Rank, le prisonnier de la nuit! (1-5)

  • Le 16/09/2023
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Rank1

 

 

             "Alors toi aussi, t'es avec eux?"

                                  A nos amours

 

                                                        1

     Rank se réveille en sursaut et en sueur ! comme d’habitude ! Pourquoi ? Parce qu’il a peur sans doute ! Il était dans un cauchemar… et quel cauchemar ! Il devait agir vite, il était sous l’emprise d’un stress prodigieux, qui l’écrasait presque ! Il s’en souvient, même si maintenant le cauchemar se dissipe !

     Qui est Rank ? Il n’en sait rien ! Où est-il, dans quel monde vit-il ? Ce sont des questions secondaires, car ce qui prime, c’est la survie ! C’est l’occupation de Rank, il n’en a pas d’autres ! Rank se lève et fait son lit… C’est plutôt une couche informe, synonyme d’angoisse et elle est peut-être constituée de feuilles géantes, enroulées sur elles-mêmes, que Rank aura ramassées quelque part ! C’est possible, mais Rank ne s’en soucie guère… et tous ses gestes sont quasi automatiques !

     Rank habite dans une grotte, c’est du moins l’impression qu’il a ! Il y a une bougie jaune qui éclaire tout ça ! On pourrait certes s’attacher mieux à ce lieu de vie, améliorer sa décoration, le faire plus confortable, mais à quoi bon ? On n’est pas ici en sécurité ! La catastrophe peut survenir à tout moment ! On peut être détruit n’importe quand ! On n’échappe pas à la Machine ! Personne ! Elle règne et fait ce qu’elle veut !

     Pour l’instant, Rank doit manger, pour prendre des forces… Il sort la tête de sa grotte et écoute ! Tout est calme… et c’est souvent comme ça le matin… Même la Machine commence assez tranquillement un nouveau jour ! Elle est là d’ailleurs, dans la vallée, près des fleurs qui donnent de la farine, une sorte de pain ! Il suffit à Rank de descendre sans bruit, comme s’il n’était qu’un fantôme et tout se passera bien ! Être un spectre pour Rank ? Un jeu d’enfant ! Il a des années d’entraînement, grâce à la Machine ! Il n’est rien ! La Machine le lui a assez répété !

      Rank sort de sa grotte et se dirige vers les fleurs ! La Machine à côté ne s’occupe pas de lui et c’est très bien comme ça ! Rank mange, se nourrit… Il doit faire attention cependant ! S’il venait à buter contre un caillou, à produire un son discordant, il pourrait attirer l’attention de la Machine et alors… Mais la Machine prend aussi son petit déjeuner… Elle avale un jus noirâtre et c’est peut-être de l’huile ! Faut bien lubrifier les rouages ! Rank n’observe pas la Machine, il la sent seulement ! Il perçoit son souffle, qui enferme une menace qui peut éclater brusquement !

      Rank à présent s’essuie la bouche… Il a fini et toujours d’un pas silencieux, il s’approche d’un petit cours d’eau, pour faire sa toilette ! C’est dans l’ordre des choses, c’est admis par la Machine ! Elle ne bouge d’ailleurs toujours pas, absorbée par son liquide noirâtre ! La toilette de Rank est rapide, car en traînant il pourrait déranger la Machine, ou plutôt son robot Tautonus ! La Machine a en effet une autre machine à sa disposition, c’est Tautonus ! C’est un robot moins intelligent que la Machine ! Il est plus grand, plus fort, mais il obéit à la Machine ! Il sert à la Machine pour les basses œuvres : excavation des montagnes, coupage des forêts, maçonnerie, etc. ! C’est le muscle de la Machine et éventuellement son bourreau ! Rank craint Tautonus par-dessus tout ! Mais par lui-même le robot est plutôt inoffensif… S’il n’est pas aux ordres de la Machine, il n’embête pas trop Rank !

      Toutefois, Tautonus utilise le matin le ruisseau… On a beau être un robot, on n’en a pas moins du goût pour la propreté ! Cela doit être inscrit dans le programme de Tautonus ! Il faut éviter la poussière dans les circuits et puis, une bonne odeur semble plaire à Tautonus ! Ça le revigore, accentue son aspect bonasse ! Il en a presque l’air d’un joyeux compagnon, mais sombre est Tautonus, si la Machine intervient ! Implacable il sera !

      Rank sait qu’il ne doit pas gêner Tautonus, au passage du ruisseau, et il ne perd pas de temps ! Si jamais Tautonus venait à trouver Rank devant lui, à la place où on fait sa toilette, alors il pourrait commencer à s’irriter, à s’affoler même, car on perturberait sa routine ! L’agitation de Tautonus alerterait sans nul doute la Machine et Dieu sait ce qui pourrait se passer ! Rank se presse donc et il fait gicler de l’eau sur son visage ! Il est toujours aux aguets, il a un sablier dans la tête ! Percevoir tout ce qu’il y autour, ne jamais déranger, être la fluidité même, c’est la survie assurée ! C’est un coup à prendre et maintenant, Rank remonte vers sa grotte, à flanc de montagne !

      La Machine n’a pas bougé, tout est calme…, mais Rank est déjà fatigué…, usé même ! C’est qu’une tension permanente, ça se paye ! Dans son trou, Rank est triste…, alors qu’il finit de s’habiller… A-t-il jamais été un enfant ? A-t-il déjà joué en toute innocence ? Il a l’air d’un vieillard ! Il voudrait pleurer, mais à quoi bon ? Qui regardera ses larmes ? La Machine ? Surtout pas elle ! La machine rirait, avant de frapper ! Elle se moque des sanglots, ce n’est pas son affaire !

      Rank regarde le ciel, qui est encore noir avec des étoiles ! Est-ce qu’il y a quelqu’un dans la nuit qui s’intéresse à Rank ? Ça m’étonnerait ! Rank est seul ! Et c’est bien fait pour lui ! N’est-il pas méchant ? C’est le message de la Machine !

                                                                                                    2

      Là-bas, plus loin que la vallée, il y a la ville des machines ! C’est une agitation permanente, un fracas constant ! Les machines construisent d’autres machines ou des immeubles pour se loger et c’est comme si la ville se reproduisait elle-même ! Sa progression est inexorable et incompréhensible à Rank, qui trouve une consolation dans le silence et les pierres ! Pourquoi les machines n’en font-elles pas autant ? On dirait qu’elles n’aiment que la laideur et le bruit !

      Mais l’heure n’est pas à la contemplation, ni à la réflexion ! Rank n’en a pas fini avec « sa » machine, bien au contraire ! Il faut suivre le programme de la Machine, tout est codifié ! Faut pas sortir des clous, c’est tout ! Voyons… Rank effectue la corvée des pommes de terre… On les épluche en grand nombre, pour plus tard… La Machine peut passer derrière Rank, elle ne dira rien, il est en règle !

      Puis, on passe au nettoyage ! On balaie, on essuie, on frotte, on aspire, on utilise d’autres machines inoffensives, quoiqu’il y en ait une qui pourrait envoyer valser Rank, tant elle tourne vite ! A ces tâches, Rank n’est pas lui-même… Il agit sans doute comme une machine, mais on ne peut pas y couper : c’est le prix d’un peu de liberté ou de repos un peu plus tard ! Le nœud du problème, c’est de ne pas troubler la Machine, qui va et vient, qui a sa vie, elle !

      Elle se tourne vers Rank et lui donne des instructions ! C’est précis, légèrement martelé, car ça ne doit pas être discuté, mais rentrer dans le crâne dur de Rank ! Celui-ci opine et il serait tenté de se mettre au garde-à-vous et de saluer militairement, mais la Machine n’apprécierait pas et sa rage pourrait éclater ! Ce que ne supporte pas du tout la Machine, c’est qu’on se moque d’elle ! C’est qu’on ose la contredire ! Il vaut mieux marcher sur une mine en chantant !

      La Machine quitte la vallée pour la ville ! Rank la regarde partir avec soulagement ! Même s’il doit continuer ses corvées, c’est comme si l’air brusquement était allégé ! De nouveau Rank entend les oiseaux chanter et voit les fleurs sourire, agitées par le vent ! La nature enchante Rank, mais que va faire la Machine en ville ? Ici Rank se crispe, met son poing dans la bouche ! Il n’ose pas penser… Il n’ose pas critiquer la Machine ! La terreur qu’elle inspire sert justement à ça, à ce que Rank ne la voit pas telle qu’elle est ! comme si elle était immatérielle ou sacrée !

      Pourtant Rank connaît la Machine ! Il n’a pas les yeux dans les poches ! Il regarde, observe scrute ! Bien obligé ! Quand on est acculé, opprimé, on cherche la faille de l’oppresseur ! On veut comprendre ! Et ce que fait la Machine en ville est dégoûtant pour Rank, car la Machine s’y amuse, y prend du plaisir, tandis que Rank, lui, est dans la nuit, la peur !

      Une machine peut-elle jouir, avoir une vie personnelle ? A priori non, bien entendu ! Une machine n’a pas d’âme et elle ne fait que ce pour quoi on l’a construite ! D’ailleurs, la Machine le dit bien à Rank : « Seul le devoir m’anime, est mon but ! Je ne vis que pour le travail, la nécessité ! Moi aussi, je voudrais m’amuser comme toi, Rank ! Mais je ne peux pas ! L’existence n’est pas une partie de plaisir et il faut que tu t’en rendes compte, Rank ! Tu n’as pas envie de me déplaire, hein ? Tu vas en mettre un coup, j’en suis sûr ! Faut bosser, mon p’tit Rank ! Faut prendre ses responsabilités ! Tu n’es plus un enfant maintenant ! Allez, je compte sur toi, sinon... »

      Rank, comme d’habitude, écoute religieusement, il a été formé pour cela… et la « loi » de la Machine le pénètre au plus profond ! Oui, Rank sera à la hauteur de son devoir ! Oui, Rank ne décevra pas la Machine ! Oui, Rank sera un bon garçon !

      Mais Rank, le chiffon ou le râteau à la main, regarde la ville où est partie la Machine… et son visage est amer, car il sait comment s’y comporte la Machine ! Il l’a vue ! La Machine parade ! Elle salue d’autres machines, qui lui rendent son sourire ! On s’adresse à la Machine avec déférence ! On s’empresse de la servir, de répondre à ses désirs ! On la traite comme une reine et c’est du miel pour elle ! C’est sa fête, sa joie !

      Les machines jouissent… et mentent ! Elles ont rendu Rank méchant, car il les juge ! Le devoir des machines ? Ah ! Ah ! Rank rigole ! Le travail des machines ? Oui, beaucoup de bruit ! Le nombrilisme des machines ? Mais c’est le jack-pot ! la peluche gagnée ! « On veut du plaisir ? D’accord ! se dit Rank. Mais alors pour tout le monde ! Et pour ça, il faut d’abord le reconnaître, le plaisir que l’on prend ! Faut être honnête, s’accepter ! Fi de l’hypocrisie ! Ah ! Mais alors la Machine commence à monter en température ! Elle s’excite ! gonfle, va éclater ! Elle n’en peut plus ! Mon Dieu ! Rien que d’admettre cette petite vérité la met hors de ses gonds ! »

      Rank continue sa tâche et se tait… La machine va bientôt revenir et elle va tout contrôler ! Il pourra tout juste respirer ! Et puis qu’est-ce qu’il est lui, Rank, pour juger, réfléchir ? Un ciron dans le cosmos ! Vaut mieux marcher droit ! Tu pleures, Rank ? Bon sang, quelle mauviette !

                                                                                                         3

      Ça y est, Rank a réussi à mettre en fureur la Machine ! Qu’est-ce qu’il a dit ou fait ? Rank ne s’en rappelle même pas, tant il est hébété par la violence qu’il subit ! Mais peut-être est-ce Rank lui-même qui, par sa nature, révulse la Machine ? Quelque chose dans son regard et donc qui lui échappe peut conduire la Machine à une colère noire ! A ce compte-là, Rank est mal parti, car il aura beau se corriger, se garder, l’affrontement ne pourra être évité ! au grand dam de Rank !

      Mais comment décrire la haine de la Machine ? Ce sont des mots et une ivresse ! C’est la mer qui frappe en pleine tempête ! Celle-ci paraît folle et chaque mot tape, enfonce comme une vague, en rugissant, en creusant et détruisant ! Ça n’a pas de bornes, comme si on avait irrité Lucifer en personne ! Ça cogne dans Rank, pour l’anéantir ! Quoi ? Un gamin défie la Machine ! Quoi ? Un gamin tient tête à la Machine ? Quoi ? La Machine n’est pas toute puissante ? Elle doit composer ! Les autres existent ! Quel scandale ! Quelle honte ! Les cieux sont en train de s’ouvrir, ma parole !

      Rank subit et Dieu que ça cogne ! Rank résiste comme d’habitude ! Il encaisse, même si c’est infâme ! La Machine le traite de tous les noms, elle l’injurie, le traîne dans la boue, le fait le mal incarné ! Il n’est qu’une abomination aux yeux de la Machine et il fut un temps où Rank répliquait, se défendait, tenait à dire qu’il n’avait pas commis de fautes, qu’il n’était pas méchant, que ses intentions étaient pures et qu’en définitive il était un gentil garçon ! Il discutait, il argumentait, il se comportait en adulte, pour ainsi dire ! Mais… mais cela scandalisait encore plus la Machine ! Elle suffoquait, elle était outrée ! Rank renforçait, amplifiait la catastrophe ! On ne doit pas répondre à la Machine, même si ce qu’elle dit est profondément injuste ! On doit supporter le venin des mots, sentir le poison qui rentre, l’acide qui ronge ! On se ferme et on se tait !

     Cette méthode, bien que la seule possible, présente un cruel désavantage ! La machine, déçue de voir Rank insensible, cherche alors l’ouverture, la faille qui lui permettrait de voir sa victime s’effondrer ! Tant que la Machine n’a pas le sentiment d’avoir vaincu, elle ne retrouve pas la sécurité de son pouvoir, de sa toute puissance ! Elle devient encore plus odieuse ! Elle veut la larme de Rank, sa supplication, sa reddition, son mea culpa ! S’il reconnaît sa méchanceté, s’il s’accuse, s’il demande pardon, la Machine cesse d’« aboyer », elle s’apaise comme une locomotive à vapeur souffle en gare ! C’est lent, mais ça se calme ! Les flots s’amollissent, ainsi qu’ils dansent dans une crique, presque surpris de ne plus heurter la roche !

      Mais de quoi Rank pourrait-il s’accuser ? d’être naturellement une abomination ? Cela ne se peut évidemment ! Il ne peut pas mourir pour plaire à la Machine ! Il est ce qu’il est et il a beau chercher, il ne voit pas à cet instant sa faute, d’autant qu’il sait que la Machine se trompe sur elle-même ! que son discours n’est que duplicité ! que son plaisir existe bien ! qu’elle n’a pas à demander à Rank d’en être totalement dépourvu ! ce qui est impossible ! Comment se sortir de cette situation ? Rank l’ignore ! Ce qui le fait tenir, c’est bien la vérité, c’est bien une vérité ! Et c’est pourquoi Rank se montre inébranlable ! de plus en plus dur ! de plus en plus hermétique ! Ce qui lui vaut une cruauté décuplée de la part de la Machine !

     Comment expliquer ça ? Pourquoi la Machine ne reconnaîtrait pas son plaisir ? qu’elle aime le pouvoir ? que son orgueil est bien réel et exigeant ? Ce serait assez simple pourtant ! Imaginons que cela arrive : la Machine rirait et se montrerait belle joueuse ! Elle reconnaîtrait le talent de Rank, sa valeur et tous les deux joueraient aux cartes, comme de nouveaux amis, en se donnant de petites tapes dans le dos ! Tout rentrerait dans l’ordre, l’amitié, un respect mutuel s’installeraient ! Un arc-en-ciel aussi !

      Mais ce n’est pas ce qui se passe, malheureusement, au contraire ! Il n’est pas question pour la Machine de reconnaître quoi que ce soit ! de s’ouvrir, de douter ne serait-ce qu’un peu ! Elle est pleine de haine, de fureur et c’est sans doute qu’elle craint quelque chose ! Mais quoi ? Que redoute-t-elle ? Dans quel monde vit-elle ? Car c’est un monde fermé, uniquement régi par son pouvoir ! Pour qui au fond se prend la Machine ? On ne doit pas l’inquiéter, mais seulement la servir ! Elle écrase, terrorise et parle de devoirs, de justice et même de bonté ! Elle dit, le comble, qu’il faut aimer et reproche à Rank son égoïsme ! Mais qui broie en ce moment, qui prend, qui se satisfait ? C’est la Machine ! Et qui aime ? qui vit, qui résiste au nom d’une vérité, qui a les yeux ouverts, qui subit, qui est victime ? Nullement la machine, mais c’est Rank !

      Sacré Rank ! Il est là debout devant la Machine ! Il reste silencieux, il encaisse ! Mais à l’intérieur, il est en miettes ! Et c’est encore un enfant ! Peut-être supplie-t-il, mais alors personne ne l’entend ! Pan ! T’es mort Rank ! Toute ta vie, tu traîneras tes débris de verre ! Tu perdras du sang ! On ne peut pas te tuer, c’est entendu, mais tu ne vaux guère mieux qu’un macchabée !

Mais la Machine est outrée, scandalisée… et cela seul importe ! Bienvenu au royaume des morts !

                                                                                                         4

      Rank est assez tranquille dans sa grotte et il rêvasse et s’intéresse à des riens, mais soudain la machine entre et hurle ! Que dit-elle ? Mais que la coupe est pleine ! que Rank dépasse les bornes ! que ce n’est plus possible ! qu’il va falloir que Rank change ! et vite ! La Machine martèle, détruit tout ! Il ne reste rien du havre de Rank ! Tout est balayé sous les imprécations, les injures, les menaces ! De quoi s’agit-il ? Comment le savoir, dans cette démesure ?

      Rank a la tête baissée et ne dit rien… Son seul refuge, c’est lui… et c’est bien précaire ! Où est la justice, où sont les sauveurs, où est l’amour, le respect ? Nulle part ! Il n’y a rien ici que la fureur, et une fureur libre, sans entraves, qui se déchaîne, qui ne se retient absolument pas ! Pourquoi ? Rank a-t-il commis un crime ? Avait-il la garde d’une bombe atomique, qu’il a envoyée par inadvertance sur des enfants, les tuant tous, provoquant la ruine de toute une ville ! Dans ces conditions, on n’aurait pas assez de force pour condamner Rank ! On pourrait même le lapider, le laisser à la vengeance de la foule ! Cela ne serait que justice et Rank lui-même comprendrait ! Mais ici que se passe-t-il ?

      C’est tout de même curieux… Comment une machine peut-elle s’emporter ainsi ? Si son programme est bien les règles, les conventions, le respect de l’autre, le savoir-vivre, etc., qu’est-ce qui lui fait cette haine-là ? cette rage-là ? Car c’est bien de la haine, une volonté de détruire ! Rank n’en sait rien, mais il doit réfléchir là-dessus, puisque apparemment personne n’a la réponse ! Il est vrai aussi que Rank s’endurcit, qu’il s’aguerrit ! Certes, il lui arrive toujours de trembler et de pleurer, mais il est face à une telle incohérence, un tel abrutissement qu’il ne peut plus croire à sa culpabilité ! L’erreur est dans la Machine, pas en lui ! Mais qu’elle est-elle, cette erreur ? Rank a du a pain sur la planche !

      Ce jour-là, dans la grotte dévastée, Rank se permet un petit sourire sardonique ! Son mépris effleure, comme une plante apparaît dans les milieux les plus hostiles, entre deux marées par exemple… C’est un embryon de défense ! une réaction face au bourreau qui est tellement injuste qu’il se discrédite ! Mais cela n’est pas passé inaperçu ! La machine qui déverse sa haine s’arrête brusquement ! Elle est choquée de voir chez Rank ce qu’elle n’imagine aucunement chez elle ! Cet éclair sur la bouche de Rank la rend folle, alors qu’elle-même pourrait en remontrer à l’inflation cosmique !

     Elle a disparu, comme par enchantement ! Le calme revient dans la grotte, mais Rank ne se fait aucune illusion ! Au contraire, il vient de signer son arrêt de mort ! Il sait ce qu’il se passe… La Machine interloquée, surprise, dépassée pour cette fois, est allée se plaindre à Tautonus ! C’est un drôle de robot ! Ce qu’il apprécie surtout, c’est son confort et ses affaires ! Tautonus en effet est très occupé ! Il a de très hautes responsabilités dans la ville et donc beaucoup d’ennemis ! La vie de Tautonus n’est pas une partie de plaisir, il faut le croire ! Plein de dossiers, plein de réunions ! Difficile de s’élever ! Il faut éviter les pièges et l’ami d’aujourd’hui est l’ennemi de demain !

      Tautonus est aussi une machine, bien entendu, et comme toutes les machines, il n’agit que par devoir ! Il est programmé par la nécessité et il n’a pas d’ambitions, ni de plaisirs, ni de haine ! Il fait ce qui est juste ! Et Rank l’entend arriver, son pas lourd faisant trembler les parois de la grotte ! Il ne faut pas fatiguer, énerver Tautonus, car qui peut oser se mettre sur la route du devoir ? Personne ! Tautonus aime tellement la mesure, l’ordre, la vérité qu’une colère infinie le submerge, s’il voit sa haute destinée contrariée ! C’est une particularité de son programme ! C’est un robot totalement dévoué à sa mission !

      Or, voilà que la Machine l’a agacé, dérangé, parce qu’un avorton nommé Rank a manqué de respect à cette même machine ! C’en est trop ! Pour qu’il recouvre sa tranquillité, il faut apaiser la Machine et ça sur le dos de Rank, au propre comme au figuré ! La suite ? Ce sont des coups ! Des coups durs ! Pauvre Rank ! Le voilà tremblant, suppliant, la larme à l’œil ! Et il se prend une volée ! Ça ne sert à rien de se protéger ! Tautonus n’est pas né de la dernière pluie ! Il frappe sur les parties découvertes, avec tout ce qui trouve sous la main ! un bâton, une ceinture ! Rank ne fait pas le poids et il est vite KO ! Ce n’est pas seulement son esprit qui est écrasé, c’est tout son être ! Mais enfin, il va la « fermer » ! Pourquoi il bougerait encore ? Il n’est plus qu’une plaie !

     La Machine gagne toujours, c’est la règle ! Alors pourquoi Rank résiste ? C’est qu’il n’est pas malin ! Il devrait savoir biaiser ! Il prend la vie... ou même son cas trop au sérieux ! Il ferait oui, oui de la tête, il ferait semblant d’être d’accord et hop, l’orage passé, il retrouverait ses occupations, ses menues joies !

      Le problème, c’est que Rank a un « truc » dans la tête ! Rank est déjà vieux ! Il sait que l’existence ne vaut pas d’être vécue, s’il n’existe pas une vérité, une justice ! Jouer les funambules, faire preuve de mensonges, c’est bon pour les aveugles ! S’il n’y a pas une pierre, un socle quelque part, où poser le pied, alors tout le reste n’est qu’esbroufes et fumées !

                                                                                                           5

     La Machine règne par la terreur, on ne le répétera jamais assez ! Elle plante dans le cerveau de Rank des jalons… ou des électrodes ! A certains stimuli, Rank est figé par la peur ! Il n’est pas libre et craint sa propre révolte ! Il vit dans l’effroi causé par le maître ! Tout se passe comme si le monde extérieur n’existait pas ! L’univers de Rank se limite à ses rapports et à ses conflits avec la Machine ! Il n’y a rien d’autre, sinon le vide sidéral ! Rank est dans une enveloppe, une bulle constituée par la Machine ! Mais ce n’est pas quelque chose qui protège, mais qui dissout, anéantit ! Rank est indistinct aux yeux de la Machine, il n’a pas de réalité ! Il n’est présent que s’il obéit à la Machine et c’est pourquoi toute différence la fait sursauter, ainsi qu’on lui ouvrirait brusquement une porte donnant sur le noir de l’espace !

      Or, décidément, il est impossible de plaire à la Machine ! Même si on reprend ses propos, si on va dans son sens, elle s’emporte, elle dénonce la morgue, l’égoïsme de Rank, sa suffisance ! Cela au nom de la morale et par exemple, on ne doit pas dire du mal des gens qu’on n’aime pas ! Évidemment, Rank en est stupéfié, car il croit entendre un marteau-pilon lui parler de douceur, mais la Machine n’en est pas à une contradiction près ! Elle vit dans un monde clos, ce qui lui permet son illusion ! Dans son enveloppe, tout est contrôle, d’où sa main de fer sur Rank ! Mais d’où vient le pouvoir de la Machine, ou autrement dit qu’est-ce qui fait son orgueil ? Pourquoi est-il toujours question d’elle ? Pourquoi est-elle au centre de tout ? Est-elle née comme ça ? Est-ce une forme de maladie ?

      En tout cas, c’est asséchant, désespérant et meurtrier ! Des milliards d’étoiles et une machine qui engloutit tout ! qui rend l’air irrespirable ! Ne pourrait-on pas la comparer à un trou noir ? Mais, à l’inverse, Rank devrait aussi se demander qu’est-ce qu’il y a en lui, pour qu’il résiste aussi radicalement à la Machine ! Elle a beau essayer de l’écraser, il a comme un noyau de métal dans le cœur ! Il est impossible d’atteindre celui-ci, pour le faire fondre, ce qui provoque bien entendu l’ahurissement de la Machine et sa rage ! Pourtant, le message de Rank est simple et ne dépend même pas de lui ! La seule chose qu’il dit à la Machine, c’est qu’elle n’est pas seule au monde et qu’elle ne commande pas ! Elle n’est pas toute puissante, ni parfaite, ni même aimable ! On ne doit pas l’adorer, mais au contraire, si elle veut être heureuse, c’est-à-dire se décharger du poids de ses responsabilités, il est nécessaire qu’elle reconnaisse la différence, qu’elle laisse entrer l’élément étranger dans sa bulle ! Comment peut-on ne plus avoir peur, si on ne fait jamais confiance ?

      Mais tout cela, c’est de la philosophie, du langage, de la pensée, du raisonnement ! Avec la Machine, on reste au muscle, au cri, au scandale permanent ! Il est impossible de lui parler, sans avoir l’air de lui répliquer, de lui tenir tête ! La valse du malheur est infinie pour Rank ! Qui a eu l’idée de le mettre sur la piste de danse ? Quel fou l’a créé ? Un marchand de jouets pour la Machine ? « Je vous assure, chère Machine, dit le marchand, c’est notre tout nouveau modèle de yoyo ! C’est le Rank et tout le monde en raffole !

_ Et vous êtes sûr que son fil est assez résistant ? Car moi, quand je tire, je n’ai rien d’une mijaurée de la ville ! »

      Mais c’est décidé, Rank va s’enfuir ! Il met dans un sac ses petites affaires et à lui la liberté ! Il profite d’une absence de la Machine et le voilà parti ! On dirait un infirme en cavale, tellement il a des plaies et des bosses, dans l’esprit s’entend ! N’est-ce pas là qu’elles sont les plus efficaces ? Le cerveau ne commande-t-il pas le corps… et si on est soi-même en laisse, peut-on aller bien loin ? Mais vas-y Rank ! Prends ton courage à deux mains et va visiter le vaste monde ! Échappe à la Machine ! Va trouver l’espoir !

      Rank ne se dirige pas vers la ville des machines, c’est bien trop laid pour lui ! Il marche vers la montagne, là où les papillons et plein d’autres petites créatures lui souhaitent la bienvenue ! « Eh, mais c’est Rank ! se disent-elles. Il a réussi à percer la bulle de la Machine ! Eh ! Rank, on est là ! » Et Rank salue tout le monde, il sourit à l’air pur et au dieu soleil ! Il respire les parfums et se laisse caresser par le vent, tel un voilier prend sa gîte ! Il est aimé, le Rank ! Il est moins dolent devant l’innocence de la nature, sa magnificence !

      Mais c’est le soir et la température, avec l’obscurité, devient plus fraîche ! Rank se sent faible ! Peut-être que ce n’est qu’un hâbleur au final ? un esbroufeur lui aussi ? Il songe à la Machine… Quelle est en ce moment sa réaction ? Prend-elle conscience que Rank est autre, existe bien ? Le vide envahit Rank cependant et il est possible qu’il ne puisse plus vivre sans la Machine… Peut-on se séparer brusquement d’une telle dépendance ? Et ce que voudrait Rank, n’est-ce pas de la reconnaissance, de l’amour de la part de la Machine ?

        Toujours est-il qu’il est revenu auprès d’elle au matin ! Une nuit là-haut lui a suffi ! Il n’a pas eu le courage, se dit-il ! Mais, en amertume, ce n’est rien à ce que propose la Machine ! On lui a fait injure ! On a contesté une nouvelle fois son autorité ! Elle est tellement aveuglée par sa haine qu’elle ne perçoit pas le message de Rank, sa profonde tristesse ! Non, on a profité de sa « mansuétude », pour quitter le « camp » ! On a ridiculisé son pouvoir ! Désormais, les « conditions de détention » seront deux fois plus dures ! Les barbelés vont être doublés, les rations diminuées ! Rank ne pourra même plus se moucher, ou il faudra demander la permission ! Bravo Rank ! Tu as resserré toi-même l’étau qui t’étouffe ! Encore plus de nuit ! Encore plus d’encre !

 
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