orgueil

  • Rank (52-56)

    Rank8 1

     

     

                         "Quelle formation avez-vous?

                           _ J'ai fait Crève-coeur!"

                                            Le Maître de guerre

     

                                                  52

         Rank casse des cailloux… Ils sont plusieurs comme ça, dans leur tenue de bagnard, sous la surveillance des gardiens de la Machine ! « Quelle vie ! fait un prisonnier à côté de Rank, qui hausse les épaules.

    _ Ne me dis pas que tu supportes ça ! s’écrie d’une voix étouffée l’autre, choqué par l’indifférence de Rank.

    _ Ce soir, je me fais la belle !

    _ Tu quoi ? Bon sang, jamais ça marchera ! Ils te rattraperont et ce sera mille fois pire ! T’en prendras pour dix, vingt ans !

    _ Tu vois le soleil couchant là-bas, avec ses rayons d’or crevant les nuages ? C’est ma vie ! Tu sens cette odeur ? C’est celle du cyprès mouillé ! Elle est synonyme de fraîcheur, comme la terre trempée mêlée aux feuilles d’automne ! Regarde cet oiseau qui plane… Quelle majesté, quelle liberté ! Et nous, nous serions esclaves de la Machine ?

    _ Tu ne sais pas comment c’est dur à l’extérieur ! Au moins ici, on a à manger !

    _ Et vous là-bas ! crie un gardien. On s’ remet au travail, sinon... »

          Dans l’obscurité, Rank escalade le mur… Ça fait des mois qu’il prépare son coup et bientôt, il chérit les arbres et le chant du vent ! Au matin, il entend les chiens qui le cherchent, mais ils sont bien loin et Rank ne s’en inquiète pas, mais la faim le tenaille et il doit s’approcher de la ville ! Rank se nettoie dans un ruisseau, afin d’être présentable et de passer inaperçu, puis il rejoint le tumulte du trafic, celui des hommes, alors qu’il est encore plein de la tranquille beauté de la nature, tant elle est immense !

          Ici, l’agitation est constante, fracassante, laide, dépourvue de sens ! Rank se croit soudain de retour dans la prison et n’est-il pas de fait entouré d’esclaves ? Chacun se plaint, se dit la victime de la nécessité, de son employeur ! Les murs autour sont gris, hauts, sans âme et là encore on parle de besoins : il faut loger les gens et on manque toujours de solutions ! On ne cesse de construire et pourtant il n’y en a jamais assez !

          Quelle différence avec la nature, où se plaisait Rank ! La ville elle aussi est un monde clos et qui détruit celui qui l’entoure, comme la Machine ! Hors d’elle point de salut ! Timidement, avec la peur d’être reconnu, Rank regarde les visages de ce transport en commun et subitement, il est saisi par l’angoisse ! La Machine est partout ! Sa haine, son orgueil, son mépris est ici, là et encore là-bas !

           Rank ferme les yeux : se peut-il qu’il soit trompé par une hallucination, est-il le jouet d’une affection mentale ? N’exagère-t-il pas ? N’est-ce pas lui maintenant le paranoïaque ? Ne serait-il pas misanthrope ? Rank repense à la Machine… Elle ne voit pas les autres ! La contredire, lui montrer ses défauts, ses torts, c’est l’injurier ! Elle ne conçoit pas la différence ! On lui doit la soumission et n’est-ce pas là notre folie ?

          Notre domination animale s’étend telle une toile d’araignée et tout ce qui nous intéresse, c’est que des proies s’y laissent prendre ! La « citadelle » de l’humanité s’élève, se dresse sur sa planète, en la tuant ! Elle présente ses murs à quiconque la remet en question ! Comme la Machine, dès que son orgueil est touché, elle affiche son mépris, déverse sa haine bouillante par les créneaux ! C’est plus fort qu’elle, sa furie lui tient lieu d’alarme !

          Impossible pour Rank de trouver une brèche ! Il est fait comme un rat ! Il s’est enfui de la prison de la Machine, pour en trouver une autre plus vaste, apparemment plus variée, plus ouverte, mais ce n’est là qu’un faux-semblant ! La même surdité que celle de la Machine parcourt la société ! Le même mur lisse, impénétrable, la ceint ! La même fierté, la même hostilité rongent les cœurs ! La même hypocrisie, la même bêtise !

          Que peut-on espérer ? Aujourd’hui, la nature donne ses coups de bélier contre la forteresse humanité ! Mais elle n’a pas bien entendu de message clair ! Elle n’explique pas, ne donne pas de solutions ! La science parle de chiffres, mais nous sommes avant tout sentiments ! Les hommes ne se voient pas tels qu’ils sont et ce que Rank leur dit leur est odieux ! Nous ne sommes pas bons et c’est d’abord nous-mêmes que nous devons changer !

          Le soir tombe… Beaucoup dans la ville se croient libres et vont chercher l’aventure, l’ivresse ! Les hauts murs de la société ne nous enferment pas moins pourtant et c’est notre égoïsme qui nous condamne, qui est notre boulet ! Dans ces conditions, comment Rank pourrait-il survivre sans la foi ?

                                                                                          53

          La Machine se rend à sa réunion hebdomadaire et elle gare sa petite voiture, l’esprit léger ! Enfin, elle va se donner du temps à elle-même ! Enfin, elle va pouvoir se consacrer à sa personne ! Enfin, elle va retrouver d’autres femmes, qui ont aussi ses problèmes, et elles vont pouvoir en parler ! Fini l’égoïsme des hommes ! C’est enfin une réunion pour les femmes, par des femmes, à l’égard des femmes, sur des femmes, par rapport aux femmes, au sujet des femmes, de la femme, la femme enfin respectée, considérée, prise au sérieux, avec ses problèmes de femmes, ses soucis de femmes ! C’est la femme enfin !

           La Machine sourit à d’autres femmes qu’elle connaît et qui participent également à la réunion ! Ce sont quasiment des copines et elles aiment bien la Machine, car c’est une femme douce, modeste, humble, toujours au service des autres ! C’est encore une femme méprisée, martyrisée, qui se sacrifie en silence face à l’ingratitude de sa famille, des hommes ! C’est une femme oubliée et qui est pourtant à l’origine du succès de son mari, de ses fils ! Être obscur, qui n’élève jamais la voix, elle effectue chaque jour son devoir, comme le bœuf que tout le monde néglige, tellement on est habitué à ce qu’il obéisse ! Tout le monde connaît son destin : un soir, fatigué d’avoir labouré tant et tant, il se couche sur la terre et lève sa tête, déjà pesante, vers le ciel, où, au milieu des rayons d’or du couchant, les anges s’apprêtent à le recevoir et à lui apporter les lauriers du paisible et loyal serviteur !

          Cette « couronne », la Machine semble la porter en permanence, car, derrière son faible sourire, on devine une souffrance immense, celle de l’âme incomprise, qui aime et pardonne malgré la haine et les crachats qu’elle essuie ! La sainteté de la Machine est évidente, mais ses copines remercient cette dernière de ne pas l’exhiber, car elles-mêmes alors pourraient se trouver quelque défaut ! Enfin, tout ce petit monde est plein d’affection pour lui-même et on s’installe joyeusement sur les chaises de la réunion ! On a le sentiment ici de se faire justice et voilà qu’apparaît la conférencière ! Oh ! Que ce mot est vilain, car il laisse supposer que cette femme, qui va parler, qui est aussi psychologue, se place au-dessus des autres, en sait plus long, pourrait se targuer d’être plus avertie, ce qu’elle ne supporterait pas ! Il n’y a en effet dans cette salle que des sœurs, des victimes ! Le seul air qu’on y respire doit être celui de la compréhension, de la solidarité et l’oratrice le répète, le réaffirme ! Tout son être crie l’égalité !

          « Bien, mesdames, dit-elle, ce soir nous allons étudier un cas un peu particulier ! La semaine dernière, nous avons examiné la nocivité du pervers narcissique et tout aussi toxique est le paranoïaque ! Orgueilleux comme un paon, il croit que son entourage complote contre lui, ce qui le rend agressif, compulsif, soupçonneux, haineux, etc. Bref, c’est un vrai calvaire, surtout s’il est votre employeur ! Comment gérer un homme atteint de la maladie de persécution ?

           Eh bien, mesdames, je vais vous demander de faire preuve de patience ! N’essayez pas d’attaquer de front un paranoïaque, il se cabrera et pourra se montrer violent ! Rassurez-le comme on apaise un enfant ! Dites-lui combien il compte, puisque bien des paranoïaques ont une pauvre image d’eux-mêmes ! Raisonnez-le, car il est en proie à des attaques imaginaires ! Il s’endormira bientôt dans votre main ! »

           Le cours ou la réunion continue, avec des questions réponses, des mises en situation, des rires, des éclats, puis chacune s’en va, rayonnante, satisfaite, confiante, et le lendemain, il fait un soleil magnifique quand la Machine sort sur sa terrasse, pour admirer ses fleurs ! Ne sont-elles pas celles-ci, par leur délicatesse, le reflet de son âme ? Au-delà s’étend à perte de vue un terrain désertique, où travaillent des milliers de Rank, telles des fourmis pour les plus lointains ! Que font-ils ? Ils extraient les pierres d’une carrière, les taillent, les tirent, les hissent, pour former une statue gigantesque à l’image de la Machine !

            On entend des hans profonds, mais aussi des coups de fouet, car des gardiens assurent le rythme ! Sous une ombrelle tenue par un esclave, la Machine visite le chantier et soudain un Rank s’écroule. Un gardien, pris de pitié, va pour lui donner de l’eau, mais la Machine l’arrête : « C’est un paranoïaque ! dit-elle. Ils sont toujours en train de se plaindre ! Si tu commences, tu vas y passer en entier ! C’est moi qui t’ le dis ! Prête-moi plutôt ton fouet ! »

           La Machine frappe le Rank, qui pour échapper à la douleur se remet tant bien que mal debout ! « Tu vois, reprend la Machine en redonnant le fouet au gardien. C’est comme ça qu’il faut traiter les hommes ! Qu’on batte les tambours et que notre chant s’élève dans la clarté matinale ! »

           Les tambours retentissent et les Rank entonnent : « Gloire à la Machine ! Gloire à la Machine ! »

                                                                                      54

         « Citoyen Rank, vous avez été déclaré coupable d’âgisme ! Avez-vous quelque chose à rajouter ? »

           Rank dormait dans sa chambre, quand des coups sourds ont ébranlé la porte ! « Ouvrez ! Ouvrez ! Au nom du Comité de salut public ! » a-t-on crié et pris de panique, Rank s’est précipité vers la fenêtre, pour s’enfuir, mais la porte a été enfoncée et des femmes ont saisi Rank, avec des yeux pleins de haine !

           La suite ? La prison, la paille humide, des hommes hagards, mornes, des pleurs, des gémissements ! C’est la Terreur féminine, avec des hommes dévorés par l’angoisse, conduits on ne sait où, à la lueur des torches !

    « Je suis innocent ! réplique Rank, ce qui provoque l’hilarité générale.

    _ Ah ! Ah ! Bien sûr ! fait la juge. Tous les hommes sont innocents, même ceux qui tuent nos sœurs ! Mais, d’après la loi, tu as une minute pour plaider ton cas ! Fais vite !

    _ Encore faudrait-il que je sache qui m’accuse, de quelle affaire il s’agit ?

    _ Mais tu aurais trouvé vieille et laide la Machine !

    _ Ce n’est pas ma faute… J’ai surpris la Machine sans ses lunettes bleutées ! J’ai vu les « éperons » de ses yeux, ses rides si vous préférez, et alors j’ai vu toute la laideur de son âme !

    _ Quelle ignominie ! s’écrie rageusement la procureure. Revoilà la domination masculine ! Revoilà le fléau ! Une femme vieillit et alors ? N’est-ce pas naturel ?

    _ Alors pourquoi s’emporter ? Pourquoi s’indigner de mon regard ? Pourquoi la Machine est-elle honteuse de son visage ?

    _ Parce que vous n’avez pas à nous critiquer, à nous imposer vos diktats !

    _ Mais la vieillesse en soi n’a rien de laid ! Au contraire, elle « transfigure » nos sentiments ! Là où ça va pas, c’est quand nous sommes avides, orgueilleux !

    _ Suffit ! coupe la juge ! Vous manquez de respect à la machine et vous êtes donc coupable ! Emmenez-le ! Affaire suivante ! »

    Rank est ramené en prison, mais une gardienne lui dit : « Tu m’ plais, beau brun ! Tu sais, j’ peux m’arranger pour que tu ne sois pas de la prochaine charrette ! Faudrait juste que je te plaise aussi, tu vois ce que je veux dire !

    _ Oh ! Mais vous êtes très désirable ! Ce s’rait dur de vous dire non...

    _ Alors, marché conclu ?

    _ Non, je regrette, mais c’est non…

    _ Quoi ? Mais pour qui tu t’ prends ?

    _ Vous êtes tendue, angoissée… et c’est pour cela que vous êtes excitée ! Si je me mets avec vous, il faudra tout le temps s’occuper de vous, car votre peur ne s’arrête que quand vous êtes le centre d’intérêt ! Or, ce n’est pas ce que je veux… ou plutôt je ne vous donnerai pas satisfaction !

    _ Mais qu’es-ce que c’est qu’ ce charabia ?

    _ Pour parler crûment, je n’ai pas envie de vos fesses tout le temps, dans le pare-brise ! J’ai besoin d’air, de grandeur !

    _ Espèce de mufle, goujat !

    _ Laisse, fait une autre gardienne. Il est sûrement gay ! Le genre intello, c’est minable au lit ! Allez, les garçons tous à poil ! Faut mettre la chemise du condamné ! Montrez vos queues, qu’on s’rince l’œil ! Ah ! Ah ! » 

           La charrette pour l’exécution se met en route, sous les quolibets de la foule féminine. A côté de Rank un jeune homme sanglote. « Elles l’ont condamné, parce qu’il est encore puceau ! précise un prisonnier plus âgé, à l’oreille de Rank.

    _ Pleure pas ! dit celui-ci au jeune homme. Elles n’en valent pas la peine ! » 

          Le ciel est noir et les têtes tombent. Au moment où Rank sent le couteau lui trancher la gorge, il se réveille en sueur : et un cauchemar et un !

           Il s’habille lentement et descend à la cuisine… « Dis donc, lui crie la Machine, c’est pas un hôtel ici ! Qu’est-ce qui s’ passerait si tout le monde se levait quand ça lui plaît ! Eh bien, y aurait plus qu’à mettre la clé sous la porte ! Crois-moi, va falloir changer d’attitude ! »

                                                                                         5 5

             Tautonus est mort et il se retrouve assis dans une salle aux couleurs criardes et ornée d’affiches qui disent : « Non au tabac ! », « L’alcoolisme, ça s’ guérit ! », « Un appel peut sauver du suicide ! » A côté de Tautonus, un homme, à l’allure pauvre, au visage fatigué, tousse, essaie de se distraire en ramenant ses pieds sous lui, avant de les étendre à nouveau ! Il se tourne vers Tautonus, qui paraît perdu, et il lui fait, entre deux raclements de gorge : « Il faut que vous preniez un numéro ! 

    _ Ah bon ? répond interloqué Tautonus. Vous êtes sûr ? Enfin, j’ veux dire…, il doit y avoir une erreur… J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Oui, oui, vous expliquerez ça quand on vous appellera… et c’est pourquoi il vous faut un numéro !

    _ Où est-ce que je dois le prendre ? Je n’ai pas l’habitude… En fait, c’est la première fois que je viens dans ce genre d’endroits !

    _ A la borne là-bas...

    _ Merci. »

             Tautonus se lève et va chercher son ticket… A ce moment, un enfant se prend dans ses jambes et une femme crie, en se penchant hors d’un guichet : « Sébastien, veux-tu revenir ici ! Tout de suite ! Sébastien, ne m’oblige pas à aller t’ chercher ! » L’enfant rit et va se perdre un peu plus loin, ce qui provoque la colère de la mère, qui finit par quitter son siège !

            Tautonus trouve soudain l’ambiance étouffante et va tout de même se rasseoir, sous le mince sourire de son voisin… Puis, c’est de nouveau l’attente, quand beaucoup de questions bousculent le cerveau de Tautonus : « Que fait-il là ? N’a-t-il pas de son vivant accompli tous ses devoirs ? Il a fait le maximum ! Il a rendu service à plein d’gens ! »

            Il est interrompu par son numéro qui apparaît et il file vers le guichet désigné. On est là coincé entre des panneaux et pourtant la femme qui est derrière le bureau affiche un beau sourire ! « A nous ! dit-elle. Nous sommes ici pour voir à quelle retraite vous avez droit, après la mort… Bien sûr, elle est calculée suivant le nombre de vos points… et il se peut qu’on arrive à la vie éternelle ! Hein ?

    _ Mais c’est sûrement ça ! J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Très bien ! Votre nom…

    _ Tautonus…

    _ Tautonus, répète l’employée, en tapant sur son clavier. Hum, je ne vois pas Tautonus… Vous êtes sûr d’avoir un dossier chez nous ?

    _ Mais… mais oui, je pense, répond Tautonus, qui maintenant s’agace, en sentant l’angoisse monter en lui. J’ai été un élu… J’avais des idées, des convictions, des priorités ! J’ai modernisé ma ville ! J’en ai fait une mégalopole respectée ! Il fallait loger des gens et…

    _ Dont acte !

    _ Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

    _ C’est bien ce que vous répondiez froidement, quand on vous embêtait ! Dont acte !

    _ Je ne… comprends pas…

    _ Par exemple, quand Rank vous demandait un peu d’amour, car il souffrait à cause de la Machine, vous lui disiez seulement : « Dont acte ! », comme s’il n’était qu’une chose, qu’une question administrative !

    _ Je ne me rappelle pas…

    _ Non, ça ne m’étonne pas… et vous savez pourquoi ? Parce que votre confort était menacé ! Vous avez complu à la Machine, pour être tranquille… et vous ne lui avez pas rendu service, soit dit en passant !

    _ Mais enfin qu’est-ce qui s’ passe ? Où sommes-nous ici ?

    _ Je vous explique : nos points retraite, c’est quand on lutte contre son orgueil ! Ici, les heures de pointage, on s’en fout ! Or, si vous avez peut-être aider beaucoup d’ gens, c’était à la condition que vous ayez une position éminente, du pouvoir, d’où votre froideur implacable, votre haine à l’égard de ceux qui vous dérangeaient !

    _ Mais il y a mes luttes électorales, mes permanences, les conseils avec l’opposition !

    _ Oui, vos frasques !

    _ Co… comment ?

    _ Quand Rank se démenait pour nous, quand il suait pour survivre, car il combattait pour la vérité ! quand il courait comme un lapin, à droite, à gauche, la peur au ventre, et qu’il mendiait dans la nuit un peu d’ compréhension, mais vous appeliez ça : « Ses frasques » !

    _ Je… je ne me rendais pas compte… Je suis désolé !

    _ Vous pleurez ? Mais c’est pas une solution !

    _ Vous êtes vraiment sans pitié !

    _ Mais c’est encore ce que vous répondiez à Rank ! Il y a toujours une solution raisonnable, lui disiez-vous ! Il devait trouver laquelle, au-delà de sa soif d’amour ! Vous lui demandiez de se redresser, d’être fort, pour vous en débarrasser ! Vous le renvoyiez à ses « psychiatres », comme s’il était une bête malfaisante ! Vous avez été capable de la plus totale dureté, pour préserver votre sécurité, vos privilèges ! Comment on pourrait vous donner à boire maintenant ? »

                                                                                       56

           Le Comité de salut public de la Révolution féminine est en émoi : le changement ne va pas assez vite ! A sa tête, il y a la Machine, qui crie fougueuse : « Et qui me remboursera mes efforts ? Quand est-ce qu’on m’estimera à ma juste valeur ? Qui faisait la lessive ? Qui donnait à manger aux gosses ? Qui veillait à ce que chacun soit bien comme il faut ! Toute cette vie de bonniche est encore ignorée, méprisée ! Où est mon dû ? Ces salopards d’hommes font ce qu’ils veulent ! Ils paradent en haut de la société, alors que sans nous ils en seraient encore à barboter ! Je n’en peux plus ! J’en ai marre de tant d’injustice et d’ingratitude !

    _ Bref, tu es dévastée ! Et comme je te comprends ! Faut serrer la vis ! » enchaîne une femme sombre, massive, dite l’Epicière.

           Celle-ci, vraie femme du peuple, tient effectivement une épicerie, jamais chauffée, où chaque sou compte et quand on discute malgré tout des prix, car c’est encore la maison de l’avarice, on croise le regard suppliant du mari, qui a l’air de dire : « Par pitié, je vous en prie, ne mettez pas en colère ma femme ! C’est moi qui prends après ! » Le mari est gringalet et effectivement, par égard pour lui, on arrête d’impatienter l’Epicière et on s’en va avec son achat, en trouvant qu’il fait encore meilleur dehors !

          « Citoyennes, s’écrie celle qui se fait appeler l’Artiste, transmettons notre message par une vaste campagne de dessins ! Cela sensibilisera les enfants ! Montrons que les femmes ont autant de talents que les hommes ! 

    _ Oui, oui ! » approuvent les autres, mais ce que ne dit pas l’Artiste, c’est qu’elle vient de tuer son mari ! Oh ! Pas directement, mais par la bande ! Elle est belle l’Artiste, séduisante, avec des formes voluptueuses et son mari a d’abord été envoûté ! Il ne demandait qu’à goûter ce corps et il faisait les quatre volontés de sa femme, d’autant qu’elle était pleine d’ambitions !

           C’était elle le moteur du couple et tous les deux ils ont créé un magasin pour les Beaux-Arts ! Une vraie réussite, avec plusieurs employés, mais, le temps passant, le mari lui aussi est devenu un subalterne ! L’Artiste, tellement amoureuse d’elle-même, tellement vaine, a fini par le mépriser et ne plus lui donner du sexe qu’avec une extrême parcimonie, quand elle le voulait !

          Le bonhomme a trouvé refuge dans le tabac et l’alcool ! Il était mince comme un clou et on le voyait parfois hagard, perdu, l’effroi se lisant sur son visage : quelle nouvelle faute venait de lui valoir une énième attaque pleine d’amertume, destructrice ? Il est mort une nuit, sans avertissement, dans son coin, d’une embolie ! Une poussière a bouché cette paille, ce spectre !

          Comment expliquer la rage de l’Artiste ? Mais elle n’est pas seulement une commerçante, elle se considère encore telle une peintre que le monde tarde à reconnaître !

          « Tous les hommes sont bêtes de toute façon ! » rajoute la Campagnarde, puisqu’elle vient de la province et tout le Comité s’esclaffe : « Comme c’est bien vrai ! » entend-on. La Campagnarde sait de quoi elle cause, car son mari est un modèle de bêtise ! Elle l’a travaillé au corps, l’a pris en main, lui a fait peur jusqu’à l’os ! Il sursaute dès qu’elle élève la voix ! Il renverse son café, quand elle se lève brusquement ! Alors elle crie : « Mais comme tu es stupide, mon pauvre ami ! Tu ne peux même pas tenir ta tasse correctement ! »

          Lui la regarde comme un chien triste, ce qui l’exaspère encore plus ! Il n’a plus de nerfs depuis longtemps ! « Je dirais même plus que tous les hommes sont des benêts de première ! » renchérit la Maligne, une femme handicapée, assise sur un fauteuil roulant électrique et qui ne se lave plus ! Elle a reçu ce surnom de Maligne, car, en bonne fille d’Eve, elle sait utiliser toute la ruse féminine, qui est la manière de s’opposer à la force physique des hommes !

         « L’autre jour, raconte-t-elle, j’ai fait celle qui avait son fauteuil en panne ! J’ai repéré une belle tête d’ange, un gars à l’allure vraiment débonnaire et je l’ai imploré de m’aider ! Le voilà bientôt en train de pousser mon fauteuil, que j’avais bloqué et qui pèse une tonne ! L’idiot ! J’ai quand même remis en marche, mais à très petite vitesse, et j’ai demandé à mon serviteur de m’accompagner jusqu’à ma porte, qui, ai-je dit, me pose toujours des difficultés !

          Vous auriez vu le couple ! sur plus de cents mètres, pareil à des escargots ! Ah ! J’ les mène comme des p’tits chiens ! » Tout le Comité rit, même si c’est une bonne volonté qu’on vient d’abuser !

          Ailleurs, dans le château de la Machine, Rank a été laissé sur une claie, où il perd son sang goutte à goutte ! Pendant des heures, la Machine a écouté ses plaintes et ses supplications, afin de se rassurer sur son pouvoir ! Mais ainsi va la Révolution féminine, en colère, haineuse, aveugle, s’illusionnant sur son compte, d’un égoïsme égal à celui des hommes !

  • Rank (37-42)

    Rank8

     

                         "Mais je ne peux pas vous confesser comme ça, sans séparation!

                           _ Et avec ce gril, ça ira?"

                                                                                   L'Auberge rouge

     

                                                             37

          Comment vont les machines ? Mais bien ! Rappelons-le, les machines ont toujours besoin d’avoir le sentiment de leur importance ; c’est leur carburant et acheter est un bon moyen de se donner de la présence, du pouvoir ! Celui qui n’a pas le sou regarde a priori les jours comme un prisonnier ! Donc, les machines se pressent dans les magasins, qui eux préparent déjà Noël, comme si hors de la consommation il n’y avait point de salut ! Qu’est-ce que ça produit au final ? Mais des troupeaux suant, soupirant, s’énervant, écrasant les caisses, haineux, alors que tout ce beau monde est là pour son plaisir ! Aucune évolution ! Dans le même temps, là-bas, dans d’autres pays, on sourit parce qu’on a de l’eau !

          Mais, grâce à l’IA, la Machine peut acheter un robot, qui a tout l’air d’un être humain ! C’est tout nouveau et ça fait fureur ! La Machine choisit une jeune femme, qu’elle nomme Bona, comme « bonne à » tout faire ! Cela ne veut pas dire que la jeune femme soit destinée aux travaux ménagers (quoiqu'à l’occasion elle pourra aider…), mais Bona est conduite vers un destin plus grand : elle va devenir la confidente et donc l’admiratrice de la Machine ! C’est un des miracles de l’IA : ses robots ou droïdes comprennent ce que veulent leurs propriétaires et s’adaptent ! Ils prennent le rôle qu’on souhaite et ils sont aussi dociles que les chiens, mais avec bien plus de possibilités !

          Voilà donc la Machine, avec Bona, parcourant l’immense propriété de la famille ! Enfin, après des kilomètres, la voiture s’arrête devant la mer : « La limite ! dit la Machine. On ne peut pas aller plus loin…, malheureusement ! » Devant les rouleaux, frangés d’écume, Bona s’écrie : « Comme c’est beau !

    _ Ouais ! J’avoue que j’aime les colères de l’océan ! C’est un peu le miroir de ma force ! »

          Les deux femmes sortent de la voiture et sont accueillies par la puissante haleine du large ! « Ouh ! Ça souffle ! dit encore Bona.

    _ Quand j’ suis arrivée ici, y avait rien ! J’ai dû tout faire moi-même ! Viens, je vais te montrer ma troisième résidence secondaire ! »

          On reprend la voiture et on entre dans le jardin d’une vaste maison, située juste derrière la dune ! « A l’époque, explique la Machine, qui ouvre sa porte, il a fallu qu’on bataille dur, pour obtenir le permis de construire ! On avait déjà des problèmes avec les écolos… Enfin, Tautonus a eu gain de cause… Quand je dis Tautonus, c’est moi derrière évidemment ! Comme tu dois le savoir, Bona, on ne peut pas compter sur les hommes !

    _ C’est magnifique ! dit Bona, qui visite la maison. Et si près de la plage ! Oh ! Vous devez en faire des envieux l’été !

    _ C’est pas le but évidemment ! Mais il est vrai que l’on n’a que ce qu’on mérite ! Le meuble là est en bois massif ! Qu’est-ce que je disais ? Oui, on n’a pas voulu la terrasse trop longue, car on n’est pas des richards non plus !

    _ C’est admirable !

    _ Oui, on essaie de bien faire les choses ! Le travail, ça on connaît ! Et puis, c’est qu’une partie de mon emp…, euh, c’était nécessaire pour que la famille vienne se détendre !

    _ Bien sûr ! Combien avez-vous eu d’enfants ?

    _ Vingt-cinq !

    _ Oh !

    _ Oui, j’estime avoir largement fait mon devoir ! Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour mes plaisirs !

    _ J’ m’en doute !

    _ L’éducation des enfants, la carrière de Tautonus… Qu’est-ce que j’ai eu, moi ? Rien !

    _ Vous vous êtes sacrifiée ! Vous êtes une femme admirable !

    _ Oh ! J’aime bien les gosses ! Même s’ils posent beaucoup de problèmes ! Enfin, certains sont bien égoïstes !

    _ Vous semblez avoir une blessure secrète…

    _ Oui, y en a un qui m’a toujours échappé, qui m’échappe toujours ! J’ comprends pas… il a pourtant eu le même traitement que les autres ! On essaie de tout leur donner et on ne reçoit qu’ingratitude !

    _ Je vois et il s’appelle comment ce garçon ?

    _ Rank ! Rank le maudit ! Il m’a toujours résisté, c’ fumier ! Il a jamais rien fait de bon et il se permet de me juger ! Pour lui, j’ suis d’ la crotte !

    _ Oh ! Comment peut-il être aussi méchant ? Vous êtes une femme magnifique ! Une mère exemplaire ! Et voilà que ce méchant garnement vous fait pleurer !

    _ Oui, il a brisé mon cœur de maman, mais j’ l’aurai ! Snif ! J’ l’écraserai ! Et il me suppliera, c’ microbe ! Ah ! Mais baste, allons voir mes peintures !

    _ Ah ! Parce que vous peignez en plus !

    _ Dame, je n’ suis pas seulement au service des autres ! J’ai encore une sensibilité d’artiste !

    _ Que d’ talents ! »

                                                                                                            38

          « Par ici, je vous prie... » Lucifer en personne montre à la Machine le chemin qu’elle doit suivre ! Le ciel est gris et plus on marche et plus il devient sombre ! Un rumeur monte, qui fait frissonner ! On dirait une mer de plaintes, qui vient battre un rivage ! « Qu’est-ce que c’est ? demande la Machine soudain inquiète.

    _ C’est l’enfer, mon domaine quoi ! Tous ceux qui ont méprisé, écrasé, menti, profité des autres échouent ici ! Ils ont été jugés, pesés et hop ! ils éprouvent les souffrances de leurs victimes ! Évidemment, c’est pas très réjouissant, vous vous en doutez ! Il y a des moments où moi-même je voudrais être ailleurs, je ne vous le cache pas ! Mais la sécurité de l’emploi…, la retraite…

    _ Je croyais qu’il était question de la vie éternelle… Alors pourquoi parler de retraite ?

    _ Parce que j’aime bien me plaindre ! C’est toujours ça de pris, pas vrai ! Qui sait ? Vous pourriez marcher dans la combine et commencer à vous intéresser à moi ! Vous diriez : « Pauvre diable, le boss est bien injuste envers vous ! D’ailleurs qui l’a fait boss, si ce n’est lui-même ? Les privilèges ont assez duré ! Allons lui régler son compte, au tyran ! » Hein ? Douce chanson !

    _ En tout cas, moi, je suis innocente ! Je ne vois pas du tout ce qu’on me reproche !

    _ Bien sûr ! Tous sont là par erreur ! Vous vous êtes battue comme une lionne pour le bien ! Vous avez trimé toute votre vie ! Pas vrai ? Vos bulletins de salaire en témoignent ! Aucun plaisir ! Nul égoïsme ! Des soucis, toujours des soucis ! Jamais heureuse ! Les gosses, le mari, pour quel résultat ? L’ingratitude !

    _ Exactement !

    _ Et le boss, en prononçant le jugement, n’avait pas ses lunettes, ce qui fait qu’il vous a confondue avec quelque souillon !

    _ J’ignore ce qui s’est passé, mais effectivement on a dû se tromper ! Car je ne me sens nullement coupable !

    _ C’est peut-être ça le problème…

    _ Quoi ?

    _ Ben, que vous soyez toujours attachée à votre personne ! Autrement dit qu’il soit impossible de vous satisfaire, car le monde ne peut pas tourner seulement autour de vous ! Vous voilà donc malheureuse, avec le sentiment que vous ne prenez pas de plaisir et que vous êtes maintenant une victime !

    _ Mais vous êtes qui pour me parler comme ça ? Je n’ai aucun compte à vous rendre !

    _ Je vois, je vois… Me permettez-vous tout de même un conseil ? Ici, votre discours sur votre innocence, ça ne prend pas ! Tout le monde s’en moque ! Par contre, il y a toujours moyens d’arranger certaines choses… Par exemple, si vous avez trop chaud, on peut trouver une clim ! Je me suis laissé dire que vous étiez ce qu’on appelle une dame… J’ me trompe ?

    _ Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

    _ Ben, vous avez vécu dans l’aisance… et tout se monnaye ici !

    _ Dame, je n’ai pas mon sac ! C’est bête, j’ai dû le laisser quelque part…

    _ Oh ! Ce n’est pas l’argent qui nous intéresse ! C’est un peu d’amour qui fait le troc ! Rien qu’une petite goutte et c’est un peu de fraîcheur, pour nous autres damnés !

    _ Mais… que faut-il faire ?

    _ Hum ! J’ai là en mains votre histoire… et vous n’avez pas vraiment ménagé un certain Rank ! Vous pourriez essayer de vous excuser…, du moins aller dans ce sens…

    _ Moi, m’excuser auprès de cette ordure ? de ce minus ! En voilà un qui n’a jamais rien fait d’ sa vie ! Il n’ pas même pas été foutu d’obtenir une situation ! Un morveux ! Je voudrais l’écraser comme une punaise !

    _ Je vois, je vois… Il est pourtant dans l’amour du boss, à présent !

    _ Si le boss est miro, qu’est-ce que j’y peux ? Qu’il le garde, son Rank ! Ici, on est chez les durs, les battants, pas vrai ? Les mous, comme Rank, on n’en veut pas !

    _ Ah ! Ah ! J’étais sûr que vous seriez une recrue de premier choix ! Eh ! Eh ! Effectivement, vous allez voir qu’on est ici chez les durs ! chez tous ceux qui se sont servis des autres, pour avoir cette illusion !

    _ Euh… Je ne vous comprends pas…

    _ Vous continuez le chemin… et la « lumière sera » !

    _ Vous ne venez pas avec moi ?

    _ Mais non, les « battants » n’ont pas besoin d’être accompagnés ! Ne me dites pas que vous êtes une fausse costaude !

    _ Bien sûr que non ! J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Bien, au bout du chemin… » 

    La Machine avance et il fait de plus en plus sombre, de sorte que c’est bientôt comme une nuit… Autour, il y a des pleurs, des gémissements, des regrets… et pour la première fois, la Machine est seule et n’a plus personne à commander, à mépriser, ce qui lui donnait une existence ! L’effroi de la solitude la frappe de plein fouet et elle se met à crier, crier !

    « Des durs, hein ? » fait le diable un peu plus loin. Pfff ! »

                                                                                                              39

            Depuis quelque temps, Rank a des problèmes de nez… Celui-ci se bouche anormalement et ce serait peut-être génétique, puisque Tautonus a apparemment le même mal, de sorte qu’on est contraint de brûler son bouchon nasal avec une sorte de fer ! Pour éviter une telle extrémité à Rank, on le fait consulter un spécialiste, qui recommande une opération !

           Le jour J, Rank est assis un peu en hauteur, pendant que le chirurgien, équipé d’une large lampe frontale, s’avance ! Derrière se tient une infirmière, au cas sans doute où Rank voudrait soudain s’enfuir ! C’est une opération effectuée sous une anesthésie locale, ce qui fait que Rank peut suivre tout ce qui se passe !

           Le chirurgien introduit dans la narine une pince et il sectionne les deux extrémités d’un petit os (apparemment une pièce qui n’est pas absolument nécessaire…) ! Rank perçoit très distinctement les cassures, qui résonnent dans son cerveau, et il faut aussi un peu tirer l’os, en tournant la pince, car des « ligaments » doivent résister !

            Puis, c’est le tour de l’autre narine et comme Rank sait ce qui l’attend, il verse une larme qu’il sent couler, sans pour autant bouger ! L’opération donc continue et se termine… et Rank est invité à se reposer un certain temps, sur un petit lit… Enfin, le médecin vient le chercher pour le conduire à son bureau… et là, il lui dit quelque chose de très surprenant !

            D’abord, il s’adresse à Rank comme si celui-ci était un véritable être humain, ce qui est éminemment nouveau pour l’intéressé ! Mais voilà son propos : « Je t’avoue Rank que j’ai été surpris par ton calme ! J’ai rarement vu quelqu’un qui a autant confiance dans les autres et dans la vie ! La plupart s’agitent ici ! Mais je me demande même si tu ne fais pas trop confiance ! Peut-être devrais-tu te méfier un peu plus... »

           Rank boit ces paroles, puisque qu’on le respecte, mais en même en temps il ne les comprend pas ! Cela reste du chinois pour lui ! En effet, Rank a toujours eu le sentiment qu’il était chez lui sur Terre ! Cela ne s’explique pas ! Pour Rank, la vie a forcément un sens et donc lui-même est protégé, guidé ! Malgré l’aversion de la Machine, sa souffrance, Rank ne s’est jamais senti abandonné dans l’Univers, où la conscience ne saurait être un accident !

           Mais, pour l’instant, Rank garde les paroles du médecin comme un trésor, dont on ignore la valeur et il est bientôt repris par la Machine, qui est venue le chercher et qui a déjà conversé avec le praticien ! Ainsi, Rank s’attend à des compliments venant de la Machine, car c’est certain il s’est bien comporté ! Mieux, il a fait preuve d’un courage rare, ce qui veut dire qu’il a porté haut les couleurs de la famille !

           Rank imagine très bien la Machine comblée d’aise, devant le discours élogieux du médecin, qui a dû là encore exprimer son étonnement, quant au « stoïcisme », à la maturité du rejeton ! Mais Rank attend en vain un signe de contentement chez la Machine ! Au contraire, elle paraît comme injuriée ! Comment est-ce possible ?

           Mais la Machine ne se voit pas du tout s’abaisser à reconnaître à Rank une quelconque qualité ! Quoi ? Elle prendrait en compte cet avorton, ce minable ? Elle ne le distingue même pas dans son champ de vision ! Complimenter Rank ne rapporterait rien à la Machine, d’autant qu’elle a déjà eu son plaisir, dans le cabinet du médecin ! Soudain elle aboie : « Tiens, voilà de quoi t’acheter un jouet ! Et rentre pas trop tard à la maison ! »

            Elle a planté Rank sur le trottoir et le cadeau, c’est la tradition, les convenances ! Nul amour n’est transmis et si Rank file tout de même au magasin de jouets, il se sent vaguement coupable… Lui aussi achète quelque chose, parce que c’est l’usage… et ainsi il sera plus tard dans ses plaisirs, ses joies, gêné, s’en trouvant indigne !

                                                                                                           40

            Tautonus est né dans un milieu rural, où il s’ennuyait ! La perspective de demeurer là toute sa vie l’épouvantait et il suivit bientôt une formation technique, qui lui permettait d’enseigner ! Pendant tout ce temps, il était pion et portait des chaussures troués l’hiver, ce qui lui faisait honte ! Au fond, il avait pas mal d’ambitions, beaucoup d’orgueil et voulait devenir quelqu’un ! Quand il se maria à la Machine, sa vie changea !

          D’abord, la Machine venait d’une famille plus bourgeoise, plus cultivée, et elle apporta son soutien à Tautonus, parce qu’elle connaissait mieux le monde et la façon de s’exprimer ! D’ailleurs, Tautonus gardera toujours un complexe, à cause de ses connaissances essentiellement techniques ! Mais ensuite la vanité de la Machine est sans limites, car elle se voit encore filleule d’un homme célèbre, ami de son père agrégé de lettres, comme si les dieux s’étaient particulièrement penchés sur son berceau !

            Nul doute que, grâce à la Machine, Tautonus passa la vitesse supérieure ! En fait, Tautonus s’engagea dans le combat politique : il avait une vision, celles d’hommes qui avaient déjà commandé le pays et dont il partageait les valeurs ! Évidemment, on tait les ambitions personnelles, on les nie même : on sert seulement une cause ! On se dévoue pour le bien commun ! On n’existe pas égoïstement, on n’a pas d’envies propres, ainsi qu’on serait impalpable, diaphane, juste animé par le devoir !

           C’est le premier point sur lequel s’accrochent Rank et Tautonus ! Quand le premier fait prendre conscience au second qu’il n’est pas un ange, mais bien constitué de matière, qu’il a lui aussi un amour-propre à satisfaire, celui-ci est outré, suffoque et devient violent ! Pourquoi ? N’est-ce pas là une évidence pour tous ? Mais il s’agit encore de conserver une illusion, car c’est elle qui protège !

           Cependant, le combat pour le pouvoir, l’ascension sociale est âpre, difficile et à chaque échelon, on rencontre des gens qui sont plus riches, plus cultivés et encore plus imbus d’eux-mêmes ! Même la Machine doit souvent se montrer prudente et attendre son heure ! Il faut apprendre à dépasser ses mentors, résister à leur haine et à leurs coups bas ! Patiemment, Tautonus surmonte sa timidité, améliore ses discours, voit plus grand et après quelques succès électoraux, il rejoint l’une des chambres parlementaires !

            Voilà Tautonus dans la capitale et réalisant son rêve ! Il est l’un des acteurs de l’État, il connaît les salons dorés, qui témoignent bien entendu de l’Histoire ! Ils passent de grandes portes, foulent des tapis silencieux, travaillent avec des gens qui murmurent, ironiques, à qui « on ne la fait pas » ! C’est l’élite pour celui qui vient de la campagne ! Tautonus s’invente un personnage, il est arrivé et partout où il va, il aime par-dessus tout briller ! Il s’impose comme centre d’intérêt dans les repas de famille ou les mariages !

           Il subjugue son entourage par sa science du pouvoir, ce domaine qui reste inaccessible au commun des mortels ! Son esprit acéré fait merveille, ses bons mots provoquent l’admiration et il se nourrit de cette gloire, de cet encens distribué par l’étonnement, les yeux ronds, la soumission d’un public naïf ! Bien sûr, la Machine n’est jamais loin et elle aussi profite de la situation ! Tautonus est son œuvre, sa réussite dans un monde d’hommes !

            La Machine peut alors juger toutes les autres femmes, les condamner si elles ne pas sont conquises et ne chantent pas ses louanges ! Le couple la Machine Tautonus rayonne au firmament, boit chaque jour des hommages et pourtant il reproche à Rank sa prétention, sa suffisance, comme si on pouvait sermonner un pauvre hère, ramasseur de patelles pour survivre, au sujet de son arrogance ! Mais c’est ainsi : la domination n’en a jamais assez, car elle ne guérit pas de ses peurs, et ceux qui lui résistent ont forcément droit à sa haine !

           Pour bien montrer à Rank combien il manque d’humilité, Tautonus le coince dans la cuisine et lui lit des citations d’auteurs illustres et moralistes ! L’orgueil y est fustigé de la plus belle manière, jusqu’à ce que Rank s’écrie : « Eh ! Mais c’est un livre que je t’ai offert ! Car je savais combien tu aimes les bons mots ! » Tautonus se trouble et répond bêtement : « Hein ? Non, je ne pense pas… Je ne crois pas... »

             La leçon s’arrête là, puisque Rank, à l’origine du cadeau, apparaît comme le maître… Mais quelque fois l’injustice exagère tellement qu’elle finit par se prendre les pieds dans le tapis ! Elle montre alors son ridicule et pour l’opprimé, c’est une petite victoire, tel un soleil brumeux qui donne tout de même un peu de chaleur ! Même le mal a des limites, qui font qu’il se perd lui-même !

                                                                                                                41

            Rappelons-le, nous ne savons pas vivre ! Tôt ou tard, menés par la domination, nous repartons en guerre, nous générons de nouveaux conflits, nous créons un chaos social, alors que nous sommes tous pareils, tous embarqués sur cette planète qui est menacée de destruction ! Nous voilà de nouveau avec des enfants qui pleurent ou qui sont morts, des populations hagardes, déplacées, des bombes, des bombes et toujours cette haine que nous déversons chaque jour ! Notre modernité devrait nous faire voir cela comme parfaitement insensé, mais nous restons persuadés que nous tuons ou crions pour la juste cause !

             C’est que nous vivons toujours dans une illusion et il n’est pas question que nous changions nous-mêmes ! C’est à nos adversaires de céder, surtout s’ils nous tendent un miroir qui nous montre d’une façon déplaisante ! La domination, c’est l’orgueil et c’est une forteresse, que seul l’amour, la foi peut briser ! C’est pour plaire à Dieu que les êtres humains acceptent d’avoir confiance et de laisser au bord de la route leur amour-propre ! Alors ils deviennent doux et patients ! Ils n’ont plus de hargne, parce que le monde ne les considère pas, ne les écoute pas ! En échange, ils sont en paix et la diffuse !

            Mais ce n’est pas facile, car très peu évoluent ! Et le soldat Paschic est toujours dans la nuit de son quotidien ! C’est toujours la vie de la tranchée ! le froid, la boue, l’ennemi qui attaque par surprise, les ordres qui aboient et qui commandent l’assaut ! Les plaisirs sont rares sur le front ! De plus, Paschic est seul : il voit les autres s’entendre, s’amuser, à l’unisson de l’état-major et il se demande ce qui lui manque ! Il ne reçoit pas de courrier, ce qui fait que personne n’a l’air de s’intéresser à lui ou de partager ses affres ! La routine… Le tabac mouillé… Les tours de garde… Les alertes vraies ou fausses ! Les sanctions… Paschic est déjà passé en conseil de guerre !

            Ce jour-là, Tautonus était en grand uniforme, très digne ! Il déclare : « Soldat Paschic, nous sommes réunis pour juger votre conduite inqualifiable à l’égard de la Machine (elle aussi a trois étoiles au képi!) !

    _ Mais…

    _ Silence soldat Paschic ! L’affaire est d’une gravité extrême ! Encore un mot et j’ cogne ! »

            Paschic est condamné à rester muet et il est déjà jugé ! Il est forcément coupable dès qu’il s’agit de la Machine, car ce que ne supporte pas du tout Tautonus, c’est d’être dérangé dans son confort, ses plans ! Comment pourrait-il rêver de conquérir le monde, avec une Machine qui se plaint à côté et qui risque de démissionner ou de brûler un steak !

           Paschic ne fait pas le poids et pourtant qu’est-ce qu’il en aurait à dire sur les sournoiseries de la Machine ! Tiens, il se laisserait aller, il dirait à Tautonus : « C’est une vraie salope ! Elle vous détruit, vous explose à la figure ! Et la minute d’après elle demande ce que vous avez, pourquoi vous faites cette tête ! J’ai jamais rencontré un tel monstre d’égoïsme ! Elle rendrait fou Dieu lui-même ! »

           Évidemment, il n’est pas question de parler comme ça ! Le personnage de la mère est sacrée : ne lui doit-on pas la vie ? Paschic est donc obligé de tout garder en lui, de subir toutes les avanies sans broncher et il est un peu l’homme à tout faire du régiment ! Aujourd’hui, par exemple, il doit servir à la table de l’état-major, car Tautonus y reçoit sa mère, eh oui, même lui a une maman !

           Et quelle maman ! Une petite femme sombre, qui a toujours l’air en deuil, comme s’il était impossible de la satisfaire et qu’on était forcément coupable ! La Machine et Tautonus la craignent et font tout pour lui arracher un sourire ! « Vous reprendrez bien un peu de gâteau, mamie ! dit la machine d’un ton enjoué.

    _ Non merci, j’en ai déjà eu assez ! répond la maman d’un ton pincé, heureuse encore de rabrouer sa bru. J’ai les pieds un peu froid par contre…, mais vous devez faire des économies de chauffage… »

           Puis, le « jugement dernier » s’en va ! L’« arbre mort » reprend sa route et laisse la Machine et Tautonus humiliés, en colère ! « Quelle horrible bonne femme ! fait la Machine.

    _ Une vraie calamité ! Brrrr !

    _ Une rien du tout ! »

              Hein ? Paschic n’en croit pas ses oreilles ! Comment ? Il est possible de dire du mal des autres, de la mère ? Le fils peut lui manquer complètement de respect ? Mais oui et le soldat Paschic ne peut pas le crier, en profiter pour se défouler ! « Seigneur, ôte nous notre illusion, celle qui nous fait croire que nous sommes bons ! Guéris-nous de notre hypocrisie, afin que nous puissions grandir ! Merci ! »

                                                                                                             42

           Bona, le droïde de la Machine, propose de conduire Rank à son cours de judo… En effet, la Machine, inquiète de l’apathie de Rank, lui a imposé le tatamis ! Elle aurait pu se soupçonner d’avoir la main trop lourde, mais ce n’est pas tous les jours qu’un astéroïde signe la fin des dinosaures ! Rank aimerait assez le judo, car il peut se montrer très combatif, mais le froid du dimanche matin, avec des brutes lui qui tordent le coup, le font reculer ! On ne peut pas ressembler à une enclume et en même temps être doué pour l’estampe ! Or, Rank a encore une sensibilité très délicate !

            Dans la voiture, Bona ne perd pas de temps et sans préambules, elle lance : « Oh ! Comme tu as de la chance, Rank, d’avoir une maman comme la tienne ! » « Mon Dieu, se dit Rank, encore une qui a été endoctrinée par la Machine ! Attention la leçon ! » « Mais oui, Rank, s’extasie Bona, ta mère est une femme extraordinaire ! Elle a tout réussi ! Le succès de Tautonus ! Sa famille ! Elle t’a fait, mon cher Rank, et t’as pas l’air trop raté !

    _ Merci !

    _ Mais oui, t’es en bonne santé ! Tu as tout ce qu’il te faut ! Tu vas pouvoir choisir tes études, le métier qui te convient ! Ah ! Ta mère s’est battue ! Et comme ça dû être dur ! Une femme s’élève, tu penses quels obstacles elle doit rencontrer sur sa route ! Tous ces hommes jaloux qui la méprisent, qui ne rêvent que de la voir tomber ! Eh bien, elle a résisté, Rank ! Et Tautonus peut lui dire merci ! Et toi aussi Rank, car il y a aussi votre aisance, le ranch avec ses dix mille têtes ! Et dire qu’ici il n’y avait que des chardons, avant que ta mère investisse ! »

           Rank étouffe un bâillement… « Je t’ennuie Rank ? s’étonne Bona. Je vois, tu es jeune et tu ne comprends pas ! Tu es encore égoïste et tu ne vois pas les sacrifices de ta mère ! Ça viendra Rank et ce jour-là, tu te rendras compte combien tu as été injuste ! Je n’ai jamais vu une femme aussi extraordinaire que ta mère !

    _ Tu sais ce qui me ferait plaisir… ? C’est que tu me montres tes seins, qui eux sont vraiment superbes !

    _ Non mais, qu’est-ce que j’entends, Rank ! Espèce de sale petit vicieux ! Et voilà le mâle de nouveau dans toute sa splendeur égocentrique ! Ah ! On n’en a pas fini avec vous, les porcs, les messieurs queues !

    _ Excuse-moi, je me suis montré maladroit et même impoli ! Mais tu m’ennuies et je suis un peu perdu ! Figure-toi que la semaine dernière une jeune fille m’a ri au nez, parce que je n’étais pas assez entreprenant ! Elle s’est moqué de ma timidité, de ma gaucherie ! Elle m’a dit qu’elle en avait soupé des chevaliers blancs ! qu’elle ne rêvait que d’une chose, qu’on la dépucelle !

    _ Ah bon ? En tout cas, tu ne crois quand même pas qu’une femme accomplie, comme moi, puisse s’intéresser à des morveux comme toi ! Et puis je te parlais de choses sérieuses, de l’excellence de ta mère !

    _ Arrête la voiture, s’il te plaît ! Je voudrais sortir, j’étouffe ! »

             Bona se range effectivement sur le côté, mais c’est pour mieux interpeler Rank : « Mais enfin qu’est-ce que reproches tant qu’ ça à ta mère ! Elle fait tout pour toi ! » Rank essaye d’ouvrir la portière, mais celle-ci reste fermée ! « Non ,mon petit Rank, fait Bona, personne ne sort de ma voiture sans ma permission ! Or, je suis loin d’en avoir fini avec toi ! » A cet instant, Rank force en vain sur la poignée, puis il appuie sur des boutons du tableau de bord, pour déclencher l’ouverture ! Une alarme se met en route, assourdissante ! Bona se met à étrangler Rank : « Ta mère est formidable, t’entends, petite ordure ! »

            Sentant sa vie en danger, Rank tâtonne, ouvre la boîte à gants et sent un racloir pour le gel ! Il s’en saisit et frappe à coups répétés le cou de Mona ! Elle cède enfin, montrant une large ouverture dans son corps de silicone ! Rank est envahi par l’horreur, car il ignorait tout de cette histoire de droïdes ! L’alarme continue, au milieu de voyants qui clignotent et Bona a maintenant la tête inclinée à quatre-vingt-dix degrés, ce qui laisse apparaître deux fils débranchés ! Malgré son épouvante, Rank répare le circuit et demande : « Qui es-tu, Bona ?

    _ Agent 2830, dernière génération ! Mission : convaincre Rank, par tous les moyens ! Sa maman, une femme magnifique ! »

            Rank se débarrasse de Bona et réussit à sortir du véhicule, puis il court vers le bois le plus proche, voir des feuilles dorées et trempées ! Il aura peut-être la chance d’y entendre un merle ! Il doit bien en rester !