Quel monde!

  • Le 19/04/2018
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Quel monde

 

 

 

 

 

    A qui appartient le monde? Il faut bien le dire, aux tyrans! Le monde est fait pour eux et ils s'y sentent comme des poissons dans l'eau! Mais attention, quand je dis le monde, ce n'est pas la nature, c'est la société des hommes! En effet, les tyrans n'aiment pas la nature, ils ne la comprennent pas, car elle ne parle pas d'eux, elle ne fait pas d'eux le centre d'intérêt!

    Au contraire, la nature semble même hostile aux tyrans: son vide apparent les inquiète, sa puissance démesurée leur cause de l'angoisse et ils ne la fréquentent donc qu'avec parcimonie: le dimanche précisément! Mais même ce jour-là, les tyrans recherchent la compagnie des autres hommes et ils s'amassent dans un cadre naturel, il est vrai.

    Mais c'est pour revivre ce qu'ils connaissent durant la semaine, c'est pour goûter à nouveau le sentiment de leur importance sociale! Ils retrouvent celle-ci par la richesse qu'ils affichent et dans le regard des autres, selon qu'ils sont plus bas ou plus haut que ceux qu'ils rencontrent! La nature n'est au fond qu'un prétexte, un prétexte hygiénique!

    Il n'est donc pas étonnant que le tyran la veuille civilisée, domestiquée, à son image, remplie d'hommes et de bâtiments; ce qui fait qu'il ne cesse de la détruire et aujourd'hui nous savons que c'est notre planète même qui est en péril! Mais nous ne la sauverons pas seulement, comme le déclarent naïvement les scientifiques, en diminuant les gaz à effet de serre, il faudra encore changer radicalement nos personnalités!

    Mais les tyrans ne voient pas les choses ainsi! Dans leur monde, dans la société, ils sont les rois! Le ciel majestueux, le ciel infini passe sur eux chaque jour, mais ils n'en ont cure; ils ont bien d'autres préoccupations! Mais considérons seulement quelques individu, hommes ou femmes; mettons-nous à leur place, suivons leurs pensées, afin de mieux comprendre ces personnages, comme si une caméra était dans leur cerveau!

    C'est samedi matin, c'est un jour plus relâché que les précédents, et le tyran sort de chez lui, tranquillement: il est dans son quartier! Dès qu'il est sur le trottoir, il est dominateur, il veut attirer l'attention sur lui; il est le centre de son histoire, de sa vie!

    Il pourra donc avoir un détail vestimentaire qui révèlera le sentiment qu'il a de son importance, qui sera censé la signaler; comme un chapeau par exemple (n'est-il pas au fond un peu artiste?); et on sera invité à remarquer l'individu!

    S'il sent une résistance, une concurrence, une indépendance et s'il est assez fort, il n'hésitera pas à se diriger vers celui qui le gêne, pour une confrontation; même si celle-ci reste tacite. Il s'agit pour le tyran de montrer qu'il est plus grand, plus carré et qu'il peut faire de l'ombre au quidam qu'il ne trouve pas à son goût!

    Le tyran est le patron; c'est le "Chisum" du secteur; vous êtes sur ses terres; toute la vallée jusqu'au rio lui appartient! Si vous étiez du coin, il vous connaîtrait! Vous êtes sans doute un de ces éleveurs de moutons itinérants! un de ces parasites qui enlèvent l'herbe de ces milliers de bêtes à cornes! Vous devez même puer, que ça ne l'étonnerait pas!

    Mais attention, voilà un autre tyran qui entre au marché! Et c'est comme un loup qui pénètre dans un poulailler! Le regard est d'acier; l'homme est sûr de son pouvoir et les autres lui sont forcément inférieurs! Il ne serait pas surpris, si on lui courait après, pour lui crier: "Monsieur le Sénateur! Monsieur le Sénateur! Que pensez-vous de la décision du Président de sanctionner la Russie?"

    Alors son sourire serait éblouissant! Il répondrait modestement: "Ecoutez, le Président a fait son choix... Vous savez que je ne suis pas dans son camp, mais à l'encontre de la Russie, il fallait prendre une décision... et je trouve celle du Président courageuse! Maintenant, excusez-moi, il faut que je rejoigne ma femme... pour faire les courses, sinon c'est moi qui serai sanctionné!" (Rires, bien entendu!)

    Sa femme? Elle est déjà devant un étal, où elle n'hésite pas à interrompre un client! Elle explique que c'est pour une commande et on doit la servir tout de suite, parce que le reste n'est pas sérieux, n'existe même pas! Elle, par contre, est connue: son père et sa mère étaient duc et duchesse de Bolkensheftenbourg et participaient aux chasses du roi! Le roi ne demandait-il pas au duc: "Alors, mon cher duc, quand passera le canard cette année?" Et le duc, qui avait de l'esprit, ne répondait-il pas: "A l'orange, mon roi, il passera à l'orange!"

    D'ailleurs, cette femme a toujours sur elle un médaillon contenant l'image hautaine de sa mère, car celle-ci, qui avait toutes les qualités d'une sainte, notamment face à l'ingratitude des hommes, lui sert toujours de modèle! Mais, pour l'heure, notre parangon à sang bleu joue les femmes du peuple, en discutant ferme avec une amie, et tout le monde doit contourner le duo, pour avoir accès à la caisse!

    Le tyran a besoin de beaucoup de choses! Il doit posséder un SUV, ou s'il est conservateur, une berline longue comme un jour sans pain, et dont l'avant racé fait peur aux enfants! Quand il est de retour chez lui, le tyran veut avoir l'impression qu'il entre dans un parc! Et s'il habite le centre-ville, son adresse, quoique discrète, confirme sa fortune! Car le tyran est ami avec son banquier! Tous deux se retrouvent toujours avec le sourire; ils se savent du même milieu, celui des notables qui se caressent, qui se taquinent même et qui encore se serrent les coudes, face à un monde qui n'est pas très rose, il faut bien le dire!

    Mais le tyran juge bien... et fort! Rien n'échappe à son œil acéré par la dureté des affaires! Il y a d'abord et surtout les paresseux, ceux qui méritent leur sort! On ne parle pas ici de la vieille, veuve et digne; qui lutte contre l'adversité en usant ses yeux sur d'humbles travaux de couture! Celle-là, on veut bien l'aider, car après tout, pauvreté n'est pas vice! Non, ceux qui fâchent, qui irritent, qui navrent, ce sont les mous, les lâches, les profiteurs, les "forts en gueule", les loqueteux avinés; toute cette lie qui inquiète, qui grève le système, qui gangrène les bonnes volontés; qui sont comme des mouches dans l'azur! Le monde pourrait être si beau, si noble, si brave aussi, sans cette engeance, ce fumier! Mais que voulez-vous, aujourd'hui on pardonne tout! Au nom de la différence, de la tolérance! La France plurielle! Je suis chrétien, je suis attaché à la charité, mais il y a des limites tout de même!

    Oui, aussi surprenant que cela puisse paraître, le tyran va à l'église; il assiste à l'office du dimanche! Pourquoi? Mais parce que c'est là qu'il doit être! La messe est le rendez-vous des tyrans ce jour-là! C'est le signe qu'on est de la meilleure société et qu'on a donc une âme! Les riches athées? Des parvenus!

    Mais les tyrans avancent gravement dans la nef... Conscients de la solennité du lieu, ils ne sont plus qu'un murmure... et enfin ils prient. Mais que disent-ils à Dieu? C'est une énigme! S'ils étaient attentifs aux autres, s'ils les voyaient avec une existence propre, si eux-mêmes ne voulaient pas dominer, s'ils ne se croyaient pas supérieurs, s'ils étaient humbles, patients; s'ils cherchaient à diminuer leur avidité ou leur colère; s'ils avaient confiance en Dieu, en possédant moins, en Lui remettant le soin de leur avenir, de leur réussite; s'ils essayaient de comprendre le message divin, en se montrant pauvres, disponibles; s'ils admiraient la nature, les collines verdoyantes ou les étangs silencieux; s'ils aimaient le chant de l'eau ou du vent; s'ils goûtaient la liberté des nuages, le plumage coloré des oiseaux; s'ils étaient frappés par la blancheur de l'écume, si le goémon luisant ou la tiédeur des pierres les captivaient; bref, s'ils étaient vraiment de bonne volonté, avec un cœur pur; s'ils étaient gentils et non haineux et méchants; on respecterait leurs prières, on trouverait celles-ci crédibles!

    Mais là que peuvent-ils demander à Dieu? Un peu plus d'argent? D'être épargnés par la maladie, comme un enfant souhaite que la foudre tombe chez le voisin et non chez lui? Ou peut-être encore veulent-ils la paix dans le monde comme une miss, de sorte que leur foi ait l'air d'une carte postale?

    Mais la corvée est terminée, c'est la sortie de l'église; avec ce sentiment délicieux d'avoir effectué son devoir! On va pouvoir maintenant satisfaire la chair par un bon repas: Dieu n'oserait tourmenter des ouailles en règle! D'ailleurs, les enfants qui jouent autour de nous, habillés de blancs, ne symbolisent-ils pas l'innocence, ne sont-ils pas des anges qui nous gardent?

    Au dessert, quand les estomacs sont rassasiés et que les cerveaux sont légèrement embrumés par l'alcool, les langues se délient! On revient à ce qui fait le fond de la vie du tyran! On médit, on critique, on cancane, on méprise, on écrase! Le tuf est glauque, c'est un cloaque, personne n'est épargné!

    Il n'y a que la fatigue qui puisse arrêter ce champ de bataille, ces poisons, ces coups de bistouri! On part prendre l'air, comme si on n'avait rien dit; aussi léger qu'avant! On reste sûr de soi, on ne ressent aucune contradiction entre la religion et son fiel! On ne perçoit nullement sa duplicité, son hypocrisie, sa folie! On est toujours sa seule préoccupation, comme si Dieu était une entité abstraite, comme si le monde n'était pas ses affaires, comme s'il n'était pas assez sérieux pour cela, comme s'il n'était qu'un vieux "truc" qu'on sort de l'armoire une fois par semaine!

    Le tyran vit dans un mirage, mais organisé par lui!

    Cependant, aussi mystérieuse que sa prière est sa mort! Le tyran en effet part vers un être qu'il ne connaît pas! avec lequel il n'a jamais entretenu de réelles relations! Il doit se rappeler l'Evangile, comme on consulte son Berlitz! "Comment on dit "aimer" déjà?  Egoïste, c'est un mot ça? De toute façon, j'm'en vais lui dire c'que j'pense de la situation, moi, à Celui qui est censé avoir inventé tout ça! J'vais appuyer là où ça fait mal! Le vieux, là-haut, il est cuit, c'est moi qui vous l'dis! Encore si j'étais sûr qu'il y ait quelqu'un! Bon, fermez le cercueil; envoyez la bombe! C'est du lourd qui arrive, les gars! Taïaut!"

    Mais aux obsèques d'un tyran, tous ses pairs sont là! Alors que sonne tristement le glas, sur le parvis quelques faces patibulaires surveillent les alentours; ainsi que les gorilles d'un parti extrémiste! A-t-on peur d'une quelconque marque d'irrespect? Et quand bien même, cela serait-il si grave? Il est vrai que le ciment de cette cérémonie est la vitrine... et que c'est fragile!

    En effet, un tyran peut-il aimer un autre que lui-même? Ceux qui ont son affection ne sont-ils pas sous son pouvoir? Pourrait-il supporter les contradicteurs? Le témoignage que l'on rend au défunt est celui d'une caste pour elle-même! On tient à être présent pour montrer qu'on en fait partie! C'est toujours un décor qu'on présente à Dieu! On n'est apparemment jamais las de le prendre pour un imbécile!

    "Remarquez, y a pas plus patient que le locataire du d'ssus! Quelquefois, j'vois les gosses qui crient et qui s'empoignent, et j'me dis que ça doit fulminer à l'étage! Mais non, aucune plainte! Un vrai trésor, c'te personne! Tenez, il semble que sa patience soit... éternelle! Voilà le mot qu'je cherchais!"

    Comment combattre le tyran, lui ouvrir les yeux?

    "C'est simple, vous n'avez qu'à voter pour moi... J'ai créé un parti qui se nomme "Les Assoupis", eu égard à mon orgueil qui est en veilleuse! La lutte des classes et syndicale est indispensable à la vie sociale, car elle est capable de changer les lois! Vous voyez en moi le défenseur du travailleur, du pauvre, de l'opprimé! Amenez-moi vos tyrans, j'en f'rai mon affaire!

    Vous voulez leur rendre la vue? Le parti s'en chargera; il est là pour ça! Rééduquer est mon second métier! Mais attention, j'suis franc comme l'or, j'suis pas un margoulin! Chaque capitaliste sera jugé par le parti, équitablement! J'suis comme vous, j'rêve d'une harmonie complète! Ben ouais, on peut tous être heureux sous le soleil, pas vrai, du moment qu'on partage et qu'on fait attention aux autres! C'est pas vot' idéal?

    Alors votez pour moi... et quand j's'rai au pouvoir, les choses changeront, sûr! Le tyran, j'vais le coincer, le tordre, le faire fumer du nez! J'l'écraserai, j'le briserai! Ah! Ah! J'serai plus fort que lui! Car c'est moi, c'est moi le meilleur! C'est moi le plus grand! J'ferai un empire juste! J'impos'rai la solidarité! J'interdirai l'égoïsme! J'condamnerai celui qui veut être chef! Pas un tif ne dépass'ra!

    L'ordre, le calme, moi et les camarades et un bon feu, que vouloir de plus?

    Finis les intérêts particuliers! Vot' tyran là, il est une fourmi comme une autre! Il march'ra au pas! si j'lui botte le cul!"

    La question reste donc ouverte: "Comment ouvrir les yeux du tyran? Comment améliorer le monde?"

    Et puisse ce texte germer quelque part!

   

 
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