Demain...

  • Le 15/06/2019
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Demain

 

 

    Demain, nous nous marierons. Nous ne serons plus seul et notre femme sera superbe! Nous suivrons avec plaisir ses jambes fuselées et ses hanches aussi sensuelles que puissantes, car elles sont encore destinées à la maternité! "Que regardes-tu?", nous demandera-t-elle de sa voix douce, tandis que le parfum de sa chevelure nous enveloppera... Qu'est-ce que nous regardons?  Comme si elle ne le savait pas!

    A l'instar de la plupart des autres femmes, la nôtre sera naturellement pratique! Elle nous écoutera avec respect, pour prendre notre mesure, et elle nous dira ce qu'il faut faire! Ne sommes-nous pas allé vers elle? N'avions-nous pas un manque? Ne cherchions-nous pas des réponses? Ne voulions-nous pas d'une autre vie? N'était-elle pas et n'est-elle pas toujours pour nous l'espoir, la solution, l'image du bonheur et celle de l'avenir?

    Notre femme nous parlera et nous réveillera! Elle nous dira: "Il faut se battre! Il faut que tu t'investisses, parce que la beauté de ton œuvre, de ton travail, doit être diffusée, doit être connue! Il faut que tu t'imposes, car tu le mérites! Des choses laides ont du succès et ce n'est pas normal! Oui, il est nécessaire de jouer des coudes, de parfois taper du poing sur la table, si on veut un monde meilleur! Tu seras fort et je t'aimerai encore plus! Viens!"

    Ce sera comme sortir d'un mauvais rêve, d'un cauchemar même! Nous n'étions rien et nous donnerons raison à notre femme! Nous nous mettrons en marche! Nous téléphonerons prêt à toutes les rebuffades! Nous serons enfin dans l'action, dans le mouvement des autres! Nous ne nous sentirons plus exclu et nous aurons l'impression d'être guidé par la bonté! Nous rayonnerons et à ce rythme, nous finirons par trouver une galerie, qui acceptera de nous exposer!

    Les choses se passeront ainsi... Nous arrivons à l'adresse et nous faisons face à une femme... Nous fermons les yeux sur sa laideur, qui est plus intérieure que physique; la première entraînant de toute façon la seconde... Nous savons, dès le premier regard, que cette femme fait partie des tyrans, qu'elle ne voit pas plus loin que son égoïsme et que c'est justement là son drame!

    Elle reste prisonnière de son amour-propre, de son orgueil! Mais nous passerons outre... De même, nous ne voulons pas voir la pauvreté, la médiocrité, la malhonnêteté, la suffisance des peintures qui sont déjà sur les murs et qui indiquent pourtant que la propriétaire des lieux est sans goût et qu'elle ne connaît rien à son métier! Nous oublions ces horreurs, car nous ne devons pas rater l'opportunité qui s'offre à nous! Il ne s'agit pas de rentrer les mains vides, penaud et amer, avant d'inquiéter notre aimée avec nos explications embarrassées!

    Courage! Concentrons-nous tout au contraire sur la galeriste! Dévorons-la des yeux, comme si elle était une divinité irrésistible! Ecoutons-la comme un oracle! C'est elle le personnage important, la véritable créatrice... N'est-ce pas elle qui prend les principaux risques? Quel est le combat du peintre, d'un rêveur, auprès du sien? Soyons à son égard comme l'écrivain auprès de son éditeur: jouons les caniches!

    Qu'elle nous coince entre deux dates, que nous devions encore nous occuper de la publicité, bien qu'elle profite aussi à la galerie, peu importe! Sourions! Plaignons même celle qui nous parle, car elle rencontre bien des difficultés! Puis, saluons et disparaissons, comme si nous quittions le grand vizir lui-même... Le principal est atteint, quoiqu'on nous déteste déjà, mais nous exposerons!

    Nous rencontrerons aussi des journalistes... Ils viennent tels des nababs dérangés..., à la demande de la galerie, à cause d'un accord tacite, parce qu'ils ont besoin d'un sujet et nous d'un article! Ils flairent, ils sont maussades, il faut les séduire! Ce sont eux les héros du jour! Entre deux Watergate, ils sont là pour la corvée! Ils représentent le pouvoir, qui a les narines sensibles, le ventre délicat, sujet aux gaz!

    Ils jettent à peine un coup d'œil! Ils cherchent en vain un intérêt, car au fond une seule chose les anime: eux-mêmes! Ils veulent se sentir importants, sur les marches de l'Olympe! Puis, soudain, ils ont des airs de Gestapo: avons-nous un CV, une fiche de renseignements? Bien sûr, nous savons qu'il faut leur mâcher le travail et qu'ils écriront leur article essentiellement à partir des documents que nous leur fournirons...

    Mais c'est la traditionnelle photo et nous prenons la pose. Le journaliste baisse son appareil, découragé: ne pouvons-nous pas être plus photogénique? Il prend tout de même son cliché, avant d'afficher une légère grimace de dégoût, en contrôlant son exposition! Après leur départ, nous gardons l'impression d'avoir déçu, mais, malgré toute notre politesse, il nous est impossible de feindre l'admiration! 

    Cependant, viendra le jour du vernissage... Des dizaines de gens seront là et il faudra leur parler, paraître à l'aise, ouvert, disert, aimable... Nous ne convaincrons point toutefois: ce qui est forcé n'attache pas! et on nous quittera bientôt... Nous maudirons alors notre misanthropie, relent d'une époque passée! Nous nous interrogerons une nouvelle fois sur notre étrange handicap ou sur le secret de plaire! Comment font les autres, pour s'entendre aussi bien? Ils sont dans une autre dimension; une pellicule invisible nous en sépare!

    Mais, entre-temps, nous aurons aussi beaucoup subi... Des têtes boursouflées, des yeux vides, des crânes difformes, des corps malingres, des êtres immenses et indifférents, toutes sortes d'animaux en somme, nous auront dit, au sujet de notre peinture: "C'est vraiment sympa!", "Moi, je peins surtout avec du blanc... et mes toiles sont plus grandes!", "Vous me rappelez... Comment il s'appelle déjà? Euh...", "C'est pas mal..., mais ça manque de portraits, c'est quand même l'homme le plus important... Enfin, je crois...", "Si seulement vous aviez mis une touche de bleu là! Hein? Armand, qu'est-ce que t'en penses!" "Tu as raison, ma chérie, comme toujours...", etc.  

    Où seront l'humilité, la véritable curiosité, la profondeur; le manque aussi, la souffrance qui conduisent à la recherche, au désir de comprendre? Nulle part! La beauté ne se donne pas aux égoïstes, car ils n'en ont pas réellement besoin! Et c'est peut-être cela qui finalement constitue le monde qui nous est étranger... Sa matière, son air sont produits par des égoïsmes qui s'abouchent, fusionnent; ainsi que des placentas tardifs! Seuls les êtres inaboutis, encore indistincts, peuvent se plaire à ce point, dans la même illusion! Seuls ceux-là aussi sont capables de haïr et de mépriser les autres sans états d'âme, de sorte qu'ils les rejettent totalement! L'injustice est enfantine!

     La maturité, elle, a forcément des aspérités, comme toute construction; ce qui ne l'empêche pas d'être solidaire, bien au contraire, à cause de sa responsabilité! L'individualisation n'est pas de se concentrer plus sur soi-même, ni de se vouer un culte! Elle est un échange permanent entre ce qu'on peut saisir de soi et le monde extérieur... C'est un regard universel!

    Elle est tout le contraire d'une fermeture, d'un repli, d'un refuge! C'est un pas en avant, c'est la véritable naissance, puisqu'on déchire l'enveloppe des conventions, pour explorer l'inconnu! C'est accepter sa peur et montrer du courage! Ce n'est pas se choyer, ni se croire important! C'est devenir unique, c'est se différencier, c'est entendu, mais pour l'avenir commun!

    C'est l'homme qui est concerné, pas l'individu! L'individualisation permet la connaissance; elle dresse vers le ciel, donne les clés de la liberté! L'égoïsme, lui, s'enlise, s'enfonce dans la nuit! Il a soif, il veut mordre et le fiel lui vient à la bouche! Son rire est toujours moqueur! L'individualisation, elle, n'a pas d'autres issues que la paix et son corollaire, la douceur!

    Mais nous reviendrons sur Terre et nous regarderons où est notre femme, parmi cette assemblée... Elle y sera si à l'aise que nous la verrons soudain telle une étrangère! Mais nous chasserons bien vite cette vision, c'est nous l'ours, le mal-léché, le perdant! C'est nous qui voulons en sortir! C'est nous qui sommes las de la solitude! C'est nous le paria, l'inadapté!

    Avec le temps, nous nous ferons peut-être un nom... Nous commencerons à vendre, comme on dit... et notre femme et nous-même, nous déciderons de fonder une famille, tels les animaux quand ils jugent les conditions favorables! Pour notre femme d'ailleurs, ce sera un accomplissement supplémentaire... et d'après elle encore, il est bon d'être responsable d'un autre, pour cesser de ne penser qu'à soi!

    Nous aurons donc des enfants et nous pénétrerons toujours davantage l'univers de notre femme! Nous suivrons sa grossesse, déchiffrerons ses échographies, serons dans son ventre! Nous créerons moins certainement, mais une nouvelle aventure sera là, peut-être la seule valable! Nous chaufferons les biberons, nous changerons les couches, nous ferons manger la bouillie, enfin humain!

    Nous conduirons à l'école l'âme de notre âme! Nous écouterons ses professeurs, par peur des représailles! Nous aiderons aux devoirs, nous fêterons Noël, nous nous promènerons le dimanche! Nous aurons un chien et il ira devant, telle une étrave!

    Nous saluerons quelques connaissances, des gens respectables, comme nous! Mais nous formerons un clan, avec ses règles et fier comme s'il était seul au monde et nullement infime dans le cosmos!

    Les années passeront, idéales, sans être vues! Certes, il faudra parfois courir; les enfants causent du soucis, surtout quand ils commencent à être eux-mêmes (quelle idée!), mais ainsi l'angoisse ne nous rattrapera pas, ou plutôt son objet ne sera plus notre personne, mais la famille, qui bientôt rira de ses peurs! Notre ciel ne sera plus lancinant et sombre, à moins que le deuil ne nous frappe... et encore!

    Nous aurons aussi des amis, ceux de notre femme s'entend! Nous nous réunirons entre couples, les enfants virevoltant! Nous ferons bonne chère, échangeant des regards complices, symboles de notre réussite!

    Un jeunot fera du plat à notre épouse et nous serons fier et content pour elle! Les hommes parleront avec des voix chaudes, les femmes deviendront rêveuses, à cause d'un souvenir, d'un regret peut-être... Le soleil se couchera et nous serons comme dans une comédie du cinéma français... Nous nous sentirons mûrs et proches de la vérité, parce que le soir descendra, telle une petite mort!

    Un homme, pour gravir les échelons, essaiera de détruire notre réputation de peintre... ou d'écrivain. Une polémique s'ensuivra... et toujours soutenu par notre femme et maintenant par nos enfants, nous nous battrons! Nous aurons notre ennemi, notre croquemitaine! Nous vaincrons et nous aurons même droit à une monographie!

    Notre talent sera devenu sûr et il sera défini, puis classé par certains... Nous entrerons dans l'histoire, comme on étiquette un bocal, avant de le ranger! Notre devoir sera accompli et nous gonflerons les poitrines de notre famille, au point de trouver normal de partir, de tomber malade! L'usure sera chez nous en premier, pour correspondre aux statistiques, qui disent que les femmes vivent plus longtemps!

    Nous déclinerons, nous deviendrons dépendant, mais ce sera encore l'occasion d'éprouver le dévouement de nos proches... Pourtant, plus nous serons faible, plus ils se rapprocheront et plus nous aurons l'impression qu'ils sont comme des vautours! La peur nous fera bien vite chasser cette pensée! L'héritage cependant...

    Mais voilà notre mort! La regarderons-nous en face? Aurons-nous quelque idée de son sens, de sa nature; de Dieu? Aurons-nous encore de la foi? Serons-nous digne, avec une formule pour la postérité? Tiendrons-nous une dernière fois notre pinceau, tel le soldat tombant avec son fusil? L'épouvante nous donnera-t-elle des regrets? Les yeux doux de notre femme, l'attention de nos enfants ne seront-ils pas l'image de l'éternité, en ce que la descendance nous perpétue?

    Ne nous dirons-nous pas que nous nous sommes laissé au bord de la route; que nous avons abandonné une part de nous-même; celle qui nous inquiétait le plus, nous paraissait la plus difforme, la plus bizarre, la plus scandaleuse, la plus dangereuse; celle qui voyait la laideur, le mal, le mensonge, la bêtise; celle qui ne supportait pas les psychologues, les psychanalystes, ces farceurs! celle qui honnissait les cadavres du pouvoir, les marionnettes de l'argent! celle qui vomissait devant les amoureux d'eux-mêmes et de leur sexe! celle qui se frottait au tyran chaque jour, qui lisait au plus profond des cœurs, qui avançait vers la vérité, qui cherchait de véritables solutions, qui avait une idée juste du progrès! celle qui était lucide, qui rafraîchirait les générations suivantes, qui serait un source d'espoir et de paix!

    Celle qui aurait essayé de comprendre Dieu, de l'aimer et donc d'aimer les autres aussi! celle qui admirait la beauté infinie de la nature et trouvait fous les hommes! celle qui s'enchantait des lois de la sagesse!

    Mais demain nous nous marierons... et ce sera comme se réveiller d'un mauvais rêve, d'un cauchemar!

 

 
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