Les enfants Doms (T2, 125-129)

  • Le 18/03/2023
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Doms48

 

   

                          "Va-t'en!"

                            Amityville (79)

 

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    Piccolo avait réussi à quitter le front et ne se sentait pas pour autant un déserteur ! D’abord, il avait été enrôlé de force et surtout, il savait trop bien que c’était l’orgueil de Rimar qui était à l’origine du conflit ! Après la mort de Martinez et avec une patience inouïe, il avait échappé aux deux camps qui se faisaient face et il avait repris le chemin du centre de rééducation matérialiste, car il s’y sentait en sécurité, avec de bons camarades ! On y était loin du tumulte du monde, de sa sauvagerie d’idées, de l’égoïsme horrible de sa pensée ; les territoires étant devenus psychiques, chacun défendant sa domination à coups de mots haineux !

Non seulement c’était le chaos, mais celui-ci en plus, bien entendu, semait le doute, faisait de l’être sincère et de bonne volonté un cœur errant, rongé par l’inquiétude et prêt à se blesser, car on était éberlué, effaré ; on voyait toute logique partir au fil de l’eau et on avait l’impression de marcher sur la tête ! L’injustice avait l’air d’avoir tous les droits ! Elle frappait et reprochait la violence chez celui qui l’esquissait ! Elle se sucrait et tapait du poing quand l’autre mangeait ! Elle paradait et traquait le relâchement autour ! Elle écrasait, demandait toute l’attention et fustigeait, condamnait l’égoïsme qui voulait juste satisfaire un besoin naturel !

C’était l’époque des tyrans de l’esprit, qui plongeaient la simplicité dans un abîme de perplexité et de souffrances ! Qui était fou ? Qui voyait bien ce qu’il voyait ? Piccolo s’était longtemps éprouvé, afin d’obtenir quelque vérité, quelque certitude, car on tend naturellement vers la paix et il ne voulait surtout pas s’aveugler en rejoignant un des ces groupements virulents, violents, qu’il fût de droite ou de gauche, où on criait qu’on avait raison, puisque les autres étaient des pourris, des bons à rien, des vendus ! L’humanité s’était acharnée et s’acharnait à trouver sa liberté, ce qui était bien normal, et elle s’était débarrassée de toute idéologie, quasiment de toute autorité, quitte à dire que l’homme n’était rien, à peine plus qu’une bouse, mais il lui restait un pas essentiel à franchir, qu’elle se regardât enfin dans le miroir de sa domination, de son égoïsme, de sa fureur et de son hypocrisie !

En fait, les humains ne se rendaient pas du tout compte du mal dont ils étaient chacun d’entre eux l’auteur au quotidien, ce qui leur permettait de continuer à croire en leurs illusions, comme celle d’une vie uniquement matérialiste possible, avec le triomphe de la raison au bout, toute à la gloire du progrès ! Pour Piccolo, le centre de rééducation était un moindre mal : il y avait à manger, pour un travail qui ne l’éreintait pas, dans une ambiance plutôt bon enfant et cela lui donnait l’occasion de souffler ! Cependant, au camp, on s’inquiétait de l’absence de Martinez et son successeur, qui avait un drôle de nom : Matsup ! fit venir à lui Piccolo, dès qu’il sut son retour…

Le bureau était toujours une cabane améliorée, ce qui amena un sourire sur le visage de Piccolo, mais Matsup paraissait tout de même bien plus revêche que Martinez ! Il avait un œil froid, un maintien bien plus raide et on sentait chez lui une sorte d’obstination méprisante, voire cruelle ! « Asseyez-vous, Picc… Piccolo ! dit-il. Vous êtes revenu, c’est bien, mais qu’est devenu Martinez ?

_Hélas, il est mort ! » Et Piccolo de narrer les événements et terminant par : « Le plus regrettable, c’est que Martinez ait succombé sous les balles des oppressés, des plus faibles ! Il eût été plus juste, si je puis dire, pour un syndicaliste, qu’il fût la victime des agresseurs, du camp le plus puissant, à savoir celui de Rimar !

_ Mais, Piccolo, nous n’avons pas à choisir un camp plus qu’un autre, puisque cette guerre ne profite qu’aux capitalistes ! Ce sont eux qui sacrifient leur peuple, pour se gaver !

_ Dois-je comprendre que vous ne reconnaissez pas à ces mêmes peuples leur libre-arbitre ? Car bien des Kuraniens ne font que défendre leur sol ! C’est un choix et même une question de survie ! Il est quand même étonnant que vous, qui vous présentez comme un défenseur du peuple, vous ne lui accordiez aucune intelligence, aucune lucidité, en le voyant uniquement manipulé ! »

Il y eut un silence, qui fit que Matsup regarda Piccolo d’une autre manière… « Mais qui es-tu, Piccolo ? demanda-t-il. Un espion, un perturbateur à la solde des capitalistes ?

_ Là ! Là ! s’écria Piccolo en tendant un doigt vers la fenêtre.

_ Quoi là ? fit Matsup, en se tournant lui-même vers la fenêtre, mais ne voyant rien.

_ Il était là, j’ vous dis ! Là ! renchérit Piccolo qui s’était levé, tout excité.

_ Mais qui ça ? demanda encore Matsup, debout à son tour et de plus en plus nerveux.

_ Un capitaliste !

_ Allons, vous n’êtes pas sérieux !

_ Il était là ! J l’ai vu ! Derrière la fenêtre ! cria maintenant Piccolo, qui se mit à secouer Matsup. Il était horrible ! Il nous regardait avec un rire méprisant ! Sa figure était ronde, comme la nôtre ! Rouge, enfin rose, presque la vôtre ! Mais son âme damnée nous vouait à l’enfer !

_ Cessez ce jeu ridicule !

_ Comment ? Vous ne me croyez pas ? répliqua Piccolo, qui plongea subitement ses yeux dans ceux de Matsup. J’ai vu l’horreur et j’ peux en parler ! J’ai vu Martinez baignant dans son sang ! Et j’ai vu ce capitaliste, qui est dans le camp pour nous détruire ! »

Soudain, Matsup fut gagné par la peur et il sortit précipitamment pour donner des ordres ! Des gardiens l’écoutèrent et opinèrent, d’autant que Piccolo derrière avait l’air apeuré ! Ils se mirent donc en chasse du capitaliste et Piccolo en profita pour dire qu’il rejoignait son baraquement ! Matsup ne pipa mot, mais il suivit d’un œil noir « l’enfant prodigue », se demandant s’il ne s’était pas moqué de lui !

                                                                                                126

      La guerre en Kuranie s’enlisait ! Rimar était bien embêté, car il n’avait nullement voulu cela ! Ce qu’il pensait, c’était s’emparer de la Kuranie en un éclair, sans tirer, pour paraître aux yeux de RAM tel le gagnant ! Mais voilà, on n’en finissait plus de détruire et de tuer et il n’était plus question de parader ! Au contraire, on devait donner des explications, inventer des prétextes, pour justifier « l’injustifiable » ! De quoi déprimer ! Le plaisir semblait s’être envolé et Rimar avait le « blues » ! Certes, il n’était pas comme ces enfants morts sous les bombes, mais tout de même « ça » n’allait pas très bien… On avait des langueurs, des vides, des picotements inexpliqués et autant le dire carrément, on ne savait plus à quel saint se vouer et c’est pourquoi on eut recours au soutien de Fumur !

Rimar : « J’en ai par-dessus le… ! A toi, je peux le dire ! Mais ces Kuraniens qui résistent et qui ne se laissent pas tuer ! Ils veulent ma peau ou quoi ! Des égoïstes, voilà ce qu’ils sont ! Bon sang, toujours à vouloir vivre, à n’en faire qu’à sa tête ! Comme s’il n’y avait qu’eux au monde ! Et mes soldats ? Hein ? Il leur faut la télévision, le chauffage, une berceuse pour s’endormir ! Des chiffes ! Ce sont des chiffes ! Je dois presque leur demander s’il vous plaît, pour qu’ils aillent combattre ! Mais qu’est-ce qu’ils risquent ? « Mourir, la belle affaire ! », comme dit la chanson ! On ne peut plus compter sur personne ! Je suis épuisé ! »

Fumur : « Il faut galvaniser les troupes ! donner une valeur idéologique à ton combat ! Il faut que tu fasses appel aux peurs les plus profondes du peuple ! Qu’est-ce que la Kuranie, sinon la décadence, le vice ? C’est un tas d’homos ! le lobby LGBT ! Ce sont des cochons, des pédophiles ! C’est l’homme dégénéré, paresseux, bedonnant, noyé dans le stupre ! C’est l’absence de virilité, la fin des valeurs spirituelles, de l’esprit de sacrifice ! Où est-ce qu’on va ? Bientôt, on se demandera où trouver du sperme ! Il faut réveiller la force ! Qui est le chef ? C’est toi ! Tu es le guide ! »

Les deux hommes convinrent qu’on ferait un discours, qui remettrait les pendules à l’heure ! Le jour J, on étendit un immense drapeau de RAM sur la façade de la Tour du Pouvoir ! On fit venir les gens en masse et au moment opportun apparut Rimar au balcon ! Il y eut un silence et la voix du chef s’éleva, portée par des micros surpuissants ! « Certains se demandent pourquoi nous combattons la Kuranie ! Mais c’est nous-mêmes que nous défendons ! Ce sont nos valeurs que nous protégeons ! Avez-vous envie que vos garçons deviennent efféminés, vicieux et se transforment en homosexuels ? Avez-vous envie que vos filles deviennent des prostituées, des putains, vivant dans la crasse ? Avez-vous envie de donner toute liberté à vos enfants, pour qu’un jour ils vous rançonnent ou vous assassinent ?

C’est cela que nous promet la Kuranie, la décadence ! l’avilissement ! la faiblesse ! la veulerie ! Il y a un monstre à notre porte, qui ne demande qu’à entrer, pour nous sucer le sang ! Il veut notre perte ! Il veut le désordre ! Il veut le chaos ! notre ruine ! Il nous menace de son poison ! Il veut corrompre la famille ! Il veut que le frère soit la sœur et vice versa ! Il veut que le père couche avec la fille et la mère avec le fils ! Et il dira que c’est normal, que chacun est libre ! que c’est cela la modernité, l’avenir ! Est-ce que c’est ça que nous voulons ? Ne sommes-nous pas fiers de nos règles, de notre morale, de notre respect à l’égard des anciens ? Ne cherchons-nous pas l’approbation, la bénédiction de Dieu ?

Je vois un homme nouveau dans RAM ! une femmes nouvelle ! Ils seront forts tous deux ! Ils seront sains ! Ils n’auront pas honte de leur correction, de leur droiture, de leur discipline ! Ils seront purs et ils pourront tendre bien haut leur front vers le ciel ! L’homme sera la force ! Il défendra son foyer contre les puissances du mal, quitte à donner sa vie ! La femme sera le soutien, la maternité, le pilier ! Sans elle, l’homme sera perdu ! Elle dira à l’homme : « Tue » et il ira tuer ! Elle dira aux enfants : « Regardez votre père comme il est fort, comme il est brave ! C’est un héros, qui défend la patrie et qui vous protégera ! Honorez-le ! »

Allons-nous nous laisser faire ? Allons-nous laisser la fille coucher avec le père ? Allons-nous laisser le garçon porter une jupe ? Allons-nous laisser l’étranger nous pervertir ? Allons-nous nous battre ou nous mettre à pleurer, en demandant pitié ? Sommes-nous des hommes, oui ou non ? Sommes-nous déjà atteints par leur vice, leurs manières troubles et pernicieuses ? Sommes-nous de RAM, oui ou non ?

Nous vaincrons, car les autres sont lâches ! Nous vaincrons, car nous sommes les plus forts et parce que nous n’aimons pas la vermine ! Nous vaincrons, car nous sommes en colère ! Nous vaincrons, car nous aimons l’ordre ! Nous vaincrons, car nous détestons leurs discours, leur morgue, leur bassesse ! »

Soudain, Rimar tend le bras, pour sentir au bout de ses doigts toute la force qui est en lui, et les auditeurs en font autant, transportés ! Le reste n’est plus qu’une clameur électrique : « RAM ! RAM ! RAM ! »

                                                                                                   127

      « Dis grand-père, c’est quoi un éditeur ?

_ Un éditeur ? C’est comme une vache !

_ Hi ! Hi !

_ Waoouh ! Grand-père ! Tu dis n’importe quoi !

_ Mais non, ma petite ! L’éditeur fait chaque jour le même chemin, comme la vache, mais au lieu de brouter de l’herbe, il broute des pages !

_ Du papier ?

_ Oui, du papier et l’éditeur le mâche lentement, en regardant bêtement autour de lui ! Si on s’approche et qu’on lève soudain un bras, il est surpris et sursaute ! Vous avez déjà vu une vache sursauter, les enfants ?

_ Ouuui ! fait le petit garçon.

_ Mais l’éditeur publie des livres ! réplique la petite sœur.

_ C’est vrai : de temps en temps il lève la queue, pareil à la vache, et… splash ! Un livre tombe derrière lui !

_ Hi ! Hi !

_ Beurk !

_ Après des mouches viennent sur le livre et lui donnent un prix ou non !

_ Tu es méchant, grand-père ! Moi, j’aime bien les livres !

_ Tu as raison : ils sont comme des mouettes sur les champs !

_ Oh ! C’est joli, grand-père !

_ Moi, je préfère la télé ! dit le garçon.

_ L’éditeur aussi, tu sais ! Ce qu’il voudrait, c’est dormir devant la télé, pour ne pas voir le temps passer !

_ Les vaches rentrent le soir et on leur prend leur lait ! explique la petite.

_Le lait des éditeurs, c’est la page blanche ! Il y a des écrivains qui boivent de ce lait et ils n’ont plus d’idées ! Ils sont là devant leur ordinateur et ils disent : « Maman, je ne sais plus quoi écrire ! Mon cerveau est vide ! »

_ Pourquoi ils appellent leur maman ?

_ Mais parce qu’ils ont peur ! On appelle ça l’angoisse de la page blanche ! Tu comprends, ce sont des écrivains connus ! On dit d’eux qu’ils sont de grands penseurs ! Mais voilà qu’ils n’ont plus d’idées ! Que vont-ils devenir ? C’est comme s’ils n’existaient plus !

_ Han !

_ Mais comment on peut plus avoir d’idées ?

_ Mais à cause du lait des éditeurs ! C’est un lait sans idées ! Pourtant, l’éditeur fait son beurre ! C’est-à-dire qu’il gagne de l’argent ! Vous connaissez l’expression, les enfants ?

_ Les éditeurs sont riches, alors !

_ Oui, c’est la crème !

_ Hi ! Hi !

_ Ce sont des gens très importants ! Ils ont des noms, quand on les prononce, ils font tomber à genoux, tellement c’est des noms célèbres, avec plein de pouvoir ! Les éditeurs ont pignon sur rue !

_ Qu’est-ce que ça veut dire ?

_ Eh bien, que les maisons d’éditions, c’est comme les banques ! C’est très… très prestigieux !

_ C’est l’étable des éditeurs, alors ?

_ Mais oui, t’as tout compris ! Vous savez, si on a des idées, c’est dangereux !

_ Pourquoi tu dis ça, grand-père ?

_ Parce que les vaches n’aiment pas du tout la nouveauté ! Allez, les enfants, on va faire l’éditeur qui mâche du papier ! Voilà, vous mastiquez lentement et vous regardez droit devant vous, en disant : « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »

_ « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »

_ Et maintenant on publie un livre… Avec le bras, vous faites la queue… Vous la soulevez et splash ! Un livre !

_ Et splash ! Un livre !

_ Vous sentez vraiment pas bon, les enfants !

_ Hi ! Hi ! 

_ Mais les livres, c’est beau grand-père ! »

                                                                                                128

      « Moi, j’ai fait polytechnique, X 1964 ! Quoi dire ? que j’étais pas dans la « botte » au concours ? J’ai quand même intégré cinquante-et-unième ! J’aurais pu finir à Supélec ! J’avais aussi des vues sur Normale Sup, mais c’est pas le même prestige ! Pas galonné !

Après, j’ai plutôt été un bon élève… J’ai eu quelques petites ennuis, des retenus essentiellement… Dame, une discipline stricte à vingt ans, c’est dur à supporter ! J’ai donc commis quelques écarts ! Par exemple, j’ai enfermé un première année dans un labo ! C’était pas bien méchant, mais j’ai été sanctionné, c’est la règle ! D’autres ont eu des problèmes bien plus sérieux et couic ! Ils ont commencé à sentir le fagot !

On avait des profs qu’étaient célèbres… Des gentils… On pouvait jouer aux cartes, en haut de l’amphi ! Mais bon, le programme est chargé, attention ! On bouffe du X, d’où le nom de l’école ! Des maths et encore des maths ! Pas vraiment l’ temps pour la littérature ! A une autre époque, y avait encore des cours de danse, mais tout s’perd, n’est-ce-pas ? Les manières, etc. ! Et puis bouger son corps, dans tous les sens, c’est comme ça qu’on danse aujourd’hui !

Quoi d’autre ? Évidemment, on doit suivre la formation militaire… Mais j’ai jamais été très bon physiquement ! Problèmes de pieds, de voûtes plantaires ! Oh ! C’est pas les pieds plats, y peut pas avoir ça dans la famille ! Non, mais des douleurs… Enfin, j’suis pas Tarzan, non plus ! Mon père, lui, a servi dans la Marine ! Mal noté ! Il a été X lui aussi, mais il est sorti presque dernier, d’où la mer… Il n’aimait pas vraiment ça, malade au Tonkin, anémie ! Puis, marié et les magasins La Touche ! Naissance de Bibi, etc. !

Pour éviter un tel sort, me suis poussé ! Les Mines ou les Ponts ? Les Ponts ou les Mines ? Les Chemins de fer ? Je me suis retrouvé à Dieppe, aux Phares et Balises ! La jetée Pascal, c’est moi ! Les nouvelles écluses, aussi ! Le phare du Bidou m’a donné de la peine ! Dame, c’est qu’il y a de l’effort sur la construction ! Faut prévoir le pire ! J’étais apprécié d’ la société dieppoise, du moins, j’ le crois ! Mais j’ai eu des frictions avec le préfet !

Faut dire que j’ le connaissais ! Il avait émis un avis défavorable à l’obtention d’une bourse, pour un camarade de promo ! Donc, j’avais à l’égard du Monsieur une certaine aversion ! Mais lui, m’a pas loupé ! Il a fait un rapport salé ! Il est allé dire au ministre que, si j’étais intelligent, j’étais pas mature ! que j’étais dispersé, qu’il fallait me surveiller ! Et patati et patata ! J’étais mortifié, pensez ! Avec le temps, je me dis que je jetais p’t’- êt’ ma gourme ! J’étais pas tout blanc, sûr, mais lui, l’préfet, il était en partie tout noir !

Me suis retrouvé à Rochefort, pour la construction du canal ! C’était comme une punition, mais j’ai accepté ma nouvelle tâche ! J’ai d’ailleurs bien fait, puisque c’est là que j’ai rencontré ma femme ! Elle a été mon soutien et elle l’est toujours ! Son père est à l’origine des textiles Acror, que j’ai intégré par la suite ! Eh ! Eh ! Question de revenus ! J’ai fini par démissionner de l’administration, pour la pantoufle, comme on dit ! Mais avant ça, y a eu l’affaire !

Je me suis aperçu qu’on avait mal compté mon temps de travail à Dieppe, ce qui allait influencer ma retraite ! J’ai réclamé mes droits auprès de l’État, mais il m’a été répondu que, d’après le rapport du préfet, je n’avais pas rempli toutes les conditions, que j’avais demandé un congé pour raisons personnelles, etc. ! C’est vrai que j’avais toujours mes problèmes aux pieds et que j’avais essayé de les soigner, par des cures notamment, mais tout cela était connu et légitime ! Il y avait les attestations des médecins, mais fallait voir aussi, derrière tout ça, la main malveillante du préfet !

Derechef, j’ai répondu au ministre, preuves à l’appui ! Et il a fallu en convenir : je n’avais pas manqué à mon devoir et je devais récupérer mes points ! On m’a fait une proposition : j’aurais une prime, mais surtout l’extérieur, mon honneur seraient saufs ! Sur mon carnet de notes, les mauvaises remarques du préfet n’apparaîtraient pas ! J’aurais voulu dénoncer l’injustice de celui-ci, sa personnalité acrimonieuse et néfaste, mais ce n’était pas mon rôle ! C’est pas au jeune de déboulonner l’aîné, et j’suis rentré dans l’ rang ! J’en suis resté mi satisfait, mi déçu et en tout cas, ça m’a épuisé !

Après le canal, j’ suis entré dans l’ privé, comme j’ l’ai dit ! J’ai rejoint l’usine de mon beau-père et j’ai fait ma pelote, et quelle pelote ! Là, les millions sont v’nus et avec eux un fils ! Il n’est pas X, mais il a suivi HEC ! Il est directement allé vers le « management » ! Il est vrai que l’époque a changé et que Polytechnique maintenant, c’est un peu l’ bordel, non ? Y a la mondialisation qui est passée par là ! C’est certainement plus scientifique, mais servir l’État doit rester une source de fierté ! Aujourd’hui, j’ suis à la retraite… Avec ma femme, on va s’promener le dimanche… De toute façon, j’ peux plus aller bien loin, rapport à mes pieds !

Qu’est-ce que je retiens d’ la vie ? Qu’est-ce que je dis à mes p’tits enfants ? Ben, qu’il faut faire son ch’min ! qu’on a tout intérêt à être droit, mais qu’y a des pièges ! On peut être mal noté, à cause de la jalousie d’ certains ! Mais cela n’empêche pas d’accomplir son devoir ! Et puis, on sait pas tout ! Des fois, à l’école, j’ regardais les nuages… et je m’ demandais où ils allaient et si les choses ont un sens ! »

                                                                                                 129

       Piccolo est en cours, dans le centre de rééducation marxiste (ou matérialiste)… C’est une femme à l’allure sévère qui fait classe… « Nos camarades installent en ce moment des barricades pour bloquer la ville ! dit-elle. Partout des flammes, hi ! hi ! Ou bien de gros containers ! C’est des hommes, ça ! Quelqu’un peut-il me rappeler pourquoi on bloque la ville ?

_ C’est pour lutter contre le réforme des retraites ! répond Piccolo. Car c’est une réforme i… euh… i… inique ! Voilà c’est ça ! Elle est injuste et brutale, à cause des riches et des exploiteurs !

_ Mais c’est très bien, Piccolo ! Je te mets un bon point !

_ Merci, m’dame ! Mais la contestation montre aussi qu’on n’ sait toujours pas vivre !

_ Qu’est-ce que tu dis, Piccolo ?

_ J’ dis que la contestation montre encore que la vie matérialiste est impossible !

_ Attention, Piccolo, car tu vas être puni ! Je t’enlève déjà ton bon point ! Sache que je ne supporterai pas davantage ton insolence !

_ Bien sûr que non ! Mais que feriez-vous sans les riches et les exploiteurs ? Pourquoi la réforme de la retraite nous paraît inadmissible, si ce n’est parce que nos vies sont vides ? Quelle bande de tartuffes nous sommes ! (Il chante…) « C’est la lutte finale... » Y a pas plus tarte que ce chant-là ! Comme si nous n’étions pas tous égoïstes ! Comme s’il pouvait y avoir un règne enchanté de camarades ! Comme si les méchants étaient seulement les capitalistes ! Faut vraiment être un benêt pour croire des trucs pareils !

_ Piccolo, tu dépasses les bornes ! Le mitard t’attend !

_ Et allez donc ! C’est votre autorité qui triomphe ! C’est vous le maître ! Où est l’égalité, le camarade ? La lutte contre la réforme n’est qu’un prétexte pour jouer les gros bras ! Les voyous sont aux anges ! Y a du chaos ! Les vautours sont de sortie ! Tous les paresseux, les menteurs, les casseurs se réveillent ! Nous ne savons pas vivre dans l’un des pays les plus riches du monde ! Nous avons tout et nous voulons détruire, comme Rimar qui s’ennuie !

_ Mais tu mélanges tout !

_ C’est vous qui êtes bornée ! Ce sont les syndicats qui dirigent le pays ! Voilà les caïds, les nouveaux maîtres ! L’ego se rebiffe, car de toute façon la réalité matérialiste n’est pas supportable ! Comment imaginer travailler toute sa vie, pour un salaire moyen et mourir ? Quel intérêt ? Comment accepter une routine ennuyeuse, pénible, pendant des années, avant d’apprendre quelle maladie nous conduit à la tombe ? L’amour des proches, la famille ? Elle se disloque forcément, chacun cherchant sa voie ! Comment se réveiller chaque matin, pour obéir ? Comment vivre sans grandeur, sans idéal ? Comment crever de soif ?

_ Je ne comprends pas…

_ Mais si ! Pour ne pas voir cette triste destinée, eh mais ! Y a un moyen ! La révolte ! Oh ! Là, on montre les muscles ! Finie la routine ! Là, on a le sentiment d’être forts, de grandir ! La révolte donne un sens à la vie ! Et on continue à se mentir ! Et allez donc ! Car on dit encore : « Tant qu’il y aura des profiteurs, on s’ra pas heureux ! » Mais dans d’autres pays, on a déjà essayé de tous les tuer ! Et l’esclave est devenu le maître, pire que l’ancien maître ! « Seigneur, (Piccolo prie…), donne aux marxistes, à l’extrême gauche, aux ultras et aux anars un peu de courage, un peu de sagesse, pour qu’ils deviennent doux et généreux ! Pour qu’ils aiment les oiseaux du ciel et qu’ils se moquent des riches ! Parce qu’ils seront délivrés de leur ego ! »

_ C’est pas possible ! Piccolo un croyant ! Un obscurantiste ! Un superstitieux ! Un calotin !

_ Tais-toi, femme ! C’est moi, le syndicat ! (Piccolo se fait armoire à glace…) Personne, vous m’entendez, personne ne passera par ici ! Grounf ! Car maintenant, ça suffit ! Le gouvernement ne nous écoute pas, alors c’est fini ! C’est nous qui commandons le pays et on fera selon notre volonté ! C’est bien simple : ou le gouvernement retire son projet de loi, ou on bloque tout ! Car la loi, c’est nous ! Grounf ! Pourquoi je vis sur cette planète ! Mais pour combattre le profiteur ! Qu’est-ce qui caractérise le profiteur ? C’est qu’il ne respecte pas les gens et les prend pour des billes ! Comme moi en ce moment ! Il est aussi égoïste que moi, qui pose des ultimatums ! Pourquoi je ne change pas, alors que je sais que mon attitude et celle du profiteur sont pareilles et condamnables ? Mais parce que s’il veut jouer aux cons, on s’ ra deux !

_ Piccolo, mitard !

_ Oui, chef ! Bien chef ! Avouez que je vous donne de l’importance, du plaisir ! Tout marche comme vous voulez ! « C’est la lutte finale... » Ah ! Ah ! »

 
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