Du tyran foudroyé

  • Le 02/12/2018
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Du tyran floue

 

 

 

    L'un des messages des gilets jaunes est celui-ci: "Toute une partie de la population n'en peut plus! On est à bout!" C'est donc une situation de crise qui est exprimée, mais nous ne pouvons supporter cela longtemps, car une tension trop vive nous détruit et nous voulons tôt ou tard retrouver la paix, la tranquillité! Aussi est-il normal que le mouvement des gilets jaunes dégénère, laisse place à la violence et à la haine, qui sont comme le recours, le sursaut qui permet de prolonger la crise; de même qu'on souffle de plus en plus fort, sur un feu que la pluie éteint!

    Avant l'accident ou la brutalité irrémédiables, certains rejoignent leurs pénates; sagement devrait-on dire, bien que l'engagement, l'action, la révolte au fond ne se commandent pas; l'exaspération se déclenchant pour chacun au-delà d'un certain seuil et même dans un domaine, sur une question qui lui est propre! Nous ne sommes pas tous pareillement sensibles aux mêmes problèmes, évidemment!

    Mais qu'est-ce qui provoque la crise? Une énième mesure gouvernementale? Sans doute, mais elle ne fait que mettre le feu aux poudres! Depuis longtemps déjà, le terrain était miné, s'était chargé, était prêt à exploser! La crise est d'abord due à une fatigue, à une usure et c'est pourquoi son cri rebute aussi, il navre et fait fuir! C'est comme si on regardait un compteur électrique tourner à toute vitesse: on ne pourrait pas l'arrêter sans le casser! On ne peut pas éteindre le feu en y plongeant les mains! Et les gilets jaunes s'exaspèrent eux-mêmes, jusqu'au désespoir, qui les conduit à mépriser le monde entier; ce qui n'était pas du tout le but!

    Nous pouvons penser que le mouvement a suscité et suscite toujours de la solidarité, qu'il offre à beaucoup l'occasion de se mobiliser et de donner ainsi un nouveau sens à la vie et si la colère ou la révolte devaient être à chaque fois réprimée, au seul nom de la raison, il est probable que l'Ancien Régime eût traîné des pieds jusqu'au vingtième siècle, ou plus...; les privilèges ont la vie dure! Mais des révolutionnaires se sont encore conduits comme des nazis avant la lettre et certains de leurs massacres n'ont rien à envier à celui tristement célèbre d'Oradour-sur-Glane, pour ne citer que celui-là!  

    Il serait donc bon de se demander comment éviter la fatigue, l'usure, l'exaspération, l'explosion, pour soi comme pour les autres! Nous allons donc retrouver notre sage et notre tyran, car même si les revendications des gilets jaunes sont compréhensibles, émanent de gens aux revenus les plus modestes et qui sont donc les moins susceptibles de malhonnêteté, il n'en demeure pas moins que la plupart d'entre eux sont des tyrans, qui, bien que petits, sont incapables de vivre en paix! Leur soif de justice a aussi à voir avec leur égoïsme! leur amour-propre blessé et leur domination frustrée!

    Mais l'histoire de P va servir de canevas à notre réflexion et même peut-être constituera-t-elle une leçon, à l'instar des fables de La Fontaine! P est vendeur dans le magasin de matériel photographique le plus célèbre de la ville. Cet établissement porte le nom de son fondateur; il symbolise une réussite, un développement, qui s'est effectué en même temps que la photographie devenait un média de masse! Le pari, les investissements ont été gagnants! C'est la passion victorieuse, comme on le voit quelquefois!

    On est passé d'une structure artisanale à une équipe d'une dizaine d'employés! Aux vendeurs du magasin, il fallait rajouter les photographes, les imprimeurs, les démarcheurs... A ce stade, c'était l'apogée et il fallait toujours s'attendre à faire la queue, pour être servi! Comme une locomotive lancée à plein régime, l'établissement prit sans trembler le virage du numérique et ce n'est qu'un peu plus tard qu'on perçut un certain déclin... D'abord, des mastodontes s'approchèrent, comme la Fnac qui s'installa dans la ville, mais surtout la vente en ligne permit, sans éprouver la patience, de meilleures offres et l'achat de produits inédits!

    Cette situation est maintenant celle de tous les commerçants, qui doivent faire face à cette nouvelle concurrence, quand ils n'en profitent pas! Mais pour comprendre P, il nous faut revenir en arrière... En effet, il a commencé à travailler au magasin sûrement très jeune et ses expériences précédentes devaient être très maigres... Il est donc comme "un enfant du magasin"; il va grandir avec lui, il va même ne faire qu'un avec lui; ce sera l'œuvre, le rayonnement de toute sa vie!

    Avec les années, P va forcément devenir très proche de la famille du fondateur, dont il suit l'histoire, et il se met naturellement au service du membre qui reprend le flambeau, après la mort des premiers propriétaires... D'ailleurs, on peut compter sur P! Célibataire, il a les qualités, comme les défauts, du "vieux garçon"! Il est précis, méticuleux même, exigeant; aussi nerveux que disponible, aussi entreprenant que rigide et il paraît finalement indispensable, comme un pilier qu'on ne pourrait supprimer, sans risquer l'écroulement de l'ensemble!

    Ses collègues ne s'y trompent pas! Ils le consultent, quand ils ont un doute; ils sont déférents à son égard et bref, la cour sait qui est le favori! C'est donc encore chez P qu'on passe ou auprès de lui qu'on s'informe, lorsque le ciel noircit et que menacent les premiers licenciements! Une équipe aussi lourde ne pouvait durer éternellement!

    Ainsi, P va devenir le témoin privilégié d'une véritable hécatombe! Les départs vont se succéder autour de lui et il écoutera les craintes, les doléances de chacun! Lui a-t-on demandé, à cette occasion, d'intervenir auprès de la direction; l'a-t-on invité à combattre? C'est très probable, mais P avait une position si belle qu'il n'a certainement pas voulu la compromettre! Ne se jugeait-il pas inamovible, irremplaçable? Il a dû éprouvé à la fois de la compassion et du soulagement, en voyant le malheur qui frappait ses collègues... Il sentait en même temps de l'embarras et une secrète satisfaction, car qu'il échappât aux "charrettes" renforçait sa valeur et peu à peu il s'imagina dans un rôle de plus en plus important, qui dépassait même tous ses rêves!

    Pourtant, dès cette époque, quelques faits auraient dû faire douter P et le rendre plus prudent... En effet, le magasin avait beau trôner dans la ville comme un palais de justice dédié à la photographie, il n'était pas à l'abri d'une incompétence certaine! Par exemple, on y ignorait apparemment ce qu'est un filtre dégradé gris! Evidemment, pour les plus nombreux qui utilisent leur appareil sans savoir ce qu'est un fichier RAW, cela reste du charabia et ne paraît pas grave, mais pour l'amateur averti, qui se consacre aux beaux paysages, cette ignorance est incroyable!

    Mais P affirmait également qu'il n'existait pas de filtres aux dimensions de 150x170mm, alors qu'ils sont spécialement destinés aux focales inférieures à 15mm, c'est-à-dire aux "UGA" (Ultra Grands Angles)! De même P riait encore quand on lui demandait un objectif dont il niait l'existence et qu'on avait pourtant repéré dans un magazine de professionnels! Après vérification, P admettait son erreur et il aurait dû profiter de son doute comme d'une brèche dans sa vanité, comme d'un rayon dans la fermeture de ses ambitions! "Ainsi le monde est plus vaste que je le pense! aurait dû se dire P. Et si je me trompais?"

    Son esprit aurait dû tâtonner l'inconnu; il aurait ainsi assurer sa sauvegarde, ne serait-ce que parce que la curiosité, l'hésitation auraient ralenti son rythme! Mais, tout au contraire, P, fort de son statut de miraculé, sur une équipe dépouillé, où il apparaissait désormais comme la seule autorité, se déchaîna, se multiplia, eut soudain le don d'ubiquité, tel qu'il eût les tentacules d'un poulpe ou les yeux d'un caméléon! P était partout et plus rien ne devait lui échapper!

    Dès qu'une transaction faisait hésiter un autre vendeur apparaissait P! Il accourait parce que l'air était légèrement troublé: une araignée en aurait pleuré d'admiration! P s'approchait, aux aguets, n'osant pourtant pas intervenir, mais pesant déjà de sa personne, et la situation aurait été seulement pénible, si en même temps elle n'avait pas été tragique! Car, on le voyait bien, P souffrait tout de même de ne pouvoir déléguer, faire confiance... Il en aurait été soulagé, d'autant qu'il s'occupait encore totalement des commandes! Comment pouvait-il assumer une telle charge de travail?

    Mais P était tellement avide; il voulait tellement s'imposer, diriger; il avait une telle soif de reconnaissance; il était si heureux de montrer dans la rue le fonctionnement d'un appareil, ce qui lui donnait l'occasion de saluer quelques notables; il était si rassuré, si plein de lui-même, de n'avoir pas une minute à lui qu'il était incapable de se détendre, de se relâcher, de prendre du recul, d'essayer de trouver un autre équilibre que celui de sa domination! Il était comme ivre du triomphe de son égoïsme! Sa réussite l'enchaînait, le rendait esclave, l'agitait comme une marionnette, sans lui permettre de souffler! Elle l'aveuglait au point qu'il ne vit pas arriver sa chute!

    Pour les clients, P était devenu le symbole même du magasin, ainsi que la direction aurait été retirée, virtuelle! Comment les propriétaires auraient-il pu ne pas en prendre ombrage? P racontait même des anecdotes sur l'histoire du magasin qu'eux-mêmes ignoraient et qui les faisaient passer pour des simples, des étrangers! N'étaient-ils pas pourtant les vrais patrons? 

   P fut convoqué et on lui signifia, sans trop de ménagements, qu'il atteignait l'âge de la retraite et qu'il devait partir, quoiqu'on le remerciât bien entendu pour son dévouement fidèle...! La retraite? Quelle retraite? P a réussi! Il est au faîte de sa gloire, il touche au but et on veut le mettre à la retraite? Mais il est encore jeune, dynamique! Bien sûr, il y a la retraite, mais le magasin, c'est lui, c'est son œuvre! On ne peut pas du jour au lendemain le remercier! C'est impossible! Si, on peut!

    P ne comprend pas la véritable raison de son évincement... Il est tellement abasourdi qu'il ne voit pas que c'est justement son rayonnement qui gêne, que ses employeurs veulent aussi leur "part de lumière"! Nous avons croisé P peu après cette entrevue... Il n'avait plus son masque de professionnel infatigable et qui semblait totalement dépourvu de tout sentiment vil! Son cœur éclatait, d'autant que l'heure était matinale et le trottoir désert... P criait sa haine, elle s'échappait de ses lèvres, il n'était plus qu'une boule de colère! La chute de P a été aussi foudroyante que celle d'Icare!

    Entre-temps, la vie au magasin a repris comme avant; il y a toujours tant de monde qu'on ne s'aperçoit pas tout de suite de l'absence de P... Après tout, il n'était pas indispensable et quand on demande de ses nouvelles, son départ à la retraite paraît le plus naturel du monde! Evidemment, l'hypocrisie nous entraîne et nous endort; mais celui qui a un peu de plomb dans la cervelle peut s'imaginer la nouvelle existence de P... Que fait-il dans son appartement? Lui qui était au firmament, comment s'occupe-t-il dans l'ombre? Existe-t-il pour lui un motif d'espérance? Ou au contraire tous les fantômes, toutes les peurs que son activité débordante rejetait ne viennent-ils pas le voir? Que lui reste-t-il, à part sa rancune à remâcher? Mais tout le monde s'en moque, n'est-ce pas? Un tyran chasse l'autre!

    Cependant, quel rapport entre l'histoire de P et les gilets jaunes? Comme on l'a dit, les coups de boutoirs du monde extérieur, s'ils sont bien réels, ne provoquent la crise que parce qu'elle est déjà là, en germe, parce qu'on ne sait pas vivre en paix et qu'on est un tyran (même un petit!) (L'un des leaders des gilets jaunes serait un amoureux de "grosses cylindrées"! On croit rêver, quand on peut déjà être heureux d'avoir une voiture! Ce mouvement aurait-il la tête à l'envers?)

    Mais nous revenons donc à notre question: comment éviter l'usure, l'exaspération, la colère, la haine? Comment garder un message cohérent, constructif, ouvert, fédérateur parce que porteur d'espoir? Car, notamment, ces jours-ci, un astrophysicien compare le réchauffement climatique à un suicide collectif! Ce genre de propos est improductif; son effet est justement l'inverse de ce qu'il faudrait, car on nous écrase sous une chape de plomb, au point que notre volonté en est anéantie!

    Or, le jugement du tyran n'est ni honnête, ni lucide! Tant que notre équilibre ne dépend que de la satisfaction de notre amour-propre, nous sommes esclaves de ce dernier et il nous condamne au surmenage, à l'épuisement et à la révolte! Notre astrophysicien, qui se croit objectif, nie son égoïsme; tout comme P qui ne s'imaginait qu'être un vendeur dévoué et scrupuleux!

    Mais plutôt que de nous regarder en entier et d'essayer de comprendre les lois de la sagesse, il nous est bien plus facile de nous donner des ennemis et de nous poser en victimes! Ainsi, les anciens employeurs de P sont devenus ses bourreaux et pour maints gilets jaunes, l'Etat complote contre eux, au profit des plus riches!

    Or, on le voit, lors des affrontements, il y a le désir de s'affirmer par la lutte, ce qui n'est pas sans rappeler les épreuves initiatiques de certaines tribus! Par ailleurs, l'Etat ne cherche avant tout qu'à rééquilibrer un budget (on lui prête des vices qu'il n'a pas!) et même Louis XVI aimait son peuple! Mais, comme toujours, l'amour-propre pêche en eau trouble: en s'ignorant, il ne connaît pas non plus son but!

 
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