Les enfants Doms (XVIII-XXII)

  • Le 09/07/2022
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Dom15

 

 

 

                                           XVIII

 

    Cariou s'attendait désormais à voir le tunnel remonter, puisque certains apparemment vivaient par ici et avaient besoin de courses, mais on avançait toujours à la même hauteur, avec le même éclairage désespérément monotone, ce qui à force finissait par angoisser, car on avait l'impression que c'était interminable!

    Soudain, Cariou tendit l'oreille: il entendait de la musique, enfin un battement sourd... On eût dit du tam-tam électronique! Il y avait là quelque chose de tribal et d'impérieux! comme si on appelait à la guerre dans le cosmos! Essayait-on de réveiller quelque force maléfique? Un sentiment inquiétant submergea Cariou, qui pressa le pas! Paradoxalement, il voulait maintenant connaître à tout prix le danger qu'il suspectait! Il fallait qu'il l'analysât!

    Il fut devant une vieille porte en fer, bien rouillée, mais elle s'ouvrit quand il en abaissa la poignée et la tira vers lui! Dès lors, la musique devint épouvantable! Elle perçait les oreilles et plongeait dans une sorte d'enfer! Peu à peu, un spectacle s'offrit à la vue de Cariou et il profitait d'être dans l'ombre, pour rassasier ses yeux! Dans un immense salle, des hommes et des femmes dansaient! Mais ils avaient tous les mêmes mouvements, bien disciplinés! Leur coordination était parfaite et rappelait les défilés militaires!

    C'était déjà assez stupéfiant, mais ce qui glaça Cariou, c'était que chacun avait un masque de loup! Cela donnait à la scène un aspect terrifiant! Des lumières changeantes éclairaient des museaux, des dents, une peau grise, des yeux de braise! La vigueur des danseurs devenait cruelle, sinistre! Tout d'un coup, la musique cessa et les corps s'arrêtèrent! Un homme-loup, vêtu d'une cape brillante, monta sur un estrade et commença un discours!

    "Le monde s'écroule! Guerre là-bas, violences ici! Partout le chaos règne, comme si nous étions la proie de forces obscures! Décadence, corruption! La nuit s'avance et il n'y a nulle lumière! Qui mettra de l'ordre, sinon nous-mêmes? Veut-on nos familles traînées dans la boue, dans le besoin? Veut-on notre pays envahi par des étrangers? Veut-on disparaître? L'ordre c'est nous! La salut c'est nous! Nous les loups!"

    A cet instant, l'assemblée, surtout constituée de jeunes, se frappa le cœur en scandant: "Loup! Loup! Loup!" Puis d'un geste, l'orateur fit revenir le silence et il reprit: "La nature nous l'apprend, c'est le plus fort qui règne! C'est lui qui fait la loi! C'est lui qui fait l'ordre! Or, nous sommes les plus forts! Nous n'avons pas peur! Nous rétablirons l'ordre, c'est notre destinée, à nous, les loups!"

    De nouveau, l'auditoire se mit à crier: "Loup! Loup!", mais soudain il y eut un long hurlement discordant! C'était une alerte et la lumière se braqua subitement sur Cariou: il était découvert! Instinctivement, il recula... Son sang battait à tout rompre! Il regarda autour de lui et aperçut une échelle, fixée au mur et qui montait dans une sorte de boyau! Il courut vers elle et commença à monter!

    Il avait l'impression d'agir au ralenti, tellement il se sentait lent et nerveux! Peut-être l'imaginait-il, mais il lui semblait entendre des grognements sous lui et en tout cas "Loup! Loup!" résonnait partout! On lui saisit un pied et l'épouvante le gagna, mais il était en position de force et il écrasa une main, sans vergogne! Il jeta même un coup d'œil vers le bas, avant de frapper à la tête son poursuivant le plus proche, et il dut surmonter son dégoût, car le masque de bête était effrayant!

    Il avait détendu son pied le plus durement possible et son adversaire, sous le coup, lâcha prise et s'écroula sur ceux qui le suivaient! Cariou en profita pour monter plus à l'aise et en haut il tremblait moins! On était à un étage supérieur et l'ouverture de l'échelle se fermait avec une trappe, que Cariou rabattit immédiatement et verrouilla grâce à une barre de fer! Mais il ne se sentait nullement en sécurité: "ils" pouvaient surgir à tout moment! 

    Une autre échelle commençait tout près et Cariou l'emprunta. De nouveau, il dut se concentrer, se calmer et il émergea devant un tunnel plus étroit. Il n'y avait là aucune fermeture pour l'échelle et Cariou s'enfonça sans tarder dans cet autre "tuyau"! Il devait se tenir courbé et il avançait tel un singe! L'obscurité n'était pas totale, car des vapeurs montaient de grilles, comme si le sol avait été ajouré! 

    En sueur et sale, Cariou s'arrêta... Il avait assez couru, lui semblait-il et seulement à ce moment-là, il se rendit compte du silence! "Eh bien, on n'a pas fini d'en voir!" se dit-il et il éclata de rire, mais c'était nerveux!  

 

                                                                                               XIX

 

    "Dis grand-père...", mais le grand-père n'écoutait pas! Il rêvait à un poème, qui racontait sa solitude, sa tristesse, mais aussi sa résistance face à la folie du monde, son ignorance et sa vanité!

    Le poème utilisait un univers dans lequel le grand-père se plaisait à cet instant! Son imagination y trouvait son compte, car on n'écrivait pas des poèmes pour donner des leçons! Il fallait sentir le souffle de l'esprit, sa puissance et c'était aussi cela qui emportait le lecteur, l'éclairait! Le grand-père devait d'abord aimer ce qu'il faisait, s'il voulait intéresser les autres!

    Peu à peu les vers se formaient derrière ses yeux fermés et leur résonnance aidait à leur création, comme un alpiniste met un piton, puis un autre! Cela n'avait rien d'artificiel, bien au contraire, c'était un chant, une musique, avec pour seul instrument le cerveau!

 

         L'AZTEQUE

 

Aux ramées de la jungle,

Le jour brumeux se prend

Et un oiseau qui cingle

Lance un cri térébrant!

 

L'herbe éteint la terrasse

Du grand téocalli,

Effaçant de la race

Du soleil les folies!

 

Pourtant, après un porche,

Plus loin que les serpents,

Un homme au feu des torches

En rayons se répand!

 

                                                                                                       XX

 

    L'enfant Dom était de nouveau en compagnie du Magicien et ils cheminaient sous le couvert... Des taches de lumière parsemaient l'ombre des talus, ainsi qu'une piste de danse et toute la nature semblait fêter l'été! Des oiseaux chantaient à tue-tête et passaient de buissons en buissons, quitte à frôler les deux hommes! On avait un sentiment de profusion, de joie commune, d'effervescence générale!

    La vie était partout! triomphante! Dans le chemin pleuvait du pollen, tellement qu'il paraissait de la neige! Les hirondelles "valsaient" sur les blés mûrs, qui s'orangeaient de lumière, ou bien elles buvaient à la rivière, découpant la surface comme des ciseaux! Ici, tournoyaient dans l'eau des points d'or et puis soudain un grand plouf: un poisson avalait des insectes, ainsi qu'il eût pu quitter son élément!

    Chaque fleur était un point coloré et il eut fallu une vie pour décrire la délicatesse de celle-ci ou de celle-là! La lumière rendait transparent le pétale rose, comme s'il avait été caressé, ou bien faisait éclater ce pissenlit, tel un soleil sauvage! Magnificence était le mot qui venait à l'esprit! Dans les calices, des blancs se fondaient dans des jaunes! Les bleus les plus vifs surgissaient sans nuire à l'harmonie! Des bourdons rayés récoltaient avec une persévérance sourde!   

    Il était impossible de ne pas voir à chaque fois quelque chose de nouveau! Il suffisait de regarder et on était surpris! Des milliers de petites histoires se déroulaient, pour le même concert, celui de la vie, étonnante, merveilleuse, incroyable! L'enfant Dom découvrait, ouvrait de grands yeux, sous l'œil bienveillant du Magicien! Il semblait se rassasier d'un "plat" oublié, perdu! Il apprenait à respirer, à respecter, à aimer! Il goûtait le silence, l'attente, les mouvements! Il se reposait, il se réconciliait avec lui-même et le monde! C'était plus fort que lui, car toute la nature chantait et l'emportait!     

    Il avait l'impression d'être dans un immense navire, mais soudain au moment où il s'y attendait le moins, il se retrouva en plein dans une rue de RAM! Il fut saisi, bien que le Magicien ne l'eût pas quitté! C'était sale, bruyant et agressif! Il y avait des tas de choses aux couleurs criardes et qui violentaient la vue! D'un coup, c'était devenu irrespirable, tendu! Mais surtout, l'enfant Dom regardait ses contemporains! Il n'y avait aucune joie chez eux! Ils allaient le visage fermé!

    Certains levèrent les yeux sur lui et il vit de la peur, de l'effarement, une détresse infinie! "Mais qu'est-ce...?" se demanda-t-il, mais d'autres passaient pesamment, traînant, comme s'ils étaient les victimes de quelque catastrophe nucléaire! Cela paraissait incompréhensible à l'enfant Dom, mais peu à peu, devant sa surprise et la différence qui émanait de lui, il sentit qu'on le haïssait! Des gens maintenant le fixaient de haut, avec agressivité! Ils étaient pleins de mépris!

    "Mais ce n'est pas possible! s'écria l'enfant Dom tourné vers le Magicien. Comment pouvons-nous vivre ainsi? Tout à l'heure, il y avait toute cette beauté, cette harmonie même! J'étais dans une paix magnifique! Et maintenant, je ne vois que misère, haine et saleté! Comment pouvons-nous nous manquer autant de respect? être aussi aveugles, aussi fous?"

    A cet instant, Owen Sullivan se rendit compte qu'il avait abandonné le Métavers et qu'il regardait Macamo! Il y avait dans ses yeux une profonde incompréhension et un sentiment de révolte! "C'est parce que nous sommes perdus! répondit Macamo. Nous ne savons pas où nous sommes et nous nous piétinons! C'est pourquoi nous devons aimer les autres, car ce n'est qu'en les rassurant que nous pouvons les changer!

    _ Mais la haine... La haine!

    _ Oui, elle est dure! Mais plus vous grandirez et plus vous aurez pitié d'elle!"

 

                                                                                                          XXI

 

    Dominator était de plus en plus inquiet! Les situations économiques et sociales se dégradaient à grande vitesse! Une ancienne angoisse, datant de l'enfance revisitait le maître de RAM! C'était celle produite par l'insécurité, l'instabilité! En effet, si Dominator perdait le pouvoir, à cause des troubles actuels, il se retrouverait à la rue, pour ainsi dire! Il n'avait pas de formation, de métier et s'il avait bien essayé d'amasser un petit pactole, celui-ci avait disparu lors d'une escroquerie boursière!

    L'homme avait l'impression d'être à nouveau l'enfant vulnérable, en proie à la faim et à la cruauté du monde, qu'il avait été! Il n'avait pas le choix, pour ne pas être renversé, il devait composer avec le Parlement! Celui-ci avait été jusqu'à présent à sa botte! Dominator avait aidé des hommes puissants, dans leurs affaires, et ceux-ci, par leur influence, avaient su diriger l'Assemblée! Mais cette époque était révolue! L'argent devenait rare ou bien on ne s'en sortait que grâce à la fraude fiscale!

    Les alliés de Dominator jonglaient avec les règlements, étaient aussi fuyants que des poissons, pour ne pas payer d'impôts, mais le prix à payer, c'était qu'ils n'étaient plus aimés et qu'ils avaient perdu toute crédibilité, auprès des habitants de RAM! Les partis traditionnels reprenaient les rênes du Parlement, d'autant qu'ils étaient poussés par l'insatisfaction générale! Il fallait traiter avec eux, pour trouver une solution à la crise! La transparence calmerait la population, qui verrait elle-même qu'il n'y avait pas de solutions miracles!

    Dominator soupira... Il se rappela l'histoire des partis, pour retrouver comment leur parler au mieux! La droite était issue de l'ancienne monarchie, qui avait le pouvoir et l'argent! C'était donc le parti des conservateurs, qui ne voulaient pas que la situation change, puisqu'elle leur convenait! Mais c'était encore le choix des ruraux, qui préféraient l'ordre à l'agitation de villes!  

    La gauche, au contraire, venait du peuple asservi et de sa révolte contre les puissants et les nantis! Elle voulait la justice sociale, l'égalité et elle gardait la hantise d'être à nouveau exploitée! On voyait dans ses rangs des réformateurs sincères, mais aussi toutes sortes d'agitateurs, de mécontents incurables, qui ne rêvaient que de destruction! La droite et la gauche étaient comme chiens et chats et Dominator se voyait mal jouer les arbitres!

    Mais enfin il avait convoqué les représentants des deux partis et il les invita à s'asseoir! Il y avait là Morny pour la droite et Durin pour la gauche. Ils étaient à l'image de leurs convictions: Morny, avec sa cravate, semblait les convenances incarnées, tandis que Durin, plus débraillé, voulait montrer qu'il n'était pas soumis! Ils se combattaient depuis des siècles, comme si l'égalité existait ou que l'injustice était supportable!

    "Messieurs, dit Dominator, je vous ai exposé la situation et vous voyez comme elle est grave! Nous ne pourrons pas en sortir, sans solutions communes!

    _ Vous oubliez une chose, dit Morny, c'est la montée de l'extrême gauche! C'est elle qui est déjà dans la rue, en train de casser!

    _ Pardon, pardon! fit Durin. Mais cette violence est une réaction face au mépris de la droite, sous l'influence grandissante d'une extrême raciste!

    _ Allez vous plaindre! répondit Morny. Quand nous avons proposé la nouvelle loi pour le pouvoir d'achat, vous avez voté contre!  

    _ Et comment, puisqu'elle n'entamait en rien vos privilèges!

    _ Une minute! Nous payons nos impôts comme tout le monde!

    _ La belle affaire! Ils ne sont pas en proportion de vos fortunes! Le peuple, lui, tire la langue!"

    Les deux hommes continuaient, mais Dominator, malgré lui, s'était assoupi!

 

                                                                                                 XXII

 

    Des manifestations violentes éclataient un peu partout dans RAM et devant le siège d'Adofusion, quelqu'un s'écria: "Voilà la maison des exploiteurs! Voilà où va l'argent! Entrons et détruisons ce fief du capitalisme!" Il y eut de l'approbation et on força les portes! Les gardiens et des employés durent reculer! Le chaos était indescriptible: pendant que la majorité poussait, d'autres cassaient sur les côtés!

    A cet instant, Macamo sortit de l'ascenseur et avant même de comprendre quoi que ce fût, il se retrouva coincé contre le mur! Il se débattit, pareil à des collègues, mais une vague le fit chanceler et il ne pouvait plus respirer! Enfin, le service de sécurité parvint à chasser les manifestants, tandis que des sirènes de police retentissaient! La situation se calma et on procéda à quelques interpellations, mais le bilan était très lourd!

    Il y avait deux morts, dont Macamo, et d'autres étaient dans un état grave! On vint avertir Owen Sullivan, qui fut frappé comme par la foudre, car Macamo était devenu un ami! Après avoir constaté lui-même l'ampleur du drame, Sullivan eut soudain besoin de retrouver le Métavers et le monde de Macamo, pour avoir ainsi l'impression que celui-ci était toujours vivant!

    D'ailleurs, le Magicien n'était-il pas devenu la réincarnation de son créateur, si bien que l'enfant Dom pleurait à grosses larmes à côté de lui? Le duo était de nouveau assis au bord du ruisseau, comme il l'avait été tant de fois auparavant, mais l'enfant Dom était désormais terrassé par le chagrin! Il avait le sentiment d'un vide inexprimable, déchirant! L'amertume était en lui à son comble et créait un dégoût infini! L'enfant Dom n'était plus qu'une plaie, une plainte, un océan de tristesse!

    Le Magicien ne disait rien, il attendait... Sullivan sanglotait encore... L'injustice continuait de le tarauder... Plus loin, on entendait le frémissement de grands peupliers,  comme si la mer avait bercé toute chose! Le silence, la paix peu à peu entrait dans l'enfant Dom et juste à ce moment-là, une demoiselle se posa sur son genou! Elle avait l'air de dire: "Alors ça va pas? On a du chagrin? Pauvre garçon!"

    L'enfant Dom lui sourit, même s'il la savait indifférente, mais c'était plus fort que lui, car elle était trop jolie, trop drôle aussi! On avait toujours l'impression qu'elle et ses congénères sortaient d'un conte de fées! L'enfant Dom soupira et regarda autour de lui... Il avait cessé de pleurer, bien que sa colère demeurât! Le ruisseau pourtant lui murmurait quelque chose d'apaisant et c'était un secret!

    Soudain, l'enfant Dom prit conscience que la beauté n'était pas un plus, un atout supplémentaire, mais que l'homme était en elle tout le temps! C'était les tribulations, les égarements de la société qui pouvaient faire croire le contraire! On ne quittait pas la nature, ni la beauté! Macamo n'était pas perdu, il était toujours là!

    C'était la peur qui créait l'égoïsme et qui rendait méfiant! La véritable mort était le refroidissement du cœur, le culte de soi! Le drame, c'était la haine, la méchanceté! Cela parut si évident à l'enfant Dom qu'il s'endormit!  

 
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