Chat Dom!

  • Le 31/10/2020
  • 0 commentaire

Chat dom

 

 

 

 

 

                         "Vous croyez quand même pas qu'on va s' faire des papouilles sous la douche, non?"
                                                                                                                Le maître de guerre

 

 

    "Je vais vous parler de ma journée, bien qu'elle soit toujours la même, ou plutôt parce que justement elle est toujours pareille! Car c'est cela qui me blesse! Mais d'abord je suis devant une pâtée, qui n'est ni vraiment appétissante, ni particulièrement rebutante! "Le service est correct." pourrais-je dire! Cependant, au fil du temps, mon rapport à la nourriture a profondément changé!
    Autrefois, je mangeais sans y penser, par pur plaisir, car j'avais faim et je dévorais la vie! J'étais enthousiaste, joueur et j'exerçais mes talents! Je me détendais sans efforts, pour attraper au vol un papillon! Je ne quittais pas des yeux un bourdon, ce qui peut rendre dingue, croyez-moi! J'allumais ma vision nocturne, pour terrifier le rongeur, avant de le promener tel un trophée ! Mais je pouvais encore prendre l'apparence d'une pierre, de sorte que l'oiseau s'y laissait prendre!
    Tout cela maintenant a l'air d'un rêve, tellement c'est loin et oublié! On mange différemment et même on considère bizarrement son corps, à partir du moment où on ne se libère plus, quand les circonstances conduisent à se recroqueviller, parce que l'espoir meurt et que le monde constitue un obstacle trop grand, infranchissable! On est alors comme dans une prison et l'attention, qui ne peut plus s'exprimer au dehors, ainsi qu'elle serait portée par un nuage, se porte sur soi et trouve des maux, des anomalies, des troubles, qui se développent justement à mesure qu'on s'y intéresse! C'est la force empêchée, contrainte, désorientée, qui nuit à son propriétaire!
    Comme vous le voyez, j'ai eu tout le temps pour devenir savant! Toujours est-il que je me nourris aujourd'hui, avec brutalité, parce que c'est mon seul plaisir et que j'ai l'impression de n'en avoir jamais assez! Le résultat est pitoyable, à pleurer! J'ai l'apparence d'un tuyau de poêle, qui se meut lourdement! Si je devais chasser, les moineaux auraient l'air de se moquer de moi et un rival pourrait me prendre en pitié! Mais, de toute façon, ces situations, qui me font rêver, ne me sont plus possibles et donc je me laisse aller! C'est l'œuvre destructrice du désespoir!
    Pourtant, mon maître me croit heureux! Ce qui est plus exact, c'est qu'il ne me voit plus, ainsi que je ferais partie des meubles, pour ainsi dire! Mais, après m'avoir nourri, il me tapote un peu la tête, en me laissant à ma chance, croit-il! En effet, j'ai accès libre au balcon et je ne suis donc pas enfermé, comme d'autres que je connais et qui suivent le monde derrière un carreau! De temps en temps, ils s'arc-boutent contre leur prison de verre, comme s'ils priaient muettement, pour toucher les choses animées!
    Apparemment, je suis mieux loti, mais il n'en est rien! Au début, certes, je trouvais mon "nid d'aigle" fantastique!  A l'époque, tout n'était que vie, ciel bleu et blancheur d'ailes! Dans la rue, des chiens en laisse reniflaient dans les coins, avant de laisser éclater leur fureur contre un autre! C'est manifestement une manière de se croiser! Le trafic me semblait aussi dense que passionnant, mais surtout des goélands passaient à proximité! J'étais à leur niveau, comme à celui des merles et des pies! Je sentais qu'il n'y avait pas loin entre mes griffes et leur plumage!
    Quelques insectes encore venaient m'égayer et je m'amusais même avec des jouets de l'enfant de la maison! Des plantes vertes enfin reposaient mes yeux et me tenaient compagnie..., mais un jour il y eut des cris et mon maître se retrouva seul et mon balcon devint complètement nu! La vérité sur ma situation m'apparut clairement, car je dus me rendre compte que toute la vie, l'animation, qui me plaisait tant autour, m'était en définitive inaccessible! Je n'étais qu'un spectateur de toutes ces merveilles! En aucun cas, je n'y participais! Mon nouveau désert me dessillait les yeux!
    Une autre existence commença, car je ne pouvais pas, bien entendu, faire un saut de plus de trois mètres, jusqu'en bas! Que dire? Que je connais chaque centimètre, oh! avouons-le! chaque millimètre de mon balcon? Que j'ai respiré l'odeur de son béton, au point de m'en soûler? Que j'ai passé la tête entre tous ses barreaux? Que j'ai fini par me désintéresser totalement de la fête autour? Puisque je n'en suis pas un des convives! que je n'ai pas reçu de carton d'invitation, qu'on m'a oublié sur le bord de la route, comme un pestiféré, comme si je n'existais pas!
    Oh là! Le camion! Tu mugis dans la côte et tu triomphes à son sommet! Adieu donc! Le prisonnier reste ici! Même si tu es moche et puant, tu es libre et tu vas vers de nouvelles aventures, de nouveaux paysages! Moi, je vais boire l'endroit jusqu'à la lie! Salut la mouette! Ouais, ouais, c'est encore une question de territoire et tu cries pour te faire respecter! Tu es censée avoir de la peine, mais je donnerais mille ans pour une querelle, un contact, un incident, une brèche, une rupture, un éclair, un foudroiement même! Enfin, il arriverait quelque chose!
    Et vous, les moineaux braillards, les virevoltants imbéciles, alors que je suis fait pour vous attraper, vous foncez vers une urgence et effectivement: "Pi!Pi!" fait votre escadrille! Ah! Ah! Ah! Hum! Moi, je reste seul dans l'ombre, peut-être sous les sarcasmes de l'oiseau au corps d'orque! à moins qu'il ne soit noir avec un tricot blanc! C'est de la pie dont je veux parler... Elle va et vient, implacable, raillant avec un bruit de serpent à sonnettes, un reflet émeraude à la queue! En voilà une dont on n'est pas prêt de rabattre la fierté! "Oh là! sur le balcon, y a quelqu'un?" "Non, y a juste que la touffe d'un balai à cirer!"
    Des enfants vont à l'école, des chiens pissent, d'autres chats sont plus malheureux que moi, le soleil brille, les nuages étincellent, ça me laisse froid, ça ne m'intéresse plus! Les jours alternent, la lune est pleine, il pleut, peu importe! Je n'ai plus goût à rien! Je suis dans une impasse radicale! Ma seule préoccupation, c'est comment supporter la journée, l'heure, la minute, la seconde qui s'écoulent!
    Comment meubler le vide? Par la philosophie? Mais oui! Je vais m'interroger sur la réalité... Je vais commencer par distinguer ma conscience de ce qui est objectif, ce qui ne veut pas dire que je ne peux pas moi-même être objectif, comme dirait le photographe, hi! hi! Voilà que je deviens fou! Sans doute faudrait-il s'attacher à quelque chose de plus simple... Par exemple à comment réparer son vélo! Qu'est-ce qu'un pignon, une cassette, une fourchette? Des freins V-brake, peuvent-ils avoir des bras de frein ou des étriers? Je pourrais faire suer des professionnels!   
    L'ennui, c'est que je suis un chat et donc fait pour chasser! Les moyens d'évasion des humains ne sont pas pour moi! Aujourd'hui, je vais me tenir uniquement de ce côté du balcon... Il faudra être fort, patient, imperturbable! Pourquoi un tel travail? Mais parce que demain je me tiendrais dans le coin opposé et qu'ainsi j'aurais l'impression d'un changement! Hein? Y en a sous la cafetière! Survivre, c'est pas pour les nantis, ceux qui galvaudent leur temps et qui se goinfrent! Tenir dans le désert, c'est tout un art et je suis devenu un maître! Je côtoie le désespoir, comme s'il était l'air que je respire! Je suis quasi un linceul!
    Il me reste tout de même un rayon... Il est faible, mais il existe bien: c'est le voisin! Il habite un pavillon en face et de ses fenêtres, à l'étage, il n'est pas insensible à mon sort, je le sais! Il observe mon mal-être et dernièrement il m'a vu faire le poirier, car je me suis effectivement tenu à l'envers et verticalement contre le mur! C'est une de mes ultimes trouvailles, pour sentir une nouveauté!
    Mais, tenez-vous bien, le miracle a eu lieu! Le voisin a traversé la rue, il est allé à la rencontre de mon maître, alors que celui-ci était sur le trottoir! Cela s'est passé juste sous mon balcon, où j'étais aussi avide qu'un reporter devant Kennedy et Khrouchtchev! La tête sous la rambarde, j'ai miaulé comme pour dire: "Oui, c'est bien de moi dont il s'agit! Ma peine est entre vos mains!"
    Mais voici le dialogue (avec mes commentaires): "Excusez-moi, monsieur, mais votre chat a l'air malheureux..., a commencé le voisin. (En plein dans le mille! O douce musique! Celle de la clé qui ouvre la cellule, qui rappelle qu'il y a un dehors, un horizon, des arbres, le vent!)
    _ Ah oui! C'est un vieux chat! a répondu mon maître. (Un vieux chat! Qu'est-ce que ça veut dire?  Que je suis comme un bibelot? Que je n'existe déjà plus? Qu'il ne faut plus se soucier de moi? Quelle réponse étrange! Mais elle suffit à ébranler le voisin! Le voilà qui doute, qui se reproche peut-être de s'être mêlé de ce qui ne le regarde pas!
    Non pas ça, par pitié! T'as vu juste le voisin! Accroche-toi! Crois en toi! Il en va de ma vie!
)
    _ Ah! Bon... Excusez-moi, je me suis sans doute trompé! Je n'ai pas voulu vous importuner!
    _ C'est rien! C'est un vieux chat! J' l'ai depuis des lustres!" (Mais qu'est-ce que ça veut dire à la fin? Horreur! Le voisin s'en va! Il devait être fragile lui-même! Il a laissé partir la lumière! Il a été vaincu par les ténèbres, le chaos, l'égoïsme! La foi est KO! Je suis assommé et je tombe dans un gouffre sans fond!)
    Je ne repartirai pas pour un autre tour! Non! Car c'est sans espoir! C'est le vide absolu! Je regarde la nudité de mon balcon et je ne referai pas les mêmes efforts! C'est fini! Je ne ferai plus l'âne! Qu'on trouve un autre pigeon! J'ai résisté tant qu' j'ai pu! On peut pas m'en demander plus! Comme si c'était pas moi, la victime!
    J' veux crever! Là, à cet instant même! Que le dégoût soit un poison foudroyant! J' veux crever, que j' dis! Tout le reste m'indiffère, me fait vomir! Est-ce qu'un animal peut se suicider? Oui, il se laisse mourir! Il se force à mourir et il adresse même une prière au grand manitou là-haut, qui doit le prendre en pitié!
    Tout de même, j'ai de la haine, car tout ça n'est pas fatal! C'est la conséquence de comportements humains! Comment peut-on broyer un autre, par son indifférence? C'est facile, il suffit de ne pas chercher à devenir meilleur! Il faut avoir pour seul objectif la satisfaction de son égoïsme! Alors, les autres sont là pour servir! Ils sont faibles, on les écrase! Ils résistent, on les respecte (ou du moins on s'en méfie!)!
     Ce que j'aimerais, c'est qu'un fléau vienne briser les hommes! Une épidémie par exemple! Elle bousculerait leur univers, les désorienterait, leur ferait perdre la tête! Ce n'est pas par cruauté que je dis ça, c'est pour qu'ils doutent, qu'ils deviennent humbles et attentifs! Mais ils ne changeront pas, tant qu'ils ne seront pas à genoux! Leur orgueil leur sert d'armure et ils méprisent à l'abri!
    Il faudrait au moins qu'ils aient soif, qu'ils soient perdus, hagards, qu'ils connaissent ma situation! L'épidémie les confinerait! Ils ne seraient plus libres, tout puissants! Evidemment, cela susciterait au départ beaucoup de haine et de violence, mais la maladie serait inexorable! Son indifférence broierait, comme la leur m'a détruit et continue de détruire!
    Ils seraient eux aussi face au vide! Ils verraient d'abord qu'ils ne sont pas les maîtres! que la Terre n'est pas un paillasson pour leurs appétits! Ils tourneraient également en rond! Peu à peu, l'angoisse les envahirait! Ils éprouveraient ma peur, ma détresse! Leur cœur inévitablement s'ouvrirait, car ils demanderaient de l'aide! Ce serait un centième de ce que j'ai connu! Un millième serait plus exact!
    Ils n'ont aucun savoir! Ils ne regardent pas la fleur, la feuille colorée par l'automne, le nuage qui passe... Ils ignorent leurs richesses! Ils s'estiment lésés, car ils n'en ont jamais assez! Ils sont aveugles et vivent dans la nuit, mais ce n'est pas une excuse! Il y a mon balcon nu et la foire de leur ego triomphant!
    Il y a ma misère et le luxe de leur colère!
    Il y a mon attente et leur vanité boulimique!
    Il y a mes craintes et leur insolence!
    Il y a ma prière et leur bruit!
    Il y a mon respect et leur destruction!
    Qu'ils soient maudits, car ils se gorgent! Que la peine les humilie! Je ne verrai pourtant pas ce jour! Je ne retrouverai pas l'espoir! C'est trop long, l'obstacle est trop grand! Demain, ou dans quelque temps, mon maître trouvera mon cadavre et il dira: "J'avais raison, c'était un vieux chat!""

 

 
  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire