Doms exquis!

  • Le 20/06/2020
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Doms exquis

 

 

 

 

                                                       "Jack? Y a des hommes de Detroit qui voudraient te voir...

                                                        _ Ah? Bien, je viens..."

                                                             Définition OED du courage

 

 

    Où était Jack Cariou? Il y avait à peine une heure il aimait la vie, il était plein d'enthousiasme et il parcourait un paysage riant! Maintenant, il était sombre, découragé et il avait l'impression de traverser un marécage brumeux! Pire, ses sens étaient de nouveau en alerte!

    Que s'était-il passé? Pourquoi cette transformation? Elle ne venait pas de Cariou lui-même; il n'était pas l'artisan de sa tristesse! Soudain, l'agent OED prit conscience qu'on lui parlait! Une femme, d'un certain âge, se tenait effectivement devant lui et sa voix était dolente...

    Elle disait: "Nous sommes venus ici, à cause du travail de mon mari... Auparavant, nous étions plus dans le sud... C'était très difficile pour moi au début... Je passais des journées à la maison, sans amies!"

    Cariou comprenait pourquoi cette femme était seule, mais il ne pouvait le lui expliquer, sans la scandaliser, et il continua de l'écouter patiemment... Il était assez fort pour cela!

    "Nous voudrions devenir propriétaires dans le coin, poursuivait la femme, d'autant que, d'après ma fille, ils détruisent tout dans ma région natale! Mais la campagne nous effraie un peu et il nous faut tout de même l'animation de la ville... Mais je suis en train de vous raconter ma vie et je dois bien vous ennuyer!"

    L'attitude de Cariou ne changea pas: il attendait! Cette femme l'enlisait peu à peu, mais se débattre, regimber, n'aurait fait qu'empirer les choses, de même qu'on panique dans les sables mouvants! Si Cariou voulait retrouver sa bonne humeur, il devait supporter la situation, jusqu'à ce qu'elle cessât d'elle même, ce qui ne manquerait pas d'arriver! Quand on ne dit rien, les gens s'inquiètent et finissent par se sanctionner! Plus exactement, l'angoisse les rattrape!

    Mais, soudain, la femme leva un grand couteau de cuisine et essaya de le planter dans le cœur de Jack Cariou! L'arme ne fit qu'effleurer sa cible, car Cariou avait énormément d'expérience! A force de prendre des coups, il connaissait les hommes et prévoyait le pire! On le blessait certes, mais sa science lui était comme une armure et il ne bronchait pas, de sorte qu'il paraissait inatteignable, ce qui fatalement décourageait!

    Mais, tout de même, en cette occasion, il fut surpris de la méchanceté de cette femme, puisqu'il s'était montré attentif à son égard... Certains, pour ne pas dire la plupart, n'auraient pas hésité à lui montrer toute leur irritation et ils l'auraient "écrasée", comme elle-même venait également, à sa manière, de mépriser Cariou!

    Ah! Mais, pour rester dans ses bonnes grâces, il eût fallu, sans doute, lui être totalement soumis, prendre vraiment au sérieux son ton plaintif et ses soi-disant difficultés; chose impossible pour Jack Cariou! Car, à présent, la situation était de nouveau parfaitement claire dans son esprit!

    Il était en face d'une DTN (une Dom Trou Noir), qu'on pouvait appeler spécifiquement un Dom Chagrin!

    Celui-ci vit dans un monde de misères, qui ne sert qu'à dominer les autres! Son malheur, qui n'en est pas un, pourrait arrêter un rhinocéros en pleine charge! Sa pesanteur anéantit toute individualité et elle est bien la cause d'un effondrement psychique alentour, de même que le trou noir entraîne un "abîme" gravitationnel!

    On ne peut donc pas compatir, car on ne cherche qu'à survivre! Tout le soleil que l'on a en soi est détruit par la pluie du Dom Chagrin! Plus il parle, plus on pénètre dans ses catacombes et plus, bien entendu, il prend lui-même de l'importance! Là, dans l'ombre où il pleure, ses tentacules s'étendent à l'aise, mais, si on leur résiste, ils ne tardent pas à attaquer!

    Il s'agit de revoir le jour, de réentendre les oiseaux, de sentir de nouveau l'air frais! Mais, souvent, le Dom Chagrin occupe un poste clé, que l'on ne peut éviter, et c'est précisément ce qui arrivait à Jack Cariou! Il voulait passer quelques nuitées, dans un gîte d'étape, et c'était cette femme, cette Dom Chagrin qui encaissait le service! Il fallait donc la ménager, même si c'était au prix de ne plus vouloir vivre!

    Cependant, on comprend que le Dom Chagrin, comme tous les DTN, fait son propre malheur! Il voudrait être aimé de l'Univers entier, tout en dévorant l'espace, ce qui est absurde! Par ailleurs, il n'a même pas la reconnaissance du ventre, comme s'en apercevait Cariou, dont la bonne volonté était mal récompensée! Tout de même, ce "mangeur d'étoiles" informa l'agent OED que le gîte avait déjà un autre occupant, un ouvrier. "Fort bien!" répondit Cariou, qui eut un dernier sourire, avant de s'en aller; ultime témoignage de sa force!

    Une fois dans le gîte, il fallut récupérer, goûter de nouveau le silence, pour retrouver la paix! De nombreux oiseaux s'animaient dans le jardin et peu à peu, le temps reprit sa consistance! Ce n'était pas de la morosité, ni même de l'attente, mais de la disponibilité, de l'entrain pour la vie!

    Tout le malheur des hommes vient de leur domination! Réussir, s'imposer, ne pas perdre est leur principal souci! Au loin, Cariou entendait le trafic furieux d'une route, qui devenait une folie en comparaison du rythme tranquille de la nature; même si les animaux s'entretuent, évidemment!

    Le soir arriva et l'ouvrier rentra! Cariou alla à sa rencontre, car la coutume du gîte n'est pas d'ignorer les gens et c'était l'heure également de préparer le dîner! Toutefois, l'agent OED était déjà prévenu contre l'ouvrier, à cause de certains détails! Par exemple, la porte qui menait à la chambre de ce dernier, dans la salle commune, était restée ouverte! Qu'est-ce que cela voulait dire?

    Soit l'ouvrier était parti précipitamment le matin... Soit il se considérait comme chez lui dans tout le gîte! Soit il était claustrophobe et ne pouvait supporter l'idée d'être enfermé! C'est vers cette dernière hypothèse que se tournait Cariou, car elle était confirmée par un élément autrement plus gênant: les radiateurs (on était au début de l'hiver) avait été laissés en mode "confort", comme si l'ouvrier passait sa journée ici! Il y avait pourtant un mode veille!

    Comment se fait-il qu'on ne soit pas vigilant sur cette question, quand on voit le coût de l'énergie pour la planète et le portefeuille? Comment un homme, qui connaît certainement le prix des choses, peut-il se montrer aussi négligent? Veut-il, comme certains, se venger de ses propres efforts d'économie, parce qu'il paye? Ou bien, plus vraisemblablement, a-t-on affaire à un Dom, qui angoisse quand il ne domine pas, dans la solitude et qui chauffe plus que de raison, parce que cela, quasi inconsciemment, étend, donne plus de poids à sa présence?

    Jack Cariou ne se faisait plus d'illusions, sur le complet équilibre mental de l'ouvrier, mais il le salua d'un joyeux bonsoir, afin de rendre le moment le plus léger possible! L'ouvrier garda toutefois le silence... Le bonsoir de Cariou fut pesé dans son cerveau... Pouvait-on opposer à Cariou un total mépris, ou bien valait-il mieux lui répondre? Cela dépendait de la catégorie de l'agent OED: était-il un esclave ou un fort?

    Finalement, le bonsoir de l'ouvrier tomba et Cariou, qui avait donc été jugé sérieux, pensa que c'était pire que ce qu'il avait imaginé. Cependant, il passa dans la cuisine, suivi par l'ouvrier, et alors commença un étrange dialogue!

    "Vous faites quoi? demanda l'ouvrier.

    _ De la photographie, répondit Cariou.

    _ C'est un métier ou un loisir?

    _ Les deux!"

    L'ouvrier eut un grimace, exprimant le doute et Cariou expliqua: "C'est à la fois un travail et une passion!

    _ Mais vous en vivez?

    _ Oui, mentit effrontément Cariou!"

    A cet instant, le téléphone de l'ouvrier se mit à sonner et il le manipula. Cariou décida qu'il ne ferait plus d'efforts, pour la conversation, car au fond l'échange ne l'avait pas surpris... Il avait affaire à un Dom Contrôleur, qui est encore un type de DTN!

    Le Dom Contrôleur parle comme si on devait lui rendre des comptes! On ne peut pas avoir d'existence  propre sans son approbation! Il faut d'abord l'apaiser, en répondant à son interrogatoire, et ce n'est qu'après qu'il commence à s'entretenir... de lui! Il est le centre absolu de son univers!

    D'ailleurs, pour l'heure, il croyait que Cariou continuait à suivre chacun de ses gestes et quand il referma son téléphone, il fut frappé de voir que l'agent OED, visiblement, n'était plus sous sa dépendance! Des hommes pouvaient donc tenir debout tout seuls!

    Ce constat fit que la fatigue creusa son visage et qu'il prit sa bouteille de whisky! Il la tenait comme un cuisinier sa cuiller en bois, puis il se plaignit: ses collègues ne savaient pas travailler!

    Sa souffrance était réelle, mais lui aussi était l'artisan de sa peine! Il eût respecté les autres, il eût moins senti sa responsabilité! Mais renoncer à sa domination demande de l'humilité, pour affronter ses peurs, et il n'en était pas question pour notre ouvrier: il s'aimait trop et il était prisonnier de son égoïsme!

     Cependant, un autre ouvrier passa prendre celui-ci et Cariou se retrouva seul avec soulagement! Comprendre et ne pas pouvoir expliquer, car cela susciterait les foudres, est usant! On finit par avoir l'air idiot! Le pire, c'est quand l'autre cherche quand même à savoir ce que l'on pense... Il croit être à la hauteur et il ne faut pas trop le décevoir! C'est comme chasser une mouche!

    La nuit vint et Cariou regagna sa chambre. Par la fenêtre, il admira toutes les étoiles brillamment éclairées! C'était d'une beauté extraordinaire! Les hommes n'en parurent que plus bêtes à Cariou et... plus perdus!

    Pour évoluer, il faut aimer la patience, l'adorer même! Il faut lui faire confiance! Elle apporte la paix! C'est le bébé qui est en nous qui nous fait souffrir et qui blesse ceux qui nous résistent! C'est lui la source de notre avidité et de nos tourments! C'est lui qui veut écraser!

    La patience libère! C'est la maturation qui agit! Le Dom n'est jamais tranquille! Il garde ses peurs! Il rugit, il frappe, avant d'être assommé à son tour et de contempler ses plaies! Le Dom refuse de grandir! Il veut vaincre et échoue!

    La haine signale le Dom! Elle est son piège! Nul n'est libre quand il hait! Cariou haussa les épaules: qu'avaient affaire les hommes avec la sagesse? Tout ce qu'il voulait, c'était du sang, du scandale; c'était cela qu'ils appelaient vivre! La beauté, comme le reste, les ennuyait!

    Si on ne parlait pas d'eux, ça n'avait pas de valeur! Cariou poussa un soupir, car l'amertume le gagnait, et il se coucha. Il tiendrait bon tout de même, c'était tellement riche! Est-ce qu'il aurait pu imaginer tout ce qu'il voyait maintenant? Certes non, c'était vertigineux, quoique le découragement affleurât toujours!  Mais dans la moindre fleur, la plus petite goutte d'eau, il y avait encore plus de magnificence que dans toute l'humanité!

    L'homme était libre, pour développer sa conscience... Qu'il en usât mal, c'était son affaire, sa responsabilité! Cariou, lui, était en paix avec lui-même, ce qui lui permettait de ne pas haïr! Il savait être heureux... et enfin il s'endormit!

    Le lendemain, il se rendit à la boulangerie. Sur la place, un homme, à forte carrure, pivotait et sifflotait. Son chant aurait dû traduire la gaité, mais il était forcé et avait même quelque chose de glaçant!

    "Un Dom Siffleur! reconnut Cariou. Je me demande quelle serait sa réaction, si je marchais vers lui, pour lui dire: "Vous sifflez non seulement parce que vous avez peur, mais aussi pour dominer les autres, grâce à une aisance que vous n'avez pas!" Il en resterait sans doute baba, avant de s'emporter!"

    Le sifflotement paraissait maintenant suivre Cariou, qui déplaisait déjà au Dom Siffleur et au fond, celui-ci est comme un agent réglant la circulation! Mais ainsi commençait une nouvelle journée au pays des Doms, où la foi n'existe pas!

 
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