un peu sec ce jambon…

    _ Tu trouves ? Pour moi, il est impec. !

    _ Tout de même… j’ai l’impression que la Machine nous néglige ! La dernière fois, c’était le cidre qui était tiède ! »

          L’autre homme hausse les épaules et finit d’avaler ! Puis, de nouveau il s’approche de Rank, en remontant ses manches ! « Allez, mon p’tit Rank, faut pas chômer ! On n’est pas payé à rien foutre ! Serre les dents, le môme : cette collation m’a remis d’aplomb ! »

         Il se met à cogner Rank, à le gifler ! Du sang gicle ! Rank pousse des ouch !, des aaah ! et sa tête voltige, puis c’est son ventre qu’on écrase ! « Pas au visage ! crie l’autre agresseur, qui n’a pas encore terminé de manger. Rappelle-toi ce qu’a martelé la Machine : il ne faut pas d’ traces, qui peuvent faire remonter jusqu’à elle !

    _ Tu vas quand même pas m’apprendre mon métier, non ? Mais c’est vrai que j’aime tellement ça que j’ m’emballe un peu ! Pause Rank ! Ouf ! Ah ! Ah ! Bien sûr que ça fait du bien !

    _ Bande de… fumiers !

    _ Tsss, tsss ! En voilà d’ la méchanceté ! La Machine nous avait bien dit : « Faut bien le rosser, le Rank ! Car comme insolent, y a pas mieux ! » Nous, Rank, on veut seulement que tu percutes le sens du mot respect !

    _ On fait not’ job, c’est tout ! renchérit celui qui maintenant a de la mayonnaise et de la tomate au coin de la bouche. Foutu jambon !

    _ Bon, on va te refaire le portrait, mon p’tit Rank ! Tu vas être rose comme une jeune fille ! On verra rien de nos coups, après un maquillage ! On est des pros !

    _ Qu’est-ce que t’avais aussi à porter plainte contre la Machine ? rajoute encore l’autre. Elle est bien embêtée à présent avec ce procès ! T’es allé raconter aux flics qu’elle te harcelait ! qu’elle te détruisait, que t’étais une victime ! Elle a dû réagir, tu penses ! Quelle honte pour elle ! Sa vie privée en pâture à la presse ! A cause de qui, de quoi ? d’un avorton qui s’ raconte des histoires, qui est comme un coq en pâte, mais qui n’en a jamais assez ! La jeunesse d’aujourd’hui me dégoûte !

    _ Allez Rank, faut s’ lever maintenant ! On va au procès ! Tu sais ce qui t’attend si tu témoignes mal ! T’auras qu’à dire que tu t’es trompé ! que t’as perdu le sens commun ! que t’as enfin ouvert les yeux sur ton affreux égoïsme ! que la Machine est en fin de compte la meilleure maman du monde ! Hein, Rank, tu sauras dire tout ça ? Attention, on va mettre la deuxième manche ! Bien sûr que c’est douloureux, mais c’est d’ ta faute !

    _ Si jamais, au procès, tu regrettes pas ta plainte, tu fais pas amende honorable, on te fera subir le double… et même le triple ! Tu peux nous croire ! »

          Rank et ses deux agresseurs montent dans une grosse voiture noire et filent au tribunal ! La salle d’audience est pleine à craquer et juste à ce moment, la Machine passe à la barre ! Elle a prêté serment et elle déclare au procureur : « Jamais je n’ai voulu faire du mal à Rank ! J’ai toujours été équitable avec lui ! Mais vous savez, le rôle des parents n’est pas facile ! Ils doivent parfois, et je dirais même souvent, s’opposer aux désirs de leurs enfants, afin de les préparer à la dureté de la vie ! Celle-ci ne sera pas à leur service !

    _ Bien entendu, mais vous jurez que vous ne méprisez pas Rank ! que vous ne l’avez pas maintes fois piétiné ! Nuls coups bas ! Nulle bassesse ! Nul sadisme de votre part !

    _ Je le jure ! »

          A cet instant, il y a un brouhaha dans la salle et le greffier parle à l’oreille du juge, qui dit : « On vient de m’avertir que le plaignant retire sa plainte ! L’audience est donc suspendue ! 

    _ Nous réclamons un acquittement pur et simple ! » s’écrie triomphalement l’avocat de la Machine.

           Le tribunal se vide et la Machine sort sous les flashes ! On lui tend des micros et elle déclare : « Mesdames, Messieurs, regardez seulement le trouble, la confusion et la douleur d’une mère ! Après jugez-moi, si vous voulez ! » Tout le monde est ébloui par ce courage !

          Rank suit et il entend subitement la Machine lui murmurer : « Tu m’as humilié en public… et ça, je ne te le pardonnerai jamais ! » Rank paniqué cherche un visage ami dans la foule, mais il croise les yeux d’un de ses agresseurs, qui fait le signe de lui couper le cou !

         Mais ainsi vont les machines, apparemment sans liens avec le mal qu’elles causent ! comme si la main gauche ne savait pas ce que fait la droite ! Les victimes des machines sont leurs bourreaux ! Bienvenu chez les fous !

                                                                                                              44

          Rank regarde par la fenêtre… Une charrette d’hommes, insultée par des femmes, est conduite à l’échafaud ! C’est ainsi chaque jour et la révolution féminine bat son plein ! Il semble que les femmes se réveillent d’un cauchemar… « Comment avons-nous pu supporter le patriarcat aussi longtemps ? s’écrient-elles. Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Égalité ! Égalité ! Les violeurs à la lanterne ! »

          Des Comités de salut public sont formés, des condamnations émises ! Un jacobinisme féminin réclame vengeance ! Des hommes connus s’effondrent, sont démasqués, traduits en justice ! Hier, ils étaient au firmament, des symboles mêmes de la réussite et soudain ils se retrouvent en prison, honnis par l’opinion ! Leur chute est spectaculaire et on se demande à qui le tour !

          L’homme est le nouvel « aristo » et perdu, sentant la fin de son règne, que le sol se dérobe sous ses pieds, il tue régulièrement sa compagne, il provoque le féminicide, ce qui bien entendu enflamme la situation ! La haine est dans la rue, la peur aussi ! On réclame des têtes, on rêve d’une domination féminine totale, après avoir définitivement chassé la masculine !

          On n’essaie pas de réfléchir…, de comprendre l’origine des choses ! On ne veut pas aimer, mais mépriser à son tour ! On fustige le patriarcat, en utilisant ses travers ! Le renversement des fausses idoles est sans doute nécessaire ! Mais on s’oppose à un aveuglement par un autre ! La femme, déçue dans son égoïsme, se voit victime et dénonce le coupable, qui est bientôt lynché, qui ne pourra plus vivre comme avant, même s’il s’avère innocent !

          La coupe est pleine ! L’asservissement des femmes n’a que trop duré et la féminisation de la société est une bonne chose : qui aurait pu penser, il y a cinquante ans, à des lois luttant contre l’homophobie ou le harcèlement sexuel ? Respecter la femme, c’est donner une place aux plus faibles, aux plus fragiles ! C’est l’humanité qui progresse ! Mais pourquoi est-ce possible aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a diminué la domination masculine ? Ce n’est pas seulement le combat féminin !

           Rank rêve… Il voit des tombes, des centaines de petites croix blanches, dans du gazon bien entretenu ! C’est le rôle de l’homme que de défendre le territoire et il s’est battu jusqu’à ce que les nations aient leur visage actuel, c’est-à-dire jusqu’aux années 2000, avec la fin de la guerre froide ! La guerre en Ukraine n’y change rien, car elle montre encore une fois de plus combien un conflit armé est devenu préjudiciable pour tous ! Les frontières étant en majorité bien établies, l’ère de la communication et de la globalisation étant arrivée, la défense du territoire n’est plus une véritable nécessité et forcément le rôle de l’homme devient secondaire !

           L’égoïsme féminin peut alors réclamer sa part, car c’est d’abord l’égoïsme qui pousse les êtres humains ! Il ne peut en être autrement du fait de notre origine animale… Bien sûr, la conscience change la donne, nous invite à dépasser nos instincts et nous parlons d’amour, de justice, de compréhension, mais ce n’est pas notre raison qui encourage notre haine ! C’est encore notre égoïsme qui nous fait aussi virulents !

          D’ailleurs, le problème vient quand les hommes ne veulent nullement perdre leurs privilèges, leurs prérogatives et reconnaître que les temps changent, notamment en faisant valoir le caractère sacré des textes religieux ! Ceux-ci, on le comprend bien, ont été écrits à une époque où la domination masculine était une priorité et ils placent donc l’homme devant la femme, car c’était lui le bouclier contre les attaques ! C’était encore le règne animal, la loi du plus fort et la femme devait faire avec !

           Mais elle n’est pas non plus desservie par la nature : elle a aussi un rôle qui lui est propre et c’est celui de la reproduction (ce qui ne veut pas dire non plus que la femme est contrainte de faire des enfants, car encore une fois la conscience « change la donne »!) ! Mais la femelle, chez les animaux, est généralement chargée de l’installation des petits et de leur naissance ! A ce stade, le mâle n’est plus le maître et il ne fait qu’obéir ! La femelle pie, par exemple, est l’architecte du nid et elle envoie le mâle chercher des brindilles !

          La femme instinctivement s’occupera mieux de son intérieur qu’un homme ! C’est comme ça et ce n’est pas culturel ! De même, l’homme aura toujours du goût pour l’affrontement, même si la femme lui reproche son excès de testostérone, car c’est la sélection naturelle qui continue… Mais il n’en demeure pas moins que la révolution féminine sera appelée elle aussi à disparaître, à être dépassée ! Si, pour l’instant, c’est loin d’être une évidence et plutôt l’heure du règlement de comptes, c’est que les « machines » vivent dans une illusion, au grand effarement de Rank !

          En effet, les femmes n’ont nullement besoin de la force physique pour opprimer et détruire leurs enfants ! Elles peuvent avoir à leur égard le même despotisme, la même violence que ceux des hommes ! Et pourtant, pour la Machine, c’est Rank l’oppresseur, le manipulateur, le danger ! Comment alors ne pas voir combien notre égoïsme nous aveugle et qu’il est au fond notre seul ennemi ?

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          Comment les machines pourraient-elles être en paix ? Ce n’est pas une question de sécurité matérielle… En effet, si le but de votre vie, c’est vous-même, votre réussite, le sentiment de votre supériorité, vous devez être toujours en représentation, notamment sur les réseaux sociaux, où vous vous mettez en scène et attendez que votre public vous approuve, vous loue ! Chaque jour donc, il doit être question de vous et il vous est donc impossible d’accepter la solitude, le silence, la patience ! Mais au contraire il vous faut instamment des projets, une agitation constante, des admirateurs, des gens à contrôler, sous votre pouvoir, etc. !

          L’anonymat, l’attente, la confiance même sont forcément des symboles d’échec pour les machines, une inévitable cause d’angoisse ! Le soldat Paschic, doux, rêveur, ayant l’air maladroit, lent, absent, ne peut que provoquer l’ire de la Machine, son inquiétude, son désespoir ! Il est très vite jugé faible, inapte, raté, inférieur et l’accable, l’écrase le plus total mépris de la Machine ! C’est comme si un orage constant fondait sur Paschic et qu’il ne pouvait être blessé, tant il est à l’échelle de la vermine ! Pourtant, c’est bien ce troufion qui détient la clé du bonheur et de la paix des machines !

           Certes, Paschic a son petit égoïsme, sa fierté ses peurs (il n’est pas né dans un chou!), mais aussi et surtout il a cette « goutte d’esprit », dont il n’est pas responsable et qui le fait aimer éperdument la beauté de la nature ! Le « pauvre » Paschic s’extasie devant un brin d’herbe, une feuille d’automne ou le chant d’un ruisseau ! Il est ravi par tout l’éclat de la verdure et le comportement d’un cloporte l’intéresse prodigieusement ! Inutile de dire que dans ce cas les colères de la mer ou de croiser un renard sont considérés comme des cadeaux, de la magie supplémentaire ! Évidemment, cela provoque l’incompréhension des machines, qui considèrent alors Paschic tel un idiot, un simple !

          Mais ce qui irrite par-dessus tout les machines et particulièrement la Machine, c’est l’indifférence de Paschic à leur égard ! Il n’est nullement impressionné par elles… et comment pourrait-il l’être, puisque la vanité des machines lui paraît justement le contraire de la beauté de la nature, comme quelque chose qui est ridicule, rapetissant ! « Comment prendre au sérieux un individu, se dit Paschic, alors que dans la moindre parcelle du monde éclatent une splendeur illimitée, un génie incroyable, vertigineux, qui fait par exemple ressembler l’espace à une décoration de Noël ? »

          Paschic ne peut attribuer cette magnificence qu’à Dieu et il n’en revient pas que les machines cherchent pour ainsi dire à prendre la place de celui-ci ! Comme si elles pouvaient soutenir la comparaison ! C’est cet étonnement, ce dégoût même que les machines lisent dans les yeux de Paschic et dès lors leur haine à son encontre devient implacable ! Leur incompréhension laisse place à leur envie de détruire ! Cependant, la Machine, qui n’a pas que du mauvais en elle, qui est quand même une mère, se demande si Paschic n’est pas dérangé ou handicapé mentalement, ce qui expliquerait pourquoi il résiste à l’autorité parentale, en ne la considérant pas comme la torche qui éclaire le monde !

          Paschic a donc rendez-vous avec un spécialiste et le voilà dans l’univers des machines, avec la secrétaire très digne, la salle d’attente bien propre, pour que la peur s’insinue et que le psy apparaisse telle une sommité ! Puis, Rank est introduit et découvre un cabinet feutré, lui aussi éminemment sérieux, puisque les cadres aux murs ont même l’air de l’art défini par la psychanalyse, c’est-à-dire comme des cas de maladies !

           Le psy est légèrement nerveux, ce qui est bien naturel, car il se demande toujours à qui il a affaire et il ne veut pas qu’on lui saute dessus, avec un couteau, et c’est pourquoi Rank, notre soldat Paschic intime, l’aide un peu, en lui parlant dans un sens auquel il doit s’attendre ! Rank évoque ainsi les inquiétudes de la Machine et il se rabaisse en avouant sa timidité et même son égoïsme !

            Il montre qu’il est bien embêté et qu’il doit causer bien des soucis, mais tout ce blabla est inutile, Rank le sait, puisque le psy le déteste déjà, ne se trouvant pas admiré, ne se voyant pas le savant, le dieu de la connaissance dans le regard de Rank, qui lui-même devrait être soumis ! Ainsi la colère du psy s’amasse, tel l’orage de Jupiter et la foudre va frapper le pauvre soldat Paschic, qui se prépare mine de rien !

           C’est une pluie acide qui tombe enfin sur la tête de Rank, une trombe pleine de mots du jargon ! Des mots destinés à percer, à tuer ! Le psy n’est plus celui qui soigne, mais celui qui détruit et qui piétine ! Il n’y a plus d’éthique ! C’est la réplique de la machine, sa haine et Rank entend qu’il est un schizophrène léger, sûrement névrosé ! Border-Line ? Son surmoi ? Épouvantable ! Il est le paranoïaque sournois ! Le cas typique de l’égocentrique ou du pervers narcissique !

           La justice de la science, objective, a parlé, rendu son verdict ! Il n’y a plus rien à faire : Rank est fiché, condamné, maudit par la raison ! Va-t’en Rank ! Rase les murs ! L’abjection s’enfuit !

           Le cœur du soldat Paschic est encore gros, sa tristesse incommensurable et pourtant il continue de chanter ! Quand est-ce qu’il pourra aider les machines ?

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            Ce soir, il y a cinéma dans le camp de la Machine et tout le monde se réjouit, sauf Rank ! Il reste toujours sur ses gardes, car il sait qu’en plein milieu de la séance la Machine peut apparaître, en disant : « Mais qu’est-ce que cette connerie ? Allez, vous arrêtez ça et tout le monde au lit ! » ou bien « Moi, j’avais envie de voir l’autre programme ! » et on doit alors changer de chaîne ! C’est le camp de la Machine, où chacun est contraint de lui obéir, y compris bien entendu le soldat Paschic, quoiqu’il traîne les pieds, plein de sa tristesse !

           Pourtant, la Machine est une victime, du fonctionnement du camp, des charges imposées par la famille, de l’égoïsme des hommes ! La preuve ? La Machine a une pièce bien à elle, qui lui sert, dit-elle, de refuge ! Là elle est à l’abri des demandes des uns et des autres, de leur avidité, car le monde est dur à l’égard des femmes ! C’est une petite pièce sans fenêtres, quasiment un débarras, dans laquelle la Machine effectue encore humblement quelques travaux de couture, comme si tout de même la femme ne pouvait vraiment échapper à sa triste condition !

           On vient voir la Machine dans cette pièce avec crainte, en se sentant coupable, avec le sentiment qu’on va encore enlever au pauvre ses haillons ! Mais c’est oublier le pouvoir de la Machine, que c’est elle qui commande le camp et qu’en définitive on contemple un mirador ! Si chacun paraît libre et s’enchante du cinéma, c’est qu’il est en règle avec la Machine et bien que le film soit lancé, Tautonus se lève et monte au mirador !

            C’est un devoir ! Dans le règlement, Tautonus ne peut pas prendre de plaisir, sans s’inquiéter de celui de la Machine ! Cela vient de l’ingratitude supposée de Tautonus ! Sa réussite sociale est due à la Machine, mais en profite-t-elle ? Non, évidemment, nous sommes dans un monde d’hommes ! Tautonus parade aux réunions, aux cérémonies, aux conseils… Il a une vie de représentation très riche, très active, d’où est absente la Machine ! A peine est-elle invitée à certains dîners et encore parce qu’on ne peut pas faire autrement, semble-t-il !

           C’est une plainte constante de la Machine, que Tautonus soit le seul à jouir du statut du couple ! Peu importe que les commerçants des halles saluent avec déférence la Machine et lui choisissent les meilleurs morceaux, elle reste la grande perdante dans sa petite pièce, sa « guérite », sans fenêtres, bien qu’au fond elle ne demande pas plus, la pauvre ! Tautonus doit toutefois veiller à ce qu’on « n’oublie pas » la Machine et le voilà dans le mirador, aux ordres, alors que le film pour une fois l’intéresse prodigieusement !

    « C’est intéressant ? demande benoîtement la Machine.

    _ Oui, c’est très bien…

    _ Bon, alors vas-y…

    _ Tu n’as besoin de rien ?

    _ Non, j’ai tout ce qu’il me faut ! Un peu d’ fil, des aiguilles et ça ira... »

            Tautonus reprend sa place au cinéma, soulagé, mais comme un petit garçon pris en faute, parce qu’il a du plaisir ! Ce sera d’ailleurs inscrit sur le grand livre des comptes et il faudra rembourser, d’une manière ou d’une autre ! Tautonus s’est détendu à telle date, mais le nom de la Machine n’apparaît pas ! On est loin de l’équilibre !

            Plus tard, le soldat Paschic, lui aussi, est obligé de passer par le mirador : c’est le « bonne nuit » ! Paschic fait un bisou à la Machine, mais c’est une corvée ! Le « bourreau » tend la joue et Paschic surmonte son dégoût ! Car il n’est pas dupe : il sait depuis longtemps que la Machine se gave, se goberge, qu’il n’y en a que pour elle et que rien ne peut apaiser son mépris !

             La Machine est comme une pompe, à laquelle chacun est relié notamment par la peur ! Chaque jour elle puise, vide, ordonne, condamne, exile, etc. ! La maison est sa cour ! Les autres sont ses esclaves, mais c’est elle qui gémit et bien des machines aujourd’hui se comportent comme elle ! Ces femmes n’ont pas d’ambitions, elles sont dépourvues d’égoïsme, elles ne font que se dévouer, que croire aux promesses qui leur sont faites et dans ces conditions, l’homme est bientôt jugé coupable, sournois, calculateur  et on engage des poursuites contre lui !

             C’est le « syndrome » du Mirador ! On est là-haut, avec un œil sur tout et prêt à tirer sur celui qui s’échappe, mais on se plaint du froid, de l’inconfort, de se sacrifier alors que les autres s’amusent ! Pourtant, quand on veut régner, on est forcément déçu !

            Il faudra toute une vie à Rank pour qu’il gagne sa liberté, qu’il se débarrasse de sa peur ! Il lui faudra toute une vie pour qu’il rie de ce que le monde existe sans la Machine !