La Nuit des Doms (36-41)

  • Le 15/11/2025

R109

 

       "Du genre qui ne te regarde pas!"

                                 Le Ruffian

 

 

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     Un moment, maire Chenu ! coupe Lapsie. Paschic m’appartient ! Voici mon ordre de mission !

_ Vous travaillez pour la BSM, la Brigade de santé mentale, lit le maire. Je suppose que vous voulez Paschic pour une bonne raison !

_ La meilleure, maire Chenu ! C’est un diviseur de familles ! Or, la famille c’est sacrée, n’est-ce pas ?

_ Tout à fait, tout à fait ! Sans familles, pas d’ société ! Quelle horreur ce Paschic !

_ Vous êtes vraiment pas chic ? demande goguenard le général à Paschic.

_ Faut croire ! répond celui-ci.

_ Mais qu’allez-vous faire de lui ? reprend le maire.

_ L’éliminer tout simplement ! répond Lapsie.

_ Vraiment ? Mais vous me comblez d’ joie ! Vous savez qu’il m’a bien ridiculisé, dans c’ bois !

_ Vous aussi ? C’est un vice chez lui, que de traîner les meilleures personnes dans la boue !

_ Bon ! Voilà une affaire réglée ! Quant au tagueur…

_ Pas du tout ! crie une voix. Paschic est à moi ! Comme vous tous d’ailleurs ! »

Chacun se tourne vers celui qui vient de s’exprimer et découvre un individu armé sur un toit ! Il a l’air excité et il reprend : « Regardez-moi ! Contemplez-moi ! C’est moi, le roi Focus ! Focus sur Focus ! Attention, j’arme ! On regarde ! On n’en perd pas une miette ! Et j’arrose ! Ah ! Ah ! »

Les balles pleuvent autour du petit groupe, qui se met à l’abri comme il peut ! Le général et Lapsie ripostent et ça fait bang ! bang ! au-dessus des têtes ! Le tagueur en profite pour s’échapper ! Le maire Chenu laisse tout de même éclater sa colère : « Mais c’est quoi ça ? Le monde est-il devenu fou ?

_ C’est un drôle de type, croyez-moi ! répond Web. Il veut qu’on l’ regarde, quand il lève la jambe !

_ Et pourquoi il lève la jambe ?

_ Pour qu’on l’ regarde !

_ C’est une création, un produit du Cube ! rajoute Paschic. Et vous en êtes en partie responsable, Chenu !

_ Moi ? Moi ? C’est la meilleure ! J’ le connais pas, c’ type ! »

Bang ! Bang !

« Non, reprend Paschic, mais quand le Cube occupe tout l’espace, c’est notre domination qui l’occupe aussi ! La beauté de la Chose en est exclue et nos vie n’ont plus d’ sens ! Focus est un hyper-dominant ! une créature monstrueuse !

_ Mais je rends service aux gens !

_ Pas seulement ! Si vous ne dominez pas, vous angoissez… et votre ville symbolise une victoire sur la Chose ! Vous contribuez à un monde où seul le pouvoir paraît apporter un équilibre ! »

Bang ! Bang !

« J’ comprends rien à ce que vous dites ! réplique Chenu.

_ Non, parce que vous n’avez plus aucun rapport avec la nature ! Vous êtes complètement urbanisé ! Même la culture chez vous ne peut être qu’urbaine, inscrite dans vos murs, d’où votre aspect de robot !

_ Un robot, moi ? Vous rigolez ! Eh ! Mais qu’est-ce qui m’arrive ? »

En s’agitant, Chenu s’aperçoit qu’il crée « du mur » entre ses mains, qu’il peut l’étendre comme il veut et le placer devant lui ! « Eh ! Voilà comment le Cube me remercie, après tant d’années à son service ! Je crée du mur, je crée du Cube ! Ah ! Ah !

_ Mais baissez la tête ! lui crie le général. Vous voulez y passer ou quoi ?

_ Pas la peine, général, pas la peine ! Voyez, je me protège en créant du mur devant moi ! J’arrive Focus ! Je vais te donner la leçon que tu mérites !

_ Viens l’affreux, viens ! lui répond Focus. Viens voir papa Focus, qu’il transforme ta tête en tomate bouillie !

_ Hi ! Hi ! J’arrive ! Wallman arrive ! Hi ! Hi ! »

Paschic se tourne vers Web et lui murmure : « J’ crois qu’il est temps de mettre les bouts, vous pensez pas ?

_ Sûr ! Pas question d’ rester dans cette fournaise ! Attendez, on peut accéder à mes couloirs numériques deux rues plus loin !

_ OK ! Allons-y ! »

Paschic et Web se mettent à courir, alors qu’on entend Lapsie brailler : « Paschic arrête ou j’ t’... » Elle ouvre le feu… Bang ! Bang ! Les tirs sont partout !

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     Les entrées numériques de Web ressemblent à des trous noirs ! On y chute dans l’obscurité et il faut avoir confiance, car on y est d’abord sans repères, sans contrôle ! Cela donne l’occasion à Paschic de repenser à la foi et à la simplicité ! « Comment on a pu en arriver là ? » se demande-t-il, car les Doms sont en effet tétanisés par la peur, coincés dans leur haine et sont devenus incapables de s’émerveiller !

Si on n’admire pas la beauté du monde, si on n’est pas renversé par son génie ou sa magnificence, alors on erre misérable dans un monde plein de problèmes et effrayant et c’est ce qui se produit chez les Doms ! Combien se réjouissent de boire de l’eau, quand ils ont soif ; de manger quand ils ont faim ? Qui s’enchante du ciel et de ses métamorphoses ? Qui est ravi de la lumière et de la vie des feuilles ? Qui écoute les oiseaux et les trouve charmants ? Qui sourit en découvrant le mulot ? Qui éprouve de la solidarité avec toutes les créatures de la Terre ?

Qui est encore simple, au point de paraître naïf ? Qui chante les bienfaits du soleil et du ruisseau ? Qui respecte la mer ? Qui caresse les fleurs, qui se remplit les poumons de leurs parfums ? Qui reconnaît la richesse extraordinaire de la nature ?

Pas les Doms en tout cas, qui ne voient que le Cube, qui trouvent tout le reste accessoire ou enfantin ! Certes, il faut gagner sa vie et on a vite fait d’en vouloir à celui qui prône la spiritualité, sans apparemment travailler ! Certes, nous sommes de plus en plus nombreux et les villes s’étendent ! Certes encore, les progrès de la science nous ont conduits à voir la réalité physique des choses, en les débarrassant de leurs divinités, en chassant nos superstitions ! Mais la science a aussi dénigré l’art, pour se faire plus de place et la beauté en est devenue secondaire, voire suspecte !

Nous voilà méfiants, analysant tout, nous demandant comment manger, dormir, bâiller ! Nous voilà dolents, soupçonneux, fiers de notre dureté, synonyme d’affranchissement ! Nous voilà rongés par la crainte, toujours fatigués, sur nos gardes ! Nous voilà étrangers dans le monde, que nous faisons à notre image pour nous donner le change ! Nous voilà avec nos fous, tuant avant de se suicider ! Nous voilà avec nos fanatiques, exterminant au nom d’un dieu d’amour !

Nous voilà assoiffés d’ordre et rejetant la différence ! Nous voilà avec nos riches, comme s’ils n’étaient pas comme nous ! Nous voilà divisés, prêts à sauter sur l’autre, à lui aboyer à la figure ! Pourtant, la beauté est toujours à côté, inépuisable source de sagesse, de repos, de sens !

Mais plus personne n’entre dans son temple, ni ne le respecte ! Personne n’est plus son enfant, riant parmi ses merveilles ! Personne n’est plus assez simple, ni assez aimant, ni assez confiant ! Pourtant, la magie est là, toujours disponible, toujours aussi riche, toujours en attente !

Chacun peut y puiser sa force, car la confiance n’use pas, ne fatigue pas, mais au contraire fait grandir et nourrit ! Le tourment naît de la crainte et du doute, et nous voilà épuisés ! Que le Dom regarde la nature comme un temple ! Qu’il reconnaisse sa beauté et s’en enchante comme d’un don ! Que ses yeux soient ravis par l’indicible! Qu’il en soit apaisé pour rassurer ses frères ! Qu’il considère la Chose comme un havre, qu’il s’y recueille, que la simplicité lui revienne, que la joie le revisite, pareille à celle de l’enfant qui découvre les papillons ou les jeux de l’eau !

Tant qu’il n’a pas confiance, le Dom se prémunit, exploite, rit de l’innocence, se croit malin ! Il broie, il crie, il écrase ! Il calcule, ronge, détruit, se perd ! Comment pourrait-il en être autrement ? Sa maladie vient de sa solitude, de son vertige, qu’il essaie de soigner par la puissance, les armes, le rang, l’argent, la possession ! Peine perdue ! On le voit, la planète elle-même demande grâce ! Le pouvoir est une impasse ! Ce n’est pas le remède !

Combien de temps dure la chute de Paschic dans le noir numérique ? Sans doute quelques secondes, mais notre cerveau fonctionne à la vitesse de l’éclair ! Paschic a une vision d’ensemble, d’autant qu’ elle est toujours présente en lui et qu’il l’« affûte » chaque jour ! Lui est un habitué de la Chose ! Elle est son trésor, son repaire, sa source de paix ! C’est elle qui lui donne la connaissance, qui lui fait voir le malheur des Doms, leur fièvre ! Plus il admire et s’étonne de la beauté du monde et plus la vie du Dom lui semble absurde et petite ! Plus il la comprend aussi et peut l’aider !

Pourquoi le Dom n’en ferait pas autant ? Pourquoi ne retrouve-t-il pas le temple de la nature, avec humilité, simplicité ? Pourquoi n’y dit-il pas qu’il souffre et qu’il veut savoir ? Pourquoi n’imite-t-il pas Paschic, en y demandant des comptes, en y apprenant la patience ? Pourquoi n’y ouvre-t-il pas les yeux, tout en y séchant ses larmes ? Pourquoi n’en est-il pas curieux ? Pourquoi n’y murmure-t-il pas, jusqu’à y faire silence ? Pourquoi n’y écoute-t-il pas le vent ou le ruisseau ? Pourquoi tue-t-il l’enfant qui est en lui ?

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     Paschic atterrit dans un couloir numérique, mais nulle trace de Web ! Plus loin il y a une lumière et Paschic se dirige naturellement vers elle ! Un Dom, (a priori tous ceux que rencontre Paschic sont des Doms…), y marmonne, devant un tableau rempli de formules mathématiques ! Le Dom n’est autre que le professeur Ratamor, que Paschic connaît bien et auquel il demande : « Alors professeur, toujours plongé dans vos calculs ?

_ Hein ? fait le professeur comme sortant d’un rêve. J’ai déjà vu vot’ tête, mon garçon !

_ En effet, on s’est déjà croisé ! Paschic, vous vous rappelez ?

_ Oui, oui, vous êtes une sorte de marginal, de poète, un drôle de type !

_ Excusez-moi, professeur, mais vous deviez être en train de vérifier quelque hypothèse…

_ Exactement ! Comprendre le monde, par la physique, c’est ma passion, mon dada !

_ Et vous ne pouvez pas ne pas être guidé un tant soit peu par la beauté, par le sentiment que vous en avez ! J’imagine qu’un raisonnement vous paraît vrai d’autant qu’il est simple et juste, sans fioritures, sans un tas de conditions, sans rajouts !

_ Sans doute ! Une théorie est valable quand elle n’a pas à être protégée, par des tas de ramifications, et qu’elle s’applique dans la plupart des cas ! Simplicité et même pureté, si je puis dire, sont des garanties de vérité !

_ Et vous n’aimez pas qu’il y ait des limites au savoir...

_ Non, la science est aussi un jeu créatif avec l’infini !

_ Je voudrais vous montrer quelque chose… »

Avant qu’il ne puisse répondre, Ratamor se retrouve devant une pluie de feuilles… Elles tombent lentement, sans bruit et elles tapissent le sol, qui devient une mosaïque multicolore ! « Que fait-on ici ? demande Ratamor.

_ Regardez toutes ces feuilles, ne sont-elles pas jolies ?

_ Si, elles ont de belles couleurs automnales…

_ Cela est gratuit et pourtant la diversité ici paraît sans limites ! Feuilles brunes, orangées, rouges, même mauves… L’humidité rend encore plus vives les couleurs… De jeunes pousses vertes font contraste et le pas est élastique sur la légère boue du sol…

_ Mais où voulez-vous en venir ?

_ Caressez la mousse des arbres au passage… Connaissez-vous quelque chose de plus doux ?

_ Mais…

_ Et regardez la lumière, montrant les nervures des feuilles, remontant le long des rameaux comme du givre ! N’est-ce pas enchanteur ? Elle brille là-bas tel de l’aluminium et on a l’impression d’être juste au commencement ! Tenez, ces gouttes sur les ronces : on dirait une gelée ! Et ces souches, ne sont-elles pas des monstres griffus ?

_ Je ne comprends toujours pas...

_ Mais ne peut-on pas déjà ici éprouver le même vertige, la même sensation que devant les équations de l’univers ? Ne ressent-on pas le souffle de l’infini, la même sorte de défi, qui excite le cerveau ; les mêmes énigmes ?

_ Peut-être…

_ Le moindre centimètre autour est un trésor de beauté !

_ Mais moi, j’aime les chiffres, l’exactitude !

_ Bien sûr…

_ Je ne suis pas là à battre la campagne, au gré de ma fantaisie ! La vérité est quelque chose de sérieux !

_ Vraiment ?

_ Oui, d’autant que d’après mes calculs ne nous passerons pas !

_ Non ?

_ Non ! Le réchauffement nous ferme la porte…. Et d’ailleurs la disparition des espèces s’accélère et nous condamne !

_ Donc, ce que vous voyez autour de vous ne vous rassure pas ! Vous ne prenez pas conscience d’une création merveilleuse, extraordinaire !

_ Ah ! Nous y voilà ! On s’emballe sans preuves ! Vous êtes une exalté et peut-être même pire ! Que cherchez-vous ici ? Une consolation ?

_ Sans doute, mais je suis un découvreur tout comme vous ! J’ai la simplicité de voir !

_ Eh bien, moi, je vous dis que nous ne passerons pas, que c’est sans issue ! Je suis lucide…, je préfère avoir les yeux ouverts !

_ Vous préférez être sombre plutôt qu’enchanté ?

_ Exactement ! Je ne suis pas un rêveur ! Je suis objectif et les chiffres sont les chiffres ! Nous ne passerons pas ! »

                                                                                                              39

     Paschic laisse Ratamor et s’enfonce dans un autre couloir numérique, aussi sombre que le premier ! L’humidité vient s’y rajouter et elle goutte sur le sol, donnant un aspect encore plus misérable au lieu ! Paschic frissonne quand un lapin lumineux vient à sa rencontre et dit : « B’jour, j’ suis l’ lapin lumineux ! J’ suis chargé de réconforter les passants !

_ Bonjour, très bien, mais je dois poursuivre…

_ Où allez-vous ? C’est noir plus loin et la température baisse ! Si vous voulez, je peux vous montrer comment je tape du pied, ou même comment j’ klaxonne ! quoiqu’un lapin qui klaxonne, c’est pas une très bonne idée !

_ Non merci ! Vous êtes très gentil, mais j’ai à faire !

_ Bien sûr ! J’ai tout de suite vu que vous étiez quelqu’un d’ sérieux ! Tenez, j’ai encore des colliers écarlates ou des boules dorées !

_ Écoutez, ne restez pas dans mes pattes…

_ Pour dix euros et c’est pas cher, je peux appeler ma collection de pompiers ! Vous verrez leur belle voiture qui fait pin-pon ! Et attention, vous aurez peut-être droit au déploiement de la grande échelle !

_ Je vous ai déjà dit que ça ne m’intéressait pas !

_ Et qu’est-ce qui vous intéresse ? Y a qu’ du noir par là-bas ! Oh ! J’ y suis ! Dîner aux chandelles, saumon, vin pétillant ! Cinquante euros ! Une affaire en or !

_ Vous m’aveuglez ! Je ne vois plus rien !

_ Normal, je fais des étincelles ! J’ suis pas le lapin lumineux pour rien !

_ Qu’est-ce que c’est ? On dirait un grondement…

_ Mon Dieu ! C’est la marée du désespoir et de l’ennui qui arrive sur nous ! Elle inonde régulièrement ces couloirs ! Vite, montez sur mon bateau gonflable ! »

Le lapin semble envoyer un pet violent et un bateau surgit sous ses pieds ! « Montez ! crie-t-il à Paschic. Le flot noir est déjà là ! » Paschic hésite une seconde, puis il se glisse lui-même dans l’embarcation, qui est emporté jusqu’à une nappe plus vaste ! Autour il fait une nuit sombre… « Mais bon sang ! fait Paschic. Où sommes-nous ? Il n’y a pas d’ lune, ni d’étoiles !

_ Chut ! Parlez moins fort, sinon…

_ Sinon quoi… ?

_ Le serpent de la peur pourrait nous prendre pour cible ! ou les vents de la colère nous faire chavirer !

_ Eh ben , dites donc…

_ Ouais ! Le tout, c’est de ne pas y penser ! Tenez, j’ai ici un jeu amusant… C’est un loto de poche…

_ J’ai peut-être passé l’âge… Mais cette nuit autour m’intrigue…

_ Concentrez-vous sur moi ! J’ suis la seule lumière dans l’ secteur ! Vous voyez les batteries sur mon ventre, elles font aussi office de petit radiateur ! Touchez, c’est chaud non ? Sans moi, pas d’ confort ! Où en étais-je ? Ah oui ! Je me doute que vous n’êtes plus un enfant ! Alors, voilà ce que je vous propose : un séjour pour deux personnes, sur un île paradisiaque, en promo ! 2 500 euros, tous frais compris ! Alors qu’est-ce qu’on dit ? Merci lapin lumineux, bien sûr !

_ Y a quelque chose qui bouge dans l’eau…

_ Bien sûr, le flot noir est plein d’ saloperies ! Attention, un, deux, trois, pâté aux truffes ! Le bonheur est là, il faut l’ saisir !

_ J’ai pas très faim…

_ Monsieur fait la fine gueule, alors qu’y a tant d’affamés ! Monsieur est peut-être anti-social, contre la famille, la joie d’être ensemble… ?

_ C’est pas ça… Mais voilà une… galère, on dirait !

_ Oui, c’est mon vieil ami Cadonus ! C’est lui qui m’ fournit en jouets et autres surprises ! Ohé Cadonus, on est là ! »

Une galère sur le flot noir se dirige vers le bateau de Paschic et à sa proue on voit un gros gaillard barbu et rigolard ! « Holà le lapin ! crie-t-il. J’ t’apporte mes dernières trouvailles ! Des gadgets dont tu n’as même pas rêvé !

_ Arrive ! Arrive ! Cadonus ! T’es toujours le bienvenu ! »

La galère et la petite embarcation sont maintenant bord à bord ! Des jouets et des cadeaux sont donnés au lapin, tandis que Paschic jette un œil dans le fond de la galère : il y a là les rameurs, les esclaves, qui paraissent épuisés, misérables ! « Regardez pas ! jette le lapin. Concentrez-vous sur moi et tout ira bien ! »

                                                                                                                         40

     Pendant ce temps-là, dans le Cube et Domopolis plus exactement, le maire Chenu, alias Dominator et maintenant appelé Wallman, a réuni tout le gratin de la ville ! « C’est la fête, chers amis ! lance Wallman. Comme vous le savez, je suis un maire de gauche et donc j’adore la culture ! Ne sommes-nous pas là pour penser ? Le but du Dom n’est-il pas le Dom lui-même ? Au fond, la culture et la lutte sociale ne font qu’un ! Que chacun ait le droit de s’exprimer va de pair avec la justice sociale ! C’est une évidence ! Et aujourd’hui, je voudrais réaffirmer ce quasi contrat entre la culture et le combat politique ! Attention, mesdames, messieurs, Wallman entre en action ! Wallman fait des prouesses ! Ah ! Ah ! »

Le maire semble jouer de l’accordéon ! Entre ses mains naît du Cube, du béton se forme qu’il projette en avant, qu’il agence à sa guise et bientôt un bâtiment apparaît ! « Je vous présente le nouveau palais de la culture de Domopolis ! s’exclame le maire triomphant, mais rouge sous l’effort et presque hors de lui. En avant les gosses ! » Les enfants, invités pour l’occasion, se ruent à la conquête du lieu, avec des cris de joie, certains sur des rollers ! On investit le nouvel espace, on essaie des jeux, provoquant le ravissement des parents !

« La joie est populaire ! La culture est populaire ! dit sentencieusement le maire à des journalistes.

_ M’sieur le maire, fait un ado, j’ai écrit un poème sur ce que je ressens, par rapport au Cube, j’ peux vous l’ lire ?

_ Bien sûr, mon garçon ! On est là pour ça ! La culture est le poumon de la liberté ! Allez, envoie la sauce, comme on dit !

_ Ça s’intitule : Mal-être !

_ Eh ! Eh !

_ Mal-Être ! O béton lisse et nu ! O béton gris de Chenu ! Angle mort, angle nuit ! Message de mort de monsieur Nuit ! Il pleut sur les pauvres ! Il pleut sur les nôtres ! Poubelles, détritus, sourires faux, figés, drogues, j’ai peur ! Insécurité !

_ Ah ! Ah ! C’est très bon ça, coco ! Vous voyez, mesdames, messieurs les journalistes, comme je suis ouvert à la critique ! La culture est populaire et j’en prends bonne note ! (Bas au poète.) Petit salopard ! C’est la droite qui t’envoie ? Ce soir, j’ te coule dans l’ béton !

_ J’ai pas fini ! s’écrie l’ado. O béton lisse et nu ! O béton de Chenu ! Qu’a ma ville, sous ses airs vils ? Où est le nuage, qui toujours voyage ? Le pigeon ne me juge-t-il pas, car le voilà sans logis près de mon pas !

_ Ah ! Ah ! Quelle belle sensibilité ! Vrai ! (Bas au poète.) Tu trouves laide ma ville ? C’est rien par rapport à ta tronche tout à l’heure ! Ah ! Ah !

_ Je continue… (Bas au maire.) J’exprime mes sentiments, c’est tout !

_ Ah ! Ah ! (Bas au poète.) Fasciste ! Voyou !

_ O béton lisse et nu ! O béton gris de Chenu ! A la taille de l’empereur ! A la taille de nos peurs ! Ta ville est un délire, jouée sur ta lyre ! Tu veux entrer dans l’histoire et nous sommes bien poires !

_ Stop ! Stop ! Le sublime se déguste ! Trop de beauté énerve et enlève toute sensibilité ! Avant que nous devenions indélicats, je vous prie d’applaudir ce jeune homme, qui a su nous dire, avec ses mots simples, combien il est heureux de participer à nos efforts, pour améliorer notre ville ! Bien sûr, il est inquiet, comme tous les jeunes, mais le timonier que je suis fera tout pour le rassurer ! Mesdames, messieurs, applaudissons la Muse, l’autorité du sentiment, le cri du cœur et de l’innocence ! Bravo ! Bravo, mon vieux ! (Bas au poète.) Va m’attendre là-bas ! Je vais t’ botter l’ cul jusqu’aux hémorroïdes !

_ Merci ! Merci, mesdames, messieurs ! Vos applaudissements me touchent ! Ils me confortent dans ma vocation ! (Bas au maire.) Là-bas ? Mais on vous veut au buffet ! Vous n’allez pas nous décevoir ?

_ Ah ! Ah ! Tout juste, y a l’ buffet ! Comme me le rappelle ce jeune homme, qui n’est pas complètement prisonnier de Pégase, puisqu’il pense aussi à son estomac ! Ah ! Ah ! Sinon c’eût été un névrosé ! un borderline ! ou pire un facho d’extrême droite ! un nazi ! Ah ! Ah ! Mais ce n’est qu’un écrivaillon, un poète de seconde zone qui a faim ! Ah ! Ah ! Et c’est somme toute rassurant !

_ C’est vrai ! J’ai tout à apprendre ! réplique le poète. Y compris l’hypocrisie ! Ah ! Ah ! (Bas au maire.) De gauche, hein ? Nullement haineux ? Champion de la justice sociale ? Tu parles ! »

                                                                                                                              41

      « Ah ! Lapsie ! s’exclame le maire. Tu viens à point nommé ! Il nous faut quelqu’un pour l’atelier lecture !

_ Pour lire une histoire aux enfants ? Cherchez un autre pigeon, monsieur le maire ! Moi, je traque le Paschic ! la bête fauve, la proie lourde, le monstre de sang-froid ! Je mène un combat de titans, à la mesure de l’humanité ! Je suis une amazone cosmique ! Alors la risette à côté, c’est du pipi d’ chat ! 

_ Ah ! Ah ! Très drôle ! (Bas à Lapsie.) Tu veux que je coupe tous tes crédits ? que j’ te mette des bâtons dans les roues, quoi que tu fasses ? Tu veux être persona non grata dans ma ville ? que le fisc s’acharne sur toi, jusqu’à que tu n’aies plus qu’un pull troué à te mettre ?

_ Ah ! Ah ! Monsieur le maire vous avez toujours su trouver les mots pour convaincre ! Les bambins ? Mais j’adore ça ! Que serait une psychologue qui n’aimerait pas les enfants, notre origine et le futur ? Ce serait une sorte de sorcière, un être infâme, indigne de vivre en société !

_ Tout à fait !

_ Elle est où cette marmaille ? Comme je suis avide de la rencontrer ! Qu’on me la montre, pour que mon cœur, qui est aussi celui d’une mère, cède à l’épanchement, à mon flot de tendresse !

_ Par ici, Lapsie ! Tes désirs sont des ordres ! 

_ Vite, monsieur le maire ! Vous ombragez mon allégresse ! »

On arrive à un petit parc, aménagé dans le nouvel espace, par des barrières en carton, représentant un décor champêtre ! Il y a là une dizaine d’enfants, assis en tailleur, sous le regard attendri de leurs parents ! « Alors les enfants, fait Lapsie, on veut une histoire ?

_ Ouiiiii ! répondent les enfants enthousiastes.

_ Bon très bien ! Mais d’abord on va se taire ! Car si on m’interrompt, ça va mal se passer ! Figurez-vous, les enfants, que j’ai mal aux nerfs ! Donc, on se tait ! C’est bien compris ?

_ Ouiiiii !

_ Bon, voici l’histoire de l’ours Rico ! reprend Lapsie, en ouvrant un livre.

_ Aaaaaah !

_ Qu’est-ce que j’ai dit ? Chut ! On fait chut ! Sinon j’arrête ! C’est ça que vous voulez ? Que j’arrête et que j’ m’en aille ?

_ Nonnnnn !

_ Bon alors, chut ! Silence ! L’ours Rico vivait dans la montagne et mangeait du miel…

_ Hi ! Hi !

_ Toi, le petit garçon, t’as pas compris ce que j’ai dit ? J’ai dit chut et tu fais hi ! hi ! Tu t’ crois un chef, un caïd, pas vrai ? Tu t’ sens plus fort que les filles ici, j’ parie ! Et pourtant, j’ suis sûr que t’es une mauviette ! Tu vois, t’es sur le point d’ pleurer !

_ Nonnn, c’est pas vrai !

_ Mais, on voit des larmes sur tes joues ! A cause de toi, personne ne peut écouter l’histoire !

_ J’ vais dire à mon papa que t’es méchante !

_ Ah ! Parce que c’est moi la méchante ? C’est moi qui fais hi ! hi !?

_ Ouuuin !

_ Et voilà il pleure ! Regardez-le vous autres ! C’est un petit garçon qui se croit fort et qui maintenant pleure comme un bébé ! Ouh ! Le bébé ! Faites comme moi, vous autres, moquez-vous du bébé ! Hou le bébé !

_ Houuu le bébé !

_ Ah ! Voilà le papa qui prend son bébé ! On va peut-être enfin pouvoir connaître l’histoire de l’ours Rico ! Comment ? Le papa n’est pas content ! Le pervers narcissique regimbe ? La classe égoïste à des aigreurs d’estomac ?

_ J’ vais dénoncer au maire vot’ comportement scandaleux ! dit le père.

_ Mais c’est la famille Ouin-ouin ! Tous des pleureurs ! Y a un nom pour ça en psychiatrie ! Eh bien, moi, je vais vous saler un rapport ! Les services sociaux vont pas en revenir ! Ils vont m’ remercier d’avoir débusqué le monstre !

_ Morue !

_ Phallocrate ! Micropénis ambulant ! Regardez le méchant, les enfants, qui nous empêche d’entendre l’histoire de l’ours Rico ! »

 

 
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