Rank (16-20)

  • Le 07/10/2023
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                "Eh! les copains! Mais répondez-moi nom de Dieu!"

                                                            Un Taxi pour Tobrouk

 

                                        16

      Pour lutter contre l’inconnu, l’étrangeté de la vie, les machines s’efforcent de capter l’attention des autres dans la rue ! Elles essaient de devenir le centre d’intérêt, ce qui les rassure sur leur supériorité, mais, si on les ignore et qu’on passe outre, on déclenche leur haine et leur mépris ! Cela veut aussi dire que si elles n’ont pas d’argent, ni de pouvoir, si elles se sentent exploitées ou manipulées, si on peut parler en mal d’elles, parce qu’elles ont une tare ou une faiblesse, elles deviennent agressives, violentes et sans pitié ! Au lieu de se changer elles-mêmes, afin de se libérer, elles accusent, rugissent et écrasent ! Malheur à ceux qui se mettent sur leur route !

      Ainsi Rank se retrouve devant un conseil de discipline, pour ne pas dire de guerre, car l’heure est grave : le soldat Paschic, avec ses mauvais résultats scolaires, donne une mauvaise image de la Machine ! Celle-ci, par son excellence, ne peut avoir donné naissance à un idiot et il y a donc maldonne, ou plutôt c’est le rejeton qui ne veut pas travailler ! C’est lui qui fait honte à la Machine, à cause de sa paresse, nullement parce qu’il n’a pas le bagage intellectuel nécessaire ! Va falloir sévir et tous les professeurs de Rank ont été réunis autour de la Machine et de Tautonus ! C’est le jour du jugement ! Les masques vont tomber ! La faute de Rank sera éclatante !

      Évidemment, on pourrait prendre le problème autrement… Il serait possible de dire que Rank est devenu idiot à force de recevoir des coups ! qu’à force d’avoir peur il ne sait plus réfléchir ! Il a tellement été bousillé qu’il en paraît abruti ! Il sursaute pour un rien ! Il se montre cruel à l’égard des animaux, comme pour se venger ou pour voir si c’est normal d’être dur et de faire souffrir ! Il est déjà solitaire, fermé, parfaitement entraîné à résister à toutes les horreurs, toutes les injustices ! Il n’a pas d’espoir et semble insensible, cruel même ! Il inquiète !

     Et puis, plus profondément, il connaît le mensonge, l’hypocrisie et malheureusement l’ignorance des machines, leur duplicité ! Alors à l’école, on dit qu’il « fait du genre » ! Et pourquoi pas ? N’est-ce pas une forme de désespoir, en raison des frustrations ! N’est-il pas bloqué, le Rank ? Qu’est-ce qu’il peut faire, sinon des ronds dans l’eau ? Il effectue des expériences, pour voir les réactions, puisqu’il lui est impossible de parler franchement ! Il ronge son frein en somme ! Il est bizarre, imprévisible…, capable du pire comme du meilleur ! Bref, il va pas bien !

      Mais on fait honte à la Machine, on la dérange et c’est elle qui compte ! C’est le but des machines, qu’on s’occupe d’elles ! Sinon… ! Donc, c’est un sommet, afin de rendre justice à la Machine, la laver de toute gêne ! Si on peut prouver que Rank est coupable, parce qu’il ne donne pas le meilleur de lui-même, la Machine sortira triomphante du procès ! Elle pourra dire à la sortie de la salle, aux reporters venus nombreux : « Ça a été très dure ! Le monstre ne voulait rien avouer ! Mais à force on a réussi à faire éclater la vérité et la culpabilité de Rank ne fait plus aucun doute ! D’ailleurs le jury ne s’y est pas trompé, puisque c’est Cayenne pour quinze ans incompressibles ! J’étais venu chercher la justice et Dieu merci, je l’ai obtenue ! » 

      Ici, Rank découvre la société des machines… Elles se caressent entre elles, au mieux de leurs intérêts ! On veut plaire à la Machine, car elle est importante et les professeurs s’accordent en riant que Rank, effectivement, pourrait en faire bien plus, mais il se laisse aller ! La Machine acquiesce en souriant : elle en était sûre ! C’est une véritable boucherie sous les yeux de Rank, mais les machines n’en prennent aucunement conscience ! Elles font leur pelote, elles prennent, se dorlotent sur le dos de Rank ! Et puis, c’est le verdict résumé par la mâle autorité de Tautonus : « Tu vois, Rank, je pense que tout le monde est d’accord ! Il va falloir en mettre un coup, car ce n’est pas parce que tu peux pas, mais c’est parce que tu ne veux pas ! » Rank opine, il a pigé le truc ! Il n’est pas encore assez dur ! Dans la tranchée, il prend ses aises ! Sur la claie, il ne chante pas assez fort !

      On s’est bien amusé aux dépens de Rank et l’état-major plaisante, fier du devoir accompli ! Rank regarde enfoncé un peu plus ! L’amertume, la tristesse n’a donc pas d’ fond ? Le ciel est-il vide ? Au royaume des insensés, que peut-on espérer ? Un professeur s’arrête et montre un peu de pitié ! C’est une femme et elle est scandalisée par le traitement que vient de subir Rank ! Celui-ci en prend note : c’est une infime goutte d’eau, mais une goutte d’eau tout de même !

     Bon, les ronds-de-cuir en ont fini avec les flatteries et les amusements et il faut que Rank rentre à la maison, en compagnie de la Machine et de Tautonus ! Y a pas photos, Rank, tu sais ce qu’il te reste à faire ! Ta paresse a été montrée, dénoncée ! La Machine boit du petit lait ! Elle rêve, elle a plein de projets ! La vie est belle !

                                                                                                     17

      C’est dimanche ! Rank est dans sa grotte et il est triste et vide ! C’est que pour lui le dimanche n’est pas une journée de repos, ni de tranquillité, bien au contraire ! La Machine d’ailleurs passe le voir et lui dit : « Dis donc Rank, tu penses pas que tu exagères ! Tu m’ donnes encore du linge à laver… Tu crois pas que j’ bosse assez comme ça, non ? Tu m’ prends pour ta bonniche ! Tu vas faire ceci, cela et encore ceci et cela ! Après tu pourras songer à t’amuser ! Si tout le monde ici était aussi égoïste que toi, y aurait plus qu’à mettre la clé sous la porte ! C’est dingue ! »

      Le rouleau compresseur est passé ! Comme s’il y avait eu besoin d’une deuxième couche, pour anéantir Rank ! Il ne bouge pas…, mais son programme est bien établi ! Il doit faire ceci et cela… et après, après seulement il pourra songer à s’amuser ! Qu’est-ce que ça veut dire s’amuser ? Rêver ? Être innocent, aveugle ? Il faudrait donc crever les yeux de Rank, pour qu’il soit hilare, pour qu’il retrouve l’espoir !

      Le soldat Paschic est d’accord pour effectuer sa part ! Il n’y a pas de problèmes là-dessus : une famille ne peut pas survivre sans discipline ! C’est comme un bateau : il faut qu’il soit coordonné pour avancer ! Mais Rank voit aussi au-delà et il ne s’arrête pas aux apparences ! On lui reproche de ne pas travailler, mais les machines travaillent-elles ? Pourquoi le dimanche est-il si codifié chez elles ? Pourquoi veulent-elles à tout prix échapper au vide, à la liberté, à l’inconnu ? Car maintenant Rank n’a pas le temps de souffler ! Il astique ici, range là, au pas de gymnastique ! Et puis l’après-midi, il y a la promenade, obligatoire ! Des centaines de kilomètres en voiture, alors que Rank est malade !

      Mais il ne doit pas le montrer ! Il ne manquerait plus qu’on s’arrête pour le laisser vomir ! Que de temps perdu ! Rank est encore en train de faire son intéressant ! En tout cas quelle petite nature ! « Excusez-moi ! dit Rank, avec du vomi au coin de la bouche. C’est plus fort que moi ! » On ne dit rien, mais on n’en pense pas moins ! Le soldat Paschic est une calamité, une épreuve du ciel !

       A propos de ciel, il a encore bien fallu aller à la messe ! Pour Rank, c’est une corvée ! Il ne comprend rien à l’Évangile, vu qu’on s’adresse aux machines, qui ne font surtout pas ce que préconisent les sermons ! Il est dit qu’il ne faut pas penser qu’à soi ! Cela paraît comme une leçon, une formalité et par contre ce qui est bien visible, c’est la sortie de la messe !

      Les machines y sont radieuses ! Elles se reconnaissent, elles font partie du meilleur monde ! Cette joie gêne Rank, car elle part à ses yeux d’une malentendu ! C’est comme les promenades de l’après-midi ! On va voir de la famille ou une curiosité touristique, mais Rank boude, il reste en arrière, il va à reculons ! Il fait honte à la famille ! Il est le boulet ! Enfin, il a l’âge ingrat !

      Dans la tête de Rank, c’est tout à fait différent ! Si les machines voyaient ce qu’il voit, sans doute seraient-elles aussi comme Rank ! Mais qu’est-ce qui fait sa différence ? Mais c’est qu’il ne veut rien ! Certes, il est fait de chair et d’os, mais il ne veut pas triompher de l’autre ! Il ne cherche pas à être supérieur ! Il n’a pas d’ambitions sociales ! Ce qu’on pense de lui ne l’intéresse pas ! S’il est sensible aux critiques, il n’est véritablement animé que par la beauté et l’amour ! Il ne comprend pas la colère des machines, leurs préoccupations à un tel point qu’il en paraît demeuré, innocent ! Il n’imagine même pas qu’elles puissent dissimuler, calculer, comme si tricher n’était pas ridicule en ce bas monde ! Quel bonheur peut apporter le mensonge ?

      Or que dit l’Évangile ? Mais qu’il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu ! Qu’est-ce que cela signifie, sinon qu’il faut essayer de le comprendre, ce qui implique d’arrêter de penser à soi ! Mais les machines sont tout à leur plaisir, même si elles croient travailler ! Elles veulent haïr ? Elles haïssent ! Elles veulent s’emporter ? Elles s’emportent ! Elles veulent mépriser ? Elles méprisent ! Ne pas se contraindre, c’est bien penser à soi ! On ne se prive de rien !

        Mais, persuadées qu’elles font le bien, qu’elles ne sont pas égoïstes, les machines peuvent alors dire n’importe quoi ! Par exemple, qu’on peut se passer de Dieu, qu’on peut être athée, puisqu’on est juste et qu’on travaille et qu’on fait sa part ! C’est une blague ! Mais les machines réclament encore la justice sociale, avec de la haine, comme si c’était compatible ! Elles affirment que la raison est l’avenir, puisqu’elles ne sont pas gouvernées par leurs plaisirs et qu’elles n’ont pas d’orgueil !

        Dans leur ignorance, les machines sont profondément injustes et scellent leur fin ! C’est pourquoi Rank ne « marche pas » ! Il est le rabat-joie ! La Machine voudrait le détruire, mais c’est une vérité qui est en lui ! Que la machine l’entende et elle changera ! Mais c’est impossible : Rank est condamné au silence ! L’orgueil règne sur le monde et ne veut pas être dérangé, qu’il soit croyant ou non !

                                                                                                        18

      Les machines n’ont aucune confiance, aucune paix, d’où leur soif inextinguible de tout contrôler ! Cela explique aussi leur haine, leur rage, leur bruit, leur hargne, leur folie ! Les machines ont peur et c’est bien normal ! Les animaux aussi ont peur ! Ils ont peur des prédateurs, il faut qu’ils trouvent à manger et pour une partie de l’année, dans le froid, quand la nourriture devient rare !

       En comprenant cela, peut-on excuser les machines ? Peut-on pardonner leur haine, leur destruction, puisque la peur en serait essentiellement à l’origine ? Ce n’est pas aussi simple, parce qu’il existe une relation très profonde entre la confiance et l’orgueil ! Si Dieu demande de la confiance et qu’on l’aime, il est évident que ce n’est pas pour le remplacer ! Avoir confiance, ce n’est pas se défendre, se prémunir, se garder ! Aimer, c’est vouloir plaire ! Ce n’est pas s’admirer soi-même, se vouer un culte, se trouver incomparable ! Autrement dit, on ne peut avoir confiance tout en conservant son orgueil (ou son ego) intact ! Si le but de la vie, c’est la réussite sociale, la puissance, la supériorité, alors il n’y a pas de don, ni d’amour, ni de confiance ! Il n’y a qu’une foi vague, de convenances, d’étiquettes, qui ne sert pas à grand-chose !

      Tout cela peut paraître la simplicité même et pourtant, c’est la pierre d’achoppement des machines ! Pas question de se tourner vers la foi, s’il faut se diminuer, accepter de perdre, se sentir humilié, lésé, si l’orgueil est menacé ! Au contraire, la haine rugit dès que la critique apparaît… et c’est d’abord un signe de faiblesse ! En effet, la force, c’est de comprendre l’erreur et de la tolérer, jusqu’à un certain point ! La force est d’autant plus élevée qu’elle est magnanime, lente à réagir ! La faiblesse, elle, ne respire pas ! Mais comment avoir de la force sans repos, sans paix, sans confiance ? Cette tranquillité ne dépend pas de l’inflation, du gouvernement, ni même du réchauffement climatique ! Elle dépend de notre orgueil, qui lui vient de la domination animale...

       Comment aimer si c’est pour se flatter soi-même, si on se considère comme le but, la chose principale ? Comment aimer si on aime que soi-même ? C’est là la pierre d’achoppement des machines, car elles ne conçoivent pas qu’elles puissent déchoir, ni même qu’elles soient au service de plus grand qu’elles ! Elles sursautent dès qu’il n’est plus question de leur personne ! C’est leur colère, leur mépris qui signalent leur orgueil ! La force, la confiance, rappelons-le, sont patientes et fuient la haine ! Celle-ci n’existe pas si l’amour, le désir de plaire est présent ! Mais pour parler plus crûment, nous dirons que les machines n’aiment pas et n’ont pas de cœur ! Leur énervement vient principalement de leur égoïsme !

        C’est la sécheresse du cœur qui fait la société chaotique ! La peur est un facteur, mais l’orgueil est le frein ! C’est lui le mur contre lequel bute Rank ! C’est encore le mur qui accable les machines ! un mur constitué par elles et non par un ennemi ! L’orgueil est aveugle et son chien se nomme mépris ! Les machines réclament du respect, tout en ne considérant pas que les autres existent ! Les machines se méprisent tout en s’accusant les unes les autres ! C’est leur orgueil qui cavale ! Il ne leur viendrait pas à l’idée d’aimer, de retenir leur colère, d’essayer de comprendre, d’avoir confiance, de s’apaiser ! Leur maître s’appelle orgueil et c’est leur tyran !

        Qu’est-il demandé aux machines ? D’aimer ! Ce qui implique de plier, de soumettre l’orgueil ! Changer la société, c’est d’abord changer soi-même ! Croire le contraire, c’est l’orgueil qui réclame son dû ! Mais personne ne veut aimer ! Chacun veut sa part ! C’est la logique de l’orgueil, surtout ne pas perdre ! Surtout ne pas être ridicule ! C’est l’effroi de la hauteur ! Toujours avoir le bon rôle ! Comment cela pourrait-il être reposant ? Surtout ne pas être humilié, suprême injure ! Les cochons sont pareils, mais ils ne peuvent pas faire autrement !

        D’où vient ce manque d’amour ? de l’animal qui est en nous et l’amour est quelque chose à découvrir, à inventer même ! C’est le destin de la conscience ! C’est la fleur humaine qui s’ouvre ! C’est l’aventure cosmique et infinie qui commence ! C’est aussi le drame de la machine, quand elle ne veut pas aimer ! Elle est libre et choisit de se durcir dans son orgueil ! A partir de là, toutes les cruautés sont possibles ! Rien de plus dangereux que l’intelligence au service du pouvoir ou de la domination ! L’extermination de masse devient une réalité, grâce à l’industrie, l’organisation !

        Jésus s’offre pour inviter à l’amour ! Il montre le chemin, non de la croix, mais de l’amour ! Mais cela n’est pas suffisant… Chacun est libre et on peut considérer Jésus tel un benêt ! Il s’est fait avoir, a été victime de sa passion (ou de sa folie) ! Aujourd’hui, les machines parlent de justice et ne voient pas leur haine ! Elles parlent de morale et ne voient pas leur mépris ! Le mur de l’orgueil est bien là, quoiqu’ invisible, non reconnu, non avoué ! L’orgueil est infernal, car il a un pied dans la peur !

        Aimer… Faire don de soi… Accepter de perdre… Se montrer doux, patient… C’est cela la force !

                                                                                                    19

        La Machine ne voit pas ce que Rank pourrait lui reprocher… Elle a l’air de chercher, mais non elle ne comprend pas les plaintes de Rank ! Elle fait le compte : elle a mis au monde ses enfants, elles les nourrit, les éduque, veille à leur santé, nettoie leur linge ! Elle a un salaire, elle paye ses impôts, les factures, l’école ! Elle aide Tautonus dans ses ambitions et tout cela est déjà beaucoup et même beaucoup trop, ce qui donne bonne conscience à la Machine, de sorte qu’elle pense même qu’elle se sacrifie, qu’elle ne prend pas de plaisir ! Alors qu’a Rank à gémir, à rouspéter ? Il n’a qu’à suivre le rythme, puisque c’est celui de la droiture, de l’abnégation faite Machine !

        Ici commence la stupéfaction de Rank ! Comment la Machine peut-elle nier ses plaisirs, sa haine, sa vanité ? Comment peut-elle s’abuser elle-même à ce point ? Rank est face à un dilemme crucial : ou bien il acquiesce, abdique devant la Machine, mais alors ses douleurs, sa tristesse sont sans causes et n’existent pas ! ou bien il résiste et confond la Machine, pour lui-même survivre ! Il n’est pas fou tout de même ! Voire ! Car Rank a de plus en plus une mauvaise réputation : il essaie de diviser le groupe, la famille, notamment en répandant son poison chez sa sœur, qui bien entendu est vulnérable !

        Il dresse sa sœur contre les machines ! La diable est moins pernicieux ! Rank est un sournois, qui agit dans l’ombre, sans aucun scrupule ! Il mord la main qui le nourrit ! Inutile de dire que la nuit de Rank s’épaissit ! Ses fondations s’enfoncent dans le sable ! Le soldat Paschic, dans sa tranchée, doute de ce qu’il voit ! L’ennemi a-t-il bougé là-bas ? Pas sûr ! Et d’ailleurs quel ennemi, quelle tranchée ? Le soldat Paschic porte bien un uniforme, c’est donc bien un soldat… et il est en guerre ! Pas sûr ! Mais le fusil, il l’a en mains ? Peut-être ! Et le sang qui coule, là, dans la boue, d’où vient-il ? Du soldat Paschic ! Mais ses blessures sont peut-être factices, à cause de son exagération, de son égoïsme, de son monstrueux égoïsme ! de sa paranoïa, comme dirait la science !

       Le soldat Paschic fume sa pipe, philosophe… Comment font les machines pour se tromper elles-mêmes ? C’est une énigme pour Rank ! Les quarks, c’est bien gentil, mais la vérité, c’est quand même plus costaud ! Comment font les machines ? Une lueur apparaît au loin, comme une luciole... Imaginons… Imaginons…, mais ce n’est qu’une hypothèse bien entendu ! Ce n’est pas le soldat Paschic qui va dicter sa conduite à l’état-major ! Mais imaginons que les machines méprisent tellement le monde que ce même monde n’existe pas ! Hein ? S’il n’existe pas, effectivement on ne l’écrase pas, on est dépourvu de haine et on est un modèle, qui ne mérite aucun reproche ! Fin d’ l’histoire !

       Eh ! Eh ! Ça travaille dans les tranchées ! Ça cogite ! Un soldat ne doit pas seulement exécuter les ordres, mais il doit encore être capable d’initiatives ! Voilà ! Mais résumons-nous : Rank n’est rien aux yeux de la Machine et ce d’autant qu’il apparaît comme faible ! Il n’est que la chose de la Machine, un de ses appendices pourrait-on dire, et ainsi il doit obéir sans discuter ! Comment une jambe pourrait se rebeller ? Comme Rank n’a pas d’existence propre, on ne sent même pas qu’on le blesse ! C’est lui la gêne, l’égoïste, s’il vient à regimber !

       Voilà la Machine exonérée par son mépris ! Elle ne pense pas qu’à elle, puisque les autres sont invisibles ! Ainsi s’explique le comportement des machines : elles ne font que leur devoir, le bien ! Elles n’ont pas d’amour-propre, ni de haine, et pourtant la société est chaotique et n’a jamais été aussi violente ! D’où vient l’erreur ?

       Le soldat Paschic se frotte les mains : il progresse… pas à pas ! Mais de quel droit la Machine méprise Rank ? (« Tiens bon ! » dit Socrate à Rank!) Mais du droit que Rank n’existe pas ! La machine peut mépriser Rank, car il n’est rien et on ne peut pas mépriser le néant ! Il y a tout de même quelque chose qui ne va pas… C’est Rank ! Il ne va pas bien… et il est donc quelqu’un, qu’on ne peut pas mépriser !

       Rank tourne en rond, car pourquoi doute-t-il qu’il a mal, sinon parce qu’il est méprisé ! Il est cuit ! Stress post-traumatique ! Fond dépressif ! Personne n’est coupable ! Il y a de la souffrance, mais ce n’est pas à cause des machines ! Elles sont parfaites ! La Machine surtout !

        Non, elle ne voit pas ce que Rank peut lui reprocher ! Et Rank n’a pas mal non plus ! Le combat devient terrible ! Le brave soldat Paschic ne lâchera rien ! C’est sa vie qui est en jeu ! Ou bien il est fou, ou bien les machines font le mal et méprisent !

        Dans sa tranchée, Rank fait un rêve : il tue la Machine d’une balle dans l’oeil ! Autrement dit, il la confond, il lui met le nez dans son mensonge, son mépris cosmique ! Il lui fait voir sa pourriture, son immonde pourriture, il n’y a pas d’autres mots ! Car combien de soldats Paschic dans le monde ? C’est l’orgueil qui tue les enfants sous les bombes ! C’est les machines qui crient leur haine ou brisent les doux en silence !

                                                                                                   20

        Rank rentre de l’école et se délasse pour un temps, en mangeant son quatre-heures ! Alors qu’il dévore du pain frais, il lit une bible du journal Tintin ou Spirou ! Tif et Tondu, Gil Jourdan, Benoît Brisefer, Johan et Pirluit, Ric Hochet, Alix, Les Belles histoires de l’oncle Paul l’occupent entièrement ! Mais surgit la Machine, qui revient des courses… Elle crie : « Mais c’est ça ! Bouffe ! Bouffe ! Vas-y donc ! pendant qu’ les autres s’ crèvent le cul pour toi ! »

        Interloqué, assommé, Rank rejoint sa grotte… Inutile de dire que cette rage lui a coupé l’appétit ! Mais la Machine n’aime pas la sensualité ! La sienne si (elle s’admire volontiers devant la glace !), mais pas celle des autres ! On ne doit pas se vautrer par exemple, mais toujours se tenir sur ses gardes ! Le sexe également est tabou dans la maison de la Machine, qu’elle tient d’une main de fer ! Ce n’est pas du tout une nécessité ou une question de convenances, c’est bien plus profond et significatif, car cette aversion, cette haine à l’égard du bonheur et de la jouissance des autres est l’un des traits caractéristiques des machines !

        En effet, certaines dans la rue vous font part de leur approbation ou de leur rejet, quant à votre tenue vestimentaire, comme si on leur devait des comptes ! D’autres se montrent surprises de ne pas vous connaître, ainsi qu’elles auraient dû être informées de votre existence, vu leur importance ! Mais généralement, c’est le mépris qui prédomine chez les machines, dès que s’exprime une aisance, une joie qui n’est pas la leur ! Elles cherchent à détruire toute manifestation, tout mouvement qui leur échappent ! Ce totalitarisme se retrouve chez le pauvre comme chez le riche, car l’illusion des machines n’a pas de rang social ! Seuls varient sa manière, son langage, son degré !

        Comment expliquer cela ? Comme nous l’avons déjà dit, la domination animale continue en nous et fait notre égoïsme ! Si elle est nécessaire à notre survie, en constituant notre personnalité, elle nous permet encore d’échapper à la pression de l’inconnu, car nous ramenons tout à nous, comme les animaux qui ne sont nullement dérangés par le cosmos ou la mort ! Entièrement préoccupés par nous-mêmes, nous pouvons alors parler très légèrement de Dieu et de tous les autres sujets ! Dans ce cas cependant, tout élément que nous ne contrôlons pas suscite notre haine, puisqu’il est une fissure dans notre bulle protectrice ! Toute l’angoisse que nous refoulons menace de nous saisir par la différence, l’avis contraire ! En cela nous imitons parfaitement les animaux, qui ne cessent de chasser la présence étrangère !

        Ainsi la Machine ne supporte pas la sensualité de Rank, car celle-ci affirme l’existence d’un autre, lui donne une réalité ! De même, les machines condamnent la joie qui leur fait sentir que le monde est plus vaste qu’elles et qu’elles ne sont pas les maîtres ! Toute réussite qui ne les sert pas doit être éteinte et crée leurs visages de briques ! Leur cœur avare grimace, dédaigne l’enchantement que peut produire naturellement la vie ! La liberté leur est en horreur ! On doit reconnaître leur pouvoir, celui de l’argent ou de la force sociale ! La légèreté les comble de dégoût ! Elles affûtent leurs couteaux devant l’insouciance, l’indifférence ! Elles rendent coupables les oiseaux ! Elles plombent les épis de blé, qui dansent dans le vent ! Elles se moquent des nuages, qui ne savent pas où ils vont !

        Pas question d’ignorer le riche, comme le révolutionnaire ! Les machines sont les carrefours ! Elles sont au péage ! Elles demandent les papiers ! Elles se croient lésées, elles réclament leur dû ou la justice ! Elles crient à la manipulation, à l’exploitation, ou elles arrivent en chaise à porteurs, étonnées qu’on n’ait pas encore laissé la place, souhaitant qu’on tombe à genoux, pour les saluer ! Comment dans ces conditions, pourrions-nous vivre en paix et ne pas détruire la planète ?

        Moins il y a de repères et plus l’inconnu gagne du terrain et plus nous avons recours à notre égoïsme, pour nous défendre ! Ainsi s’explique la tension permanente de nos sociétés ! Comment sortir de là ? Mais il n’y a pas d’autres chemins que d’aimer l’inconnu, de se détacher de soi, de faire confiance ! Si la vie a un sens, demandons-lui des comptes ! Appuyons-nous sur lui, comme le funambule sur son câble ! Mais surtout fuyons l’attitude des machines ! C’est un puits qui ne résout rien, qui ne rend pas heureux et qui ne calme même pas les peurs ! A quoi bon avoir une tête de fer, un sourire de mort ? Que la lumière, la douceur, la compréhension nous traversent, se reflètent en nous, nous éclairent ! Que l’on nous remarque par notre lumière, notre absence d’agressivité ! Soyons les abeilles de la paix !

        Par la patience, échappons à l’égout de l’avidité ! Soyons vraiment utiles, en ne condamnant pas ce qui n’est pas nous, en n’essayant pas de rallier tout le monde à notre cause ! Même avec les meilleures intentions, on peut être un tyran ! La force, c’est d’aimer, pas de haïr ! Ainsi parle Rank, le damné !

 
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