De la joie

  • Le 01/02/2018
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De la joie

 

 

 

 

 

 

    Qu'est-ce qui vous taraude, vous inquiète, vous tourmente, vous turlupine, vous mine, vous ronge, vous trouble, vous assombrit? Avez-vous faim? En ce cas, vous ne pouvez penser à autre chose! Et votre énervement, votre agitation seraient bien compréhensibles! Mais ce n'est pas le cas, bien entendu, n'est-ce pas?

    Avez-vous froid? Etes-vous à la rue? Non plus, sans doute! Alors pourquoi ne souriez-vous pas? N'êtes-vous pas détendu, heureux de vivre? Qu'est-ce qui vous chagrine, vous ferme, vous presse, vous tracasse (comme le capitaine!)?

    Ah oui! J'y suis! C'est l'avenir! le futur! le lendemain! Oui, pour l'instant, vous n'avez pas droit à la retraite! Votre horizon n'est pas complètement assuré! Ou bien il vous reste à passer l'aspirateur, car vous êtes accablé par le nombre de chatons que vous voyez! Et s'il n'y avait que ça! Mais vous devez encore nettoyer vos toilettes; elles ne sont plus très propres! C'est du boulot!

    Non, c'est plus sérieux que ça! Vous ne savez pas si votre mutuelle a bien pris en compte votre demande de résiliation de contrat! Non, c'est votre opérateur..., vous voulez en changer! En tout cas, c'est une grosse affaire!

    Et c'est cela qui vous empêche d'être libre, joyeux, alerte, disponible? de siffloter, de chanter même? Mais voyons, considérez vraiment la chose... Regardez-vous dans le blanc des yeux! Sondez-vous au plus profond! Vous savez bien que ce n'est pas telle ou telle démarche, ou telle ou telle corvée qui vous empoisonnent! C'est bien plus obscur, indistinct que cela!

    Et puis, c'est bien de vivre la minute, le moment présent dont il s'agit, non? Vous n'allez quand même pas "pourrir" à l'instant votre existence, avec des problèmes qui ne sont pas encore là! Vous craignez des fantômes en quelque sorte!

    Ah! Mais c'est plus fort que vous! Vous êtes inquiet sans précisément savoir pourquoi! C'est indéfinissable..., alors que la paix, l'éternité même, la sérénité, le rire même pourraient être là! sont à "portée de main"! Si, si! car tous vos soucis au fond sont sans objet! Il n'y a pas de menaces immédiates! Qu'est-ce qui vous manque alors?

    Observez les autres... Mais vous n'allez pas bien, vous êtes nerveux, fatigué, déçu, frustré; en plus vous avez mal là... ou bien là! Et si ça devenait chronique? Si vous étiez dorénavant blessé, amoindri! Votre anxiété s'accroît! Vous en avez des sueurs froides! Vous n'êtes plus en état de combattre, de vous défendre, quand le monde paraît si dur, si hostile! Un animal handicapé peut-il survivre?

    Mais observez les autres... Ils ne vont pas mieux; tout au contraire, c'est pire! Parce que vous, vous savez déjà que notre état est général, que le jour imprime sa patte sur tous; que s'il y a mal-être, il est commun! Les autres n'ont pas cette clairvoyance, cette consolation même, ce soulagement! Ils croient qu'ils se débattent seuls; ils ne se regardent pas entre eux (du moins pas avec une réelle curiosité!); c'est leur égoïsme qui les perd!

    Et pourtant, comme c'est réconfortant de voir qu'il y a un phénomène, une logique plus vaste que nos propres sentiments! Comme ça rend léger d'en vérifier l'exactitude!

    Mais ça ne suffit pas pour vous apaiser totalement! pour vous égayer! pour vous redonner une complète joie de vivre! Nous sommes bien d'accord! Et nous allons tâcher de comprendre pourquoi l'éternité vous échappe! pourquoi la tranquillité lumineuse, la sérénité infinie vous demeurent cachées, inaccessibles!

    Ce qui peut se comprendre aisément, c'est que notre joie dépend de la conscience de soi! Si nous ressentons du positif, si la situation nous est favorable, alors notre importance, notre évolution semblent assurées et nous voilà léger avec le vent en poupe! Nous parlons alors de réussite! Nous sommes comme des soleils qui ont trouvé leur place et qu'on salue comme tels!

    C'est ainsi que des écoles notamment vantent leur enseignement, leur formation! La réussite, c'est l'épanouissement! Mais qu'en est-il en réalité? Oui, le haut de la société est un Elysée rayonnant de bonheur et de bonté! Les stars, les vedettes, les personnalités de toutes sortes sont des modèles de gentillesses, de tranquillité! Non? Non, c'est au contraire un infâme panier de crabes, grouillant, se pinçant, se déchirant, se dévorant! Les joies là-dedans? Elles sont malsaines, violentes; elles portent encore la trace de l'ennemi vaincu! C'est la victoire du tyran! C'est ni plus ni moins que la loi de la jungle! C'est le tapis rouge pour l'instinct! Il n'y a rien de nouveau de ce côté! C'est sans avenir, fatigant, desséchant, navrant, c'est au fond comme une crécelle de l'horreur!

    Mais cette réussite est pourtant guignée, imitée par le plus grand nombre; cette réussite ou une qui lui ressemble! C'est la plus facile, la plus séduisante, la plus naturelle; surtout si on ne veut pas voir son égout; si on tient à tout prix à sa façade! si on veut résolument habiter sa propre illusion!

    Et c'est pour cela d'ailleurs que le tyran n'aime pas le sage, qu'il le déteste même, qu'il le hait; et qu'il rêve à l'occasion de le détruire!

    Car le sage ne flatte pas le tyran! ou si peu! S'il le fait, c'est pour consoler celui-ci, quand il a l'air d'aller mal; c'est pour le mettre dans de bonnes conditions, car le tyran est irritable, discourtois, capricieux! Il a tous les défauts des despotes bien entendu!

    Mais même s'il bénéficie de la prévenance, de l'amabilité, du calme du sage, le tyran continue à ne pas aimer celui-ci! Il n'adopte vraiment que ceux qui croient à son illusion, qui la partagent, qui la nourrissent! soit parce qu'ils sont trop innocents, soit parce que eux aussi vivent dans une autre illusion, ce qui rend impossible la réalité!

    C'est par son existence même, sa présence physique que le sage menace, rend caduque le rêve, le personnage du tyran! Plût au ciel du mensonge que ce fût par ambition, par méchanceté! Entre gredins, il y aurait les moyens de s'entendre!

    Mais non, le sage est d'autant plus insultant pour le tyran qu'il est pur, paisible, sincère, de bonne volonté! C'est que le sage est à la recherche du vrai bonheur! On pourrait même dire qu'il est encore plus bourgeois dans la paix que le tyran, puisqu'il veut des aises absolument franches, une sérénité parfaite, une joie sans ombrages! Eh dame! pourquoi serait-il moins jouisseur que le tyran? Nous sommes tous du même bois!

    Mais le mensonge n'attire pas le tyran: c'est trop fatigant, et c'est une impasse, bien entendu! Le mensonge, il faut le nourrir chaque jour! C'est un fauve! Il a un appétit féroce! car il ne tient pas debout tout seul!

    Il faut constamment l'alimenter! Sitôt qu'on n'a plus rien à lui donner à manger, il se ferme, grimace, s'aigrit, se durcit! Le vide vient frapper à la porte! C'est le froid de l'hiver qui veut rentrer! C'est la nuit, le dragon des inquiétudes! C'est tout ce qu'on ne veut pas voir qui est là, à la porte! comme une assemblée de lépreux, de mendiants, tous aussi repoussants les uns que les autres!

   On a voulu boire du soleil coûte que coûte! et on a créé un décor! S'il tombe, on se mettra à crier, c'est sûr! Alors, voilà pourquoi la société s'agite au quotidien, pourquoi elle fait tant de bruits! pourquoi elle se blesse aussi! pour "briquer" son rêve, le soutenir, le faire durer, contre vents et marées!

    Voilà pourquoi on n'aime pas encore le sage... Il est pourtant comme un rocher parmi les vagues... Ses solutions sont bien réelles, sont éprouvées; elles fonctionnent! Les vrais remèdes, il les connaît! Mais on n'en veut pas! Le rêve, l'illusion, c'est plus joli! La route du sage paraît amère, morne, sans intérêt; c'est celle de l'esprit chagrin, frustré, impuissant...

    Peu importe que l'ensemble soit délirant! Peu importe la dureté, les morts et les blessés! Tout, sauf se calmer, s'apaiser, se regarder vraiment, voire pleurer enfin! Nourrir son rêve, garder son illusion, même si on part en morceaux, si on se délite, si on se désagrège! Relever le drapeau de son égoïsme, de sa soi-disant réussite, de sa grandeur, de sa fierté, de son importance, même sur cent mille victimes! sur des charniers indescriptibles, même le corps amputé, la raison en train de défaillir! L'acharnement de l'erreur qui défie le cosmos!

    Peu importe que ce soit un enfer qui ne s'arrête jamais!

    Cette duperie, cette tromperie, cette folie est un mystère pour le sage... C'est aussi une peine, car elle n'est pas évidemment sans conséquences... L'environnement ressemble à un champ de batailles! où des gens surgissent de la nuit hagards, désemparés; quand d'autres avancent misérablement sous les bombes! Pas d'entrain, pas de joie! Des sirènes d'ambulances, des visages souffrants! préoccupés, à résoudre la quadrature du cercle! Des corps lourds ou des démarches de robots, sèches, mécaniques!

    Ce que nous sommes fait notre attitude! un esprit en paix a une marche harmonieuse! Nos inquiétudes sont aussi notre reflet! Celles des tyrans sont aussi absurdes que brutales! "Devrons-nous quitter la Terre? Cet astéroïde va-t-il nous percuter? Les Russes vont-ils attaquer? Le beurre va-t-il manquer? Riri va-t-elle continuer à grossir? Est-ce déjà trop tard?"

    C'est un tourbillon, des éclairs, des fusées! C'est des crispations, des cris, des épées de glace, des épouvantes, des cauchemars! Une chatte n'y retrouverait pas ses petits! Il n'y a rien de constructif là-dedans! Ce n'est même pas pitoyable! c'est du vent!

    On pourrait prendre cette agitation au sérieux, si elle conduisait le tyran à changer, mais c'est tout le contraire: il s'en sert encore pour consolider ou ne pas voir son illusion! pour traiter même le sage de "sans-cœur"! car celui-ci reste sourd à tous ces tourments stériles!

    Ce qui ne veut pas dire non plus que le sage n'a pas à combattre, vous vous en doutez bien! car nous sommes tous "poreux"! Nous sommes tous sensibles à la pression des inquiétudes, des anxiétés, des peurs!

    Mais le sage veut lutter efficacement, nullement en vain! Je vous l'ai dit, il est à la recherche du vrai bonheur! C'est lui le plus impénitent jouisseur! Mais c'est aussi le plus sûr gourmet! Et il dédaigne tout ce qui est avarié, éphémère, faux!

    Le sage accueille ses inquiétudes avec patience et même sympathie! Ce sont de vieilles amies! Elles entrent chez lui comme chez elles! Dans la maison du sage, tout le monde se regarde en face! On n'essaie pas de tenir le monde au dehors, sauf peut-être sa bêtise!

    Mais le sage sait qu'on ne discute pas avec ses inquiétudes..., qu'il est inutile de vouloir les raisonner, les analyser..., car elles sont trop malignes! Par exemple, l'une d'entre elles vient demander de l'argent... et on lui en donne... Elle repart satisfaite... et savez-vous ce qu'elle fait? Mais une fois hors de la maison, dans un angle, alors qu'on ne la voit pas..., elle met une perruque, elle inverse promptement sa robe et elle... revient! On ne la reconnaît pas! Et on lui demande de nouveau ce qu'elle veut, ce qui pourrait la soulager!

    Elles ne cessent ainsi de faire le tour de la maison! Et elles rigolent bien sûr! à vos dépens! Mais c'est qu'elles sont infinies... et qu'elles sont créées par notre état mental! Sommes-nous fatigués, légèrement dépressifs? Sommes-nous fragilisés par le réveil? Alors les voilà maîtresses des lieux, envahissantes, et même terrorisantes!

    Pourtant, elles n'ont aucune importance! Il suffit d'attendre! de ralentir le temps! de se détendre, d'observer... des perles de pluie opalescentes sous la rambarde..., le voyage des nuages, la tache d'un merle... Peu à peu la paix descend en nous... et ma question du début nous revient à l'esprit: de quoi avons-nous peur? qu'est-ce qui nous trouble? Rien au fond!

    Le temps s'arrête... On est juste heureux d'être là en vie! On touche à l'infini! L'agitation du monde n'a plus de raisons d'être! On devient lucide, sans tribulations, sans mensonges, parce que d'abord on ne veut pas être le chef, ni supérieur, ni quoi que ce soit! On veut juste être, c'est tout!

    Les inquiétudes sont parties, car elles n'ont plus de sens; c'est finalement le mensonge, son aveuglement qui leur en donnent!

    Alors vient la joie, sereine, saine, vivante, claire, belle; elle a l'éternité pour elle! car on vit la minute présente, ce qui veut dire que le temps n'existe plus!

    Rien n'est comparable à ce sentiment-là! Rien! C'est ineffable à force d'être simple! C'est la véritable réussite!

  

 
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