Les enfants Doms (T2, 161-165)

  • Le 06/05/2023
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Doms55

 

 

    "Et tu sais pas qui j'ai rencontré? Teddy Bass!"

                                           Sexy Beast

 

                               161

     Piccolo avance difficilement dans la neige… Il est déjà en sueur et il a les extrémités qui gèlent, car son sang a toujours mal circulé ! La voix de madame Pipikova vient lui battre les oreilles… Elle parle d’une estrade, située non loin de là, et elle dit : « C’est bien simple ! Seul celui qui travaille peut manger ! » C’est en effet la loi dans le camp de redressement matérialiste et Piccolo sent encore une fois le poids de sa hache, alors qu’il s’approche de l’énorme arbre qu’il doit abattre !

Et vlan ! Et vlan ! Piccolo frappe, en alternance avec un autre détenu, et les copeaux volent, mais assez vite Piccolo n’en peut plus ! Il regarde ses mains et les ampoules qui y naissent ! C’est qu’il n’est pas habitué à ce genre de tâches ! Mais surtout il s’ennuie et il voudrait écouter le silence de la forêt, surprendre quelque animal ou admirer les formes neigeuses qui gouttent là-bas, dans le ruisseau !

Autrement dit, il rêve et il se fait subitement reprendre par un gardien ! « T’as pas compris le message ! s’écrie celui-ci. Seul celui qui travaille peut manger ! Tu bosses pas, tu manges pas ! » Piccolo entrevoit le temps d’un éclair un poulet rôti, suivi de fraises à la crème chantilly et il a pincement douloureux au creux de l’estomac ! « C’est pas qu’ j’veuille pas travailler, dit-il d’un ton convaincu au gardien, mais j’suis pas doué pour le travail de force ! 

_ Dis plutôt que t’es un fainéant de bourgeois !

_ C’est pas vrai ! Donnez-moi une tâche moins pénible et j’ m’en acquitterai !

_ Pfff ! Tu m’ dégoûtes ! Eh ben, va donc ramasser les branches, au lieu d’ rien foutre ! »

Piccolo sourit et s’exécute ! Le voilà plein d’entrain à ramasser les branches, que l’on coupe sur les troncs couchés ! Les branches ? Mais ce sont de petits troncs ! Piccolo est surpris par leur poids ! Il vacille dans la neige, à les traîner ! Il s’effondre, se relève, déchire ses vêtements, s’écorche les mains et ne sent plus son épaule ! Il souffle comme un phoque, quand retentit de nouveau la voix de madame Pipikova : « Qui pose problème là-bas ? Évidemment, c’est Piccolo ! Piccolo l’intello ! l’exploiteur ! Piccolo, le capitaliste méprisant ! le bourreau du peuple ! le cauchemar du travailleur ! le roi de la casse sociale ! l’ami du CAC 40 ! le larbin de la dividende ! Encore un effort, Piccolo ! Par le travail, on guérit du mal ! On devient un camarade ! une abeille solidaire de la ruche ! On partage son miel avec les copains ! On est soucieux d’ la veuve et d’ l’orphelin ! On aide les vieux ! On accueille l’étranger avec le sourire ! On lui dit qu’il est ici chez lui ! On n’a pas d’ préjugés ! Le communisme, c’est l’ printemps sur Terre ! »

« Qu’est-ce qu’on peut entendre comme conneries ! » se dit Piccolo, mais il joue le jeu et ne ménage pas sa peine ! Il trébuche encore en tirant une branche, à cause du terrain accidenté, mais son fardeau va rejoindre un tas déjà assez important et dont lui seul est l’auteur ! Puis, c’est le soir, l’arrivée des ténèbres et le travail cesse ! Les détenus sont mis en rang, pour être comptés, avant de pénétrer dans le camp ! L’impatience gagne tout le monde, même les gardiens, car chacun a froid et faim !

On se précipite vers la cantine, mais là la déception est grande : il n’est pas question de manger à satiété ! On n’a droit qu’à une pauvre soupe bien trop claire, accompagné d’un croûton de pain ! Ce n’est pas assez et on regarde avec envie les gardiens, qui semblent avoir les joues bien rebondies ! On pense alors que l’encadrement se nourrit sur le dos du travailleur et que la corruption règne dans le camp, mais on s’en veut aussitôt : n’est-on pas de bons camarades ? Qui se permettrait, chez les communistes, de profiter de l’autre ? Pourrait-on imaginer chose plus insensée ?

Cependant, c’est le coucher et les corps fatigués ne tardent pas à ronfler ! Seul Piccolo garde l’œil ouvert et attend… Il est aidé en cela par son estomac qui râle et bientôt, alors que tout le camp dort, il se glisse sans bruit à l’extérieur… Il file vers la baraque de madame Pipikova, qui possède une chambre indépendante et il y pénètre comme un chat ! Il se penche sur le lit de madame Pipikova, qui se réveille subitement : « Mais qu’est-ce… ? » fait-elle apeurée. Piccolo la bâillonne sans ménagement et la tire du lit, pour la faire asseoir à une petite table ! Il allume et prend place en face d’elle ! « Le bâillon dit-il, c’est pour pas que vous criiez ! Maintenant, écoutez-moi… Ils construisent un pont à deux kilomètres d’ici, vous le savez , bien sûr ! »

Madame Pipikova opine et Piccolo reprend : « Bien ! Pour déterminer la résistance du pont, ils doivent résoudre cette équation à trois inconnues ! » Piccolo l’écrit sur une feuille blanche, sous les yeux médusés de madame Pipikova ! « Vous êtes d’accord qu’il faut construire des ponts et que c’est un véritable travail ! ajoute Piccolo. Vous allez donc résoudre cette équation, car seuls ceux qui travaillent peuvent manger… ou dormir ! C’est la loi du camp ! Allez ! »

Madame Pipikova a le front en sueur et elle écrit : « Je ne sais pas faire ! 

_ Mais c’est madame Pipikova la fainéante ! s’écrie Piccolo. La blonde farfelue des salons ! la riche oisive et méprisante ! la parvenue inutile ! la fille gâtée du bourgeois ! la planquée de la classe ! la camarade frivole ! Allez, vous connaissez la loi ! Seuls ceux qui travaillent peuvent manger… ou dormir ! »

Madame Pipikova a envie de pleurer ! Son crayon tremble à côté des x et des y ! Piccolo lui tape sur la tête, en disant : « J’ai jamais vu une telle paresseuse ! Vous voulez pas bosser, c’est tout ! On y va là ! Vous en mettez un coup et vous pourrez aller vous coucher ! Non ? Montrez-moi le poil que vous avez dans la main, sale profiteuse ! Depuis quand vous abusez les autres ? Il faut bien le construire ce pont, non ? J’attends ! On a toute la nuit devant nous ! Vos larmes vous trahissent, vous savez ! C’est le regret de la trahison qui coule ! Quelle honte pour le parti ! Vous connaissez pourtant la loi ! Alors, ces trois inconnues, ça vient, camarade ? »

                                                                                                   162

     L’Humanité rentre ivre chez elle ! Elle chantonne, avant de trébucher dans l’escalier ! « Qu’est-ce que je tiens ! s’écrie-t-elle. J’ suis bon pour le plumard ! » Elle arrive en soufflant et en titubant devant sa porte… « Plus qu’une minute et j’ pourrais m’ coucher ! Le bonheur ! » pense-t-elle. Mais là, elle ne trouve plus sa clé ! « Nom de nom ! C’est pas vrai ! Merde alors ! » Elle essaie la clé de la Justice sociale, car elle lui rappelle quelque chose… Mais c’est pas la bonne et l’Humanité s’énerve : « Mais tu vas y aller, connasse ! Allez vas-y, nom de Dieu ! 

_ C’est pas fini c’ boucan ! s’exclame le voisin du d’ssous, qui est sorti sur le palier.

_ Va t’ faire foutre ! lui répond l’Humanité. Tu vois pas qu’ j’ai des problèmes, non ?

_ Vous êtes encore bourrée, c’est tout ! Vous f’riez mieux d’arrêter d’ boire !

_ Quand j’aurai besoin d’un sermon, j’appellerai l’ curé !

_ J’ parie qu’ vous êtes encore en train d’essayer vot’ clé de Justice sociale… Pas vrai ? Mais la Justice sociale, elle commence par respecter ses voisins !

_ Mais qu’est-ce qui m’a foutu un emmerdeur pareil ! Si j’ bois, c’est parce que j’ suis malheureux ! Boouou ! Et si j’ suis malheureux, c’est parce que j’ suis exploité par les nantis ! Y veulent ma peau ! Ils l’auront pas ! Foi de l’Humanité !

_ J’ viens d’ vous dire que la Justice sociale commence par se changer soi-même… et qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes toujours le même braillard ! Vous m’ méprisez pas, peut-être ?

_ Si et j’ devrais même recevoir la médaille du travail, rien qu’à supporter vot’ sale gueule !

_ C’est bien c’ que je pensais… La Justice sociale, c’est pour les autres, pas pour vous ! Vous, vous avez l’ droit d’être égoïste ! C’est pour ça que vot’ clé, elle marche pas !

_ Encore un mot et j’ descends vous foutre sur la gueule !

_ Oh ! La pauvre victime des riches ! Vous êtes aussi con qu’eux !

_ Grrrr ! »

Le voisin hausse les épaules et referme sa porte… « Bon, laissons tomber la Justice sociale…, se dit l’Humanité. Euh, la clé de la Science ? Eh bien, voilà ma grosse ! T’es sauvée ! La raison, l’objectivité, c’est du sérieux ! On la fait pas à un scientifique ! C’est d’ l’acier 100 %! Ces mecs-là, on fait cette clé en s’défiant d’ tout ! La classe !

Mince, c’est pas la bonne non plus ! Qu’est-ce que c’est qu’ ce micmac ? Y a bien une clé ! Y a bien une porte ! Elle est en bois la porte… Ça doit fonctionner, c’est logique ! Mais qui suis-je ? Qu’est-ce que la réalité ? Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui me prouve que je suis bien chez moi ? Mon nom ? Comme si ça pouvait être aussi simple ! Hi ! Hi ! Putain d’ clé ! Voyons… Le progrès, c’est l’avenir… A moins qu’ ce soit l’inverse ? Bououh ! Ça y est, j’ viens d’ comprendre quelque chose de capital, grâce à la Science : j’ suis un étranger dans l’ monde, avec la conscience de l’être ! Rien à voir avec la poste évidemment ! Ah ! Ah ! Matérialisme à la con ! Même pas foutu d’ouvrir une porte ! A moi, la garde !

Au nom d’ la liberté, d’ la raison, nous nous sommes séparés de nous-mêmes ! Nous avons rompu avec l’enchantement ! Nous voilà errants ! Nous courons comme le poulet qui a perdu sa tête ! Comment j’ pourrais rentrer chez moi… et être heureux, avec la clé de la Science ! J’ crois plus en rien, c’est pour ça que j’ bois ! Comme la porte ! Bon sang, j’ai tellement soif de légèreté, de rire, j’ voudrais être innocent ! Y a quelque chose qui va pas en c’ monde ! J’ai été un enfant, avec mes rêves… et maintenant, j’ n’en ai plus ! J’ suis complètement paumée ! Voilà ma liberté ! Ah ! Les salauds ! Les fumiers !

J’ vois un parterre de fleurs… C’est magnifique toutes ces p’tites flammes bleues, dans l’herbe scintillante ! J’ suis charmé ! Mais y a une fille qui passe à vélo, avec des lunettes de martienne ! Elle m’ méprise, car elle me trouve justement « fleur bleue » ! Elle, elle travaille son image, son ego, ça c’est moderne, sérieux ! Bon !

J’ vois un champ de colza et son jaune est éblouissant sous l’ soleil ! J’admire ! Mais derrière y a des tracteurs qui font un fracas épouvantable ! Y n’ont pas une minute à perdre ! C’est toujours pareil : « Qui va faire le boulot ? », « Comment on va croûter, si on s’ met à buller ! » etc. !  

Moi, j’ai envie d’ danser dans la lumière ! J’ trouve ça merveilleux ! Mais les gens, c’est des portes fermées, toujours à gueuler, jamais contents ! Dans l’ noir on est ! Tiens, hips ! le mieux, c’est qu’ j’y foute le feu à cette putain d’ porte ! Là, j’aurai mon soleil ! Ma joie ! Et y s’ra pas dit qu’ j’aurais été le jouet des nantis ! Non m’sieur !

Briquet, nous voilà ! Allez chauffe, l’ami ! Montre ton progrès ! Oh là, ça y est, y a d’ la flamme ! Chaud les marrons, chaud ! Dantesque ! C’est dantesque ! Le génie au service de l’homme ! Accident de l’Univers, je te salue ! Tu viens encore de prouver ta capacité d’adaptation ! Y avait un obstacle et il fume maintenant ! Je dédie ce feu à tous ceux qui m’ont éclairé ! à tous ces penseurs irresponsables, qui m’ont fait seule et hargneuse ! à tous ces champions vaniteux de l’objectivité !

Eh ! Mais c’est que j’ brûle, moi itou ! C’est le triomphe de la justice sociale ! Hips ! J’ vois pas pourquoi j’ s’rai épargnée ! Oh là ! Mais j’ai mal ! L’horreur ! Les pompiers ! Où sont ces fainéants ? Alerte ! Du temps du communisme, y s’raient déjà là ! »

                                                                                                     163

     Le duc de l’Emploi déjeune avec son vieil ami, monsieur Nuit, au restaurant et ils sont bien entendu pressés, pleins d’eux-mêmes, se sentant importants, sur cette petite boule perdue dans l’Univers et qu’on pourrait comparer à une bulle de champagne, coincée au plus profond de l’océan Pacifique ! Un miracle d’oxygène, enveloppé d’une nacre bleue, voilà ce que nous sommes, mais qu’est-ce que ça peut faire au duc de l’Emploi et à monsieur Nuit ? Oh ! Ils ont bien d’autres choses à penser ! Ce sont des gens sérieux, c’est-à-dire très égoïstes, mais ils développent maintenant une étrange maladie, sans s’en rendre compte !

Le duc claque des doigts, pour appeler le serveur, ce qui lui est habituel, car des gens doivent être à son service : ils sont payés pour cela et ce n’est que justice ! Les deux amis commandent leur menu et se font part des dernières nouvelles, en dégustant leur apéritif et quelques biscuits. « Tu as vu cette rage chez les militants écolos ! dit le duc. Ils sont complètement givrés ! Et tout ça au nom des carottes ou des pins !

_ Pff ! Y veulent pas bosser, c’est tout !

_ Tout juste ! Mais, dans l’ fond, j’ les comprends pas ! Quel intérêt y a à s’extasier devant les arbres ? La campagne, j’ trouve ça d’un ennui !

_ Rien ne vaut un beau béton ! Quand j’ l’ entends être brassé, dans la bétonneuse, je me dis que c’est un peu ma bière ! Je me sens une âme d’artiste ! Le béton m’inspire, c’est comme ça, que veux-tu ?

_ Haann ! Tout à fait d’accord avec toi ! Si j’ prends la route, j’adore quand elle éventre le paysage ! Ses bords relevés donne un aspect lunaire, lisse, quasi parfait ! Je suis en paix ! Je me dis que la civilisation avance et qu’on s’ra bientôt débarrassé d’ la nature ! »

Les plats arrivent et les deux hommes « attaquent » avec entrain ! Dans la salle règne un brouhaha agréable, mais aussi concentré et on pense au chien qui est prêt à mordre, si on lui enlève sa pâtée ! « Je ne sais pas si tu es au courant, reprend le duc, mais ils ont découvert une nouvelle espèce de tique ! Alors, tiens-toi bien… La tique se tiendrait sur une branche… Elle serait là peinarde…

_ Hon, hon… C’est chaud…

_ Et elle attend le promeneur… Mettons une femme ! Elle a les épaules découvertes, avec son maillot de joggeuse, et la tique se laisse tomber ! Elle n’en fait pas plus ! Et là, tu sais, elle se glisse sous la peau, ni vu, ni connu !

_ Pouah ! Comme s’il ne s’était rien passé !

_ Exactement ! Ce n’est qu’après que les ennuis commencent ! La joggeuse est tout le temps crevée ! Elle n’a plus d’énergie… et elle pleure, seule chez elle ! Ses amis lui demandent ce qui ne va pas et elle en vient à les détester, car elle peut à peine leur répondre ! C’est la tique qui la bouffe de l’intérieur, dis donc ! Elle pompe sa victime, comme c’est pas permis ! Et on trouve des gens hagards, qui ne savent même plus leur nom, ni où aller ! On les conduit à l’hôpital et ils y restent pendant des mois ! On est incapable de trouver la tique !

_ Il vaut mieux avoir la trique que la tique ! Ah ! Ah !

_ Comment il est ton saumon ?

_ Bien, bien, et ton steak ?

_ Manque peut-être d’un peu d’ tendreté !

_ Mais tu sais, y a plus dégueulasse que ta tique ! L’autre jour, à la télé, y avait un type qui se plaignait d’un mal de tête et d’ vertiges ! Il va chez son médecin et on lui fait des examens ! Et là, qu’est-ce qu’on voit ? Le type a un ver entortillé autour des méninges ! Y s’rait entré par l’oreille et il aurait fait des p’tits dans l’hypothalamus ! Ah ! Ah !

_ Quelle horreur !

_ Le plus curieux, c’était que le ver agissait sur les centres nerveux du type, pour lui faire croire qu’il devait manger d’ la terre ou des végétaux pourris !

_ Tais-toi, j’ai commandé d’ la salade !

_ Mais ils ont quand même sauvé l’ type ! Ils ont tiré sur le vers, ça pissait l’ sang, mon vieux ! Trente à quarante centimètres, il faisait le vers ! Fallait l’ voir s’ tortiller dans la bassine ! Et les p’tits, ils les ont eus par le nez !

_ Si j’ comprends bien, le ver avait développé une stratégie, qui lui permettait d’ survivre !

_ Il se servait de son hôte, comme on dit…

_ Tu sais, j’ crois que la nature veut notre peau ! Attends ! Aujourd’hui, on en sait mieux sur la « com » des plantes… et j’ suis persuadé qu’elles s’organisent pour lutter contre nous ! Si je suis devant un rideau d’arbres, j’ suis pas dupe de leur silence, d’ leur immobilité ! Ça complote un max ! Sous l’écorce, ça grouille d’infos et d’ plans pour nous massacrer ! Et quel mépris ! Quand tu regardes les feuillages, ça te toise, mon vieux ! C’est narquois en diable ! Alors, je crie aux arbres: « Vous voulez not’ peau ? OK, mais on va voir qui est le plus fort ! J’ me présente ! J’ suis le duc de l’Emploi et j’ai tous les droits ! En mon nom, couic ! Vous s’rez tous détruits jusqu’au dernier ! » J’ peux t’ dire que ça moufte pas !

_ Y en a qui tremble ! Ah ! Ah ! Mais t’as raison, même l’herbe est suspecte ! On a l’impression qu’elle voudrait retenir le pied ! Pour moi, c’est comme un grill vert, qui rêve d’une escalope humaine !

_ Eh ! Mais voilà le directeur du Crédit Encore ! Eh ! Charles, on est là ! »

                                                                                                 164

     D’après Grant Espoir, sa fille aurait fréquenté un groupe de révolutionnaires, nommé l’Avenir en lutte ou AL ! C’est un mouvement qui se développe dans les universités et Cariou se rend dans celle qui aurait pu intéresser la môme Belle Espoir ! Il gare sa vieille autociel sur le parking du campus, en compagnie de véhicules bien plus pimpants que le sien, et il se dirige vers un bâtiment, parmi des gazons et des étudiants « à la cool » !

Rien ne semble avoir changé depuis le temps où Cariou était étudiant lui-même… Les façades sont un peu plus modernes, mais c’est tout… A l’intérieur, on retrouve la même sensation de désordre, de crasse même, qui témoigne d’une sorte de mécontentement permanent, comme si ici d’emblée on luttait contre le pouvoir ! La jeunesse cherche à se libérer de l’autorité, pour se trouver elle-même et c’est en cela qu’elle est bienfaitrice et régénératrice, car elle amène des idées nouvelles et conduit les adultes à se remettre en question !

Mais en même temps, bien entendu, elle est entière, essentiellement passionnée et elle n’a aucune idée de la complexité du monde ! Elle est aussi fragile et à côté de panneaux, hérissés de tracts agressifs, errent des étudiants hagards et perdus ! Beaucoup sont à la merci de leaders qui semblent sûrs d’eux et Cariou finit par rejoindre un amphi justement occupé par le mouvement AL ! Il s’agit d’un de ces éternels blocages de cours, au profit de n’importe quel prétexte ! Sur l’estrade, évidemment, c’est l’ébullition : on est choqué ! On trouve absolument scandaleuse la dernière mesure du gouvernement ! C’est inadmissible !

Cariou descend les marches de l’amphi et s’assoit près d’une jeune fille séduisante : « Bonjour dit-il.

_ Salut ! fait l’étudiante qui mâche une chewing-gum.

_ Je cherche cette fille, enchaîne Cariou, qui montre la photo de Belle Espoir.

_ Hon, hon, j’ la connais… Mais elle n’est plus ici…

_ Ah bon ? Et ça fait longtemps quelle est partie ? »

La jeune femme réfléchit, mais elle est interrompue par un grand gars, sur l’estrade et qui visiblement la considère comme sa propriété ! « Si on vous gêne, vous n’avez qu’à le dire ! » dit le gars, en fusillant du regard Cariou. La fille rentre la tête, mais Cariou, soudain en forme, demande : « Je peux vous rejoindre, pour dire un mot ? » Il y a un moment de flottement chez les leaders, mais Cariou ajoute : « C’est au sujet de votre combat… J’ai un élément qui pourrait l’enrichir ! »

On fait signe à Cariou de venir et il monte sur l’estrade, avant de s’emparer du micro. En face de lui, il y a près d’une centaine d’étudiants et le détective commence : « Je sais ce qui vous préoccupe… Vous étouffez ! Vous êtes sujets à l’angoisse ! Vous avez soif de liberté et vous voudriez quelque chose à la mesure de votre idéal ! Vous sentez en vous une force incroyable, mais, en même temps, vous voyez la société comme un long tunnel, sans avenir ! Il vous faudrait travailler quasiment toute votre vie, à une tâche qui ne vous intéresse même pas, et tout ça pour avoir une retraite, la sécurité et la liberté, à un moment où cela devient inutile, puisque la santé se détériore et montre la mort ! C’est bien ça ?

_ T’as parfaitement parlé ! crie quelqu’un.

_ Très bien, mais je peux encore vous dire que pour l’instant vous êtes sur la mauvaise voie ! En vous attaquant au pouvoir, vous ne faites que suivre sa logique ! En effet, qu’est-ce que le pouvoir, sinon la domination d’un certain nombre d’individus ? C’est le sentiment de leur supériorité, c’est leur égoïsme satisfait et vous les imitez quand vous voulez vaincre, vous imposer, même si votre cause semble juste ! En voulant vous montrer les plus forts, vous rassurez et vous flattez aussi votre égo, ce qui fait que vous êtes les tyrans de demain ! »

Il y a un murmure, avant qu’on entende : « Et qu’est-ce que tu proposes ?

_ Je vous propose l’aventure spirituelle, qui elle, pour le coup, vous donnera le vertige ! vous fera danser au soleil ! vous comblera de force, d’enchantements et de rêves ! Elle fera tomber les chaînes de votre égoïsme et vous fera rire des gens de pouvoir ! Vous serez à la mesure du ciel bleu et des confins étoilés ! L’ennui, vous ne connaîtrez plus ! Chacun de vous peut être un funambule de l’infini !

_ Mais qu’est-ce que tu racontes, mec ? fait le gars qui a déjà invectivé Cariou. T’es bigot, c’est ça ? Tu veux qu’on tende nos fesses, pour la sodomie ? T’as cinq ans d’âge mental ?

_ La haine et la violence ne font que renforcer la haine et la violence : c’est un cercle vicieux ! Sois enfin nouveau, sois divin ! »

A ce moment, des CRS envahissent peu à peu l’amphi et ils ont l’air de gros insectes ! L’un d’eux, avec des cheveux gris, parle dans un megaphone : « Vous êtes priés d’évacuer l’amphi, dans le calme, afin que les cours reprennent normalement ! Ne nous obligez pas à utiliser la force, merci ! »

Le plus gros des étudiants s’en va et Cariou aussi s’écarte lentement, car il ne veut pas être pris pour l’un des meneurs, mais celui qui n’aime pas le détective pense qu’il doit résister sous les yeux de sa copine et il réagit vivement, alors qu’un CRS le pousse ! C’est le feu aux poudres et la libération des frustrations, accumulées de chaque côté ! Il y a des ruades et les coups pleuvent ! Cariou essaie de se glisser vers la sortie, mais il n’échappe pas à la matraque et de nouveau, il tombe dans la nuit la plus profonde !

                                                                                                 165

     Un peu plus tard, Cariou rouvre les yeux et voit le beau visage de la fille de l’amphi… « Où suis-je ? fait-il. Au paradis ?

_ Non, répond l’étudiante qui sourit, j’ai réussi à vous tirer de la mêlée…

_ Merci ! Ouïe ! Aïe ! laisse échapper Cariou, qui se remet sur son séant. Oh, ma pauvre tête !

_ Vous avez dû prendre un bon coup… Quelle bande de sauvages, tous autant qu’ils sont !

_ Vous l’avez dit ! Je sens que je peux me lever…

_ Je vais vous aider... »

Ils sortent du bâtiment et retrouvent l’air attiédi du printemps… « On respire mieux ici ! lâche avec un soupir Cariou.

_ Euh… Vous parliez sincèrement tout à l’heure, au sujet de l’a… venture spirituelle !

_ Bien sûr ! Et c’est même la seule chose qui me paraît sérieuse !

_ J’aimerais y croire, moi aussi… Comment faudrait-il que je fasse ?

_ Ben d’abord, qu’est-ce que vous faites avec ces types ? Ce sont des margoulins, des menteurs ! Ils disent qu’ils ne veulent pas du pouvoir, mais c’est bien pour s’affirmer, pour qu’on les considère qu’ils combattent ce même pouvoir ! Autrement dit, ils dénoncent l’égoïsme ambiant, mais pour nourrir le leur !

_ Je sais bien… et c’est pourquoi votre franchise me touche autant ! Mais j’ai peur… J’ai peur d’être seule ! J’ai même peur de m’opposer à eux !

_ Vous savez, la foi, c’est la paix ! Il n’y en a pas d’autres ! C’est le rocher, quand le courant emporte tout, car c’est la vérité ! Mais c’est aussi quelque chose qui se travaille ! C’est un amour, ce n’est pas une histoire triste ou destructrice ! Ce que vous comprenez vous rend heureuse !

_ Il faut quand même faire des efforts…

_ Sans doute, mais chaque pas vous conduit vers vous-même ! La foi libère ! C’est un amour, je vous le répète, nullement une servitude ! Considérons par exemple votre pouvoir de séduction ! En ce moment, vous vous rassurez grâce au désir que vous éveillez chez les hommes ! Pas vrai ?

_ Oui…

_ Si vous plaisez, si vous attirez, alors vous avez le sentiment d’exister et de réussir ! Bien sûr, il y a encore le travail, qui vous donne le sentiment d’être utile ou importante, mais votre séduction reste nécessaire ! Elle est plus intime et au cœur de votre développement… Mais, en même temps, si elle seule vous rassure, vous ne serez jamais en paix, car il vous faudra toujours être le centre d’intérêt, ce qui sera épuisant pour vous, comme pour les autres ! Et quel trouble et quelle haine face à l’indifférence !

_ Vous avez raison, d’autant que les hommes sont bien décevants !

_ Ah ! Ah ! Mais oui ! Mais votre séduction est votre domination ! C’est elle qui vous donne le sentiment de votre pouvoir ! C’est aussi la source de votre égoïsme, de vos soucis, de vos inquiétudes ! C’est votre poids et pour devenir léger, il faut s’en débarrasser !

_ Mais comment ?

_ Mais en ayant confiance, en aimant ! Ainsi vous deviendrez patiente et plus rien ne vous troublera ! Plus vous serez patiente et aimante et plus vous allez constater que nos problèmes ne sont pas du tout ce qu’on voudrait nous faire croire !

_ Qu’est-ce que vous voulez dire ?

_ Mais ce n’est pas le besoin de manger, ni les exploiteurs ou l’Etat, ou que sais-je d’autres, qui nous tourmentent et nous détruisent ! Mais c’est bien notre orgueil, notre égoïsme qui nous fait souffrir et nous conduit à mépriser ! Si chacun aimait au quotidien, mais rien ne nous manquerait et nous n’aurions besoin de rien d’autre ! Aujourd’hui, nous n’avons pas faim, mais ce qui nous préoccupe, c’est le surpoids !

_ C’est vrai, mais nous sommes durs…

_ La peur y est pour beaucoup, d’où la confiance ! Celui qui est patient est doux ! Mais le mensonge est permanent, d’autant qu’il confine à l’ignorance ! Bon, n’essayez pas de voir trop clair en vous… Cela épuise… Aimez surtout ! Les femmes sont meilleures que les hommes pour ça : elles ont plus de passion !

_ Vous m’avez fait du bien…

_ N’hésitez pas à observer, à contempler la nature… Elle est le miroir de Dieu et son temps est le sien !

_ La nature ? Il n’en reste plus grand-chose !

_ C’est pour ça que les hommes deviennent fous ! »

 
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