Rank (6-10)

  • Le 23/09/2023
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                     "Faut voter dimanche!"

                                  Adieu poulet

 

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     Non, non, décidément, ça ne va pas ! Rank résiste à la Machine, alors que ce n’est encore qu’un enfant ! Normalement, il devrait obéir au doigt et à l’œil ! La Machine n’est-elle pas toute puissante ? Certes, il existe d’autres machines et c’est ce qu’on appelle la société et on a des devoirs à son égard, vu qu’elle est constituée par la hiérarchie ! La Machine ne conteste pas cela et il y a bien d’autres machines qui sont supérieures à elle, plus importantes, etc. ! C’est même une nécessité, puisque, sans échelle, on ne pourrait se situer et on n’aurait nulle envie de gravir les échelons ! Mais l’autorité générale n’a pas à régir la vie intime de la Machine, tant que celle-ci respecte les lois ! Dans sa maison, la Machine est reine et voilà que…, voilà qu’un avorton lui pose un problème, la défie presque !

     Aurait-elle nourri une vipère en son sein ? Serait-elle maudite par la chance ? En tout cas, pour la première fois depuis qu’elle a vu le jour, elle est troublée, perplexe ! C’est d’autant plus étonnant que le programme se déroule comme prévu ! En effet, la Machine est loin d’être inactive, mais elle voit grand et a plein de projets ! C’est elle le moteur de Tautonus, son stratège ! C’est elle qui dirige, conseille Tautonus, afin qu’il règne un jour sur la ville ! Rien que ça ! Oh ! Mais, eh ! Attention ! Il ne s’agit pas d’avoir toujours plus de pouvoir et de satisfaire des ambitions ! Il n’est pas question de se montrer avide, suffisant ou de paraître commander les autres ! Ils n’apprécieraient pas ! Ils refuseraient d’obéir, de reconnaître Tautonus comme chef ! Non, il est nécessaire de présenter les choses autrement, de les « enrober », avec un emballage qui soit convenu, doux et même séduisant ! C’est impératif et d’abord pour sa propre personne, afin de cultiver une image de soi acceptable, flatteuse, qui ne dérange pas, qui permet tous les mensonges, toutes les exagérations !

     Alors voilà, on va dire qu’on a une politique, une foi, une vision, un idéal de justice, de moral ! On rassure, en se présentant tel le serviteur d’une cause qui dépasse l’intérêt individuel ! On gomme complètement tout ce qui est personnel, à part son origine modeste, son humilité, son sens des réalités, son expérience, qui font qu’on est sérieux, digne de confiance ! On va mettre en avant tout ce qui peut éteindre, masquer le feu intérieur, le brasier de l’égoïsme et de la haine ! On s’affiche civilisé, alors qu’on bout sous le sourire ! On est une machine, mais le déguisement est celui de la retenue, de l’abnégation, du sacrifice ! On ne cherche pas le pouvoir pour soi (quoiqu’on soit prêt à le défendre avec un couteau!), mais on le veut pour aider la communauté, pour relever ceux qui sont méprisés, humiliés ! C’est le jeu entre les machines ! C’est leur décor pour que leur pièce commence et à ce compte-là, avec cette illusion-là, elles s’absolvent entièrement, elles ne font plus la différence entre leurs rôles et la vie réelle et elles parlent même d’ingratitude, d’injustice, quand la réussite leur échappe et qu’on ne leur donne pas les moyens de faire le bien !

     Les machines se trompent elles-mêmes, avant de s’abuser les unes les autres ! Mais voilà qu’un innocent, un morveux nommé Rank ne l’entend pas de cette oreille ! Voilà qu’un être informe, qui ne connaît rien de la vie, dit à la Machine et aux machines : « Vous prenez du plaisir ! Vous voulez le pouvoir ! Cessez votre hypocrisie ! » Voilà qu’un enfant est plus qu’une pâte à modeler et qu’il dérange le jeu des adultes ! Voilà un gnome qui ose critiquer et qui ne cède pas ! D’où tient-il son autorité ? « Qu’est-ce qui cloche ? se demande la Machine. C’est inquiétant ! Comment pourrais-je retrouver ma sérénité ? Il y a bien le supplice de la cage… Oui, ce serait pas mal ! »

     La Machine conduit Rank à la cage et l’enferme dedans ! C’est une cage pendue à un arbre et la Machine dit à Rank : « Alors voilà le programme ! T’as été infect, insupportable ! Tautonus est à la ville, où il travaille dur ! Tu sais comment ça se passe… Il va rentrer crevé et irritable ! C’est juste à ce moment que je vais lui raconter ce que par quoi tu m’as fait passer pendant la journée ! Il va entendre mes plaintes et voir mon désespoir ! Ça va être trop pour lui et il n’aura plus qu’une envie, celle de te tabasser ! Après seulement il pourra souffler ! Qu’est-ce que t’en penses, Rank ? C’est pas une perspective joyeuse ! Voyons, combien de temps te reste-t-il ? Une heure peut-être ? Ça promet ! »

     D’abord interloqué, Rank se met bientôt à supplier ! Il craque ! Il n’a pas honte ! Il a peur, il se rappelle la colère, les coups de Tautonus ! Il pleure, il crie : « J’ t’en supplie, la Machine ! Non, non, j’ t’en prie ! J’ f’rai tout ce que tu voudras ! Pardon ! Oh ! Pardon ! J’ t’en prie, non ! Pas ça ! J’ t’en supplie la Machine ! »

     Chante, Rank ! Chante ta chanson ! Elle est belle pour la Machine, qui est assise dessous, dans un fauteuil au pied de l’arbre ! Chante Rank ! Chante mon p’tit ! Oh ! Que tes larmes sont douces à la Machine ! Enfin, elle reprend le contrôle ! Tu la rassures, Rank ! Tes sanglots la font jouir, comme du miel ! Et son mensonge, et sa hargne et sa haine ? Envolé tout cela ! Illusion ! Mauvais cauchemar ! Même que la Machine, en ce moment même, serait capable de te dire, mon pauvre Rank, qu’elle t’aime !

                                                                                                        7

     Rank souffre surtout de l’injustice ! Car la Machine est incohérente, despotique et elle ne cesse de blesser Rank, quoi qu’il fasse, mais ce n’est pas son avis à elle, bien entendu ! Au contraire, dans son esprit, c’est Rank qui est l’égoïste, celui qui ramène tout à lui, dont il faut s’occuper tout le temps, qui n’est jamais satisfait, etc. ! C’est justement ce que Rank pense de la Machine ! Alors qu’il a mal et qu’il est écrasé, c’est lui le méchant ! Peut-on imaginer la victime d’un procès à la fin condamnée ? Rank y perd son latin ! d’autant qu’il est seul face à la Machine ! Autour, nul ne combat celle-ci comme lui ! C’est devenu une lutte particulière, âpre, quasi forcenée, comme si la vie ou la mort en dépendaient !

     Mais qui a raison, la Machine ou Rank ? Personne apparemment ne peut aider l’enfant… Tautonus, évidemment, veut le calme dans sa maison et il se range du côté de la Machine… Quant aux autres machines, elles broutent à l’horizon ! Rank doit donc faire le point lui-même et la justice ne peut que venir de lui ! Mais est-ce possible ? La reconnaissance de l’autre n’est-elle pas nécessaire à cet apaisement ? On s’en passera, même si l’ambiguïté demeure ! A l’heure où les enfants s’amusent, jouent, se défoulent, Rank, lui, débat, analyse, argumente, prend le ciel à témoin, qui apparemment demeure prudent ! Dans la montagne, il faut voir Rank ! le gamin solitaire ! Il porterait une toge, il ne serait pas plus bizarre !

     Rank saigne d’une nouvelle blessure, car la machine a encore frappé, l’a encore bousillé ! Il perd du sang sur le sentier ! Il a le cerveau à vif ! Il gesticule, grimace, pleure, gémit, supplie ! Il voudrait tant une goutte de justice ! Rien qu’une ! Elle coulerait comme un petit baume sur ses brûlures ! Mais c’est le désert, Rank ! Il faut se débrouiller avec ses propres moyens ! Mais écoutons Rank : « Elle m’a bien fait mal, là, non ? Elle a bien dit ça ! J’ai pas rêvé ! Mon Dieu, ce n’est pas possible ! Ah ! J’en peux plus ! Non mais, quelle ordure, quelle salope ! Mais bon sang, c’est pas moi qui…, etc. ! »

     Cruelle litanie ! où Rank en vient même à douter de sa souffrance ! comme si le nouvel amputé s’en voulait d’être inquiet ! Le pied, les racines de Rank se perdent dans les sables mouvants ! Il eût voulu en tâtonnant trouver un sol ferme, mais il affronte la bulle de la Machine, qui est un pouvoir psychique se défendant lui-même contre la réalité ! Nous sommes tous plus ou moins maladifs… Il n’y a pas d’autres explications ! Rank, le fragile, car rien ne vient le consolider ! Il a beau jouer les avocats ou les juges, il refait le procès une dizaine de fois et il n’y a pas d’acquittement ! La raison elle-même finit par abandonner ! La logique s’épuise dans l’affectivité ! Et pourtant les faits sont là ! Rank n’a pas la berlue ! La plaie, il peut la montrer ! Et voilà que de nouveau Rank saigne ! Il a gratté la croûte ! Il faut encore recoudre !

     Comment Rank s’apaise, devient muet ? La fatigue physique joue son rôle et Rank marche pendant des heures ! La nature dit : « Voilà le philosophe ! Voilà le fou ! Le pauvre garçon, comme il est agité ! » La nature continue à vivre à son rythme, manifestement indifférente au malheur de Rank, mais justement, c’est ce contraste qui finit par le calmer ! Il se fond bientôt dans la nature ! devient le spectateur attentif de ses beautés, de ses sortilèges, de sa grâce infinie ! Alors, alors seulement, Rank oublie la Machine et sa folie ! Alors seulement Rank est chez lui et heureux ! Alors seulement il se sent aimé ! C’est comme si la nature le prenait dans ses bras et lui disait : « Regarde ! Ne suis-je pas incroyable ? Ne suis-je pas la plus belle ? As-tu déjà vu quelque chose d’aussi extraordinaire ? Qu’est-ce que la machine à côté de cela ? Rien ! un souffle, une poussière ! »

     Rank s’apaise sans un mot… C’est une alchimie… Bien plus tard, il reprend le chemin de la ville et de la Machine… Il n’est plus tout à fait le même ! Il est plus solide qu’avant, car il a pansé ses blessures lui-même ! Il s’est guéri sans assistance, il a mûri, appris au contact plus vaste de la nature ! Il est désormais plus grand que la Machine, qui, elle, est restée dans ses « salades », ses délires, qui n’a pas cherché à être autre, parce qu’elle ne souffre pas vraiment, parce que, quoi qu’elle en dise, elle prend ses aises ! elle satisfait son égoïsme ! Elle est toujours aussi terrible et n’évolue pas ! Rank, lui, est passé dans un cercle de feu ! Il a survécu à l’épreuve ! Il a écouté le silence ! Il ne s’est pas répandu dans l’oreille des autres ! Il n’a pas été soutenu par le tourbillon et s’il n’avait pas la vérité, il ne pourrait atteindre cette paix !

      La Machine est toujours pareille ! Elle harcèle Rank ! Où était-il ? Avec des voyous comme lui, sans doute ! Rank ne peut pas faire autre chose que le mal, c’est bien connu ! Hein, mais où était-il ? Il ne veut pas le dire ? Non, car la Machine ne comprendrait pas… Il y a plus beau qu’elle ! Il y a un monde qui lui est totalement étranger ! Et c’est ce monde-là qui fait la force de Rank ! Va la Machine, gueule, rouspète, mord ! Rank est inatteignable ! Il est avec les anges, la lumière, le chant de l’eau et les petites bêtes ! Vas-y la Machine, sens ton pouvoir, c’est ton essence, ta raison d’être ! Si tu savais comme c’est ridicule, comme Rank s’en fout !

                                                                                                        8

     La Machine méprise Rank ! C’est la réalité, mais pourquoi ? Comment peut-on mépriser un enfant ? On devrait savoir qu’il n’est pas fait, qu’il ne demande qu’à grandir et même à plaire ! Plus productif serait de l’encourager et en tout cas de lui expliquer son erreur ! Si on est honnête avec lui, il sera honnête à son tour, dans la mesure de ses moyens ! Mais la Machine méprise Rank ! Elle s’en sert comme d’un paillasson, lui aboie dessus, ne le considère pas comme une personne ! Le dégoût se peint sur son visage, s’il est question de Rank, dans la bouche d’une autre machine !

     Rank comprend que la Machine le méprise, parce qu’il a l’air faible et même idiot ! C’est un doux, un tendre et ce qu’il voit le pénètre profondément ! Il a besoin de temps pour digérer, réfléchir, d’où son apparente passivité ! Sensible, il est aussi émotif et dès qu’on crie, il n’entend plus rien, il est perdu, veut juste qu’on le laisse tranquille ! Cette façon d’être, cette nature ne font pas l’affaire de la Machine, qui, elle, est toujours sur le sentier de la guerre !

      Elle a mille inquiétudes, mille devoirs ! sa maison à diriger, à nettoyer ! les repas à préparer, les courses ! les factures à payer, etc. ! Elle a une vie de titan ! héroïque ! Et l’un de ses soldats, le soldat Rank, traînerait de la patte ? jouerait les tire-aux-flancs ? ferait même du mauvais esprit, propagerait la rébellion ? Ce n’est pas possible, tout le monde doit marcher au pas ! suivre le rythme ! C’est indispensable à la survie du groupe !

     Rank n’est pas chic ! n’est pas solidaire ! Avec ses récriminations, ses reproches, sa lenteur, sa maladresse, ses mauvais résultats scolaires, Rank est un poids mort, une épreuve de plus, un égoïste, un fauteur de troubles, une calamité pour la Machine ! Rank n’est pas chic ! Il pourrait faire un effort ! Mais non, il faut qu’on s’occupe de monsieur ! Il a droit à un traitement spécial ! Il n’aide en rien ! Il n’a pas sa place ! Il est détestable ! Et s’il se sent malheureux, il est encore coupable, car il s’attarde sur lui-même, se prend trop au sérieux, au détriment de la vie harmonieuse, fluide, intelligente du reste de la famille !

     Rank est la fameuse brebis galeuse, le mouton noir, que le destin aveugle et injuste sème visiblement çà et là, peut-être pour éprouver les bonnes volontés ! La Machine a bien du mérite et on la plaint ! Mais qu’est-ce qui occupe la Machine ? Que fait-elle toute la journée ? Qu’est-ce qui provoque sa grimace, sa colère, son amertume ? Que cherche-t-elle au fond ? Qu’est-ce qui pourrait la satisfaire ? Pourquoi Rank lui paraît aussi minable ? Mais ce qui intéresse la Machine, comme toutes les machines, c’est son importance ! sa réussite, sa supériorité sur les autres et alors, on comprend que le soldat Rank ne peut qu’être encombrant ! Il ne flatte pas la Machine ! Il n’est pas un exemple de sa force ! Il ne témoigne pas de sa puissance, mais au contraire il révèle qu’elle a peut-être un vice caché, un défaut quelque part !

     Il faut dresser le soldat Rank ! pour la vitrine ! non par nécessité, parce qu’il ne remplit pas sa part de corvée, mais la vanité de la Machine est sans bornes, absolue ! Il n’est question que d’elle ! Seule lui amène un sourire sa petite personne ! Si elle n’est plus le centre d’intérêt, le monde a droit à sa haine, il peut « crever » ! La Machine est pleine de moralité, mais elle engloutit chaque jour des tonnes et des tonnes d’elle-même ! Elle ne cesse de prendre, d’où son despotisme ! On existe aux yeux de la Machine, à condition de la rendre fière, car c’est elle le but ! Tout doit tourner autour d’elle ! Mais Rank n’est pas chic !

     Il est l’épine, le caillou dans la chaussure ! Il voit l’hypocrisie de la Machine, mais aussi son malheur, car on ne peut s’occuper tout le temps de la Machine ! Les autres machines, tôt ou tard, veulent également qu’on parle d’elles, ce qui assombrit la Machine, la fait ronger son frein ! La machine a besoin des autres, mais pour les commander, les asservir ! Et le soldat Rank résiste, ne marche pas inexplicablement ! Il sait seulement que la Machine n’est pas juste, ni bonne ! que c’est son égoïsme qui la mène !

     Et elle est tellement avide et aveugle qu’elle détruit, piétine un enfant ! Sa fureur est telle qu’elle brise le soldat Rank, qui n’est pas chic ! Rank est sans doute mort, là-bas, dans les champs de l’enfance ! Il a toujours eu l’air vieux ! Il raconte ses histoires de guerre et nul ne l’écoute ! Les machines ont bien d’autres choses à faire !

     Pensez, elles ont plein de problèmes ! Il faut qu’elles payent ceci, cela ! C’est du taf, des responsabilités ! Faut qu’ ça tourne ! Pourquoi on écouterait ce vieux soldat sur le bord de la route ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire d’un éclopé ! Ça rend pas service ! C’est moins utile que des géraniums ! Le rang social, la force, voilà ce qui nous préoccupe !

     Et on se presse et on se détruit et on regarde avec mépris Rank, le soldat pas chic !

                                                                                                        9

     Ce soir, c’est Noël ! C’est la fête de la bonté et de l’amour, du moins sur la planète de Rank ! Qu’est-ce qu’on célèbre à cette occasion ? Mais la naissance de Jésus, qui a donné sa vie pour qu’on puisse croire, c’est-à-dire pour qu’on ne s’inquiète pas trop, qu’on se sente aimé par Dieu en ce monde, ce qui conduit à aimer son prochain, au point de lui pardonner et évidemment, cela implique surtout qu’on ne ramène pas tout à soi ! C’est la moindre des choses, si on veut être curieux des autres !

     Mais tout cela est bien trop compliqué pour les machines ! Noël, c’est les cadeaux, ce qui brille, les affaires, la bonne « bouffe » ! C’est la fête du fracas et du stress ! Pour les employés des magasins, c’est des coups de fouets au-dessus de la tête, pour qu’ils tirent la statue du Sphinx ! C’est les chutes Niagara de la consommation ! Les machines se déchaînent pour un quart d’heure d’intimité, à la lueur des bougies, devant le solennel sapin !

     Faut quand même comprendre une chose… Qu’est-ce que le génie ? « Une sorte de maladie... », bafouille la science ! Et donc Darwin, Einstein, Pasteur ou Freud auraient dû rester alités ! Mais irresponsables nous sommes ! En tout cas, comme chacun naît avec le même cerveau, normalement personne ne devrait moufter… et encore moins inventer ! Dame, il ne peut pas y avoir de messages cosmiques, défiant la physique, pour apporter à celui-là ou celle-là une intelligence supérieure !

     Pourtant, Jésus apparaît ! Avec un drôle de message, puisqu’il parle de Dieu comme de son père ! Il est plein de l’amour de Dieu ! Ah ! Mais son génie n’est pas scientifique et il est donc suspect ! Autrement dit, il ne fait pas partie de la « Famille » et il doit rester dehors, dans le froid ! Quoi d’étonnant ? « Aimez-vous les uns les autres ! », c’est pas pour les champions de la raison ! Rien ne vaut un beau, un vrai fossile ! Et un quark ? Hein ? Un quark ? Là, on est sérieux, on avance ! Ne pas déranger !

     Toujours est-il qu’a priori Jésus est un cadeau de Dieu, une lumière dans la nuit, après les dinosaures ! Et on fête, on remercie Dieu en offrant nous-mêmes des cadeaux ! Nous voilà ruisselants de joie et de bonté ! un peu humains enfin ! Même pour Rank, c’est plein d’espérances ! Il se frotte les mains, le Rank ! Pensez, la Machine est un vrai cordon-bleu, on peut pas lui enlever ça ! Comme il y aura de bonnes choses à manger ! Des coquilles Saint-Jacques ? Eh ! Eh ! Des huîtres ou comment embrasser la mer sur la bouche ! Du fromage parfumé ! Plein d’autres choses !

     Et puis y a les cadeaux ! Qu’est-ce qu’il a commandé le Rank ? Une boîte scientifique ! Comme il a de la chance, le gamin ! Y a des enfants qui n’auront rien ! Et puis, eh ! Oh ! Rank veut comprendre, tout l’intéresse, surtout la réalité ! Donc une boîte de sciences ! Et qu’est-ce qu’on trouve dans cette boîte ? Un microscope ! Attention la paillasse, voilà Rank ! en blouse blanche, s’il vous plaît ! Par ici, la goutte de sang, le cheveu, entre lames et lamelles, avec une goutte de glycérine ! Plus d’illusions ! On est dans la cour des grands !

     Ou bien, c’est la boîte dédiée à l’électricité ! Et son point d’orgue : l’électroaimant ! On fait sauter un clou de tapissier, grâce au champ magnétique ! Eh ! C’est le génie de Maxwell, qui va servir à Einstein ! La nature de la lumière, la gravité universelle ! Il ne sera pas dit que Rank n’est qu’un rêveur ! un obscurantiste ! un névrosé ! Saute petit clou ! C’est pas de la magie, mais de la physique ! Saute petit clou ! Saute petit Rank, au royaume des machines ! Saute Rank, espère ! Tu aurais pu commander de la justice, mais y en avait pas en magasin ! Et la science ne t’en donnera pas non plus ! Mais saute Rank, c’est Noël ! La fête de l’amour !

     Tout le monde est réuni, suspendu à la Machine, car c’est elle qui apporte les plats ! Et voilà le hors-d’œuvre, qu’est-ce qu’on s’ régale ! Chacun, reconnaissant, félicite la cuisinière ! Mais après, plus de plats ! Panne sèche ! On attend, on a faim, mais rien ne vient ! Ambiance morose ! Inquiétude ! La Machine est dans la cuisine et a fermé la porte sur elle ! Peut-être a-t-elle des difficultés ? Un crabe la tient en otage et elle ne peut pas parler ! Elle s’est fait pincer ! Tautonus se lève anxieux et va voir ce qui s’ passe ! Espérons pour les estomacs qu’il reviendra avec de bonnes nouvelles ! Il réapparaît et tranquillise la tablée, ça va venir !

     Mais le temps s’écoule inexorable et que faire, à part jouer avec de la mie de pain ? Rank se décide lui aussi d’apporter son aide à la Machine ! « Toi, m’aider ? Peuh ! » fait la Machine méprisante ! Mais pourquoi, si tout est prêt, n’apporte-t-elle pas la suite ? Revenu à la table, Rank comprend subitement ! La Machine tient tout le monde dans sa main ! C’est elle Dieu ! C’est elle qui occupe tous les esprits ! Chacun est sous sa coupe ! Sacrée machine, elle a su tirer parti de la situation, la tourner à son avantage ! Il fallait y penser ! C’est la fête de la Machine !

     Et Jésus qui invite au partage, à se défaire de son égoïsme ! Mais il est là dans la Machine, puisqu’elle n’est pas un tyran ! Saute petit Rank ! Il y en aura bien d’autres ! C’est que le hors-d’œuvre ! L’hypocrisie du monde est infinie, pas besoin du mont Palomar pour s’en rendre compte !

                                                                                                       10

     La machine pleure ! C’est officiel, même si c’est incroyable ! Pensez, une machine qui pleure, qui a des sentiments, qui n’est pas dure comme le fer ! Mais enfin qu’est-ce qui s’ passe ? La presse se déchaîne, le monde entier est en émoi ! En gros titre : « La Machine pleure ! » Quel est le monstre qui a osé faire pleurer la Machine ? C’est Rank ! Oui, c’est bien lui ! Et à l’heure qu’il est, il est en proie à la panique devant les larmes de la Machine ! Il ne veut pas la voir pleurer, car la machine, c’est tout de même quelqu’un !

     Rank est paniqué et dit à la Machine : « Je t’en prie la Machine, ne pleure pas ! Je suis là ! Je vais faire ce qu’il faut ! » Il apaise la Machine, mais quel est au fond le problème ? Attention, attention ! Rank a donné un coup de pied dans la Machine et sous la douleur, elle sanglote ! Quoi de plus naturel ? Mais ce n’est pas cela : comment Rank aurait-il pu frapper la Machine, à moins de vouloir une raclée de la part de Tautonus, pour se fortifier ? Et puis Rank n’est pas un violent ! La haine, il la fuit !

      Alors ? Mais Rank a traité la Machine comme elle le traite elle-même ! Plein de mépris, il a assommé la Machine sous les injures ! Il lui a jeté qu’elle n’était qu’une minable, une bouse, une sans-cœur et qu’elle finirait en enfer ! Voilà Rank s’est vengé et la Machine blessée s’est mise à pleurer, car Rank a été méchant comme elle ! C’est bien normal, sauf que ça ne marche pas non plus ! Car, si Rank souffre de la dureté de la Machine, c’est qu’il n’est pas son reflet ! Rank ne comprend pas la machine, parce qu’il n’a pas ses sentiments ! Rank veut aimer, nullement commander, ni encore moins détruire et il n’a donc pu imiter la Machine !

       Pourtant, elle pleure à cause de Rank ! Donnons la solution : par maladresse, il a laissé un pot de peinture au bord d’une armoire et quand la machine l’a ouverte, le pot est tombé par terre et la peinture s’est répandue ! Voilà ce qui fait pleurer la Machine ! Elle a de ces soucis ! Elle piétine et écrase des milliers d’enfants, sans sourciller chaque jour, mais cette tache sur le sol la fait craquer ! Il faut dire que la Machine ne se ménage pas ! Elle a bien des inquiétudes, comme nous l’avons déjà dit, et Rank une fois l’a vue s’évanouir ! Il est sûr que la Machine dépasse ses forces et Rank ne devrait-il pas se sentir injuste et minimiser sa peine, face à ce dévouement de la Machine, à son surmenage destructeur ?

      Mais est-ce qu’un débris peut se consoler ? Est-ce qu’une victime peut dire à son bourreau : « Je sais que vous avez pas mal de problèmes en ce moment... Vous êtes bien à plaindre ! Allez, je vous ai menti : j’ai encore un doigt valide ! Un bon coup de marteau d’ssus et vous irez mieux ! » Non, Rank ne peut pas rire de ses blessures, nier son mal, sa douleur ! C’est trop fort, surtout pour un pot de peinture ! Il faut à Rank voir les choses autrement, il doit replacer la peine de la Machine dans une logique qui inclut aussi sa méchanceté ! La survie implique le respect de soi-même et de la cohérence ! On ne peut pas s’achever parce que les égoïstes ont un coup de pompe !

      Mais qu’est-ce qui fait le malheur de la Machine ? Qu’est-ce qui l’épuise ? Mais le but de la Machine, c’est la Machine ! Elle est Dieu ! Et tout le monde autour est esclave, car tout doit tourner comme le veut la Machine ! Le prix à payer ? Mais la machine étant Dieu, elle doit s’occuper de tout ! Au moment où elle cuit des œufs, il faut encore qu’elle nettoie les anneaux de Saturne, qu’elle explique pourquoi on trouve moins de fossiles qu’on l’espérait ! Si elle déguste son thé, elle ne perd pas de vue les milliards d’affamés de la planète ! Le relâchement n’est pas permis, quand on se juge seul à la hauteur, seul intéressant, seul aimable, seul capable ! L’orgueil est un monstre usant ! Il ne guérit aucune peur, mais au contraire il impose d’être irréprochable, ce qui crée de l’angoisse !

      Rank pourrait expliquer tout ça à la Machine, c’est un enfant précoce, qui a dû apprendre à réfléchir vite et bien ! Connaître la psychologie du bourreau est très instructif et profitable pour la victime ! Combien de souffrances n’ont-elles pas été évitées, par un bon mot qui venait soulager une mauvaise humeur ! Mais Rank conseillerait la Machine ? Il l’éduquerait, il lui ferait part de sa sagesse ?

      Quoi ? La poussière, le morveux auraient quelque chose à dire ? Quoi ? On s’adresserait à Dieu, on lui en remontrerait ? Mais le mépris coulerait sur la tête de Rank, comme le béton dans les fondations ! Le pétillant mépris ! L’enivrant mépris, le parfum suave de la Machine Dieu !

      Non Rank, la Machine pleure pour un pot de peinture, c’est normal ! Excuse-toi et nettoie toute cette gabegie ! Affreux garçon ! Ne connais-tu pas la chanson du forçat ? « On casse, on brique, pour un coup de trique ! Etc. »

 
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