Sur Kafka

  • Le 22/01/2018
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Kafka

 

 

 

 

 

    L'exemple de Kafka va nous permettre de voir quel est le poison des tyrans et comment il nous affecte, ce qui nous amènera aussi à nous rendre compte de l'influence de l'art sur l'évolution de l'humanité, car elle est peut-être encore plus certaine et plus prégnante que celle de la science!

    Dans l'histoire de Kafka, le tyran c'est le père; et c'est peut-être plus grave pour un jeune garçon que si c'est la mère! En effet, si le tyran voit que sa séduction n'opère pas, il a recours à la terreur; il s'impose par la crainte qu'il inspire, et dans ce cas, on le comprend facilement, la force physique rajoute au résultat, crée une peur d'être anéanti totalement, au propre comme au figuré; même si la violence féminine, sa cruauté, laisse des victimes qui, si elles paraissent plus fermes sur leurs jambes, n'en sont pas moins troublées psychologiquement; comme si leur cervelle était passée sur une machine à coudre!

    Mais l'ombre du père tyrannique couvre tout l'enfant, ce qui fait dire par la plupart que "La lettre au père" de Kafka est la clé qui permet de comprendre l'œuvre de l'écrivain...; mais ce n'est pas vrai... et tout au plus nous révèle-t-elle ce que nous savions déjà, à savoir que oui Kafka avait peur de son père et tellement peur qu'il lui dit qu'il n'a pas de reproches à lui faire (et pourtant il y en a pendant plus de quarante pages!) et qu'il ne lui a jamais envoyé cette missive, sans doute parce Kafka même à un âge mûr redoutait encore les éclats de l'auteur de ses jours; à moins qu'il n'eût compris, avec le temps, qu'il est vain de vouloir changer radicalement un tyran, surtout quand il vous a vu naître!

    La clé, pour reprendre les termes de la gent littéraire qui s'aime bien, la clé est autrement plus présente dans l'œuvre imaginative, romancée de l'écrivain, car c'est justement là qu'il "se lâche", qu'il "règle ses comptes", qu'il dévoile ses vrais sentiments; grâce à l'anonymat que lui donnent ses personnages!  

    Car encore une fois, on n'écrit pas, comme le suggère la psychanalyse, pour sublimer une pulsion, mais on écrit pour simplement exister! être soi! dans un monde qui nous est pour ainsi dire complètement étranger! Le plaisir sexuel est intense, mais il n'est rien en comparaison de celui de l'écrivain qui se justifie entièrement (la raison ne pouvant être séparée du corps!) par son travail!

    L'art n'est en aucun cas un succédané (et ici on voit toute la pauvreté, toute l'ignorance de la science!); il est la réhabilitation, l'aventure, l'épanouissement même, d'un regard, d'une compréhension face à une hypocrisie générale (ce que peut aussi être la science!); il est comme le lierre dans le mur et il le fait céder tôt ou tard!

    De plus, la logique, le raisonnement, la description ont leurs limites et se révèlent impuissants pour expliquer certaines choses... C'est là que l'art a toute son utilité et sa nécessité! Voyez par exemple l'effet d'une bonne caricature, qui est bien souvent supérieur à celui de tous les discours! L'art en fin de compte exprime ce qui échappe à la science!

    En tout cas, nous allons découvrir que la joie de Kafka a été ineffable quand il a pu écrire! Il a été un de ces écrivains, un des ces artistes rares, parce qu'éminemment créateurs! Il a pu exprimer ce qui le touchait le plus profondément, garder les mains dans le feu, sentir de l'or ou de la lumière couler dans ses veines, et son expérience, si près de notre essence, ne pouvait pas bien entendu ne pas nous transformer!

    Cependant, nous nous appuierons sur deux textes majeurs, "La métamorphose" et "Le procès", et je me fais fort, moi, de vous donner une vrai clé, que dis-je, un trousseau! qui vous permettra de siffloter dans le cerveau si doux et si fragile du témoin praguois!

    Certains artistes sont tellement forts qu'ils sont inévitablement inadaptés! Ne serait-ce que parce qu'ils sont incapables de se vendre! Il y a un tel fossé entre la société et eux, que leur œuvre ne fait que susciter incompréhension, indifférence et même dégoût!

    Ce n'est nullement la faute de l'artiste, qui le plus souvent ne s'efforce que de donner le meilleur de lui-même! Il ne fait que se découvrir en somme... Par contre, nous savons déjà que l'immense majorité ne se contraint pas à s'améliorer ou si peu! Rester un tyran est un plaisir égoïste et donc viscéral... et la crainte, l'ignorance, la paresse empêchent qu'on aille voir plus loin! L'homme est libre, rappelons-le! Il peut tuer, comme sauver!

    Le véritable artiste est donc comme une fleur qui se voit se développer sur ce qui paraît comme un tas de fumier... L'expression n'est pas trop forte, puisque les tyrans eux-mêmes ne sont pas heureux et se détruisent les uns les autres! Toujours est-il qu'il y a de quoi être désemparé, quand on se sent seul et étranger! Non seulement on ne parle pas apparemment la langue, mais en plus les sentiments qu'on éprouve, les raisonnements qu'on élabore ne semblent pas davantage avoir de sens, puisqu'ils demeurent sans écho avec les personnes qu'on rencontre!

    Le résultat est prévisible: il se produit une lente, mais sûre désagrégation de la personnalité! Le véritable artiste devient (l'exception confirmant la règle!) un être fragilisé et malade nerveusement! Dans la plupart des cas, seul le temps lui rend justice (l'humanité évolue enfin!) et on devrait se demander sérieusement où les Van Gogh ou les Kafka ont trouvé assez de courage pour tout de même mener à bien l'essentiel de leur œuvre!

    Il est tout de même incroyable que le seul qui soit original, au point d'être le seul capable de faire avancer les choses, soit aussi celui qui se juge le plus méprisable et le plus inutile!

    Mais, on le comprendra sans peine, le désarroi de l'artiste est d'autant plus destructeur qu'il commence tôt, durant l'enfance, quand l'un des parents est un tyran si sûr de lui qu'il exerce son pouvoir d'une manière aveugle, qu'il juge absolument légitime, sans même trouver anormaux la cruauté et le sadisme dont il fait preuve!

    Le père de Kafka est un de ces hommes qui sont le centre de la famille... Cela vient aussi de la tradition juive patriarcale... Mais ce sont des individus qui concentrent toute l'attention de leurs proches, tout tourne autour d'eux et d'abord bien entendu parce qu'ils sont la source de revenus sans laquelle la vie du groupe ne serait pas possible!

    Et le père de Kafka ne se gêne pas pour rappeler l'importance de son rôle et tous les sacrifices qu'il a dû effectuer, avant de réussir! Il se place donc d'emblée comme celui à qui on doit plaire! qui ne peut être contrarié! qui est seul juge! C'est le roi quelque peu geignard, capricieux de son royaume, bien qu'il soit comme tous les tyrans un affreux hypocrite, qui nie tout plaisir, pour des raisons que j'ai déjà expliquées ailleurs (voir "De l'hypocrisie").

    Les femmes qui entourent ce petit monarque sont naturellement à son service! et quant à son fils, il ne peut qu'être un objet de fierté; c'est normalement le modèle réduit du père, celui qui va représenter sa mémoire et son aura dans le futur! Voilà, on a maintenant tous les ingrédients de la Métamorphose: l'égoïsme du père et l'épouvante du fils, qui ne se sent nullement "à la hauteur"!  

    Le personnage imaginé par Kafka et qui s'appelle K, puisqu'il n'est qu'une réplique de l'auteur, se réveille un matin transformé en cafard, en cancrelat! Cet animal particulièrement repoussant est censé montrer avec quel dégoût se perçoit Kafka, suite au regard des autres!

    Les caractéristiques de l'insecte: ses tortillements, ses goûts infects, ses capacités étranges (comme celle de trottiner au plafond!), sa maladresse (notamment quand il est sur le dos), son instinct de fuite sont aussi celles que l'auteur s'attribue!

    L'insecte scandalise le chef de famille, comme Kafka son père! Il a conscience de sa laideur et il en est désolé! Il fait des efforts, il lutte contre l'angoisse, il cherche à satisfaire, mais le père ne voit rien et son égoïsme est tel qu'il laisse éclater sa répugnance et sa colère! Il frappe l'insecte ou le fils et il gémit pour que les femmes autour se rallient à sa cause, s'en prennent elles aussi à l'horreur qui est dans la maison!

    Le père se croit la victime, alors que c'est le fils qui souffre!

    Finalement, l'insecte "crève" et la famille peut de nouveau espérer! Les tyrans ont gagné, pour ainsi dire, car la fille est comme le père!

    Kafka s'est sans doute amusé à mettre en scène son cancrelat... Le fantastique permet de parler de sa douleur avec intérêt, loin du raisonnement et de la sécheresse qu'il entraîne! Mais aussi la cruauté des personnages devient évidente, car ils ne font que réagir face à un animal, qui est innocent, qui n'est pas responsable de la répulsion qu'il inspire!

    Cependant, malgré son inventivité, La métamorphose garde une conception classique... Avec Le procès, Kafka passe à un niveau supérieur, puisque son univers ne sera plus que celui de sa conscience! Kafka va se "pister" dans son cerveau, à la recherche du bonheur!

    Mais l'individu fragilisé se sent forcément coupable! C'est l'écho de tous les reproches qu'il a essuyés; c'est le fruit amer de son impuissance à convenir! Et ce sentiment est le plus vif au matin, au sortir du sommeil qui nous replonge dans la nuit de nos traumatismes! Cela se traduit par une anxiété...

    Pendant ce temps-là, le tyran ronfle! Merci pour lui! Il rêve encore, car il est plein de projets, où il triomphe! Ses victimes ne viennent pas le troubler ou si peu! Il reste un enfant à la veille de Noël, mais ses caprices, sa haine, son impatience ont tout de même marqué son visage! C'est une chose sale qui va vers la mort!

    Kafka, lui, se demande depuis longtemps comment on peut dormir, car on n'est plus maître de soi dans le sommeil et la respiration, pour ne parler que d'elle, ne risque-t-elle pas de s'arrêter? Que l'on doute de ses propres automatismes montre à quel point on a été pulvérisé, pour ne se sentir pas plus qu'un peu de poussières dans l'espace!

    Mais toujours est-il que le personnage K reprend du service; il a mûri cependant, il vit désormais seul et il est banquier! un poste important! Mais on le retrouve de nouveau à son réveil, où il lui est signifié qu'il est en procès!

    C'est le sentiment de culpabilité qu'éprouve Kafka lui-même chaque matin..., car il faut bien comprendre qu'il n'y a là aucune accusation venant de l'extérieur! L'écrivain va voyager dans son cerveau et chaque sentiment qui apparaîtra pourra donner lieu à la création d'un nouveau personnage! Et puisque Kafka se sent coupable en se réveillant, il imagine naturellement des policiers présents dans la chambre de K!

    En suivant la même logique, il est normal que, malgré son procès, K puisse continuer d'aller travailler; car l'instruction a lieu dans son esprit! De même, K devra tout de même se présenter devant le tribunal le dimanche! jour oisif qui laisse l'individu en face de lui-même! (Pensez à toutes les manières qu'ont les gens pour "tuer" leur dimanche!)

    Mais K est coupable de quoi? La réponse à cette question entraîne inévitablement une tension du cerveau, ce qui a deux conséquences! D'abord, plus K essaie de comprendre la justice et plus il se trouve dans des lieux exigus, à l'atmosphère étouffante! (Nous ne pouvons pas rester longtemps concentrés!)

    Ensuite, les couloirs du tribunal sont fréquentés par des femmes, qui provoquent chez K un désir violent... et le sexe est effectivement une réaction naturelle de l'esprit quand il est trop sollicité!

    Les avocats ne sont pas efficaces, ou bien ils sont aussi juges et vice-versa... et il ne saurait en être autrement, car l'individu est son propre accusateur, son propre bourreau!

    Je crois qu'à la lumière de ce qui a été dit, il devient facile de décrypter l'œuvre..., mais pour le lecteur non averti, elle paraît décrire l'occupation communiste, dans l'empire soviétique! On y retrouve cette atmosphère lourde, délétère que nous connaissons bien! La délation, le soupçon règnent! La police est toute puissante! L'incompréhension, l'angoisse sont le quotidien! On guette ses moindres pensées: n'est-on pas coupable d'une quelconque manière, face au parti?

    Cette espèce de prémonition que constitue l'œuvre de Kafka n'a rien de surprenant au fond, car la tyrannie d'un seul est aussi celle d'une nation; il n'y a que l'ampleur des moyens qui change!  

    En décrivant son mal, avec son don, Kafka a donné à l'humanité le regard et même les défenses de celui qui est opprimé! Il a montré à quelles destructions mène la tyrannie! Chacun peut s'y reconnaître et donc s'y consoler! Mais attention, le tyran dort!

 
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