Des monstres

  • Le 06/04/2019
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Des monstres

 

 

 

    Il est bon d'observer la jeunesse, car elle est l'avenir, et un lieu idéal pour cela, c'est le bus, quand il est rempli de lycéens! Nous sommes au début du printemps et les visages sont comme les jeunes feuilles sur les arbres: ils se développent, s'offrent, eux aussi sous la poussée d'une sève, et on peut lire en eux!

    D'ailleurs, ce qu'on voit pour la majorité est rassurant... La plupart des adolescents, présents dans notre bus, sont innocents... Par leur fraîcheur, ils font encore penser aux boutons de roses, qui sont si tendres, à peine sortis de leur écrin de verdure, et qui vont bien entendu se transformer en fleurs... Autrement dit, chez tous ces jeunes gens, il n'y a qu'une envie, c'est celle de grandir et de découvrir la vie, le monde qui nous entoure! Quoi de plus normal? C'est parfaitement sain et cela implique également de la docilité, de la bonne volonté, une curiosité qui s'allie au désir de bien faire!

    Cette attente correspond sans doute à une confiance et raconte par conséquent une enfance, une vie de famille sans problèmes particuliers, traumatisants! Sur chaque visage apparaissent de l'écoute, de la gentillesse; même si chacun l'exprime différemment: certains timidement, presque angéliquement, pourrait-on dire; quand d'autres sont plus hardis, peut-être plus les filles que les garçons d'ailleurs!

    Cette innocence, qui pourrait être considérée plus péjorativement telle de la naïveté, ils se la reprocheront probablement plus tard, car à cet âge on est impatient de se montrer adulte, "affranchi", mais elle permet tous les destins: le terreau est neutre, pour ainsi dire, et si la plante connaîtra bien des aléas, ses racines, elles, la nourriront toujours volontiers! Or, ce n'est pas le cas pour un certain nombre de visages que nous observons, car ceux-ci sont déjà marqués par des sentiments qu'il est possible d'identifier... Ici, quelque chose s'est passé, s'est installé et même gouverne! On n'est plus dans le domaine de la découverte, mais dans celui de la lutte, du tourment et même du vice, à quinze ans! On quitte  l'univers de la lumière pour celui de l'ombre; l'innocence est perdue! La haine, la peur, les larmes, le mépris rôdent! C'est un tout autre monde, dont le précédent ne se doute même pas! Et celui-ci est déjà fermé, quasiment sans espérance... La dureté de quelques uns semble irrécupérable et n'a rien à envier à celle des adultes!

    Par exemple, à côté de nous, se trouve une jeune fille vieillie prématurément par la tristesse... On sent chez elle une tension permanente, une gravité qui pourrait se transformer en alarme, en panique;  comme si cette personne vivait dans un monde en guerre, avait subi maints raids aériens et meurtriers! Elle passe pourtant inaperçue et seul un observateur attentif peut se demander la cause de ce trouble, qu'est-ce qui a créé le poids qu'elle semble porter, de quel drame il peut s'agir?

    L'explication la plus vraisemblable est la perte d'un proche, d'un des membres de la famille...; mais on peut encore songer à la violence d'un père alcoolique, battant la mère, avant un divorce et une famille recomposée... Mais les événements ne sont pas seuls à l'origine de notre comportement, comme semble vouloir le dire la psychologie, car, pour les mêmes traumatismes, nous pouvons avoir des réactions diamétralement opposées! Certains, face à l'injustice, aux souffrances dont ils sont les victimes, s'endurciront, deviendront aussi mauvais que leurs persécuteurs; quand d'autres, au contraire, chercheront toujours plus un sens à ce qu'ils voient et subissent, ce qui les conduit à devenir de plus en plus doux et compréhensifs! Apparemment, notre égoïsme natif jouerait un rôle essentiel dans la formation de notre personnalité, mais nous sommes là sur un terrain extrêmement complexe, comme nous allons le voir! 

    Toujours est-il que l'on peut supposer encore à notre lycéenne un caractère naturellement craintif, particulièrement émotif et qui favoriserait sa crispation, son air douloureux! Face aux événements attristants qui l'ont marquée, une autre plus ferme, moins sensible, aurait pu en prendre son parti, juste peut-être hausser les épaules! Il doit y avoir un échange entre la génétique et l'influence du milieu, entre notre hérédité et les traumatismes que nous éprouvons enfants... Croire que l'une des ces parties agisse seule est certainement une erreur et quant à savoir pour quel pourcentage l'une a une action plus importante que l'autre, cela reste une querelle de spécialistes! Mais, encore une fois, notre tour d'horizon montrera combien ce que nous sommes est une énigme!

    Un peu plus loin, toujours dans notre bus, il y a un jeune Français d'origine étrangère. Il a une allure sportive et les manches retroussées, ce qui donne l'impression qu'il est à l'aise et même que c'est un chef aimé et imité; mais il est seul! Quand on croise son regard, on voit que celui-ci voudrait se fixer, ne plus fuir, voudrait se "livrer", être présent, se montrer tel qu'il est; mais c'est impossible! Il est comme un oiseau qui a faim et qui volète autour de la nourriture placée devant lui; il n'ose se poser, car sa méfiance ne le quitte pas!

    Quelle peur peut être assez forte, pour empêcher ce lycéen de se détendre, de se reposer; pour l'empêcher d'exister? Toute l'apparence dit l'équilibre, tout le regard dit l'insécurité! Peut-être que ce jeune homme, s'il consentait enfin à se laisser voir, devrait-il se mettre à crier, tellement il aurait la sensation d'un déchirement! Craint-il une injure soudaine et raciste? C'est possible... En tout cas, il vit dans un monde qui lui paraît absolument hostile et nous espérons que quelque part il puisse vraiment se relâcher!

    Que de douleurs cachées! Mais cela nous rappelle une autre anecdote... Dans un autre bus, bondé,  alors que nous sommes debout, des jeunes soudain nous entourent et commencent à se moquer de nous, en répétant tout haut la marque de nos chaussures! Ce n'est pas bien méchant et nous ne bronchons pas, mais, quand les jeunes descendent, l'un d'eux en passant nous touche doucement le bras, comme s'il voulait prendre un peu de notre paix, de notre énergie! ("Je vous assure que quelqu'un a touché mon manteau!" disait Jésus à ses disciples embarrassés!) Ce que voulait cet adolescent aurait paru bien étrange à ses camarades et nous sommes ici très loin des apparences et notamment des égoïsmes jamais rassasiés de la télévision!

    Mais revenons à notre bus... Tout au fond, il y a une jeune fille aux traits délicats et qui semble ne pas en être consciente, alors que nous l'admirons d'un regard... Soudain, son œil se fige, presque avec irritation! On a l'impression de l'avoir dérangée et qu'elle est à bout de nerfs! Elle n'est pas du tout réceptive, car elle rumine quelque chose; son intérieur est un champ de bataille, où elle règle ses comptes!

    A côté, un lycéen nous défie alors que nous posons les yeux sur lui... Nous restons nous aussi à le fixer, puis nous sourions, car nous ne voulons supplanter personne et aussitôt le garçon s'adoucit également... Mais coup sur coup nous avons été témoin de deux réactions motivées par la haine! C'est elle qui occupe ces deux jeunes gens, bien qu'ils ne soient pas ensemble... C'est elle qui les habite et qui est prête à leur servir de protection!

    Sans doute ces deux lycéens ont-ils été blessés et ils réclament justice, mais c'est aussi leur égoïsme qui les rend aussi agressifs; car on comprend bien que plus l'amour-propre est vif et plus il ressent l'injure et veut s'en venger! Là encore, il existe un dialogue entre l'événement, le traumatisme et ce que nous sommes à l'origine... Pas plus que nous voilà les fruits seuls de notre histoire, nous sommes incapables de changer... et d'ailleurs nos deux lycéens montrent qu'ils ne sont pas insensibles aux bonnes dispositions dont on peut faire preuve à leur égard: la jeune fille, en sortant du bus, ajuste sa chevelure, essaie de se faire jolie, car elle est maintenant présente; elle a quitté son monde de haine!

    Ces deux exemples vont nous servir de palier, pour présenter les deux monstres qui suivent... Nous parlons de monstres, car, comme dit la formule: "Dieu seul est bon!" et il faudrait sa puissance sans limites pour voir là où nous allons un peu de bonté, peut-être même des garçons qui ont été un jour gentils, de bonne volonté!

    Mais en face de nous, à présent, il y a deux lycéens qui ne cherchent qu'à dominer, qui n'ont qu'un seul désir, c'est d'asservir; et nous voilà dans la nuit la plus complète, sans une once de lumière, ce qui constitue une énigme absolue, quant à la formation de nos personnalités!

    Disons le encore tout net, cette domination se veut aussi sexuelle (à quinze ans!)... En effet, des hommes peuvent a priori se plaire à être considérés telles des femmes et se réjouir d'être méprisés, quasiment maltraités... On les appelle vulgairement des "folles" et c'est la violence de leur besoin sexuel qui fait que leur plaisir s'amplifie de leur asservissement, de leur avilissement!

    Mais, comme être heureux d'être méprisé n'est pas naturel, il faut voir dans ce plaisir sexuel un désespoir, l'effet destructeur de la dépression, une conséquence de l'angoisse, qui donne envie de "disparaître dans la chair", d'en être "abreuvé", car "l'esprit n'en peut plus, il ne veut plus avancer, se tenir debout"; les nerfs se consumant et le sexe devenant de plus en plus impérieux, quasiment irrépressible!

    Ceci est aussi valable pour les femmes! Certaines, toujours pour les mêmes raisons, perdent toute dignité, se plaisent apparemment à ne plus se sentir consciente, à force de rapports toujours plus scabreux et qui les déshumanisent... C'est un soulagement, mais qui ne grandit pas et finit par laisser un goût amer... N'oublions pas qu'il y en a un qui en profite: c'est celui qui domine et qui humilie! C'est la joie de son orgueil et on voit mal ses limites: Yves Saint Laurent criait souvent à Pierre Berger: "Je te tuerai! Je te tuerai!"

    Mais nos deux lycéens, dans le bus, sont de cet acabit! Ils sont ceux qui se vouent un véritable culte, qui se placent au-dessus de tout et qui donc ne voient aucun mal à briser, à tyranniser un autre humain, à en faire une victime, d'autant que celle-ci semble aimer ça! Où est l'Evolution ici? Nulle part! On est dans l'égoïsme pur (si on peut dire...)!

    Cette domination agit d'une manière quasi invisible; il n'y a pas de violences physiques... C'est une soumission psychique qui est recherchée, car c'est elle qui entraînera la soumission physique! Mais il nous devient utile d'essayer de comprendre ce qui fait une "présence"!

    Ce n'est pas, comme on le dit souvent, notamment chez les psychologues, une attitude, une gestuelle ou une expression du visage, même si ce sont des indicateurs... Ce n'est pas non plus l'habit, qui n'est qu'une conséquence, mais ce qui constitue la présence, ce qui produit un effet sur les autres, ce n'est ni plus ni moins ce que nous pensons! C'est le degré de notre compréhension, de notre évolution, de notre maturation! C'est l'énergie psychique qui en découle! C'est elle qui fait office d'aura, qui nous signale pour ainsi dire; c'est elle que l'autre ressent!

    Mais si celle-ci est consacrée à la domination, au triomphe de soi donc, elle peut être alors vicieuse, délétère, concentrée, assez puissante, mais surtout elle a pour vocation de détruire, de supplanter, car c'est le pouvoir qui est sa nourriture; c'est l'animal qui veut vaincre, être le plus fort! C'est ainsi bien entendu que le dominateur se donne un existence! C'est si vrai que, si on lui fait obstacle, on le condamne invariablement à l'angoisse! Voici comment les choses peuvent se passer...

    Dans le bus, nous nous débarrassons assez vite des deux monstres... En effet, nous savons déjà qu'un équilibre qui repose sur la domination n'est pas solide, n'est qu'apparent, que c'est un aveuglement, puisque nous ne sommes pas des animaux et que la mort, ne serait-ce qu'elle, produit naturellement chez nous angoisse et questionnement! Autrement dit, un individu, qui n'a pas besoin de dominer et dont l'équilibre a été construit par les lois de la sagesse, celui-là "embrasse" bien le monde extérieur, ne refuse aucune de ses peurs et est par conséquent autrement plus fort qu'un autre! Il est indépendant et nous pouvons même dire indestructible!

    C'est une question d'envergure et de lucidité et dans le bus, nous plaçons nos deux "monstres", par notre seule énergie psychique, dans un monde où leur rapport de domination n'a plus cours, de sens, où il ne devient pas plus qu'un bibelot! Et la réaction est toujours la même! Le dominateur, ou le tyran, ou le monstre, connaît l'angoisse qu'il refoule grâce à sa domination... et c'est comme si le monde entier le submergeait, ou même comme si le froid de la mort entrait soudainement!

    On voit alors le "monstre" se tortiller telle une chenille sur un poêlon! Sa position devient un véritable calvaire! Manque d'air, raideur du coup, nervosité, agacement, sueur et nous en passons! Il est au bord de la panique et tout se déroule comme si notre personnage en venait brusquement à "porter un peu de sa croix", puisque pour un moment il n'est plus le "profiteur", celui qui ne prend que les avantages! "Dites bonjour à la vraie vie, merci!" (On le contraint à l'empathie, d'une certaine manière, même si on peut douter du résultat!)

    Reste à savoir comment la nature peut donner naissance à de telles personnalités! La psychologie parle de narcissisme, mais elle serait bien en peine d'en expliquer l'origine!  Notez que notre "monstre" n'est qu'un cas extrême, quoique très courant! Mais, en fait, chacun, dans l'ensemble, disperse sa domination, la fait agir plus ou moins fortement sur plusieurs autres et connaît aussi la soumission, notamment avec ce qui est regardé comme l'autorité... C'est ce mélange qui produit une impression d'équilibre!  Cependant, ne voire le monde qu'à travers le prisme de sa domination, c'est bien la mort: la fin de soi, c'est la fin de tout!

   

 
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