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  • Le 28/10/2023
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                    "Est-ce que le mot vagin vous fait peur, monsieur Lebowski?"

                                                                   The big Lebowski

 

                                                       31

      Qui dira les blessures de Rank ? Il est comme une vieille voiture cabossée ! Quelle couleur tu préfères, Rank, le bleu ou le rouge ? Le bleu ! En es-tu sûr ? Non, c’est peut-être le rouge finalement ! Rank est cassé en deux, au point de douter de ses propres goûts ! Et tout ça pour satisfaire l’orgueil de la Machine ! parce que rien ne saurait lui résister ou lui faire honte ! Elle a brisé Rank ! Elle lui est passée cent fois, mille fois dessus, avec le poids d’un char d’assaut !

       Rank est capable de se meurtrir jusqu’à l’os ! Il est maintenant claudicant sur la route de la vie… Il est le cri perdu ! Il a été anéanti, réduit en poudre et les autres ne peuvent plus le comprendre ! Ce qu’il a vécu, il ne peut le raconter ! Ce ne sont pas des faits, c’est un broiement ! Ce n’est pas narrable ! Ceux qui sont revenus des camps ont dû comprendre ce que ressent Rank ! Ils restent à jamais des étrangers, avec leur lourd secret, leur peine incommensurable, leurs souffrances qui ont dépassé toutes les limites ! C’est une connaissance qu’on ne peut pas vraiment partager !

       Le plus étonnant, c’est qu’il reste quelque chose dans Rank ! La Machine a eu beau vouloir le détruire, l’asservir de toutes les manières possibles, le scier en long et en large, elle n’a pas pu le tuer, l’anéantir complètement, et c’est le plus étonnant ! Normalement, Rank aurait dû disparaître, car il n’était même pas fait ! Pire, il désirait aimer la Machine, ne pas la décevoir et cela a été encore une chose qui a contribué à sa destruction ! Il a été enfoncé jusqu’au tréfonds, puisque Tautonus veillait à ce qu’il ne réplique pas, et pourtant il continue à être là et c’est le plus étonnant !

        Il a résisté ! Il s’est enfoui en lui-même, subissant tous les coups et a persévéré ! Il a vu l’injustice de la Machine et même qu’elle était folle, ivre de pouvoir, d’un orgueil démentiel, et il est resté sur ses positions ! Il fallait qu’il eût un diamant dans le cœur ! inaltérable, immarcescible ! Pourtant, qui l’a aidé ? Qui a entendu son cri, ses cris ? Qui a connu sa nuit ? Qui a bu sa coupe ? Seule la nature l’a accueilli comme une mère, l’a consolé, la nature que les machines ne cessent de détruire, se tuant elles-mêmes, dans leur triste folie !

       La Machine ne se sent même pas coupable ! Elle continue d’aboyer ! Les bourreaux ne font que leurs devoirs, on connaît maintenant la chanson ! L’orgueil les aveugle, leur enlève toute humanité ! L’orgueil mange du foin sur des cadavres d’enfants ! « Ils ne savent pas ce qu’ils font ! » La beauté est la seule mère de Rank ! C’est elle qui a pansé ses plaies et qui a toujours ce rôle ! Rank est admiratif, d’où sa foi ! Rank est simple ! Mais personne n’est venu à son secours, quand la Machine, avec l’aide de Tautonus, le pulvérisait, passait sur lui toutes ses fureurs, toute son abjection ! Normalement, Rank aurait dû perdre la foi, car pourquoi tant de souffrances, tant d’injustices ?

        Aujourd’hui encore, Rank est cassé et doit faire attention ! Il peut de nouveau s’ouvrir en deux, comme si lui-même était un scalpel ! Et alors la schizophrénie pourrait le mener comme un petit chien, vers les pires horreurs ! Rank, s’il ne s’en rappelle pas, n’existe pas ! Eh ! C’est qu’il a été très longtemps le paillasson de la Machine ! Elle s’est essuyé les pieds sur la tête de Rank ! Elle va bien pourtant ! Elle a une bonne situation et elle est estimée par les machines, où est le problème ? Mais c’est toujours Rank l’affreux ! Alors qu’est-ce qui fait qu’il résiste ? Seul contre tous, contre l’opinion, sans réussite, il devrait se dissoudre ! Mais la vérité de Rank existe ! Elle lui est attachée comme une varangue à une vieille coque ! C’est sa vie même !

        Le mensonge, l’ignorance, la folie des machines sont maintenant évidents ! puisque nous nous détruisons, en détruisant la planète ! Nous ne savons pas vivre ! Ce n’est pas seulement une histoire de CO2 et de surpopulation ! Mais Rank n’espère pas convaincre les machines : elles iront vers leur propre malheur, elles s’entre-tueront, elles ne comprennent qu’au prix du sang ! Ce que peut faire Rank, c’est témoigner qu’il existe autre chose que les machines ! qu’on peut espérer malgré elles ! C’est transmettre ce que lui a enseigné la beauté !

         Pourquoi les machines ? Mais sans doute pour découvrir ce qu’est l’amour, la foi ! C’est une découverte illimitée ! Qu’est-ce qu’aimer ? Cela permet de se connaître et de s’améliorer ! Est-il un meilleur levier que l’amour ?

         Rank est infirme aujourd’hui, il doit vivre avec ! Il se sent toujours suspect à lui-même ! Mais enfin il s’ouvre telle une fleur, car sa pensée est mûre, cohérente ! Et la Machine ? Elle va vers le pire, vers sa nuit ! Elle n’a aucune idée de ce qui l’attend…, mais certainement elle criera d’horreur quand on lui ouvrira les yeux ! Tout ce qu’elle n’a pas fait, il faudra qu’elle le fasse !

                                                                                                    32

        Aujourd’hui, c’est la fête des mères, autant dire la fête de la convention ! Que la société cherche à souder sa population sur de vraies valeurs, cela est bien normal et lui permet d’assurer son unité, sa cohérence ! Mais qu’elle continue à croire que le mal relève de la criminalité et que nous faisons le bien au quotidien, et elle s’enlève justement les moyens d’évoluer et de se voir un avenir ! Car la solution à nos problèmes n’est ni politique, ni économique, ni scientifique ; elle est bien plus simple et c’est que nous changions d’attitude, chacun d’entre nous ! à condition de se rendre compte que nous nous méprisons et que nous nous piétinons les uns les autres ! Définir comme un « sacré », quelque chose d’immuable et bon naturellement empêche le discernement, nous plonge dans une sorte de conte de Noël, bien loin des aspérités de la réalité, jusqu’à ce qu’elle nous explose à la figure !

        Or, les machines ne veulent pas se voir telles qu’elles sont ! C’est leur domination animale qui est mis en péril et c’est donc le retour de l’inconnu ! Mais Rank, en ce jour des fêtes des mères, se doit d’acheter un cadeau à la Machine ! C’est la règle, la « loi » ! Aime-t-il encore la Machine ? Peut-on aimer quelqu’un qui nous méprise ? Rank fait tout de même les magasins, avec son faible argent de poche, et finalement il achète une sorte de médaillon, avec une fleur dedans ! C’est sans doute l’objet le moins cher du magasin, mais il est encore de qualité ! Son bois circulaire fait ancien et la fleur est posée sur un beau velours rouge ! Ce cadeau est « sérieux », car de goût !

        La Machine ouvre le paquet et est saisie d’étonnement ! Elle n’en revient pas ! Elle palpe l’objet, le retourne, le contemple encore, puis demande à Rank : « Qui t’a dit d’acheter ce cadeau ? 

_ Il ne te plaît pas ?

_ Si, mais ce n’est pas possible que ce soit toi qui l’as choisi !

_ Si, c’est moi !

_ Ne me mens pas !

_ Je ne te mens pas ! C’est moi qui ai choisi ce cadeau ! »

        La Machine regarde encore l’objet et reste sceptique, puis, devant l’air sincère de Rank et surtout parce qu’elle ne voit pas d’autres solutions, elle finit par croire que c’est bien Rank qui est seul à l’origine du cadeau ! En fait, ce qui la gêne, c’est que Rank puisse avoir du goût, des qualités, alors qu’elle le méprise totalement et qu’elle le considère comme un sombre idiot ! Enfin, elle accroche l’objet dans sa chambre, parce qu’il y constitue un bel ornement !

        A-t-elle changé d’avis sur Rank ? Se demande-t-elle si elle ne se trompe pas dans son mépris ? Commence-t-elle à douter d’elle-même, puisque Rank l’affronte et qu’il n’est pas une bête ? Le cadeau est-il une lueur dans la nuit de la Machine, une sonde lancée vers son intelligence ? C’est beaucoup trop demander ! Tout tourne autour de la machine ! Tout naît et retourne à la Machine ! Rien n’existe en dehors de la Machine ! On lui doit instamment des comptes ! On est toujours sous son contrôle ! Chacun est tributaire des humeurs de la Machine ! On ne respire que son air ! Un doute dans son cosmos est comme une étincelle !

        Non, Rank n’est pas mieux considéré ! Au contraire ! Un étrange raisonnement se fait jour dans la Machine ! Puisqu’il est avéré que Rank n’est pas un débile, s’il a de mauvais résultats scolaires, c’est que vraiment il ne veut pas travailler ! C’est l’efficacité même ! C’est le raisonnement égoïste par excellence, d’autant qu’on peut penser que c’est pour le bien de Rank, pour le sauver qu’on l’astreint davantage à l’étude ! Hein ? Allez chercher une parcelle de lumière dans le fouillis de l’orgueil ! C’est un tonneau de boue, toujours en ébullition !

        Il n’y aura pas plus de douceur pour Rank, comme il n’y aura pas davantage d’atermoiement chez la Machine ! De nouvelles mesures sont mises en place ! Un plan est établi ! Rank désormais fera ses devoirs dans la chambre de la Machine ! sur une table de bois blanc ! qui ne pourra rien cacher ! Ainsi Rank n’aura recours à aucune distraction ! Il sera bien forcé de résoudre ses exercices, d’apprendre par cœur ses leçons, ce qu’on vérifiera scrupuleusement ! Il ne sera pas dit qu’on aura laissé le soldat Paschic dans la panade, s’enliser ! Lui-même est digne d’Austerlitz !

         Alors Rank, comment tu te sens ? devant cette tapisserie on ne peut plus sérieuse ? à côté de ce lit impeccable ! face à ce bois blanc, qui met en valeur tes cahiers ? Tu t’ennuies pas trop ? Tu peux rêver ? Mais oui, lève la tête ! Là, au mur, il y a un médaillon avec une fleur dedans… Tu le reconnais ? Il a un beau velours rouge et son bois fait ancien !

                                                                                                  33

       Qu’est-ce qui fait la rage de la Machine, sa haine, sa soif de tout contrôler ? C’est une peur viscérale, enfouie depuis l’enfance ! Ce sont nos peurs enfantines, qui durent et qui provoquent notre répulsion, notre envie de détruire ! C’est encore la défense animale du territoire, d’un territoire psychique, qui constitue notre personnalité ! Chez l’homme, cette peur peut conduire au féminicide, au meurtre, mais la femme a plutôt recours à un mélange de séduction et de sournoiseries, qui entraînent au pire une certaine démence !

        Par exemple, au sujet de la Machine, on peut imaginer ceci… Elle est issue d’une famille nombreuse, où dominent les garçons ! Il va donc avoir chez la Machine la crainte d’être étouffée par le groupe, qui déjà s’impose par sa force virile ! La Machine développe peu à peu une stratégie faite de coups bas, de petites phrases, de soupçons qui détruisent, avec toujours la possibilité de se mettre à pleurer et de se plaindre auprès du plus fort, qui agira pour elle quand elle sera dépassée (schéma qu’elle continue avec Tautonus…) !

       La peur de la Machine est si vive qu’elle tient sa propre famille dans une main de fer ! La maison ne doit présenter aucun défaut ! Ce qu’elle a vécu dans son enfance est l’image qu’elle garde de la société et elle se voit toujours lutter contre un monde d’hommes ! Elle n’arrête pas d’essayer de se faire valoir, ce qu’on appelle réussir, notamment grâce à Tautonus, dont elle est l’éminence grise ! Mais Rank lui pose un problème particulier, car il lui échappe ! On le sait, Rank apprend auprès de la nature et ne subit pas cette peur ancrée dans la Machine, ne serait-ce que parce qu’il ne cherche pas à être le premier ! Ses intérêts sont ailleurs et il ne les connaît même pas encore !

       Rank ne peut pas ne pas effrayer la Machine, comme s’il lui rappelait qu’elle peut être oubliée, méprisée, par les garçons, le groupe ! Cette angoisse se change naturellement en colère, c’est un réflexe de défense ! d’autant que Rank sort des entrailles de la Machine et devrait être entièrement dominée par elle ! Pour tenter de briser Rank (qui n’y est pour rien, le pauvre garçon…), la Machine réemploie tous ses travers de petite fille : la perfidie, le mensonge, la cruauté, etc. ! La peur conduit la Machine à dépasser toute mesure ! De même, l’intégrisme mène au carnage ou bien Trump insulte ses juges !

       C’est un monde clos qui veut rester clos ! Il ne retrouve la paix que s’il commande et sinon il tue, écrase ! Inutile de dire que ce comportement est voué à l’échec, car ce n’est pas le monde qu’il faut faire à son image (ce qui est de toute façon impossible), mais guérir de ses peurs ! La différence existe et on ne peut pas la contrôler ! Il faut donc s’ouvrir…, s’appuyer sur autre chose que sa domination ! Pour que la Machine cesse de persécuter Rank, il est nécessaire qu’elle s’apaise, se rassure, se sente aimée ! Voilà le plus curieux de l’histoire ! C’est l’amour qui guérit la peur, nullement l’argent ! Si la Machine est certaine de sa place, elle perd son angoisse ! Mais quelle place veut-elle ?

      Celle qui satisfait son orgueil et c’est pourquoi elle ne progresse pas ! Elle s’acharne sur Rank ! Face à la peur, elle ne cherche pas la foi, à aimer, car elle aurait l’impression de se diminuer, de perdre quelque chose, ce qui lui fait horreur! C’est donc Rank qui doit céder, être broyé ! La Machine se persuade pourtant d’être croyante, car l’éducation qu’elle donne à ses enfants possède effectivement toutes les vertus évangéliques, sans pour autant qu’elle les pratique elle-même ! Bien au contraire, elle en est aux antipodes ! Comment réussit-elle ce tour de passe-passe ?

      C’est tout le problème de la haine, de la fureur, de l’avidité ! Celui qui n’en est pas dépossédé reste aveugle et d’abord sur son compte ! Il faut toute la force de la foi, pour se tourner vers l’inconnu, faire confiance et abandonner les craintes ! C’est ce cheminement, cet amour qui éclairent ! Malheureusement, la Machine à une telle opinion d’elle-même qu’elle reste un monde clos et son destin est celui de toutes les machines ! Elles sont éteintes, grises, toujours peureuses, pleines de revendications, expertes-comptables, etc. ! La mort et la maladie viennent les surprendre dans cet état !

      Entre-temps, la Machine est devenue à moitié folle, car ses enfants grandissent et font leur vie ! Comment continuer à les commander ? Où puiser le pouvoir ? Comment atteindre et blesser des êtres qui ne sont plus à la maison ? La Machine en vient à ne plus respecter personne (même pas Tautonus!) et s’enfonce dans la noirceur, la manipulation ! Elle s’accroche à son égoïsme comme à un radeau ! Des attitudes maniaques, séniles apparaissent, car le conflit intérieur n’a pas été résolu ! L’« apparition », la « naissance » au monde n’a pas vraiment eu lieu, puisque la Machine n’a pas déchiré sa bulle ! Les peurs sont toujours là et minent, détruisent ! On va leur donner des noms de maladies, comme Alzheimer ou Parkinson, et « l’honneur » sera sauf !

                                                                                                  34

      La Machine arrive devant Dieu… Elle a l’air mauvais… Apparemment, il y a quelque chose qui ne va pas… « Comment ça se fait que personne ne m’attendait à la gare ?

_ C’est que…

_ C’est que quoi ?

_ Eh bien, je…

_ Qu’est-ce que vous avez l’air godiche ! Moi, j’ai trimé toute ma vie ! J’ai bien droit à quelques égards, non ?

_ Bien entendu…

_ Bon, je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de toujours faire des efforts ! J’étais sûre que vous ne seriez pas à la hauteur !

_ Justement, je voulais…

_ Et là-bas, c’est quoi ? C’est pas vrai, vous n’avez même pas été foutu d’ faire la vaisselle !

_ Oh ! Euh… hier soir, j’ai reçu quelques amis et…

_ Ah ! Çà, pour s’amuser, y a toujours du monde ! Et qui va faire la vaisselle ? Vous comptiez sur moi, pas vrai ?

_ Mais non, je vous assure que non !

_ J’en ai marre ! Oh ! Qu’est-ce que j’en ai marre !

_ Mais voyons, calmez-vous !

_ Que je me calme, quand je vois combien vous êtes incapable ? Les hommes, ils sont tous pareils ! Tous des fainéants, des tire-au-flanc ! C’est moi, la bonniche, ici ! Vous allez finir par me rendre dingue !

_ Ah ! Ah !

_ J’attends aussi ma récompense ! Je suis la Machine et une bonne chrétienne ! Normalement, si vous avez bien fait votre boulot, je dois avoir une place d’honneur ! loin des insectes puants !

_ Le mépris…

_ Le mépris, quel mépris ? Écoutez bien ceci, je n’ai jamais, jamais pris d’ plaisir dans ma vie ! Je n’ai fait que des sacrifices ! Je suis donc en accord avec l’enseignement de l’Église ! Vous n’allez quand même pas m’ faire la leçon, vous, alors que vous avez les deux pieds dans le même sabot !

_ J’aimerais en placer une !

_ Et à quoi ça servirait ? Vous allez dire une bêtise ! Vous pouvez quand même être utile, quand on aura veillé à mon confort, à mes droits ! J’attends quelqu’un… Une enflure de la plus belle eau ! Et je veux sa peau ! Je veux être prévenue de l’arrivée de cette canaille ! Elle s’appelle Rank ! Vous vous rappellerez ? Il me faut aussi un fusil à canon scié… C’est bien ici qu’on règle ses comptes, non ? Vous ne savez pas quel poison, vous allez bientôt avoir dans vos murs !

_ Le problème, c’est que…

_ Mais enfin, arrêtez de bafouiller ! Ayez au moins pour une fois le courage d’un homme !

_ Vous avez raison, je vais me reprendre en main !

_ A la bonne heure ! Vous n’êtes pas une poule mouillée, que diable ! Il faut que vraiment ici des choses changent ! Votre paresse n’a que trop duré !

_ Duré ? Vous pensez à l’urine ? Excusez-moi, mais il fallait absolument que je vous arrête ! Le problème, c’est que je suis le dieu de l’amour !

_ Et alors ? J’ai toujours aimé mes enfants ! J’ me suis crevé le cul pour eux ! Et qu’est-ce que j’ai reçu en échange ? Leur mépris ! Leur sale gueule ! Qui leur a fait à manger chaque jour ? Qui s’est réveillé la nuit, pour leur donner le biberon ou pour les consoler, quand ils avaient un cauchemar ? C’est bibi ! Qui c’est qui signe les papiers ? Qui s’occupe de l’école ? de l’achat des fournitures ?

_ Mais je ne vous enlève pas ça…

_ Ah bon ? Mais qu’est-ce que vous me reprochez, alors ?

_ Mais vous ne m’aimez pas !

_ Et il y aurait une raison de le faire ?

_ Toutes vos corvées, tous les autres vous semblent odieux, car vous n’aimez que vous ! C’est à sens unique ! Tout ce qui n’est pas vous est haïssable ! Vous dites que vous n’avez jamais pris de plaisirs, mais au contraire, vous n’avez jamais cessé de tirer la couverture à vous ! Si vous êtes mécontente, ce n’est pas faute d’égoïsme, mais c’est que l’autre ne peut être votre esclave ! Il a sa vie propre ! Si vous m’aviez aimé, vous auriez été enchantée du bonheur de l’autre ! Vous auriez fêté la paix, car je suis en chacun !

_ Tout ça m’agace !

_ Je sais bien, dès qu’il n’est plus question de vous, tout vous barbe ! Mais, en m’aimant, vous n’auriez pas perdu au change, je vous aurais apporté la paix ! La foi, c’est la confiance, et vous auriez pu vous relâcher ! Vous auriez aimé votre entourage, vous l’auriez respecté et vous auriez vu sa richesse ! ce qu’il pouvait vous apporter ! Au lieu de cela, vous avez toujours cherché à être admirée, à trôner si je puis dire, et vous êtes restée avec vos tourments !

_ On ne peut faire confiance à personne !

_ Sans amour, non… On ne peut pas… »

                                                                                                     35

       On a déjà dit que l’évolution est l’histoire d’une individualisation, puisqu’elle est encore l’histoire d’une complexification de la matière et donc des organismes ! Mais cela ne veut pas dire que les êtres humains sont appelés à devenir de plus en plus égoïstes ! Le développement de la conscience de soi entraîne bien entendu la connaissance des autres, car on se définit par rapport à eux ! On ne peut pas se comprendre soi-même, sans comprendre les lois qui régissent la vie, ce qui demande de nous considérer en général !

        Mais s’individualiser, c’est se distinguer et cela conduit forcément à nous détacher de nos liens affectifs ou charnels ! L’esprit ou la conscience demande tout de même à « triompher » de la matière ou de la chair ! Il ne s’agit pas d’un refoulement morbide, mais d’une avancée de la raison ! A quoi nous sert la conscience, si elle ne nous aide pas à nous affranchir de l’instinct ? Or, ce n’est pas ce qui se passe le plus souvent, notamment dans les familles !

      Leurs membres ont évidemment une relation très forte, qui est surtout régie par la domination animale des parents ! Celle-ci apporte la sécurité, définit la conduite à tenir et en retour elle obtient l’obéissance, le dévouement des enfants ! C’est certainement mal parler de l’amour, mais celui-ci est justement la « chose à inventer », à découvrir, puisque plus nous sommes individualisés et plus notre amour est conscient et donc universel ! Mais la plupart des familles ne l’entendent pas de cette oreille… Au contraire, elles forment comme un groupe indistinct, une seule cellule, qui est prête à se défendre bec et ongles contre toute intrusion !

       C’est généralement produit par la domination excessive de l’un des parents ! Il tient tous les autres membres de la famille par la peur ! Nous le savons, tout tyran a d’abord une peur « terrible » du monde extérieur, d’où sa tyrannie pour que les choses autour soient à son image ! Voyez Hitler et sa « grande » Allemagne, débarrassée de toute vermine, des races considérées comme impures ! Commander pour ne plus voir la différence ou la complexité ! Ainsi le parent tyrannique transmet-il sa peur à ses enfants, en commençant par les terroriser eux-mêmes, pour les avoir sous sa coupe ! Ainsi la famille reste fermée, unie par la peur de l’étranger !

       Elle demeure encore ignorante : son amour ne dépassant quasiment pas le stade animal ! Elle a les attitudes du troupeau effrayé, s’il surgit une difficulté ! Elle est peureuse et sans réflexion ! Elle ne prévoit pas les coups, car elle ne veut pas voir le mal ! Pour elle, le mal vient de l’extérieur et relève du code pénal ! Dehors, c’est la nuit ! Pourtant, la conscience est en chacun de nous et demande à se développer ! Chaque enfant est conduit à montrer sa différence et il lutte naturellement contre l’influence de ses parents !

       Donc, tôt ou tard, l’enfant doit affronter la peur des parents et dans la plupart des cas, malheureusement, il ne la surmonte pas, ne la dépasse pas, mais plutôt s’en accommode, la fait sienne et la famille fait valoir sa haine, dès que quelqu’un l’inquiète ! C’est la réaction animale de protection ! Qu’un enfant, pourvu par la nature d’une sensibilité particulière, ait une vision différente, le sentiment que la vérité n’est pas dans l’attitude du parent dominant et le voilà ennemi de l’intérieur, ce qui provoque bien entendu la plus grande incompréhension, en même temps qu’une rage mille fois pire que celle suscitée par un opposant extérieur !

       Le danger est extrême et le parent dominant n’aura de cesse de vouloir détruire le « traître », ce cancer, capable de se propager ! Pourtant, si l’enfant est guidé par la raison, il s’obstinera, car la vie ne peut se réduire à la famille, qui par sa fermeture empêche le développement de la conscience ! La société est aussi une « grande famille », quoiqu’elle soit bien plus élastique et qu’on puisse la voir comme divisée, fracturée ! Mais les extrêmes, notamment, pratiquent une politique de rejet et de haine ! Elles ont exactement le comportement des familles, face à l’élément qui n’est pas des leurs ! D’une manière plus générale, la société n’admet pas tout ce qui pourrait la remettre en question, la déranger et il en va ainsi de tout œuvre d’art, qui ferait apparaître les choses sous un jour nouveau !

       Car le problème est toujours le même : il s’agit d’éclairer nos attitudes et le mal dont nous sommes à l’origine ! Sans cette connaissance, il n’y a pas d’évolution et le réchauffement climatique devrait déjà nous enseigner que nous sommes dans l’erreur ! Plus nous restons sous le joug de la domination, attaché à notre supériorité, notre orgueil, et moins nous avons un jugement clair sur nos actes et moins nous parvenons à changer ! C’est par peur que nous allons à notre perte ! C’est par manque de foi que nous devenons violents et destructeurs ! C’est par manque d’amour que nous sommes injustes !

       Bien des familles, biens des êtres restent dans la nuit ! Ils condamnent, méprisent, juste parce qu’ils n’ont pas voulu « s’ouvrir » ! Eussent-ils aimé et ils auraient fait le bien ! Aimer Dieu, c’est connaître à l’infini ! C’est se libérer de la haine et de la peur, qui sont les chaînes des autres ! Prier pour ceux qui nous haïssent, c’est prier pour qu’ils soient « éclairés » et qu’ils viennent nous demander pardon, et c’est donc prier pour soi ! Heureux celui qui vit avec cette connaissance, il est libre parmi les coups de dents ! Mais celui qui veut à tout prix se sauver, comme la famille peut protéger son confort, il sera perdu !

                                                                                                      36

       La Machine, Tautonus et l’abbé Convention prennent le thé, avec des gâteaux… Rank est présent… « Nous régnerons au-delà du fleuve, jusqu’aux montagnes du Nord ! dit la Machine.

_ Alexandre sera de la billevesée à côté de nous ! renchérit Tautonus, qui aime les bons mots.

_ Tous mes vœux vous accompagnent ! ajoute l’abbé. La route de l’ordre est ouverte !

_ Oui, nous écraserons les armées du Sud ! reprend la Machine. Nous réduirons en esclavage leurs familles, car elles sont insignifiantes ! Leurs femmes ont l’air de poupées !

_ On pourrait brûler leurs maisons ! s’écrie Rank, en avalant du gâteau.

_ D’abord, coupe la Machine, on ne parle pas la bouche pleine ! Ensuite, il faut faire preuve de charité ! Ce n’est pas de leur faute à ces gens s’ils ne sont pas éduqués !

_ Oui, la charité chrétienne doit être une lumière sur le monde ! approuve l’abbé. Le culte reviendra et on vivra de nouveau dans l’harmonie !

_ A propos, Convention, dit Tautonus, vous saviez que Jésus était bien malade, avant même la croix ?

_ Ah oui ?

_ Mais oui, la foule criait sur son passage : « Au sana ! Au sana ! »

_ Ah ! Ah !

_ Ah ! Ah !

_ Tu ne devrais pas parler comme ça, chou, dit la Machine.

_ Laissez, laissez madame, réplique l’abbé. Dieu aime aussi l’humour, sinon il ne l’aurait pas inventé !

_ On a rencontré l’évêque dernièrement, reprend la Machine. Il va bientôt être nommé cardinal !

_ Ah bon ? fait l’abbé.

_ Oui, j’ai des amis haut placés dans la capitale, précise Tautonus, et ils m’ont prévenu de ce mouvement…, ce qui fait que vous, Convention, vous pourriez devenir évêque !

_ Oh oui ! Hum ! Euh… Effectivement, mais vous savez, ce qui m’intéresse, c’est de servir humblement l’Église !

_ Bien sûr ! approuve la Machine.

_ L’esprit de Jésus est sacré et nous enseigne à nous incliner devant lui !

_ Il n’y a pas d’amour avec le sacré ! coupe Rank, qui continue à manger du gâteau comme un naufragé.

_ Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? s’écrie l’abbé.

_ Des bêtises ! affirme Tautonus. Il dit des bêtises, pour faire son intéressant, pas vrai Rank ?

_ Une seconde, Tautonus, si vous me le permettez, continue l’abbé. J’aimerais savoir ce que Rank a en tête !

_ Quel morveux ! fait la Machine, à l’adresse de Rank.

_ Ben, l’abbé, répond Rank, si on aime vraiment, on ne doit rien craindre ! C’est cela la confiance, la foi, être comme un d’ ces petits ! Et puis, le maître n’est pas plus que le disciple ! Vous vous rappelez Jésus lavant les pieds de ses disciples ? Ça c’est fort ! Le sacré, c’est la hiérarchie, c’est : « Nous, nous savons ! Agenouillez-vous, pauvres mortels ! » C’est le maître qui triomphe !

_ Mais… mais il faut de l’ordre ! On ne peut pas laisser les masses faire n’importe quoi ! Il leur faut un berger !

_ Peuh ! Avant de vous soucier des masses, souciez-vous d’abord de vous-même ! Vous deviendrez naturellement un berger, si votre foi est sincère…

_ Mais… mais comment tu nous parles ! suffoque la Machine.

_ T’as intérêt de la mettre en veilleuse ! menace Tautonus.

_ Je crois que tu mélanges un peu tout, Rank, conclut l’abbé. Tu as du cœur, c’est bien, mais il faut de l’ordre aussi…

_ Mais bien entendu, appuie la Machine. C’est pourquoi, quand Tautonus, avec son armée, arrivera dans les plaines, il instituera la vraie religion, la véritable humilité !

_ Exactement ! renchérit Tautonus. Ah ! Je me vois déjà sur mon cheval blanc, déployant mon panache rouge !

_ Et moi, je vous suivrai avec la crosse !

_ Ah ! Ah !

_ Ah ! Ah ! »

      Rank est heureux de s’être fait oublier… et il se dit qu’il n’a pas entièrement perdu son temps : deux parts de gâteau, c’est exceptionnel !

 
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