De la conscience

  • Le 26/05/2018
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De la conscience

 

 

 

 

 

 

    On peut être conduit à envier les animaux, car apparemment ils ne subissent pas nos tourments et il est vrai que la première moitié de la vie peut avoir l'air d'un tunnel sans issue; les désespoirs se succédant comme des vagues; les angoisses produisant l'effet d'un choc électrique; les chagrins nous submergeant!

    Beaucoup pourtant semblent privilégiés et donnent l'impression d'être plus équilibrés ou plus épanouis. L'écrivain Thomas Mann, dont la naïveté est étonnante, fait l'éloge de ces soi-disant bien-portants, notamment dans son Tonio Kröger. Il y admire les individus à l'aise en société, nullement éteints par une quelconque névrose, et qui "savent" profiter des plaisirs de l'existence. Ainsi, il décrit des danseurs, fiers d'être beaux, qui se meuvent avec grâce, qui sont triomphants; tandis que lui-même se voit tel un malade, un inadapté, parfait représentant de la classe "embarrassée" par l'esprit, des "araignées", des dolents, des lourds, des maladroits! Chez Mann, la sensibilité est vue comme une faiblesse (essentiellement parce qu'elle fait souffrir)!

    Mais nous allons montrer que les "dieux" de Tonio Kröger sont justement les pires qui soient, principalement parce qu'ils deviennent avec le temps les plus durs et les moins sociables! Mais "Ils sont du monde!", pour parler brièvement et reprendre une formule de l'Evangile, et c'est pourquoi ils s'y retrouvent et que leur santé, leur succès ont tout l'air d'un idéal!

    Toutefois, n'anticipons pas, pour que les choses restent bien claires, et en tout cas, ceux qui souffrent et qui ne comprennent même pas pourquoi, ceux "qui ne sont pas du monde" et qui sont las de leurs blessures, ceux-là ont souvent l'occasion de sentir la conscience plutôt comme une charge que comme une chance, et ils peuvent reprendre à leur compte les propos du poète, Son Altesse Arthur Rimbaud, dans Une saison en enfer: " J'enviais la félicité des bêtes; les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité!"

    Mais nos vies sont-elles si différentes de celles des animaux? Pour répondre à cette question, il faut bien entendu observer ces derniers, mais déjà cela pour la plupart constituerait une première! En effet, quand on est "chevillé" à ses intérêts, il est très difficile de "s'arrêter", de prendre le temps de regarder autour de soi, et de se montrer curieux à l'égard de ce qui est plus petit et qui peut-être jugé très facilement comme secondaire!

    Mais que font les animaux pendant la journée, puisqu'on ne les voit ni sur les plateaux de télévision, ni à pôle emploi, ni dans les "fusées" de la route? Eh bien, d'abord, bien sûr, ils se nourrissent, puis ils se reproduisent... Notez que le sexe, tel que nous le connaissons, est une invention de l'homme! Les animaux ne séparent pas le plaisir sexuel d'avec la reproduction et c'est pourquoi ils ne s'accouplent qu'à des périodes très déterminées; ce qui n'est pas notre cas et c'est sans doute lié au fait que nous utilisons le sexe pour soulager notre angoisse...

    Mais surtout, surtout les animaux ne cessent de faire respecter leur territoire et autrement dit, ils réaffirment tout le temps leur domination, la force et l'importance de leur individualité! Evidemment, ceci est nécessaire, car sans territoire, il n'y a pas de nourriture, ni donc de reproduction (il faut aussi prendre en compte la sélection naturelle...); mais cela donne lieu à des comportements âpres, difficilement compréhensibles et qui ont quelque chose d'usant, de désespérant pour nous, les humains.

    On peut s'en convaincre en suivant notamment les "mœurs" des oiseaux des villes. Quand les toits environnants sont "couronnés" par des goélands, on peut assister chaque jour au même manège: ça crie pour mettre en garde, pour dire: "Eh là! ce secteur est à moi! Allez ouste!" et cela donne un vrai tintamarre, une agitation quasi incessante, d'autant qu'elle s'accompagne de manœuvres apparemment sournoises, puisqu'il s'agit de se placer sur une antenne, un peu plus haut qu'un autre qui y est déjà, pour bien lui faire sentir toute son infériorité!

    Bref, ce sont des querelles sans fin, alors que la place paraît elle aussi illimitée et l'homme ne peut pas par moments ne pas être choqué par tant de "bêtises" et de hargne!

    D'autres oiseaux plus solitaires nous surprennent encore par leur "nervosité"... Au crépuscule, quand nous ne rêvons plus que d'être tranquilles, le merle vient brusquement sur un arbre voisin lancer son cri, qui ressemble à des coups de ciseaux! Lui aussi veut une ultime fois faire comprendre sa domination et c'est ce qu'enregistrent plus ou moins consciemment nos cerveaux déjà assoupis!

    A la même heure, si notre volet, en grinçant, imite un tant soit peu le sifflement rauque et si particulier de la pie, vous la voyez surgir soudain d'un toit voisin, les sens aux aguets, prête à en découdre avec n'importe quel concurrent! "Alors, soldat, toujours sur le qui-vive?

    _ Toujours, mon général!

    _ Bien, bien. Le Marines s'adapte! Le Marines improvise!" (Voir le Maître de guerre...)

    On l'aura compris, la vie des animaux est pleine de tensions, de dangers et on peut même constituer pour eux des havres de paix... Quand je peins notamment, des moineaux viennent s'assembler sur un taillis tout proche, car ma concentration est telle qu'elle produit autour un sentiment de sécurité. Nous avons notre rôle pour améliorer le monde!

    Mais notre question était: "Nos vies sont-elles si différentes de celles des animaux?" et maintenant que nous connaissons celles-ci, comparons-les avec les nôtres! Que faisons-nous toute la journée? Nous travaillons! Et nous en sommes si fiers et tellement heureux que nous brûlerions volontiers tous ceux qui paraissent ne rien faire et profiter de la société!

    Pour ma part, à chaque fois que j'ai dû recourir à un emploi "alimentaire", comme on dit, je me suis ennuyé à mourir, car on pouvait faire en une heure, ce qui normalement était prévu pour huit (j'exagère, mais c'est bien l'esprit)! Je crois que la majorité des salariés n'a absolument aucune idée de ce qu'on peut donner à la tâche, quand on y est conduit par la passion! L'écriture ou la peinture m'ont depuis longtemps rendu complètement étranger à la notion des horaires et même à celle des vacances! C'est tout mon être que j'y engage!

    En tout cas, je comprends que beaucoup ne puissent supporter la moindre réforme en ce qui concerne leur emploi, car il n'est pas possible d'accepter un déplaisir supplémentaire à ce qu'on considère déjà comme une totale corvée; alors que celui qui travaille avec passion, lui, sera prêt à tous les sacrifices, du moment qu'il continue!

    Mais dès qu'on parle du travail, il faut traverser un océan d'hypocrisie, avant d'aborder un quelconque îlot de vérité, et c'est pourtant le but que je veux atteindre, par petits coups de rames, dans cette chronique!

    Mais nous travaillons d'abord pour gagner de quoi vivre! Bien, mais même à ce stade, ce n'est pas du tout simple..., car il y a ceux qui ne vont manger que du "discount" (surtout par indifférence) et il y a ceux qui vont sortir d'un magasin bio avec un caddie à deux ou trois cents euros! Et il en est ainsi pour tout ce qui s'achète: logements, habits, voitures, etc.

    Nous travaillons donc aussi et essentiellement (n'ayons pas peur des mots) pour notre plaisir! Mais quel est-il ce plaisir? En montrant notre belle table, notre bel intérieur, notre beau véhicule..., nous montrons notre belle réussite et notre importance! Notre fonction, notre degré de pouvoir, la valeur de notre situation servent au même dessin: à nous donner une place dans la hiérarchie sociale, ce qui fait voir notre supériorité!

    Tiens! Ne retrouve-t-on pas là le goéland qui se perche plus haut que son voisin et qui le défie? Ne cherchons-nous pas nous aussi, les humains, à imposer chaque jour notre individualité, sinon à la défendre? Ne voulons-nous pas nous aussi, les humains, dominer chaque jour?

    Certes, l'humanité n'est pas née d'hier, nous avons accumulé les expériences; nous avons su tirer quelques leçons des événements; nous nous sommes organisés, nous avons des lois, des cosmogonies et des religions; et par exemple nous ne tuons plus les handicapés, nous ne brûlons plus les hystériques, et nous tolérons mieux les homosexuels! Nous avons aussi la sécurité sociale, nous portons volontiers assistance aux personnes en détresse et nous réfléchirons toujours à deux fois, avant de recommencer à nous jeter des bombes, car à quoi bon détruire la planète si personne n'en profite?

    Nous avons aussi une vaste histoire de l'art, qui témoigne de notre génie, de notre sens du beau; même si les martyrs dans ce domaine sont légions! Nous sommes aussi capables d'imaginer les débuts de l'Univers, de compter les étoiles, d'aller sur la Lune; mais, il faut bien le reconnaître, nous vivons principalement comme des animaux; nous ne faisons vraiment rien de sérieux de plus qu'eux! Chaque jour, nous aussi, nous faisons valoir notre égoïsme; nous réclamons notre part; nous disons: " Tout ça, c'est à moi, pas touche! "ou "C'est moi le meilleur, capito?"

    Nous sommes comme les oiseaux du ciel et comme tant d'autres bêtes, et nous nous étonnons d'être malheureux! Nous nous étonnons d'être malades, aigris, perdus, agressifs, violents! Nous nous étonnons de ne pas trouver de solutions! Mais comment pourrait-il en être autrement, puisque nous ne sommes pas destinés à vivre comme les animaux! En effet, notre conscience, celle que la nature nous a donnée! cette conscience-là nous en empêche!

    Dès lors que nous pouvons comprendre que nous allons mourir (et cette prise de conscience est irrémédiable!), nous sommes forcément conduits à nous interroger sur le sens de la vie! C'est donc vers "l'esprit" que nous devons aller; c'est la seule issue! C'est la seule porte ouverte! Lui seul peut nous aider à calmer nos inquiétudes, car évidemment la conscience nous fait inévitablement éprouver le doute, la peur; cela va de pair avec nos questions! C'est toute la difficulté du choix! Mais celui-ci est aussi une richesse, car quel homme voudrait, à l'instar des animaux, répéter chaque jour les mêmes comportements, sans espoir de changements?

    Pourtant, la majorité, sans doute aveugle, recherche inlassablement à exercer sa domination, avec cette "franche" illusion: celle de vaincre ses inquiétudes, ses angoisses, en triomphant sur les autres, en se sentant supérieur à eux; c'est-à-dire en étant plus animal que l'animal lui-même; alors que c'est justement parce que nous sommes humains, que nous sommes en quête, dans l'interrogation!

    La victoire de l'égoïsme pour être heureux est une hérésie, une impasse, une cause de souffrances pour tous! Les "dieux" de Thomas Mann, "ceux qui sont du monde", ceux qui paraissent les plus adaptés, le mieux réussir, mais ce sont ceux qui sont le plus proche de la bête, puisque la société continue dans son ensemble le règne animal! Mais tôt ou tard, ces "créatures", talonnées par le souffle, le vertige et même le gouffre que produit la conscience, ces parangons du quotidien ont recours à la tyrannie, au despotisme et à la cruauté, car il leur faut toujours plus de pouvoir, de reconnaissance, pour ne plus ressentir leurs craintes; et c'est pourquoi j'ai dit que ce sont les pires "dieux" qui soient! (On peut d'ailleurs en avoir un remarquable exemple, avec les vedettes de la télévision, qui nous offrent le spectacle affreux d'un panier de crabes!)

    N'en déplaise à Thomas Mann, c'est bien la sensibilité de Tonio Kröger qui est sa chance! C'est elle qui permet d'avoir accès à la sagesse! C'est elle qui permet de comprendre toute la complexité, la diversité de la vie! C'est encore elle qui permet d'aimer les fleurs et la beauté ineffable de toute la nature! C'est elle qui nous fait humains et résolument humains!

    C'est elle qui nous soulage de nos troubles, par la réflexion, la patience, la persévérance, le don! C'est elle qui nous détache de plus en plus de l'animal, que nous pouvons nous-mêmes aider!

    Elle est une source de peines, c'est entendu! Mais c'est parce que la plupart la rejettent ou l'ignorent, et c'est pourquoi nous nous détruisons, nous nous empoisonnons et nous nous condamnons!

    Nous ne pourrons pas continuer indéfiniment comme ça! Nous devons changer en profondeur, nous tourner vers l'esprit, la sagesse; voir l'inanité de tout comportement animal qui nous captive!

    Certes, un pays doit être fort pour survivre, et cela exige une armée et une économie fortes elles aussi; mais je terminerai sur un air de Molière, en disant: "Il faut travailler pour vivre et non pour mourir!"

   

 
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