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  • Rank (11-15)

    Rank3

     

     

                      "Referme pas, je repars tout de suite!"

                                                    Le Pacha

     

                                                                   11

          « Soldat Paschic au rapport ! »

         Rank a envie de se dresser au garde-à-vous, car il vient d’être comme convoqué par Tautonus ! Mais l’heure est grave, n’est pas à la plaisanterie : Tautonus a tout son sérieux, quoiqu’il ait un air bienveillant ! Rank comprend qu’on va avoir une discussion « entre hommes », basée sur la raison, d’où les éclats violents seront bannis ! Rien ne vaut un argument bien rond ! irréprochable ! C’est le bon sens à la maison ! la bûche dans la cheminée ! le chien qui bâille ! le chalet suisse ! Personne n’y résiste ! La raison ? C’est le ferment de l’entente de demain ! l’arc-en-ciel à l’horizon ! la componction scientifique !

          Le soldat Paschic va être traité d’égal à égal par son supérieur ! Un tel bonheur, pour rien au monde Rank ne voudrait le manquer ! Une confidence de l’état-major, ça n’a pas de prix ! Apprendre que le grand homme Tautonus a des ampoules, c’est de l’ambroisie ! un véritable honneur ! surtout quand on a été trépané plusieurs fois, pour retirer les balles et qu’on en a du mal à garder les yeux ouverts !

         Un gradé se livre ? Mais Rank est preneur ! C’est un instant de calme… et puis, il ne faut jamais perdre espoir ! Non, m’sieur ! On sait jamais ! Il est possible que Rank puisse en placer une ! Oh ! une toute petite ! Comme la sonde Voyager dans l’espace, elle f’ra son chemin ! Faut pas être négatif ! Après tout, qui aurait parié sur nous du temps des dinosaures ? Et les camps de concentration ? Ils ont bien fini par fermer ! On évolue, lentement il est vrai, mais on a de belles cartes en mains ! Et le réchauffement climatique ? Hum hum, on commence juste à avoir peur…

          Mais de toute façon Rank est attentif, quand la raison est en jeu…, car même si la réalité reste en arrière, il peut être question d’argent, d’une prime, d’un extra ! En effet, la raison paye souvent l’attention ! Elle remercie l’effort d’intelligence, ainsi qu’un pacte serait conclu ! Pour parachever sa sérénité et montrer combien elle est bonne, elle se fend parfois d’un bonus et Rank cracherait pas d’ssus ! Dame, il pourrait courir au magasin de jouets et rêver devant la vitrine ! Voyons, achètera-t-il une petite voiture ou une maquette ? Eh ! C’est sérieux ! Faut soupeser le pour et le contre ! Faut pas gaspiller ! C’est un travail d’homme et l’argent donne de l’air, c’est bien connu ! à condition d’en manquer bien sûr ! C’est comme l’eau, on doit avoir soif, pour se rappeler comme elle est magnifique, incomparable !

          Justement, Tautonus commence à parler de ses devoirs, du budget, de sa vie pleine de responsabilités ! Rank est tout ouïe ! Il va en apprendre des choses ! Tautonus met même en avant qu’il n’est pas omniscient ! Il peut commettre des erreurs ! Un portrait de lui et de la Machine se dresse… Ils font de leur mieux ! Car ils avancent aussi dans un milieu hostile, exigeant ! Rank est conduit à les voir en un couple valeureux, humble, affrontant le dos courbé le blizzard ! « Chacun doit faire des efforts, pour l’équilibre du groupe ! » affirme Tautonus et ainsi va la société ! Est-ce que Rank est capable de comprendre cela ? Oui, Tautonus en est sûr, car il a confiance dans le jugement de Rank, qui n’est plus un enfant, toujours selon Tautonus !

         Rank acquiesce : il n’est pas idiot, il est même de bonne volonté ! Mais quid du sadisme de la Machine ? de ses coups bas, de son mépris, de sa violence ? de son orgueil démesuré, de sa folie, de sa tyrannie constante ? Et où sont passées les ambitions même de Tautonus, de sa rage de paraître, de se haine à l’égard de ses adversaires, des raclées qu’il donne parce qu’on l’ennuie ? Rank acquiesce, mais on se croirait aux accords de Munich ! Le problème, c’est les Sudètes et non pas la farce cruelle d’Hitler ! « C’est la guerre des socialistes ! » disait Pétain ! Où est l’essentiel ? la face cachée de l’iceberg ! On parle de quoi ? du lancement d’un nouveau paquebot ? Et il faut que Rank agite son ballon, en signe de joie, comme le reste de la foule ?

         Si on veut, Rank peut faire ça ! Alors voilà la raison ? C’est tout ce qu’elle peut faire, limer l’Everest ? Ah ben, on n’est pas sorti de l’auberge ! Mais Rank non plus ne peut pas dire ce qu’il a sur le coeur ! Comment réagirait Tautonus, ne deviendrait-il pas violent ? Dès qu’il y aurait un mot sur la Machine, il frapperait ! Comment déchirer le voile du mensonge ? crever l’abcès ? Qu’est-ce qu’on fait sur cette planète, en s’ racontant des histoires ? On compte les crimes, les catastrophes ?

          Tautonus ignore tout de la vie d’ tranchée d’ Rank ! Il est bien peinard près du poêle ! Il fume la pipe et caresse son chat ! Son seul problème, c’est quand ça va pas assez vite ! Rank, lui, n’en finit pas d’être éventré par la Machine, avec l’aide de Tautonus ! Il crie sur la terre froide, vers les étoiles !

                                                                                                           12

          La Machine s’ennuie ! Elle tourne en rond et cherche de l’encens, quelque chose qui la flatte ! Elle pourrait aller manifester ! réclamer la justice sociale ! dire non au racisme et aux violences policières ! Cela l’occuperait et lui donnerait bonne conscience ! Elle montrerait le caractère odieux du pouvoir, en le fustigeant ! Elle mettrait son jean crasseux et crierait toute sa haine ! Elle se défoulerait et sentirait toute sa force ! Bref, elle s’abuserait elle-même et les autres, car elle demanderait de l’amour, du respect, un monde meilleur, avec l’envie de détruire, de dominer, de châtier des coupables ! Sans humilité, ni patience, ni sagesse, elle parlerait au nom de l’équité, du droit, du bonheur !

          Mais la Machine est plus directe ! La cohue, ce n’est pas pour elle ! Les grandes luttes partisanes, ce n’est pas son monde ! Pourtant, son engagement politique existe, mais il est plus feutré… La Machine ne se sent pas exclue du pouvoir, bien au contraire, elle le voit comme un échiquier, où elle déplace la pièce Tautonus ! Et, comme les manifestants, elle est prête à jurer qu’elle n’obéit qu’à un idéal de justice, qu’elle ne cherche qu’à aider les plus pauvres ! Personne n’est égoïste ! Il ne manquerait plus que ça ! Tout le monde travaille et sue pour le bien ! Chacun souffre à force de s’abaisser et de renoncer, au profit de la paix ! Qui trouve-t-on à l’asile de nuit, sinon l’orgueil abandonné, vide, dépressif ?

          On est sans pitié pour nos appétits ! Alors pourquoi tant de haine ? Mais… mais on hait les profiteurs, les exploiteurs, car c’est à cause d’eux qu’il y a du malheur ! Il y a même urgence, notre haine est juste et c’est bien cela la justice sociale, c’est de faire reconnaître notre haine, notre ego autrement dit ! Il n’y a pas de raisons qu’on n’ait pas soi-même le pouvoir ! La Machine, elle, ne justifie pas sa haine, puisqu’elle en est totalement dépourvue ! C’est là son avantage ou tout du moins son illusion ! Mais comment une déesse pourrait-elle avoir des sentiments aussi bas, aussi grossiers que ceux de la haine, de la colère ? Une déesse n’est ni égoïste, ni orgueilleuses, ni avide ! Elle est tout simplement parfaite, admirable, extraordinaire !

          Et pourtant, malgré cette perfection, la Machine s’ennuie ! C’est toujours le même problème : il nous faut de l’espoir ! du plaisir ! Nous sommes d’accord de travailler, à condition que le plaisir soit différé ! Mais la Machine a beau faire le tour des choses, elle ne voit que Rank pour s’amuser, occuper le temps ! Où sont les gens importants, les réunions mondaines, où on sent le parfum de la puissance et de la réussite ? Où est l’élite, dont la Machine estime faire partie ? Est-ce à dire qu’à force de vouloir régner, de demander l’admiration, on finit par lasser et faire le vide autour de soi ? Sans doute, car pour être aimé, il faut tout de même un peu considérer autrui… Des concessions sont nécessaires et par exemple, on peut penser que son interlocuteur a raison, quand il dit qu’il pleut et qu’on est soi-même trempé par les gouttes !

          Toujours est-il qu’à cet instant la Machine ne dispose que de Rank et elle se décide à aller le voir… Mais attention, il ne s’agit pas d’anéantir Rank, comme d’habitude, sinon il se fermera et ne pourra pas jouer le rôle du compagnon, du faire-valoir ! On doit être malin pour le coup, exercer sa subtilité et soudain la Machine a une idée !

          Elle surprend Rank dans sa petite grotte et celui-ci se fige, en se demandant quelle erreur il a pu commettre ! Il a bien resserré les derniers boulons de la Tour-Eiffel, ainsi qu’on le lui avait demandé ! Il a aussi rincé les pieds de la Statue de la Liberté, à tel point qu’ils étaient comme neufs quand il est parti ! Non, décidément, il ne voit pas la cause de la nouvelle catastrophe qui doit s’abattre sur lui !

          « J’ai envie de t’acheter un pantalon ! » déclare subitement la Machine.

         Rank est stupéfié ! Il est tel le commandant de navire, qui s’attendait à un cyclone, alors que des vahinés s’approchent en chantant ! Tout de même pas cependant, car sur quel ton ces paroles ont été dites ! On y sent de la hargne, du regret, car la Machine a l’impression de se diminuer, en exprimant l’un de ses désirs ! Ce n’est pas un ordre, mais une envie et la Machine a honte d’être humaine !

         Quand il est revenu de sa surprise, Rank réfléchit et il se dit que si ça concerne son plaisir, il peut refuser, d’autant qu’il imagine très bien la suite : accompagnant la Machine, il sera toujours sur ses gardes ! Dans le magasin, il devra tout de même se presser, pour ne pas impatienter la Machine, qui finira de toute façon par le ridiculiser auprès des vendeuses, les prenant à témoin de sa gaucherie !

         Alors il refuse… poliment, en s’excusant et que voit-il ? La Machine gonfle, se tord, puis explose ! Comment ? Elle s’est abaissée à faire part d’un de ses désirs à Rank, ce minable, et il refuse ! C’est intolérable ! Elle éclate en imprécations, martèle, détruit, enragée ! Rank assiste à cette tempête, plus à l’aise que précédemment : il est là en terrain connu ! Il n’en est pas moins blessé jusqu’au fond de l’âme !

          Mais c’est vrai que la Machine n’a pas de haine, ni d’orgueil ! Personne ! Elle lutte pour le bien, comme les manifestants !

                                                                                                            13

          Aujourd’hui, grand scandale, grande affaire ! Le Ciel lui-même s’émeut ! Le temps s’arrête face à la gravité de la situation ! La Machine et Tautonus doivent affronter l’impensable, l’abîme, le gouffre, le vertige et ils ont comme organisé une réunion au sommet, laquelle est bien entendu concentrée sur Rank, puisque c’est lui le coupable ! Mais de quel crime abominable l’accuse-t-on ? Mais il aurait dépensé à la légère de l’argent ! Il n’aurait eu aucun sens des réalités ! Il aurait pris Tautonus et la Machine pour des billes, des vaches à lait !

          « Je ne sais pas si tu te rends compte… dit Tautonus d’une voix glaciale, mais nous, on ne peut pas payer tes frasques !

    _ Exactement, renchérit la Machine, on s’ saigne aux quatre veines pour toi… et voilà à quoi on a droit !

    _ T’es en train de nous envoyer dans l’ mur ! reprend Tautonus. Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on est riche à millions ! »

          Évidemment, Rank devrait prendre conscience de sa légèreté ! respecter le travail de Tautonus et de la Machine, mais le mal est déjà fait ! On a pris sa cervelle, parce qu’elle résiste à l’orgueil de la Machine et à sa malhonnêteté, et on l’a piétinée, percée de toute part, ainsi qu’on aurait trouvé un objet étrange, avant de le soumettre à un tas d’expérimentations, afin d’en comprendre la nature ! A présent, Rank discute avec la schizophrénie, car il a des blessures qui vont jusqu’au tuf, qui remettent en question son existence même ! Alors l’argent…

          Rank sera toujours handicapé ! Toutes ses joies seront ternies par les traces laissées par la Machine ! Il n’y a pas de cohérence au fond de lui ! On a laissé la Machine le détruire et le bousiller ! Il sera capable plus tard de se casser encore en deux, car il n’est que fumée et il ne croira plus jamais qu’on puisse vraiment l’aimer ! Rank est devenu solitaire, à cause de l’hypocrisie et de la folie ambiante ! Alors l’argent…

          Mais les machines sont comme ça : elles tuent par orgueil et se donnent raison au nom de la morale et de l’argent ! Les machines parlent de l’argent comme si elles étaient sérieuses, responsables ! C’est une blague triste ! Ce qui préoccupe Rank, c’est de comprendre comment la Machine peut ne pas se sentir coupable ! Comment elle arrive à massacrer Rank, tout en pensant qu’elle n’agit que pour le bien, ce qui lui permet de donner autant d’importance à l’argent ! Comment réussit-on ce grand écart ? Comment peut-on se tromper autant sur soi-même ?

          Voilà ce qui stupéfie Rank ! Apparemment, plus on se sent supérieur et moins l’autre compte ! On peut même penser qu’il n’est là que pour nous servir, qu’il est fait pour ça et que donc il n’a pas à regimber, quand on le presse et qu’on l’insulte, ainsi qu’on ne se préoccupe pas d’écraser une fourmi ! L’autre n’a pas de sentiments, puisqu’on est seul habilité à en avoir ! C’est l’orgueil qui nous aveugle ! C’est lui qui nous tient dans une bulle insensible ! qui crée notre folie ! Alors l’argent…

          Rank est au supplice, car il ne peut pas parler de l’orgueil épouvantable de la Machine, sans provoquer la colère de Tautonus, et on lui demande en même temps de prendre au sérieux ce qui lui apparaîtra toujours secondaire ! Avec cette indifférence, il apparaît aux yeux de la Machine et de Tautonus comme encore plus dur, plus fourbe, plus méchant, plus sournois, plus manipulateur ! Ainsi donc il ne veut pas se rendre compte combien l’argent est important, comme le travail est sacré ! Mais alors qui est Rank ? Une créature du démon ? Il est venu de l’enfer éprouver les machines ?

          Rank écoute, l’esprit glacé… On lui soumet des chiffres, qui sont autant de preuves de son inconséquence, de son ingratitude, mais il n’en ressent pas vraiment de regrets ! Rank survit au fond de lui et il attend qu’on le relâche ! Il a la bombe qui le détruira demain, alors l’argent…

          Il n’y a pas de mots pour décrire la peine de Rank ! Le désert à côté de son cœur est une oasis ! Personne, absolument personne ne vient à son secours ! Toutes les machines se ressemblent ! Rank coule… Qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ? Alors l’argent…

          Les machines disent que celui-ci est le maître de leur planète ! Mais elles sont prêtes à tuer pour leur orgueil, leur amour-propre ! Elles ne voient même pas leurs victimes ! Celles-ci meurent dans l’indifférence générale ! Elles supplient, ont un sanglot, puis elles étouffent à cause de la douleur et disparaissent ! Ce n’est pas l’argent qui les frappe, c’est l’envie de puissance ! Ce n’est pas l’argent qui les ignore et reste sourd à leurs cris, c’est l’orgueil qui les piétine, en trouvant cela normal ! C’est ce qu’apprend en ce moment Rank, l’enfant Rank, toujours au garde-à-vous, toujours sommé de comprendre combien l’argent est important, nécessaire ! C’est cette tromperie qu’il doit ingurgiter !

    « Soldat Paschic, je n’aime pas votre insolence !

    _ Excusez-moi, chef ! C’est plus fort que moi, chef ! 

    _ Vous allez recommencer ce parcours du combattant, jusqu’à ce que ce sale sourire s’efface de votre sale gueule ! C’est bien clair !

    _ A vos ordres, chef ! »

    Alors l’argent...

                                                                                                            14

          Oublie Rank ! Oublie ! Marche ! Marche ! Là-bas, il y a des champs, avec des vaches et des mottes d’herbe qui mouillent ! Comme elles sont paisibles, les vaches ! Qu’ont-elles à voir avec la folie, la méchanceté des machines ? La rivière glougloute à côté, créant des tourbillons, où se reflète le blanc du ciel ! Toute cette eau qui s’en va, comme tes soucis, Rank ! Plus loin, ce sont des falaises de gros rochers, qui ont des nids pleins de feuilles et de fraîcheur ! Rank les escalade en ne pensant à rien ! A leur sommet, il contemple les méandres de la rivière grise et des lisières de sapins sombres, sa prochaine destination ! Car il faut continuer à marcher, pour avoir l’impression d’oublier, de laisser derrière soi tout ce qui blesse !

          Quelqu’un doit attendre Rank quelque part ! Il n’est pas chez lui chez les machines ! La vérité, l’explication, la consolation doivent exister, sinon pourquoi Rank vivrait-il ? Cela implique que c’est en Rank, que ce n’est qu’une histoire de gestation, de développement, de compréhension ! Si les machines n’ont pas la solution pour Rank, c’est lui qu’il l’a ! C’est à lui de l’inventer, de la définir avec la pensée et des mots !

          Rank lève la tête : une fine pluie vient sur son visage et il s’offre ! Maintenant, le crachin pâlit tout, effaçant les choses, les endormant, ce qui cicatrise le cœur de Rank ! Il est apaisé, jusqu’aux prochains coups de boutoir des machines ! Car elles ne cessent de faire le mal et de créer du chaos ! Rank s’assoit sur une souche et regarde l’activité laborieuse des insectes… Minuscules, ils avancent sur leurs nombreuses petites pattes… C’est un spectacle distrayant pour Rank, alors pourquoi tant de fureur dans les machines ? Pourquoi tant d’inquiétudes ? Pourquoi les machines sont-elles paniquées, quand ici tout semble aller de soi ?

          Car Rank est la première victime de la démesure de la Machine ! Les petites bêtes se sentent chez elles et pourquoi les machines non ! La réponse est simple, c’est que les machines ont la possibilité de se demander qui elles sont, où elles sont ! Elles sont face à l’inconnu et ont peur ! Au point même de nier cet inconnu, d’essayer de faire en sorte qu’il n’existe pas ! par des règles, des devoirs, mais encore par leur énervement, leur colère, comme si, à force de crier, on repoussait les questions, on imposait son point de vue, son égoïsme, pour faire du monde sa propre maison, sans étrangers dedans, sans différence !

          Mais la conscience est une chance ! Il ne peut en être autrement : c’est une adaptation supplémentaire de la nature ! L’animal n’est pas capable de prévoir, de modifier rapidement son comportement, de se rassurer en comprenant ce qui lui arrive ! Le progrès, il ne connaît pas (ou si peu) et il est toujours victime des mêmes maux ! L’inconnu pour nous est une chance, une chance de réponses et de créations ! Nous pouvons devenir autres, nous différencier, nous réaliser entièrement ! Nous ne sommes pas bornés par nos réflexes ! Que cela nous fasse peur, c’est bien normal, mais pourquoi nous en montrer aussi hostiles ?

          Voilà Rank bien songeur… Il est encore plein du fracas et du mépris des machines ! Cette liberté, cette création, permise par la conscience, nous effraie tellement que nous sommes capables de tuer, pour nous en protéger ! Pourquoi ne pas s’en réjouir plutôt, de voir cela comme un don ? L’inconnu nous invite à nous connaître ! C’est une découverte ô combien troublante, ô combien mystérieuse ! Car il ne s’agit pas seulement d’étendre le savoir de la science, quoiqu’il soit déjà lui-même spectaculaire, mais au-delà apparaît même l’amour ! C’est le fanal du courage ! Celui qui aime est prêt à faire un pas dans la nuit ! Il est plein de dévouement, bien plus que la froide raison ! Il a tellement envie de plaire que le voilà enfant ravi !

          A lui l’univers s’ouvre, non sur des chiffres, mais sur une confiance, une joie qui donne le vertige ! C’est le sentiment d’être à la maison ! ce que ne permet pas la seule logique, qui ne cesse d’inquiéter, d’alourdir ! L’amour rend heureux, mais pas l’orgueil, qui est justement le refus de l’inconnu, de l’autre, de la différence ! L’orgueil veut commander, le monde à sa botte et les choses ne vont jamais assez vite pour lui, et c’est pourquoi les machines se poussent et se piétinent ! Ne leur en déplaise, quand on n’est que préoccupé que de soi, on est tout à ses plaisirs ! Malgré ses mécontentements, ses soucis, ses « hautes » responsabilités, la Machine œuvre pour son égoïsme et autrement dit, elle ne travaille pas vraiment !

           La véritable difficulté n’est-elle pas de grandir, de quitter son enveloppe animale, en calmant ses appétits ? L’amour est une découverte, qui nous conduit à nous donner, surtout pas à conserver, à retenir ! La Machine rugit, détruit pour garder, par peur de perdre ! C’est ce qui fait son malheur et celui de Rank et des machines !

                                                                                                        15

          Au contraire de l’animal, nous avons des sentiments très marqués ! Alors pourquoi nous ne les utilisons pas ? C’est notre richesse ! Tout notre amour est gaspillé dans notre agitation ! Pourquoi ne nous demandons-nous pas ce que nous faisons dans le cosmos et que pouvons-nous y faire ? Certes, nous devons gagner notre pain, mais c’est surtout notre ego qui nous préoccupe ! Sommes-nous exploités ? Se moque-t-on de nous ? Comment être les maîtres ? Voilà les questions qui nous taraudent et qui nous rendent esclaves !

          Plus le temps passe et plus Rank se sent différent des machines ! Il est devenu pleurard à leurs yeux ! Il est l’idiot de la famille, car Rank a encore un frère et une sœur, qui le méprisent, qui lèvent les yeux au ciel dès qu’il pose problème, qu’il ne s’accorde pas avec la Machine ! Eux sont adaptés, ils ont compris le « truc », ils font partie de « l’équipe » ! Ils sont intelligents, brillants, à la page ! Ils sortent leur épingle du jeu et amplifient le trouble de Rank !

           En effet, pourquoi lui-même se heurte-t-il aux machines ? Cela le dépasse ! Ce n’est pas à cause d’un comportement spécifique et qu’il pourrait changer, comme par exemple un mauvais résultat scolaire ! C’est tout un ensemble, c’est viscéral ! Et d’abord c’est la Machine qui attaque, qui n’accepte pas Rank tel qu’il est ! Dans cette espèce de brouillard, Rank en conclut qu’il doit ranger son frère et sa sœur dans la catégorie des machines !

          Bravo Rank, voilà une décision courageuse et qui te fait une belle jambe ! « Bel effort du numéro dix Rank, qui a trompé la défense adverse ! Un crochet du droit, une petite balle piquée et c’est le but ! Quel joueur, ce Rank ! » En réalité, le soldat Paschic est encore plus inquiet ! N’est-ce pas lui qui est dans une bulle ? Ne se donne-t-il pas une importance exagérée ? N’est-ce pas lui le malade ?

          Peu à peu, Rank se voit seul contre tous et il n’ignore pas l’étrangeté, le danger de sa situation ! Mais il n’est pas pour autant violent, les machines si ! En tout cas, Rank joue sa survie et il n’a pas d’autres choix que d’affronter le monde ! Et puis les machines continuent à le faire rigoler ! Elles n’ont pas leurs pareilles pour se tromper elles-mêmes ! Rank est toujours sidéré par leur illusion, qui leur permet cependant de tenir les propos les plus extravagants ! Les machines notamment se croient fortes et mêmes bonnes ! La Machine en remontre couramment à Rank, qui doit en prendre plein les mirettes !

          Alors qu’il est dolent, plaintif et à bout de souffle, Rank regarde les machines s’amuser... et c’est beau à voir ! On dirait un troupeau de dauphins ! C’est plein de vitalité ! La Machine « passe la balle » à Tautonus, qui l’envoie à la sœur ! Elle est chipée par le frère, récupérée par la Machine ! Elle passe sous les yeux de Rank, elle est prolongée par la sœur et c’est Tautonus qui la met dans le panier ! Klaxon ! Les machines 1, les visiteurs 0 ! Comme Rank semble éteint, gauche ! Il ne sait pas jouer ! Décidément, il ne fait pas partie de l’équipe !

          La Machine se tourne vers lui (c’est tout juste si elle n’est pas en sueur, avec une serviette autour du cou !) : « On est comme ça, nous ! dit-elle. On aime bien le jeu viril ! râpeux ! On n’a pas peur de se frotter à l’adversaire ! On sait rendre les coups ! Bref, on n’est pas des mauviettes…, comme toi Rank ! On n’est pas là à gémir sur soi ! Ah ! Tu f’rais bien d’ te secouer ! Sapristi ! »

          Rank médite… et comme il se trouve minable ! Ne serait-il pas jaloux au fond ? N’envie-t-il pas cette aisance, cette vitalité ! Mais ce qui ronge toujours Rank, c’est de donner une réalité à sa souffrance ! De savoir qu’il y a une bonne raison, pour qu’il souffre, le soulagerait un peu ! Or, pour l’instant, s’il a le cœur percé par un pieu de bois, ce n’est pas sûr ! Son œil crevé pourrait même voir, s’il y mettait de la volonté ! Sa jambe perdue doit être dans un tiroir, avec ses chaussettes ! N’exagère-t-il pas sa peine ? Il est sans doute trop douillet… et il décide de faire preuve lui-même de virilité ! Il va montrer qu’il connaît lui aussi le jeu rugueux et il dit quelque chose…

          Que dit-il ? Oh ! Ça concerne la Machine… Ça doit toucher légèrement, oh ! très légèrement !son hypocrisie ! Rank n’est nullement un kamikaze et il sourit même après sa sortie, persuadé qu’on aimera son engagement, sa forme, son apport solide, prometteur à l’équipe ! Ne se ne targue-t-elle pas de se cogner les torses !

          La réaction de Tautonus est foudroyante ! Il renverse sa chaise et se précipite vers Rank, qui s’est déjà réfugié dans la pièce à côté, où il est battu comme plâtre, à même le carrelage ! Rank n’a pas compris le jeu ! Il a été trop viril ! Les machines ont des règles que Rank ne comprend pas ! Comment font-elles pour s’arranger entre elles ? Qu’est-ce qui manque à Rank ? Et voilà qu’il s’occupe encore de lui ! On lui dit que c’est là son défaut et il n’assimile pas !

           Les machines veulent bien jouer à condition qu’elles ne perdent pas ! Elles doivent toujours avoir le bon rôle ! Elles peuvent mépriser, elles ne sont pas cruelles ! Elles peuvent mentir, elles sont honnêtes ! Elles peuvent prendre du plaisir, elles n’obéissent qu’à leurs devoirs ! Et on s’étonne du chaos ! Et tous les jours, ça recommence ! Et on se détruit ! Bravo l’équipe !

  • Rank (6-10)

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                         "Faut voter dimanche!"

                                      Adieu poulet

     

                                         6

         Non, non, décidément, ça ne va pas ! Rank résiste à la Machine, alors que ce n’est encore qu’un enfant ! Normalement, il devrait obéir au doigt et à l’œil ! La Machine n’est-elle pas toute puissante ? Certes, il existe d’autres machines et c’est ce qu’on appelle la société et on a des devoirs à son égard, vu qu’elle est constituée par la hiérarchie ! La Machine ne conteste pas cela et il y a bien d’autres machines qui sont supérieures à elle, plus importantes, etc. ! C’est même une nécessité, puisque, sans échelle, on ne pourrait se situer et on n’aurait nulle envie de gravir les échelons ! Mais l’autorité générale n’a pas à régir la vie intime de la Machine, tant que celle-ci respecte les lois ! Dans sa maison, la Machine est reine et voilà que…, voilà qu’un avorton lui pose un problème, la défie presque !

         Aurait-elle nourri une vipère en son sein ? Serait-elle maudite par la chance ? En tout cas, pour la première fois depuis qu’elle a vu le jour, elle est troublée, perplexe ! C’est d’autant plus étonnant que le programme se déroule comme prévu ! En effet, la Machine est loin d’être inactive, mais elle voit grand et a plein de projets ! C’est elle le moteur de Tautonus, son stratège ! C’est elle qui dirige, conseille Tautonus, afin qu’il règne un jour sur la ville ! Rien que ça ! Oh ! Mais, eh ! Attention ! Il ne s’agit pas d’avoir toujours plus de pouvoir et de satisfaire des ambitions ! Il n’est pas question de se montrer avide, suffisant ou de paraître commander les autres ! Ils n’apprécieraient pas ! Ils refuseraient d’obéir, de reconnaître Tautonus comme chef ! Non, il est nécessaire de présenter les choses autrement, de les « enrober », avec un emballage qui soit convenu, doux et même séduisant ! C’est impératif et d’abord pour sa propre personne, afin de cultiver une image de soi acceptable, flatteuse, qui ne dérange pas, qui permet tous les mensonges, toutes les exagérations !

         Alors voilà, on va dire qu’on a une politique, une foi, une vision, un idéal de justice, de moral ! On rassure, en se présentant tel le serviteur d’une cause qui dépasse l’intérêt individuel ! On gomme complètement tout ce qui est personnel, à part son origine modeste, son humilité, son sens des réalités, son expérience, qui font qu’on est sérieux, digne de confiance ! On va mettre en avant tout ce qui peut éteindre, masquer le feu intérieur, le brasier de l’égoïsme et de la haine ! On s’affiche civilisé, alors qu’on bout sous le sourire ! On est une machine, mais le déguisement est celui de la retenue, de l’abnégation, du sacrifice ! On ne cherche pas le pouvoir pour soi (quoiqu’on soit prêt à le défendre avec un couteau!), mais on le veut pour aider la communauté, pour relever ceux qui sont méprisés, humiliés ! C’est le jeu entre les machines ! C’est leur décor pour que leur pièce commence et à ce compte-là, avec cette illusion-là, elles s’absolvent entièrement, elles ne font plus la différence entre leurs rôles et la vie réelle et elles parlent même d’ingratitude, d’injustice, quand la réussite leur échappe et qu’on ne leur donne pas les moyens de faire le bien !

         Les machines se trompent elles-mêmes, avant de s’abuser les unes les autres ! Mais voilà qu’un innocent, un morveux nommé Rank ne l’entend pas de cette oreille ! Voilà qu’un être informe, qui ne connaît rien de la vie, dit à la Machine et aux machines : « Vous prenez du plaisir ! Vous voulez le pouvoir ! Cessez votre hypocrisie ! » Voilà qu’un enfant est plus qu’une pâte à modeler et qu’il dérange le jeu des adultes ! Voilà un gnome qui ose critiquer et qui ne cède pas ! D’où tient-il son autorité ? « Qu’est-ce qui cloche ? se demande la Machine. C’est inquiétant ! Comment pourrais-je retrouver ma sérénité ? Il y a bien le supplice de la cage… Oui, ce serait pas mal ! »

         La Machine conduit Rank à la cage et l’enferme dedans ! C’est une cage pendue à un arbre et la Machine dit à Rank : « Alors voilà le programme ! T’as été infect, insupportable ! Tautonus est à la ville, où il travaille dur ! Tu sais comment ça se passe… Il va rentrer crevé et irritable ! C’est juste à ce moment que je vais lui raconter ce que par quoi tu m’as fait passer pendant la journée ! Il va entendre mes plaintes et voir mon désespoir ! Ça va être trop pour lui et il n’aura plus qu’une envie, celle de te tabasser ! Après seulement il pourra souffler ! Qu’est-ce que t’en penses, Rank ? C’est pas une perspective joyeuse ! Voyons, combien de temps te reste-t-il ? Une heure peut-être ? Ça promet ! »

         D’abord interloqué, Rank se met bientôt à supplier ! Il craque ! Il n’a pas honte ! Il a peur, il se rappelle la colère, les coups de Tautonus ! Il pleure, il crie : « J’ t’en supplie, la Machine ! Non, non, j’ t’en prie ! J’ f’rai tout ce que tu voudras ! Pardon ! Oh ! Pardon ! J’ t’en prie, non ! Pas ça ! J’ t’en supplie la Machine ! »

         Chante, Rank ! Chante ta chanson ! Elle est belle pour la Machine, qui est assise dessous, dans un fauteuil au pied de l’arbre ! Chante Rank ! Chante mon p’tit ! Oh ! Que tes larmes sont douces à la Machine ! Enfin, elle reprend le contrôle ! Tu la rassures, Rank ! Tes sanglots la font jouir, comme du miel ! Et son mensonge, et sa hargne et sa haine ? Envolé tout cela ! Illusion ! Mauvais cauchemar ! Même que la Machine, en ce moment même, serait capable de te dire, mon pauvre Rank, qu’elle t’aime !

                                                                                                            7

         Rank souffre surtout de l’injustice ! Car la Machine est incohérente, despotique et elle ne cesse de blesser Rank, quoi qu’il fasse, mais ce n’est pas son avis à elle, bien entendu ! Au contraire, dans son esprit, c’est Rank qui est l’égoïste, celui qui ramène tout à lui, dont il faut s’occuper tout le temps, qui n’est jamais satisfait, etc. ! C’est justement ce que Rank pense de la Machine ! Alors qu’il a mal et qu’il est écrasé, c’est lui le méchant ! Peut-on imaginer la victime d’un procès à la fin condamnée ? Rank y perd son latin ! d’autant qu’il est seul face à la Machine ! Autour, nul ne combat celle-ci comme lui ! C’est devenu une lutte particulière, âpre, quasi forcenée, comme si la vie ou la mort en dépendaient !

         Mais qui a raison, la Machine ou Rank ? Personne apparemment ne peut aider l’enfant… Tautonus, évidemment, veut le calme dans sa maison et il se range du côté de la Machine… Quant aux autres machines, elles broutent à l’horizon ! Rank doit donc faire le point lui-même et la justice ne peut que venir de lui ! Mais est-ce possible ? La reconnaissance de l’autre n’est-elle pas nécessaire à cet apaisement ? On s’en passera, même si l’ambiguïté demeure ! A l’heure où les enfants s’amusent, jouent, se défoulent, Rank, lui, débat, analyse, argumente, prend le ciel à témoin, qui apparemment demeure prudent ! Dans la montagne, il faut voir Rank ! le gamin solitaire ! Il porterait une toge, il ne serait pas plus bizarre !

         Rank saigne d’une nouvelle blessure, car la machine a encore frappé, l’a encore bousillé ! Il perd du sang sur le sentier ! Il a le cerveau à vif ! Il gesticule, grimace, pleure, gémit, supplie ! Il voudrait tant une goutte de justice ! Rien qu’une ! Elle coulerait comme un petit baume sur ses brûlures ! Mais c’est le désert, Rank ! Il faut se débrouiller avec ses propres moyens ! Mais écoutons Rank : « Elle m’a bien fait mal, là, non ? Elle a bien dit ça ! J’ai pas rêvé ! Mon Dieu, ce n’est pas possible ! Ah ! J’en peux plus ! Non mais, quelle ordure, quelle salope ! Mais bon sang, c’est pas moi qui…, etc. ! »

         Cruelle litanie ! où Rank en vient même à douter de sa souffrance ! comme si le nouvel amputé s’en voulait d’être inquiet ! Le pied, les racines de Rank se perdent dans les sables mouvants ! Il eût voulu en tâtonnant trouver un sol ferme, mais il affronte la bulle de la Machine, qui est un pouvoir psychique se défendant lui-même contre la réalité ! Nous sommes tous plus ou moins maladifs… Il n’y a pas d’autres explications ! Rank, le fragile, car rien ne vient le consolider ! Il a beau jouer les avocats ou les juges, il refait le procès une dizaine de fois et il n’y a pas d’acquittement ! La raison elle-même finit par abandonner ! La logique s’épuise dans l’affectivité ! Et pourtant les faits sont là ! Rank n’a pas la berlue ! La plaie, il peut la montrer ! Et voilà que de nouveau Rank saigne ! Il a gratté la croûte ! Il faut encore recoudre !

         Comment Rank s’apaise, devient muet ? La fatigue physique joue son rôle et Rank marche pendant des heures ! La nature dit : « Voilà le philosophe ! Voilà le fou ! Le pauvre garçon, comme il est agité ! » La nature continue à vivre à son rythme, manifestement indifférente au malheur de Rank, mais justement, c’est ce contraste qui finit par le calmer ! Il se fond bientôt dans la nature ! devient le spectateur attentif de ses beautés, de ses sortilèges, de sa grâce infinie ! Alors, alors seulement, Rank oublie la Machine et sa folie ! Alors seulement Rank est chez lui et heureux ! Alors seulement il se sent aimé ! C’est comme si la nature le prenait dans ses bras et lui disait : « Regarde ! Ne suis-je pas incroyable ? Ne suis-je pas la plus belle ? As-tu déjà vu quelque chose d’aussi extraordinaire ? Qu’est-ce que la machine à côté de cela ? Rien ! un souffle, une poussière ! »

         Rank s’apaise sans un mot… C’est une alchimie… Bien plus tard, il reprend le chemin de la ville et de la Machine… Il n’est plus tout à fait le même ! Il est plus solide qu’avant, car il a pansé ses blessures lui-même ! Il s’est guéri sans assistance, il a mûri, appris au contact plus vaste de la nature ! Il est désormais plus grand que la Machine, qui, elle, est restée dans ses « salades », ses délires, qui n’a pas cherché à être autre, parce qu’elle ne souffre pas vraiment, parce que, quoi qu’elle en dise, elle prend ses aises ! elle satisfait son égoïsme ! Elle est toujours aussi terrible et n’évolue pas ! Rank, lui, est passé dans un cercle de feu ! Il a survécu à l’épreuve ! Il a écouté le silence ! Il ne s’est pas répandu dans l’oreille des autres ! Il n’a pas été soutenu par le tourbillon et s’il n’avait pas la vérité, il ne pourrait atteindre cette paix !

          La Machine est toujours pareille ! Elle harcèle Rank ! Où était-il ? Avec des voyous comme lui, sans doute ! Rank ne peut pas faire autre chose que le mal, c’est bien connu ! Hein, mais où était-il ? Il ne veut pas le dire ? Non, car la Machine ne comprendrait pas… Il y a plus beau qu’elle ! Il y a un monde qui lui est totalement étranger ! Et c’est ce monde-là qui fait la force de Rank ! Va la Machine, gueule, rouspète, mord ! Rank est inatteignable ! Il est avec les anges, la lumière, le chant de l’eau et les petites bêtes ! Vas-y la Machine, sens ton pouvoir, c’est ton essence, ta raison d’être ! Si tu savais comme c’est ridicule, comme Rank s’en fout !

                                                                                                            8

         La Machine méprise Rank ! C’est la réalité, mais pourquoi ? Comment peut-on mépriser un enfant ? On devrait savoir qu’il n’est pas fait, qu’il ne demande qu’à grandir et même à plaire ! Plus productif serait de l’encourager et en tout cas de lui expliquer son erreur ! Si on est honnête avec lui, il sera honnête à son tour, dans la mesure de ses moyens ! Mais la Machine méprise Rank ! Elle s’en sert comme d’un paillasson, lui aboie dessus, ne le considère pas comme une personne ! Le dégoût se peint sur son visage, s’il est question de Rank, dans la bouche d’une autre machine !

         Rank comprend que la Machine le méprise, parce qu’il a l’air faible et même idiot ! C’est un doux, un tendre et ce qu’il voit le pénètre profondément ! Il a besoin de temps pour digérer, réfléchir, d’où son apparente passivité ! Sensible, il est aussi émotif et dès qu’on crie, il n’entend plus rien, il est perdu, veut juste qu’on le laisse tranquille ! Cette façon d’être, cette nature ne font pas l’affaire de la Machine, qui, elle, est toujours sur le sentier de la guerre !

          Elle a mille inquiétudes, mille devoirs ! sa maison à diriger, à nettoyer ! les repas à préparer, les courses ! les factures à payer, etc. ! Elle a une vie de titan ! héroïque ! Et l’un de ses soldats, le soldat Rank, traînerait de la patte ? jouerait les tire-aux-flancs ? ferait même du mauvais esprit, propagerait la rébellion ? Ce n’est pas possible, tout le monde doit marcher au pas ! suivre le rythme ! C’est indispensable à la survie du groupe !

         Rank n’est pas chic ! n’est pas solidaire ! Avec ses récriminations, ses reproches, sa lenteur, sa maladresse, ses mauvais résultats scolaires, Rank est un poids mort, une épreuve de plus, un égoïste, un fauteur de troubles, une calamité pour la Machine ! Rank n’est pas chic ! Il pourrait faire un effort ! Mais non, il faut qu’on s’occupe de monsieur ! Il a droit à un traitement spécial ! Il n’aide en rien ! Il n’a pas sa place ! Il est détestable ! Et s’il se sent malheureux, il est encore coupable, car il s’attarde sur lui-même, se prend trop au sérieux, au détriment de la vie harmonieuse, fluide, intelligente du reste de la famille !

         Rank est la fameuse brebis galeuse, le mouton noir, que le destin aveugle et injuste sème visiblement çà et là, peut-être pour éprouver les bonnes volontés ! La Machine a bien du mérite et on la plaint ! Mais qu’est-ce qui occupe la Machine ? Que fait-elle toute la journée ? Qu’est-ce qui provoque sa grimace, sa colère, son amertume ? Que cherche-t-elle au fond ? Qu’est-ce qui pourrait la satisfaire ? Pourquoi Rank lui paraît aussi minable ? Mais ce qui intéresse la Machine, comme toutes les machines, c’est son importance ! sa réussite, sa supériorité sur les autres et alors, on comprend que le soldat Rank ne peut qu’être encombrant ! Il ne flatte pas la Machine ! Il n’est pas un exemple de sa force ! Il ne témoigne pas de sa puissance, mais au contraire il révèle qu’elle a peut-être un vice caché, un défaut quelque part !

         Il faut dresser le soldat Rank ! pour la vitrine ! non par nécessité, parce qu’il ne remplit pas sa part de corvée, mais la vanité de la Machine est sans bornes, absolue ! Il n’est question que d’elle ! Seule lui amène un sourire sa petite personne ! Si elle n’est plus le centre d’intérêt, le monde a droit à sa haine, il peut « crever » ! La Machine est pleine de moralité, mais elle engloutit chaque jour des tonnes et des tonnes d’elle-même ! Elle ne cesse de prendre, d’où son despotisme ! On existe aux yeux de la Machine, à condition de la rendre fière, car c’est elle le but ! Tout doit tourner autour d’elle ! Mais Rank n’est pas chic !

         Il est l’épine, le caillou dans la chaussure ! Il voit l’hypocrisie de la Machine, mais aussi son malheur, car on ne peut s’occuper tout le temps de la Machine ! Les autres machines, tôt ou tard, veulent également qu’on parle d’elles, ce qui assombrit la Machine, la fait ronger son frein ! La machine a besoin des autres, mais pour les commander, les asservir ! Et le soldat Rank résiste, ne marche pas inexplicablement ! Il sait seulement que la Machine n’est pas juste, ni bonne ! que c’est son égoïsme qui la mène !

         Et elle est tellement avide et aveugle qu’elle détruit, piétine un enfant ! Sa fureur est telle qu’elle brise le soldat Rank, qui n’est pas chic ! Rank est sans doute mort, là-bas, dans les champs de l’enfance ! Il a toujours eu l’air vieux ! Il raconte ses histoires de guerre et nul ne l’écoute ! Les machines ont bien d’autres choses à faire !

         Pensez, elles ont plein de problèmes ! Il faut qu’elles payent ceci, cela ! C’est du taf, des responsabilités ! Faut qu’ ça tourne ! Pourquoi on écouterait ce vieux soldat sur le bord de la route ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire d’un éclopé ! Ça rend pas service ! C’est moins utile que des géraniums ! Le rang social, la force, voilà ce qui nous préoccupe !

         Et on se presse et on se détruit et on regarde avec mépris Rank, le soldat pas chic !

                                                                                                            9

         Ce soir, c’est Noël ! C’est la fête de la bonté et de l’amour, du moins sur la planète de Rank ! Qu’est-ce qu’on célèbre à cette occasion ? Mais la naissance de Jésus, qui a donné sa vie pour qu’on puisse croire, c’est-à-dire pour qu’on ne s’inquiète pas trop, qu’on se sente aimé par Dieu en ce monde, ce qui conduit à aimer son prochain, au point de lui pardonner et évidemment, cela implique surtout qu’on ne ramène pas tout à soi ! C’est la moindre des choses, si on veut être curieux des autres !

         Mais tout cela est bien trop compliqué pour les machines ! Noël, c’est les cadeaux, ce qui brille, les affaires, la bonne « bouffe » ! C’est la fête du fracas et du stress ! Pour les employés des magasins, c’est des coups de fouets au-dessus de la tête, pour qu’ils tirent la statue du Sphinx ! C’est les chutes Niagara de la consommation ! Les machines se déchaînent pour un quart d’heure d’intimité, à la lueur des bougies, devant le solennel sapin !

         Faut quand même comprendre une chose… Qu’est-ce que le génie ? « Une sorte de maladie... », bafouille la science ! Et donc Darwin, Einstein, Pasteur ou Freud auraient dû rester alités ! Mais irresponsables nous sommes ! En tout cas, comme chacun naît avec le même cerveau, normalement personne ne devrait moufter… et encore moins inventer ! Dame, il ne peut pas y avoir de messages cosmiques, défiant la physique, pour apporter à celui-là ou celle-là une intelligence supérieure !

         Pourtant, Jésus apparaît ! Avec un drôle de message, puisqu’il parle de Dieu comme de son père ! Il est plein de l’amour de Dieu ! Ah ! Mais son génie n’est pas scientifique et il est donc suspect ! Autrement dit, il ne fait pas partie de la « Famille » et il doit rester dehors, dans le froid ! Quoi d’étonnant ? « Aimez-vous les uns les autres ! », c’est pas pour les champions de la raison ! Rien ne vaut un beau, un vrai fossile ! Et un quark ? Hein ? Un quark ? Là, on est sérieux, on avance ! Ne pas déranger !

         Toujours est-il qu’a priori Jésus est un cadeau de Dieu, une lumière dans la nuit, après les dinosaures ! Et on fête, on remercie Dieu en offrant nous-mêmes des cadeaux ! Nous voilà ruisselants de joie et de bonté ! un peu humains enfin ! Même pour Rank, c’est plein d’espérances ! Il se frotte les mains, le Rank ! Pensez, la Machine est un vrai cordon-bleu, on peut pas lui enlever ça ! Comme il y aura de bonnes choses à manger ! Des coquilles Saint-Jacques ? Eh ! Eh ! Des huîtres ou comment embrasser la mer sur la bouche ! Du fromage parfumé ! Plein d’autres choses !

         Et puis y a les cadeaux ! Qu’est-ce qu’il a commandé le Rank ? Une boîte scientifique ! Comme il a de la chance, le gamin ! Y a des enfants qui n’auront rien ! Et puis, eh ! Oh ! Rank veut comprendre, tout l’intéresse, surtout la réalité ! Donc une boîte de sciences ! Et qu’est-ce qu’on trouve dans cette boîte ? Un microscope ! Attention la paillasse, voilà Rank ! en blouse blanche, s’il vous plaît ! Par ici, la goutte de sang, le cheveu, entre lames et lamelles, avec une goutte de glycérine ! Plus d’illusions ! On est dans la cour des grands !

         Ou bien, c’est la boîte dédiée à l’électricité ! Et son point d’orgue : l’électroaimant ! On fait sauter un clou de tapissier, grâce au champ magnétique ! Eh ! C’est le génie de Maxwell, qui va servir à Einstein ! La nature de la lumière, la gravité universelle ! Il ne sera pas dit que Rank n’est qu’un rêveur ! un obscurantiste ! un névrosé ! Saute petit clou ! C’est pas de la magie, mais de la physique ! Saute petit clou ! Saute petit Rank, au royaume des machines ! Saute Rank, espère ! Tu aurais pu commander de la justice, mais y en avait pas en magasin ! Et la science ne t’en donnera pas non plus ! Mais saute Rank, c’est Noël ! La fête de l’amour !

         Tout le monde est réuni, suspendu à la Machine, car c’est elle qui apporte les plats ! Et voilà le hors-d’œuvre, qu’est-ce qu’on s’ régale ! Chacun, reconnaissant, félicite la cuisinière ! Mais après, plus de plats ! Panne sèche ! On attend, on a faim, mais rien ne vient ! Ambiance morose ! Inquiétude ! La Machine est dans la cuisine et a fermé la porte sur elle ! Peut-être a-t-elle des difficultés ? Un crabe la tient en otage et elle ne peut pas parler ! Elle s’est fait pincer ! Tautonus se lève anxieux et va voir ce qui s’ passe ! Espérons pour les estomacs qu’il reviendra avec de bonnes nouvelles ! Il réapparaît et tranquillise la tablée, ça va venir !

         Mais le temps s’écoule inexorable et que faire, à part jouer avec de la mie de pain ? Rank se décide lui aussi d’apporter son aide à la Machine ! « Toi, m’aider ? Peuh ! » fait la Machine méprisante ! Mais pourquoi, si tout est prêt, n’apporte-t-elle pas la suite ? Revenu à la table, Rank comprend subitement ! La Machine tient tout le monde dans sa main ! C’est elle Dieu ! C’est elle qui occupe tous les esprits ! Chacun est sous sa coupe ! Sacrée machine, elle a su tirer parti de la situation, la tourner à son avantage ! Il fallait y penser ! C’est la fête de la Machine !

         Et Jésus qui invite au partage, à se défaire de son égoïsme ! Mais il est là dans la Machine, puisqu’elle n’est pas un tyran ! Saute petit Rank ! Il y en aura bien d’autres ! C’est que le hors-d’œuvre ! L’hypocrisie du monde est infinie, pas besoin du mont Palomar pour s’en rendre compte !

                                                                                                           10

         La machine pleure ! C’est officiel, même si c’est incroyable ! Pensez, une machine qui pleure, qui a des sentiments, qui n’est pas dure comme le fer ! Mais enfin qu’est-ce qui s’ passe ? La presse se déchaîne, le monde entier est en émoi ! En gros titre : « La Machine pleure ! » Quel est le monstre qui a osé faire pleurer la Machine ? C’est Rank ! Oui, c’est bien lui ! Et à l’heure qu’il est, il est en proie à la panique devant les larmes de la Machine ! Il ne veut pas la voir pleurer, car la machine, c’est tout de même quelqu’un !

         Rank est paniqué et dit à la Machine : « Je t’en prie la Machine, ne pleure pas ! Je suis là ! Je vais faire ce qu’il faut ! » Il apaise la Machine, mais quel est au fond le problème ? Attention, attention ! Rank a donné un coup de pied dans la Machine et sous la douleur, elle sanglote ! Quoi de plus naturel ? Mais ce n’est pas cela : comment Rank aurait-il pu frapper la Machine, à moins de vouloir une raclée de la part de Tautonus, pour se fortifier ? Et puis Rank n’est pas un violent ! La haine, il la fuit !

          Alors ? Mais Rank a traité la Machine comme elle le traite elle-même ! Plein de mépris, il a assommé la Machine sous les injures ! Il lui a jeté qu’elle n’était qu’une minable, une bouse, une sans-cœur et qu’elle finirait en enfer ! Voilà Rank s’est vengé et la Machine blessée s’est mise à pleurer, car Rank a été méchant comme elle ! C’est bien normal, sauf que ça ne marche pas non plus ! Car, si Rank souffre de la dureté de la Machine, c’est qu’il n’est pas son reflet ! Rank ne comprend pas la machine, parce qu’il n’a pas ses sentiments ! Rank veut aimer, nullement commander, ni encore moins détruire et il n’a donc pu imiter la Machine !

           Pourtant, elle pleure à cause de Rank ! Donnons la solution : par maladresse, il a laissé un pot de peinture au bord d’une armoire et quand la machine l’a ouverte, le pot est tombé par terre et la peinture s’est répandue ! Voilà ce qui fait pleurer la Machine ! Elle a de ces soucis ! Elle piétine et écrase des milliers d’enfants, sans sourciller chaque jour, mais cette tache sur le sol la fait craquer ! Il faut dire que la Machine ne se ménage pas ! Elle a bien des inquiétudes, comme nous l’avons déjà dit, et Rank une fois l’a vue s’évanouir ! Il est sûr que la Machine dépasse ses forces et Rank ne devrait-il pas se sentir injuste et minimiser sa peine, face à ce dévouement de la Machine, à son surmenage destructeur ?

          Mais est-ce qu’un débris peut se consoler ? Est-ce qu’une victime peut dire à son bourreau : « Je sais que vous avez pas mal de problèmes en ce moment... Vous êtes bien à plaindre ! Allez, je vous ai menti : j’ai encore un doigt valide ! Un bon coup de marteau d’ssus et vous irez mieux ! » Non, Rank ne peut pas rire de ses blessures, nier son mal, sa douleur ! C’est trop fort, surtout pour un pot de peinture ! Il faut à Rank voir les choses autrement, il doit replacer la peine de la Machine dans une logique qui inclut aussi sa méchanceté ! La survie implique le respect de soi-même et de la cohérence ! On ne peut pas s’achever parce que les égoïstes ont un coup de pompe !

          Mais qu’est-ce qui fait le malheur de la Machine ? Qu’est-ce qui l’épuise ? Mais le but de la Machine, c’est la Machine ! Elle est Dieu ! Et tout le monde autour est esclave, car tout doit tourner comme le veut la Machine ! Le prix à payer ? Mais la machine étant Dieu, elle doit s’occuper de tout ! Au moment où elle cuit des œufs, il faut encore qu’elle nettoie les anneaux de Saturne, qu’elle explique pourquoi on trouve moins de fossiles qu’on l’espérait ! Si elle déguste son thé, elle ne perd pas de vue les milliards d’affamés de la planète ! Le relâchement n’est pas permis, quand on se juge seul à la hauteur, seul intéressant, seul aimable, seul capable ! L’orgueil est un monstre usant ! Il ne guérit aucune peur, mais au contraire il impose d’être irréprochable, ce qui crée de l’angoisse !

          Rank pourrait expliquer tout ça à la Machine, c’est un enfant précoce, qui a dû apprendre à réfléchir vite et bien ! Connaître la psychologie du bourreau est très instructif et profitable pour la victime ! Combien de souffrances n’ont-elles pas été évitées, par un bon mot qui venait soulager une mauvaise humeur ! Mais Rank conseillerait la Machine ? Il l’éduquerait, il lui ferait part de sa sagesse ?

          Quoi ? La poussière, le morveux auraient quelque chose à dire ? Quoi ? On s’adresserait à Dieu, on lui en remontrerait ? Mais le mépris coulerait sur la tête de Rank, comme le béton dans les fondations ! Le pétillant mépris ! L’enivrant mépris, le parfum suave de la Machine Dieu !

          Non Rank, la Machine pleure pour un pot de peinture, c’est normal ! Excuse-toi et nettoie toute cette gabegie ! Affreux garçon ! Ne connais-tu pas la chanson du forçat ? « On casse, on brique, pour un coup de trique ! Etc. »

  • Rank, le prisonnier de la nuit! (1-5)

    Rank1

     

     

                 "Alors toi aussi, t'es avec eux?"

                                      A nos amours

     

                                                            1

         Rank se réveille en sursaut et en sueur ! comme d’habitude ! Pourquoi ? Parce qu’il a peur sans doute ! Il était dans un cauchemar… et quel cauchemar ! Il devait agir vite, il était sous l’emprise d’un stress prodigieux, qui l’écrasait presque ! Il s’en souvient, même si maintenant le cauchemar se dissipe !

         Qui est Rank ? Il n’en sait rien ! Où est-il, dans quel monde vit-il ? Ce sont des questions secondaires, car ce qui prime, c’est la survie ! C’est l’occupation de Rank, il n’en a pas d’autres ! Rank se lève et fait son lit… C’est plutôt une couche informe, synonyme d’angoisse et elle est peut-être constituée de feuilles géantes, enroulées sur elles-mêmes, que Rank aura ramassées quelque part ! C’est possible, mais Rank ne s’en soucie guère… et tous ses gestes sont quasi automatiques !

         Rank habite dans une grotte, c’est du moins l’impression qu’il a ! Il y a une bougie jaune qui éclaire tout ça ! On pourrait certes s’attacher mieux à ce lieu de vie, améliorer sa décoration, le faire plus confortable, mais à quoi bon ? On n’est pas ici en sécurité ! La catastrophe peut survenir à tout moment ! On peut être détruit n’importe quand ! On n’échappe pas à la Machine ! Personne ! Elle règne et fait ce qu’elle veut !

         Pour l’instant, Rank doit manger, pour prendre des forces… Il sort la tête de sa grotte et écoute ! Tout est calme… et c’est souvent comme ça le matin… Même la Machine commence assez tranquillement un nouveau jour ! Elle est là d’ailleurs, dans la vallée, près des fleurs qui donnent de la farine, une sorte de pain ! Il suffit à Rank de descendre sans bruit, comme s’il n’était qu’un fantôme et tout se passera bien ! Être un spectre pour Rank ? Un jeu d’enfant ! Il a des années d’entraînement, grâce à la Machine ! Il n’est rien ! La Machine le lui a assez répété !

          Rank sort de sa grotte et se dirige vers les fleurs ! La Machine à côté ne s’occupe pas de lui et c’est très bien comme ça ! Rank mange, se nourrit… Il doit faire attention cependant ! S’il venait à buter contre un caillou, à produire un son discordant, il pourrait attirer l’attention de la Machine et alors… Mais la Machine prend aussi son petit déjeuner… Elle avale un jus noirâtre et c’est peut-être de l’huile ! Faut bien lubrifier les rouages ! Rank n’observe pas la Machine, il la sent seulement ! Il perçoit son souffle, qui enferme une menace qui peut éclater brusquement !

          Rank à présent s’essuie la bouche… Il a fini et toujours d’un pas silencieux, il s’approche d’un petit cours d’eau, pour faire sa toilette ! C’est dans l’ordre des choses, c’est admis par la Machine ! Elle ne bouge d’ailleurs toujours pas, absorbée par son liquide noirâtre ! La toilette de Rank est rapide, car en traînant il pourrait déranger la Machine, ou plutôt son robot Tautonus ! La Machine a en effet une autre machine à sa disposition, c’est Tautonus ! C’est un robot moins intelligent que la Machine ! Il est plus grand, plus fort, mais il obéit à la Machine ! Il sert à la Machine pour les basses œuvres : excavation des montagnes, coupage des forêts, maçonnerie, etc. ! C’est le muscle de la Machine et éventuellement son bourreau ! Rank craint Tautonus par-dessus tout ! Mais par lui-même le robot est plutôt inoffensif… S’il n’est pas aux ordres de la Machine, il n’embête pas trop Rank !

          Toutefois, Tautonus utilise le matin le ruisseau… On a beau être un robot, on n’en a pas moins du goût pour la propreté ! Cela doit être inscrit dans le programme de Tautonus ! Il faut éviter la poussière dans les circuits et puis, une bonne odeur semble plaire à Tautonus ! Ça le revigore, accentue son aspect bonasse ! Il en a presque l’air d’un joyeux compagnon, mais sombre est Tautonus, si la Machine intervient ! Implacable il sera !

          Rank sait qu’il ne doit pas gêner Tautonus, au passage du ruisseau, et il ne perd pas de temps ! Si jamais Tautonus venait à trouver Rank devant lui, à la place où on fait sa toilette, alors il pourrait commencer à s’irriter, à s’affoler même, car on perturberait sa routine ! L’agitation de Tautonus alerterait sans nul doute la Machine et Dieu sait ce qui pourrait se passer ! Rank se presse donc et il fait gicler de l’eau sur son visage ! Il est toujours aux aguets, il a un sablier dans la tête ! Percevoir tout ce qu’il y autour, ne jamais déranger, être la fluidité même, c’est la survie assurée ! C’est un coup à prendre et maintenant, Rank remonte vers sa grotte, à flanc de montagne !

          La Machine n’a pas bougé, tout est calme…, mais Rank est déjà fatigué…, usé même ! C’est qu’une tension permanente, ça se paye ! Dans son trou, Rank est triste…, alors qu’il finit de s’habiller… A-t-il jamais été un enfant ? A-t-il déjà joué en toute innocence ? Il a l’air d’un vieillard ! Il voudrait pleurer, mais à quoi bon ? Qui regardera ses larmes ? La Machine ? Surtout pas elle ! La machine rirait, avant de frapper ! Elle se moque des sanglots, ce n’est pas son affaire !

          Rank regarde le ciel, qui est encore noir avec des étoiles ! Est-ce qu’il y a quelqu’un dans la nuit qui s’intéresse à Rank ? Ça m’étonnerait ! Rank est seul ! Et c’est bien fait pour lui ! N’est-il pas méchant ? C’est le message de la Machine !

                                                                                                        2

          Là-bas, plus loin que la vallée, il y a la ville des machines ! C’est une agitation permanente, un fracas constant ! Les machines construisent d’autres machines ou des immeubles pour se loger et c’est comme si la ville se reproduisait elle-même ! Sa progression est inexorable et incompréhensible à Rank, qui trouve une consolation dans le silence et les pierres ! Pourquoi les machines n’en font-elles pas autant ? On dirait qu’elles n’aiment que la laideur et le bruit !

          Mais l’heure n’est pas à la contemplation, ni à la réflexion ! Rank n’en a pas fini avec « sa » machine, bien au contraire ! Il faut suivre le programme de la Machine, tout est codifié ! Faut pas sortir des clous, c’est tout ! Voyons… Rank effectue la corvée des pommes de terre… On les épluche en grand nombre, pour plus tard… La Machine peut passer derrière Rank, elle ne dira rien, il est en règle !

          Puis, on passe au nettoyage ! On balaie, on essuie, on frotte, on aspire, on utilise d’autres machines inoffensives, quoiqu’il y en ait une qui pourrait envoyer valser Rank, tant elle tourne vite ! A ces tâches, Rank n’est pas lui-même… Il agit sans doute comme une machine, mais on ne peut pas y couper : c’est le prix d’un peu de liberté ou de repos un peu plus tard ! Le nœud du problème, c’est de ne pas troubler la Machine, qui va et vient, qui a sa vie, elle !

          Elle se tourne vers Rank et lui donne des instructions ! C’est précis, légèrement martelé, car ça ne doit pas être discuté, mais rentrer dans le crâne dur de Rank ! Celui-ci opine et il serait tenté de se mettre au garde-à-vous et de saluer militairement, mais la Machine n’apprécierait pas et sa rage pourrait éclater ! Ce que ne supporte pas du tout la Machine, c’est qu’on se moque d’elle ! C’est qu’on ose la contredire ! Il vaut mieux marcher sur une mine en chantant !

          La Machine quitte la vallée pour la ville ! Rank la regarde partir avec soulagement ! Même s’il doit continuer ses corvées, c’est comme si l’air brusquement était allégé ! De nouveau Rank entend les oiseaux chanter et voit les fleurs sourire, agitées par le vent ! La nature enchante Rank, mais que va faire la Machine en ville ? Ici Rank se crispe, met son poing dans la bouche ! Il n’ose pas penser… Il n’ose pas critiquer la Machine ! La terreur qu’elle inspire sert justement à ça, à ce que Rank ne la voit pas telle qu’elle est ! comme si elle était immatérielle ou sacrée !

          Pourtant Rank connaît la Machine ! Il n’a pas les yeux dans les poches ! Il regarde, observe scrute ! Bien obligé ! Quand on est acculé, opprimé, on cherche la faille de l’oppresseur ! On veut comprendre ! Et ce que fait la Machine en ville est dégoûtant pour Rank, car la Machine s’y amuse, y prend du plaisir, tandis que Rank, lui, est dans la nuit, la peur !

          Une machine peut-elle jouir, avoir une vie personnelle ? A priori non, bien entendu ! Une machine n’a pas d’âme et elle ne fait que ce pour quoi on l’a construite ! D’ailleurs, la Machine le dit bien à Rank : « Seul le devoir m’anime, est mon but ! Je ne vis que pour le travail, la nécessité ! Moi aussi, je voudrais m’amuser comme toi, Rank ! Mais je ne peux pas ! L’existence n’est pas une partie de plaisir et il faut que tu t’en rendes compte, Rank ! Tu n’as pas envie de me déplaire, hein ? Tu vas en mettre un coup, j’en suis sûr ! Faut bosser, mon p’tit Rank ! Faut prendre ses responsabilités ! Tu n’es plus un enfant maintenant ! Allez, je compte sur toi, sinon... »

          Rank, comme d’habitude, écoute religieusement, il a été formé pour cela… et la « loi » de la Machine le pénètre au plus profond ! Oui, Rank sera à la hauteur de son devoir ! Oui, Rank ne décevra pas la Machine ! Oui, Rank sera un bon garçon !

          Mais Rank, le chiffon ou le râteau à la main, regarde la ville où est partie la Machine… et son visage est amer, car il sait comment s’y comporte la Machine ! Il l’a vue ! La Machine parade ! Elle salue d’autres machines, qui lui rendent son sourire ! On s’adresse à la Machine avec déférence ! On s’empresse de la servir, de répondre à ses désirs ! On la traite comme une reine et c’est du miel pour elle ! C’est sa fête, sa joie !

          Les machines jouissent… et mentent ! Elles ont rendu Rank méchant, car il les juge ! Le devoir des machines ? Ah ! Ah ! Rank rigole ! Le travail des machines ? Oui, beaucoup de bruit ! Le nombrilisme des machines ? Mais c’est le jack-pot ! la peluche gagnée ! « On veut du plaisir ? D’accord ! se dit Rank. Mais alors pour tout le monde ! Et pour ça, il faut d’abord le reconnaître, le plaisir que l’on prend ! Faut être honnête, s’accepter ! Fi de l’hypocrisie ! Ah ! Mais alors la Machine commence à monter en température ! Elle s’excite ! gonfle, va éclater ! Elle n’en peut plus ! Mon Dieu ! Rien que d’admettre cette petite vérité la met hors de ses gonds ! »

          Rank continue sa tâche et se tait… La machine va bientôt revenir et elle va tout contrôler ! Il pourra tout juste respirer ! Et puis qu’est-ce qu’il est lui, Rank, pour juger, réfléchir ? Un ciron dans le cosmos ! Vaut mieux marcher droit ! Tu pleures, Rank ? Bon sang, quelle mauviette !

                                                                                                             3

          Ça y est, Rank a réussi à mettre en fureur la Machine ! Qu’est-ce qu’il a dit ou fait ? Rank ne s’en rappelle même pas, tant il est hébété par la violence qu’il subit ! Mais peut-être est-ce Rank lui-même qui, par sa nature, révulse la Machine ? Quelque chose dans son regard et donc qui lui échappe peut conduire la Machine à une colère noire ! A ce compte-là, Rank est mal parti, car il aura beau se corriger, se garder, l’affrontement ne pourra être évité ! au grand dam de Rank !

          Mais comment décrire la haine de la Machine ? Ce sont des mots et une ivresse ! C’est la mer qui frappe en pleine tempête ! Celle-ci paraît folle et chaque mot tape, enfonce comme une vague, en rugissant, en creusant et détruisant ! Ça n’a pas de bornes, comme si on avait irrité Lucifer en personne ! Ça cogne dans Rank, pour l’anéantir ! Quoi ? Un gamin défie la Machine ! Quoi ? Un gamin tient tête à la Machine ? Quoi ? La Machine n’est pas toute puissante ? Elle doit composer ! Les autres existent ! Quel scandale ! Quelle honte ! Les cieux sont en train de s’ouvrir, ma parole !

          Rank subit et Dieu que ça cogne ! Rank résiste comme d’habitude ! Il encaisse, même si c’est infâme ! La Machine le traite de tous les noms, elle l’injurie, le traîne dans la boue, le fait le mal incarné ! Il n’est qu’une abomination aux yeux de la Machine et il fut un temps où Rank répliquait, se défendait, tenait à dire qu’il n’avait pas commis de fautes, qu’il n’était pas méchant, que ses intentions étaient pures et qu’en définitive il était un gentil garçon ! Il discutait, il argumentait, il se comportait en adulte, pour ainsi dire ! Mais… mais cela scandalisait encore plus la Machine ! Elle suffoquait, elle était outrée ! Rank renforçait, amplifiait la catastrophe ! On ne doit pas répondre à la Machine, même si ce qu’elle dit est profondément injuste ! On doit supporter le venin des mots, sentir le poison qui rentre, l’acide qui ronge ! On se ferme et on se tait !

         Cette méthode, bien que la seule possible, présente un cruel désavantage ! La machine, déçue de voir Rank insensible, cherche alors l’ouverture, la faille qui lui permettrait de voir sa victime s’effondrer ! Tant que la Machine n’a pas le sentiment d’avoir vaincu, elle ne retrouve pas la sécurité de son pouvoir, de sa toute puissance ! Elle devient encore plus odieuse ! Elle veut la larme de Rank, sa supplication, sa reddition, son mea culpa ! S’il reconnaît sa méchanceté, s’il s’accuse, s’il demande pardon, la Machine cesse d’« aboyer », elle s’apaise comme une locomotive à vapeur souffle en gare ! C’est lent, mais ça se calme ! Les flots s’amollissent, ainsi qu’ils dansent dans une crique, presque surpris de ne plus heurter la roche !

          Mais de quoi Rank pourrait-il s’accuser ? d’être naturellement une abomination ? Cela ne se peut évidemment ! Il ne peut pas mourir pour plaire à la Machine ! Il est ce qu’il est et il a beau chercher, il ne voit pas à cet instant sa faute, d’autant qu’il sait que la Machine se trompe sur elle-même ! que son discours n’est que duplicité ! que son plaisir existe bien ! qu’elle n’a pas à demander à Rank d’en être totalement dépourvu ! ce qui est impossible ! Comment se sortir de cette situation ? Rank l’ignore ! Ce qui le fait tenir, c’est bien la vérité, c’est bien une vérité ! Et c’est pourquoi Rank se montre inébranlable ! de plus en plus dur ! de plus en plus hermétique ! Ce qui lui vaut une cruauté décuplée de la part de la Machine !

         Comment expliquer ça ? Pourquoi la Machine ne reconnaîtrait pas son plaisir ? qu’elle aime le pouvoir ? que son orgueil est bien réel et exigeant ? Ce serait assez simple pourtant ! Imaginons que cela arrive : la Machine rirait et se montrerait belle joueuse ! Elle reconnaîtrait le talent de Rank, sa valeur et tous les deux joueraient aux cartes, comme de nouveaux amis, en se donnant de petites tapes dans le dos ! Tout rentrerait dans l’ordre, l’amitié, un respect mutuel s’installeraient ! Un arc-en-ciel aussi !

          Mais ce n’est pas ce qui se passe, malheureusement, au contraire ! Il n’est pas question pour la Machine de reconnaître quoi que ce soit ! de s’ouvrir, de douter ne serait-ce qu’un peu ! Elle est pleine de haine, de fureur et c’est sans doute qu’elle craint quelque chose ! Mais quoi ? Que redoute-t-elle ? Dans quel monde vit-elle ? Car c’est un monde fermé, uniquement régi par son pouvoir ! Pour qui au fond se prend la Machine ? On ne doit pas l’inquiéter, mais seulement la servir ! Elle écrase, terrorise et parle de devoirs, de justice et même de bonté ! Elle dit, le comble, qu’il faut aimer et reproche à Rank son égoïsme ! Mais qui broie en ce moment, qui prend, qui se satisfait ? C’est la Machine ! Et qui aime ? qui vit, qui résiste au nom d’une vérité, qui a les yeux ouverts, qui subit, qui est victime ? Nullement la machine, mais c’est Rank !

          Sacré Rank ! Il est là debout devant la Machine ! Il reste silencieux, il encaisse ! Mais à l’intérieur, il est en miettes ! Et c’est encore un enfant ! Peut-être supplie-t-il, mais alors personne ne l’entend ! Pan ! T’es mort Rank ! Toute ta vie, tu traîneras tes débris de verre ! Tu perdras du sang ! On ne peut pas te tuer, c’est entendu, mais tu ne vaux guère mieux qu’un macchabée !

    Mais la Machine est outrée, scandalisée… et cela seul importe ! Bienvenu au royaume des morts !

                                                                                                             4

          Rank est assez tranquille dans sa grotte et il rêvasse et s’intéresse à des riens, mais soudain la machine entre et hurle ! Que dit-elle ? Mais que la coupe est pleine ! que Rank dépasse les bornes ! que ce n’est plus possible ! qu’il va falloir que Rank change ! et vite ! La Machine martèle, détruit tout ! Il ne reste rien du havre de Rank ! Tout est balayé sous les imprécations, les injures, les menaces ! De quoi s’agit-il ? Comment le savoir, dans cette démesure ?

          Rank a la tête baissée et ne dit rien… Son seul refuge, c’est lui… et c’est bien précaire ! Où est la justice, où sont les sauveurs, où est l’amour, le respect ? Nulle part ! Il n’y a rien ici que la fureur, et une fureur libre, sans entraves, qui se déchaîne, qui ne se retient absolument pas ! Pourquoi ? Rank a-t-il commis un crime ? Avait-il la garde d’une bombe atomique, qu’il a envoyée par inadvertance sur des enfants, les tuant tous, provoquant la ruine de toute une ville ! Dans ces conditions, on n’aurait pas assez de force pour condamner Rank ! On pourrait même le lapider, le laisser à la vengeance de la foule ! Cela ne serait que justice et Rank lui-même comprendrait ! Mais ici que se passe-t-il ?

          C’est tout de même curieux… Comment une machine peut-elle s’emporter ainsi ? Si son programme est bien les règles, les conventions, le respect de l’autre, le savoir-vivre, etc., qu’est-ce qui lui fait cette haine-là ? cette rage-là ? Car c’est bien de la haine, une volonté de détruire ! Rank n’en sait rien, mais il doit réfléchir là-dessus, puisque apparemment personne n’a la réponse ! Il est vrai aussi que Rank s’endurcit, qu’il s’aguerrit ! Certes, il lui arrive toujours de trembler et de pleurer, mais il est face à une telle incohérence, un tel abrutissement qu’il ne peut plus croire à sa culpabilité ! L’erreur est dans la Machine, pas en lui ! Mais qu’elle est-elle, cette erreur ? Rank a du a pain sur la planche !

          Ce jour-là, dans la grotte dévastée, Rank se permet un petit sourire sardonique ! Son mépris effleure, comme une plante apparaît dans les milieux les plus hostiles, entre deux marées par exemple… C’est un embryon de défense ! une réaction face au bourreau qui est tellement injuste qu’il se discrédite ! Mais cela n’est pas passé inaperçu ! La machine qui déverse sa haine s’arrête brusquement ! Elle est choquée de voir chez Rank ce qu’elle n’imagine aucunement chez elle ! Cet éclair sur la bouche de Rank la rend folle, alors qu’elle-même pourrait en remontrer à l’inflation cosmique !

         Elle a disparu, comme par enchantement ! Le calme revient dans la grotte, mais Rank ne se fait aucune illusion ! Au contraire, il vient de signer son arrêt de mort ! Il sait ce qu’il se passe… La Machine interloquée, surprise, dépassée pour cette fois, est allée se plaindre à Tautonus ! C’est un drôle de robot ! Ce qu’il apprécie surtout, c’est son confort et ses affaires ! Tautonus en effet est très occupé ! Il a de très hautes responsabilités dans la ville et donc beaucoup d’ennemis ! La vie de Tautonus n’est pas une partie de plaisir, il faut le croire ! Plein de dossiers, plein de réunions ! Difficile de s’élever ! Il faut éviter les pièges et l’ami d’aujourd’hui est l’ennemi de demain !

          Tautonus est aussi une machine, bien entendu, et comme toutes les machines, il n’agit que par devoir ! Il est programmé par la nécessité et il n’a pas d’ambitions, ni de plaisirs, ni de haine ! Il fait ce qui est juste ! Et Rank l’entend arriver, son pas lourd faisant trembler les parois de la grotte ! Il ne faut pas fatiguer, énerver Tautonus, car qui peut oser se mettre sur la route du devoir ? Personne ! Tautonus aime tellement la mesure, l’ordre, la vérité qu’une colère infinie le submerge, s’il voit sa haute destinée contrariée ! C’est une particularité de son programme ! C’est un robot totalement dévoué à sa mission !

          Or, voilà que la Machine l’a agacé, dérangé, parce qu’un avorton nommé Rank a manqué de respect à cette même machine ! C’en est trop ! Pour qu’il recouvre sa tranquillité, il faut apaiser la Machine et ça sur le dos de Rank, au propre comme au figuré ! La suite ? Ce sont des coups ! Des coups durs ! Pauvre Rank ! Le voilà tremblant, suppliant, la larme à l’œil ! Et il se prend une volée ! Ça ne sert à rien de se protéger ! Tautonus n’est pas né de la dernière pluie ! Il frappe sur les parties découvertes, avec tout ce qui trouve sous la main ! un bâton, une ceinture ! Rank ne fait pas le poids et il est vite KO ! Ce n’est pas seulement son esprit qui est écrasé, c’est tout son être ! Mais enfin, il va la « fermer » ! Pourquoi il bougerait encore ? Il n’est plus qu’une plaie !

         La Machine gagne toujours, c’est la règle ! Alors pourquoi Rank résiste ? C’est qu’il n’est pas malin ! Il devrait savoir biaiser ! Il prend la vie... ou même son cas trop au sérieux ! Il ferait oui, oui de la tête, il ferait semblant d’être d’accord et hop, l’orage passé, il retrouverait ses occupations, ses menues joies !

          Le problème, c’est que Rank a un « truc » dans la tête ! Rank est déjà vieux ! Il sait que l’existence ne vaut pas d’être vécue, s’il n’existe pas une vérité, une justice ! Jouer les funambules, faire preuve de mensonges, c’est bon pour les aveugles ! S’il n’y a pas une pierre, un socle quelque part, où poser le pied, alors tout le reste n’est qu’esbroufes et fumées !

                                                                                                               5

         La Machine règne par la terreur, on ne le répétera jamais assez ! Elle plante dans le cerveau de Rank des jalons… ou des électrodes ! A certains stimuli, Rank est figé par la peur ! Il n’est pas libre et craint sa propre révolte ! Il vit dans l’effroi causé par le maître ! Tout se passe comme si le monde extérieur n’existait pas ! L’univers de Rank se limite à ses rapports et à ses conflits avec la Machine ! Il n’y a rien d’autre, sinon le vide sidéral ! Rank est dans une enveloppe, une bulle constituée par la Machine ! Mais ce n’est pas quelque chose qui protège, mais qui dissout, anéantit ! Rank est indistinct aux yeux de la Machine, il n’a pas de réalité ! Il n’est présent que s’il obéit à la Machine et c’est pourquoi toute différence la fait sursauter, ainsi qu’on lui ouvrirait brusquement une porte donnant sur le noir de l’espace !

          Or, décidément, il est impossible de plaire à la Machine ! Même si on reprend ses propos, si on va dans son sens, elle s’emporte, elle dénonce la morgue, l’égoïsme de Rank, sa suffisance ! Cela au nom de la morale et par exemple, on ne doit pas dire du mal des gens qu’on n’aime pas ! Évidemment, Rank en est stupéfié, car il croit entendre un marteau-pilon lui parler de douceur, mais la Machine n’en est pas à une contradiction près ! Elle vit dans un monde clos, ce qui lui permet son illusion ! Dans son enveloppe, tout est contrôle, d’où sa main de fer sur Rank ! Mais d’où vient le pouvoir de la Machine, ou autrement dit qu’est-ce qui fait son orgueil ? Pourquoi est-il toujours question d’elle ? Pourquoi est-elle au centre de tout ? Est-elle née comme ça ? Est-ce une forme de maladie ?

          En tout cas, c’est asséchant, désespérant et meurtrier ! Des milliards d’étoiles et une machine qui engloutit tout ! qui rend l’air irrespirable ! Ne pourrait-on pas la comparer à un trou noir ? Mais, à l’inverse, Rank devrait aussi se demander qu’est-ce qu’il y a en lui, pour qu’il résiste aussi radicalement à la Machine ! Elle a beau essayer de l’écraser, il a comme un noyau de métal dans le cœur ! Il est impossible d’atteindre celui-ci, pour le faire fondre, ce qui provoque bien entendu l’ahurissement de la Machine et sa rage ! Pourtant, le message de Rank est simple et ne dépend même pas de lui ! La seule chose qu’il dit à la Machine, c’est qu’elle n’est pas seule au monde et qu’elle ne commande pas ! Elle n’est pas toute puissante, ni parfaite, ni même aimable ! On ne doit pas l’adorer, mais au contraire, si elle veut être heureuse, c’est-à-dire se décharger du poids de ses responsabilités, il est nécessaire qu’elle reconnaisse la différence, qu’elle laisse entrer l’élément étranger dans sa bulle ! Comment peut-on ne plus avoir peur, si on ne fait jamais confiance ?

          Mais tout cela, c’est de la philosophie, du langage, de la pensée, du raisonnement ! Avec la Machine, on reste au muscle, au cri, au scandale permanent ! Il est impossible de lui parler, sans avoir l’air de lui répliquer, de lui tenir tête ! La valse du malheur est infinie pour Rank ! Qui a eu l’idée de le mettre sur la piste de danse ? Quel fou l’a créé ? Un marchand de jouets pour la Machine ? « Je vous assure, chère Machine, dit le marchand, c’est notre tout nouveau modèle de yoyo ! C’est le Rank et tout le monde en raffole !

    _ Et vous êtes sûr que son fil est assez résistant ? Car moi, quand je tire, je n’ai rien d’une mijaurée de la ville ! »

          Mais c’est décidé, Rank va s’enfuir ! Il met dans un sac ses petites affaires et à lui la liberté ! Il profite d’une absence de la Machine et le voilà parti ! On dirait un infirme en cavale, tellement il a des plaies et des bosses, dans l’esprit s’entend ! N’est-ce pas là qu’elles sont les plus efficaces ? Le cerveau ne commande-t-il pas le corps… et si on est soi-même en laisse, peut-on aller bien loin ? Mais vas-y Rank ! Prends ton courage à deux mains et va visiter le vaste monde ! Échappe à la Machine ! Va trouver l’espoir !

          Rank ne se dirige pas vers la ville des machines, c’est bien trop laid pour lui ! Il marche vers la montagne, là où les papillons et plein d’autres petites créatures lui souhaitent la bienvenue ! « Eh, mais c’est Rank ! se disent-elles. Il a réussi à percer la bulle de la Machine ! Eh ! Rank, on est là ! » Et Rank salue tout le monde, il sourit à l’air pur et au dieu soleil ! Il respire les parfums et se laisse caresser par le vent, tel un voilier prend sa gîte ! Il est aimé, le Rank ! Il est moins dolent devant l’innocence de la nature, sa magnificence !

          Mais c’est le soir et la température, avec l’obscurité, devient plus fraîche ! Rank se sent faible ! Peut-être que ce n’est qu’un hâbleur au final ? un esbroufeur lui aussi ? Il songe à la Machine… Quelle est en ce moment sa réaction ? Prend-elle conscience que Rank est autre, existe bien ? Le vide envahit Rank cependant et il est possible qu’il ne puisse plus vivre sans la Machine… Peut-on se séparer brusquement d’une telle dépendance ? Et ce que voudrait Rank, n’est-ce pas de la reconnaissance, de l’amour de la part de la Machine ?

            Toujours est-il qu’il est revenu auprès d’elle au matin ! Une nuit là-haut lui a suffi ! Il n’a pas eu le courage, se dit-il ! Mais, en amertume, ce n’est rien à ce que propose la Machine ! On lui a fait injure ! On a contesté une nouvelle fois son autorité ! Elle est tellement aveuglée par sa haine qu’elle ne perçoit pas le message de Rank, sa profonde tristesse ! Non, on a profité de sa « mansuétude », pour quitter le « camp » ! On a ridiculisé son pouvoir ! Désormais, les « conditions de détention » seront deux fois plus dures ! Les barbelés vont être doublés, les rations diminuées ! Rank ne pourra même plus se moucher, ou il faudra demander la permission ! Bravo Rank ! Tu as resserré toi-même l’étau qui t’étouffe ! Encore plus de nuit ! Encore plus d’encre !

  • L'ego et la lumière

    Le phare

     

           "T'as un endroit pour le faire parler?

             _ Bien sûr! La cave!"

                                       Touche pas au grisby

     

                                          55

         Comment avoir confiance, quand on a été blessé, qu’on est comme perclu de traumatismes, qu’on a le cerveau embouti ? N’est-on pas rempli de craintes, d’inquiétudes ? Ne se tient-on pas sur ses gardes ? Ne sommes-nous pas prêts à nous défendre, à nous expliquer, en vain d’ailleurs, car qu’ont valu nos arguments, notre bonne volonté, notre sincérité, nos plaintes face à ceux qui nous ont brisés, écrasés, démolis, piétinés ? La dépression qui nous ronge vient de nos échecs, de notre insignifiance, de notre sentiment d’abandon... Qui a eu pitié de nous ? Personne ! Qui nous a protégés ? Personne ! Qui nous a aimés ? Personne ! Nous nous sommes noyés dans l’indifférence générale ! On nous a coupé les mains sans sourciller ! Le monde autour continuait à s’amuser… A quel degré de solitude peut-on aller ? Le désespoir n’a pas de fond… On meurt, c’est tout !

         Pourtant, il reste une petite flamme, inatteignable semble-t-il, quels que soient les efforts des « bourreaux » (« Pardonnez-leur Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! ») Ce qui subsiste, malgré les attaques, c’est nous-mêmes, ce que nous sommes, notre personnalité unique ! Elle subit et s’interroge… Elle veut comprendre, elle attend son heure ! Elle doit avoir sa place, car la vie a sûrement un sens, c’est-à-dire que chacun a une raison d’être ! C’est la survie même qui impose cette logique ! Si on veut nous détruire et que naturellement on ne convient pas, le problème, ce n’est pas nous, c’est l’autre ! Autant le dire tout de suite, la société est a priori régie par la domination et bien entendu elle profite des plus faibles, des plus gentils, de ceux qui ne peuvent répliquer, ni s’opposer ! N’est-ce pas ce qui se passe aujourd’hui, quand on s’en prend aux chômeurs ou aux bénéficiaires du RSA, pour faire des économies ?

         Le plus curieux, c’est de se sentir malheureux, de se voir harcelé, tandis que le frère ou la sœur, loin de subir le même traitement, vous regardent avec mépris, comme si vous étiez mauvais, que vous refusiez de changer, de vous améliorer et que c’était vous le responsable de votre peine ! L’incompréhension est alors totale ! Pourtant, c’est ce que vous êtes qui résiste et qui cause la colère de vos parents ! Vous ne marchez pas comme les autres ! Comment pourriez-vous vous trouver bon ? Vous avez beau débattre en vous-même sur l’injustice dont vous êtes la victime, il n’en demeure pas moins qu’en profondeur les coups que vous prenez gravent votre esprit, avec l’idée que vous êtes repoussant, infâme, nul, délétère ! Vous combattez toujours l’épée à la main, mais le mal est fait ! Le poison est entré et vous êtes vaincu d’une certaine manière ! La maladie va faire son œuvre et la liberté ne vous sauvera pas ! Au contraire, vous aurez tendance à continuer de vous détruire, comme on suit un mode d’emploi ! Effrayé par votre différence, vous vous sanctionnerez vous-même ! Car la famille est une petite société et si vous en avez été exclu, pourquoi la grande vous accueillerait-elle ? Leur fonctionnement n’est pas différent, leurs peurs non plus !

         Dans ces conditions, hagard, perdu, marginalisé, craintif, fragile, vous pourriez avoir la foi ? Spectre sanguinolent, vous marcheriez tel Jésus, plein de fermeté ? Ne vaudrait-il pas mieux vous conduire à l’hôpital et vous oublier ? Au moins vous vous reposeriez, n’avez-vous pas des siècles de sommeil à rattraper ? Dame, vous avez pris de plein fouet l’hypocrisie et les terreurs du monde moderne ! D’autres n’y ont pas résisté et ont été pulvérisés ! Car c’est bien une folie qui vous a passé sur le corps, vous allez vous en rendre compte ! Les hommes sont aveugles… Mais vous êtes tout cabossé, vous léchez vos plaies et que se passe-t-il si la foi vous frôle ? Mais elle produit votre épouvante ! Elle vous fait hurler, puisqu’elle semble vous demander encore des efforts, comme on frotterait votre chair meurtrie avec du sel ! Toutes vos défenses se hérissent, tout votre dégoût dégouline, toute votre amertume vous noie ! Quoi ? Vous avez donné le meilleur de vous même et on vous a jeté des pierres ! Vous avez tendu la sébile et on a craché dedans ! Rien n’est bon en vous, c’est prouvé ! Vous êtes plein de scrofules, inutile et on vous parle d’amour ? Mais vous riez comme un fou !

         Vous voulez encore donner ! Vous vous relevez en titubant, vous combattrez encore ! Vous aimez toujours ! C’est plus fort que vous ! Hélas, votre fragilité vous rend vulnérable, sans respect pour vous-même ! Il faut apprendre à se protéger, à s’aimer enfin ! C’est un long travail de la conscience et la foi, ce n’est pas la religion, avec ses rites ! Ce n’est pas une carte de parti ! C’est une conscience qui s’adresse à une autre conscience et si vous commencez à voir clair en vous, comment cette autre conscience, que l’on appelle Dieu, pourrait-elle moins vous comprendre ! Ainsi la confiance commence, s’installe, à mesure que votre individualité se dégage ! Votre dimension devient toujours plus grande et plus singulière, alors que les autres restent esclaves de leur domination, formant un tout indistinct !

         La confiance, c’est la paix et à votre tour de rigoler !

                                                                                                       56

          C’est lundi et bien sûr la vie repart sur des chapeaux de roue, à cause essentiellement des inquiétudes, d’autant qu’il y a un retour de la canicule (il fut un temps où le soleil était fêté comme un dieu, aujourd’hui il fait peur!) ! Mais ce qui nous tue, bien plus que le réchauffement climatique ou l’inflation, c’est notre égoïsme, avec le réflexe que plus on est anxieux et plus on devient dur ! C’est un comportement de défense et de survie animal ! Il est vrai que le dimanche nous ne nous sommes nullement reposés, car nous ne savons que faire de l’inaction, du vide apparent, sinon nous tourmenter encore plus !

         Ainsi, en ce lundi matin, nous voilà à nous pousser aux fesses, sans respect pour les autres, nous créant un monde hostile, irrespirable et destructeur ! Les premières sirènes d’ambulance se font déjà entendre ! Mais il faut alors comprendre que notre mal-être ne dépend que de nous, que son remède est entre nos mains ! Le gouvernement, les gros pollueurs, l’argent n’y sont pas pour grand-chose et crier après eux ne fait que révéler un profond aveuglement ! Répétons-le, c’est notre égoïsme à tous au quotidien qui cause notre malheur ! La vie nous serait absolument différente, si nous nous montrions solidaires, soucieux des uns et des autres !

          Mais le problème, c’est justement notre cécité ! Nous n’avons pas conscience ordinairement de faire le mal ! Au contraire, nous nous croyons plutôt volontiers des victimes ! Cela a à voir avec la sensibilité…, qui est comme une antenne d’insecte, informant sur le monde environnant ! La plupart ne distingue aucunement leur domination et font marcher les autres à la baguette, mais de même ils ne trouvent pas anormal qu’on les traite d’une manière similaire, car ils ont le comportement du troupeau, où les individualités se fondent dans la masse ! Si une sensibilité particulière apparaît, la poussière, le piétinement des sabots, la folie du plus grand nombre sont bientôt dénoncés ! La sensibilité ouvre les yeux, permet de comprendre, fait que soi-même on devient plus complexe et donc plus distinct, plus construit, ce qui à terme peut entraîner l’évolution de l’ensemble !

          Mais, une fois n’est pas coutume, je vais prendre un exemple personnel, pour mieux expliquer les choses… Je peux dire que ma vie a véritablement commencé quand j’avais à peine quinze ans, âge où dans les familles les premiers verres de vin sont autorisés ! Mais imaginez un grand déjeuner du dimanche, qui rassemble les cousins, les tantes, les oncles, etc. ! Autour de la table, dans une salle à manger commune, il y a près de trente personnes et bien entendu chacun est serré contre son voisin ! Mais peu importe, tout le monde est joyeux, avec la bonne chère et les discussions ! Moi-même, qui suis plutôt silencieux et du genre rêveur, je me sens bien, baignant dans une douce euphorie ! le plaisir des autres devenant le mien ! Soudain, ma maman me demande de tendre mon assiette… Elle vient d’apporter un nouveau plat, apparemment dans l’indifférence générale, et c’est pourquoi je m’empresse de la satisfaire, afin qu’elle-même ne souffre pas de cette situation… Mais, alors que je tends mon assiette, elle ne me sert pas ! Elle tape sur son plat, interpelle ceux qui discutent le plus vivement et commence à remplir leur assiette ! Il ne me reste plus qu’à ranger la mienne, la mort dans l’âme ! Car pourquoi ne m’a-t-on pas servi ? Il ne s’agit pas d’une erreur, au contraire, j’ai voulu rendre service ! La tristesse m’envahit, comme l’incompréhension, alors qu’autour la joie bat son plein ! Personne n’a rien vu ! Et il m’est impossible d’arrêter le repas, pour faire part de mon désarroi !

          A partir de cet instant, je me sens exclu et ne pouvant expliquer la cause de mon chagrin, je vais peu à peu m’enfoncer dans la dépression ! Mon regard a changé ! Je vais m’interroger sur l’origine du mal, tout en prenant conscience de ma différence, de mon abandon ! Aujourd’hui, je peux parfaitement expliquer le geste de ma mère, car sa cause n’a rien d’exceptionnel, au contraire, mais il va me falloir toute une vie pour dégager la domination animale ! pour comprendre les rouages de l’égoïsme ! Ma mère, en s’attaquant au plus faible, à l’« introverti », se sert de lui pour ressentir son pourvoir et reprendre confiance en elle, ce qui lui permet de « déranger » les leaders, les plus volubiles, afin qu’elle présente son plat et qu’elle le fasse reconnaître ! Sa fierté de cuisinière en dépend ! Or, c’est que ce que nous faisons au quotidien dans notre grande majorité : nous marchons sur l’autre pour nous rassurer et repartir du bon pied !

          Nous faisons valoir chaque jour notre territoire ! Et, comme je l’ai dit, c’est une impasse car c’est bien cela qui nous empoisonne et nous détruit ! Il faut donc lutter contre notre propre égoïsme ! De quelle manière ? Je ne vois qu’un levier valable ! C’est l’amour pour Dieu, c’est la foi ! Non pour s’amputer soi-même et s’anéantir, mais pour enfin se libérer de sa domination et être bon ! Celui qui rit de son orgueil est un bienfaiteur ! Il y a ceux qui continueront à chercher des coupables, c’est notamment la litanie haineuse de la politique ou de l’intégrisme ! Il y a ceux qui ne feront confiance qu’à la seule raison, qu’aux faits et qui couleront stoïquement, impuissants ! Et puis il y a ceux qui connaîtront la joie d’aimer et qui ressentiront le grand frisson de l’aventure de la foi !

         Que la vérité soit placée dans l’amour est un mystère génial ! Pas besoin de faire HEC et plus le temps passe et plus je m’aperçois combien les paroles de Jésus sont justes et comment il a vu clairement le monde !

                                                                                                          57

          La foi, l’amour que l’on peut avoir pour Dieu, est forcément quelque chose de mystérieux et d’étrange ! En effet, à qui parlons-nous ? D’un point de vue physique, à personne ! Car où est Dieu dans l’Univers ? Et comment pourrait-il communiquer dans nos esprits, suivant les lois de la science ? Il serait facile d’imaginer le « croyant » fou, inventant un ami imaginaire et c’est certainement l’avis d’une grande partie de la psychologie ! Il y a donc beaucoup de penseurs qui ont dénoncé cette illusion, cette « mascarade », comme Nietzsche ou Lou Andreas-Salomé, avec notamment L’Invention de Dieu !

         Il n’en demeure pas moins que ce qui nous fait tenir debout sur Terre, c’est la domination animale ! C’est elle qui constitue la « gaine protectrice » de Pascal, qui voyait celle-ci comme un miracle, protégeant l’homme de l’anéantissement causé par le vertige de sa situation ! Sur cette minuscule planète perdue dans l’espace, avec une vie se terminant par la mort et même vouée à un oubli total, puisque le soleil finira par disparaître, l’homme pourtant trouve son quotidien normal, ne le remet pas en question, ne s’interroge pas en profondeur et arrive à supporter son année de travail, jusqu’aux vacances ! Puis, ça recommence !

          Cela n’est possible que par la domination animale qui continue en nous ! Autrement dit, nous faisons comme les animaux et nous affirmer nous occupe tellement que le vide sidéral n’a plus de prises sur nous ! Mais cela signifie encore que tout athée n’aura de cesse de s’imposer et d’assurer sa sécurité, car s’arrêter ouvrirait la porte de l’angoisse, puisque nous ne sommes pas non plus tout à fait des animaux (« Nous n’avons pas cette chance ! » ont dit certains) ! Il n’y a pas d’autres explications à la rage et à la haine de la Nupes, par exemple ! Il faut le pouvoir, pour ne pas s’inquiéter ! Il faut réussir pour s’apaiser ! Notre besoin de dominer est encore à l’origine du réchauffement climatique, car nous ne pouvons considérer la planète sans qu’elle nous soit asservie ! Nous la détruisons donc, pour nous sentir les maîtres ! Inutile de dire que la domination animale, qui prend chez nous d’autres noms, comme l’égoïsme ou l’orgueil, est une impasse ! Mais elle est toutefois si forte, ou plutôt l’angoisse qu’elle endigue est si pressante, que nous sommes prêts à nier toutes les évidences : il n’y a pas de réchauffement climatique, Poutine n’est pas coupable, Trump est un gentil garçon, etc. ! Rien ne doit contrarier notre propre domination, menacer notre soif de reconnaissance et de pouvoir ! Voir les failles de notre nombrilisme nous est insupportable !

          Bien sûr, on est libre de croire ou pas ! Qu’est-ce qu’un amour obligatoire ? C’est une absurdité, car on n’aime que si on est libre ! « Il n’y a pas de contraintes en religion ! » disait Mahomet, mais son propos est oublié par les intégristes ! En effet, si la religion mène au pouvoir, elle conduit forcément à la terreur, puisque tous ceux qui ne rentrent pas dans le rang devront être éliminés ! C’est une histoire bien connue et qui concerne toute lutte politique, comme le communisme… Mais la vraie foi, le véritable amour se rit du sacré ! Qu’est-ce qu’il en a à faire ? Le sacré sert le pouvoir, nullement l’amour ! Le sacré est un garde-fou et donc s’oppose à la confiance, à la foi ! Celui qui aime Dieu ne peut être qu’un enfant… Dieu est son père, son protecteur et le sacré, c’est pour les adultes !

         Si chacun est libre dans ses convictions, il faut tout de même reconnaître son propre fonctionnement et donc sa domination ou son égoïsme ! C’est maintenant devenu une question de vie ou de mort pour tous ! Soit nous continuons comme avant, en comptant toutefois sur la transition écologique, mais en cherchant toujours à exploiter la planète, pour nous sentir les maîtres ; soit nous changeons complètement, nous prenons conscience de la domination, de son effet néfaste et pour y échapper, nous nous dirigeons vers l’amour de la foi ! Celui qui se voit aimé par Dieu n’a plus besoin de dominer ! Il laisse là la « gaine protectrice » de la domination, pour devenir imago et il n’a plus peur, grâce à sa confiance ! Il ne cherche plus à s’imposer et ne ressent plus la haine de ceux qui n’y arrivent pas ! De même, il ne « massacre » plus la planète, car ses besoins correspondent au juste nécessaire… Sa raison d’être n’est plus la puissance, le rang social, la victoire politique, etc. !

          Tout le problème est de voir sa domination, son égoïsme ! Car tant qu’on en est esclave, on reste aveugle ! Combien de psychologues, par exemple, se croient objectifs et prêts à aider, pour se transformer en monstres dès que leur amour-propre n’est qu’effleuré ! Pour se sortir de sa cécité, il faut toute la volonté d’aimer ! Sinon on reste à brailler et à haïr ! Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est que le bateau coule !

                                                                                                               58

          Cet ego est un écrivain célèbre, parisien et qui règne sur la littérature de son pays ! C’est un phare, un ponte, mais il le mérite ! Pour réussir, il a dû échapper à une éducation religieuse très stricte, sévère, obscurantiste, inhibitrice, castratrice, méchante, teigneuse, noire, béotienne, barbare ! Enfin, il est remonté du fond de l’abîme pour trouver la lumière et chanter les plaisirs de la vie, qui sont surtout les siens ! En cela, il a libéré par ses livres, son histoire des tas d’autres, qui soupiraient, tout comme lui, après la liberté dans des geôles gardées par la croix ! Quel mal y-a-t-il à cet exemple ? N’est-ce pas là ce que nous voulons tous, à savoir nous découvrir et être nous-mêmes, avec toute la latitude possible ? Comment pourrions-nous faire le bien, si nous n’étions pas libres ? Et un croyant pourrait dire que Dieu aime tout le monde ou utilise tous les « instruments », dans cette formidable aventure qu’est celle de l’humanité !

           Cet écrivain, appelons-le Valgiclette et il a un serviteur, Caramel ! La pièce, où Valgiclette fait la sieste, est plongée dans la pénombre… Dame, que l’on songe quel dégât la lumière du jour brutale serait à même de causer sur cette tête si pleine de prix et si précieuse ! Quel criminel garderait sa Ferrari hors d’un garage ? Mais caramel se présente : « Maître, il y a là…

    _ Hein, Caramel ? Que me veux-tu ? Je suis si las…

    _ Avant vous étiez Charybde ! Ouf ! Ouf !

    _ Caramel, qui représente ici la culture, qui te fait vivre ?

    _ Ça va ! Ça va ! J’ose vous déranger, car un émissaire vient vous demander votre soutien, vu que vous êtes célèbre et que vous pouvez servir sa cause !

    _ Ah, tous ces quémandeurs ! Et quelle est sa cause ?

    _ Ben, c’est la guerre dehors et y a une partie opprimée, évidemment ! une partie plus faible quoi ! Et c’est elle qui voudrait vous voir dénoncer cette guerre injuste, inique ! Votre influence, à travers le monde, pourrait l’aider !

    _ En effet, en effet… »

          Valgiclette se lève et se place devant la glace : « O temps qui passe et qui ride, murmure-t-il. Je suis déjà au bout, hélas, du chemin aride ! Hum ! J’ai cru être poète, mais je ne le suis pas ! Qu’importe, car pour moi la belle prose est largement supérieure à la rime !

    _ Certainement !

    _ Je suis désolé Caramel, mais tu diras à ton émissaire que le temps de mes engagements est clos ! Voilà c’est décidé ! Ah ! Si seulement il était venu plus tôt ! Alors j’aurais été à fond avec lui, j’ l’aurais réjoui ! Il aurait porté fièrement mon nom, redonnant de l’espoir aux enfants ! Mais maintenant… il faut que je me surveille !

    _ Bah, quand je vous regarde manger votre steak, je me dis que vous avez encore du nerf !

    _ Un d’ ces jours, tu seras à la rue à cause de ton impertinence !

    _ Et donc l’émissaire ?

    _ Go home ! »

           Après avoir éconduit l’importun, Caramel revient auprès de son maître, avec le journal et un café… « Tout de même, dit-il, j’ pense que vous auriez pu prêter votre nom, donner vot’ caution ! C’était pas beaucoup d’mandé et ça aurait fait du bien aux gars sous les bombes… J’ trouve que vous avez été dur !

    _ Dur ? J’ai été dur ? fait en sursautant Valgiclette. Mais je vais t’apprendre, moi, ce qui est dur ! »

    Valgiclette se précipite vers la fenêtre, pour en retirer violemment le rideau et le soleil brille dans la pièce ! « Voilà ce qui est la dureté même ! s’exclame Valgiclette.

    _ Quoi ? Le soleil ? Mais vous avez les rideaux… et vos lunettes de soleil, pour vous en protéger !

    _ Pauvre imbécile ! C’est de ce que représente le soleil dont je me plains ! C’est lui le sournois, le traître, la faute éclatante !

    _ Ben, j’ vois pas…

    _ Non, ça ne m’étonne pas, hélas ! Mais que nous dit le soleil, sinon d’espérer ? Que nous fait-il croire, en nous montrant les couleurs, les fleurs ou les enfants qui rient ? Mais que nous sommes chez nous et que pouvons être heureux ! Mais en réalité l’Univers entier appartient à la mort, au néant ! Le soleil nous trompe et nous masque le règne terrible, inexorable, aveugle du non-être !

    _ Le non-être ? Il a bon dos, car vous, vous existez, pas d’ doute ! J’ai toujours sur moi la liste des choses que vous voulez avoir, pour passer tranquillement de vie à trépas… et c’est pas rien ! Voyons voir… Il vous faut : la sonate en ré majeur de Mozart, enregistrement 75 par le philharmonique de Vienne, disque craquant ! Les biscuits à la menthe, nappés de chocolat et parfumés à la vanille, de chez Dauchon, petite boîte ! Un éphèbe ! Dieu sait ce que vous allez faire avec ! Enfin, j’ai pensé à mon cousin, mais il est cher ! Des galets de Saint-Malo, nettoyés de leurs puces ! Des pervenches du cantal, cueillies sur l’ubac ! Des dattes de Tunis, enrobés dans leur feuille de palmier ! Un peu d’sable du reg, tamis zéro ! Etc, etc. ! On se soigne !

    _ J’ai des besoins, que veux-tu ? Et puis, pourquoi, moi, j’entrerais dans le néant comme un va-nu-pieds ? Regarde les pharaons…

    _ Ils allaient pas vers le non-être, eux ! Enfin, du moment que vous n’oubliez pas mes gages ! »

                                                                                                         59

          L’ego est impayable ! Nous suffoquons et il continue de polluer ! Méprisant, il jette son mégot par terre ou bien il ne prend toujours pas la peine de trier ses déchets ! Pourquoi ? Mais parce qu’il se sent lésé, frustré par le système, les autres et donc il ne va pas se gêner ! D’ailleurs, qui sont les gros pollueurs ? Ce sont les riches, les exploiteurs ! Que ceux-là changent d’abord et on verra après ! Car qu’est ma petite pollution à côté de la leur ? L’ego tient ses coupables et ne se voit pas du tout responsable du désastre ! Pourtant, ce qui arrive, c’est notre ego qui l’a voulu ! Ce n’est pas fatal, dû à la nécessité de nos besoins ! C’est le résultat de notre aveuglement, quant à ce que nous sommes ! C’est le fruit de notre hypocrisie et de nos peurs ! Mais le voile qui nous cache est toujours là et semble impossible à déchirer !

          Depuis toujours, j’ai vu la reine Beauté massacrée ! La nature était pourtant mon seul refuge ! Je me suis heurté aux egos dès mon plus jeune âge, j’ai été laminé par l’injustice et j’allais panser mes blessures dans des sous-bois, où la beauté était reine ! Avant d’arriver dans ces lieux, je n’étais qu’une plaie vivante ! Je hurlais presque tellement on m’avait fait mal, mais peu à peu je m’apaisais à la vue de toutes les merveilles que j’avais sous les yeux ! Mon sanglot prenait fin, le silence descendait en moi, comme si telle goutte de lumière, tel animal avaient constitué un baume ! C’est la nature qui a été ma vraie mère et sa splendeur m’est devenue synonyme de paix !

          Inutile de dire alors que toute destruction, tout chantier pour l’avancée de la civilisation m’ont toujours été odieux, d’autant que cela venait d’un mensonge, d’une raison fausse ! En effet, l’ego dit : « Je travaille, je ne prends pas de plaisir, je n’ai pas d’orgueil, je ne suis pas égoïste et je n’obéis qu’à la nécessité ! Il faut des routes, des logements, des entreprises pour les emplois ! Il faut s’étendre, etc. ! » Je savais que ce n’était pas vrai, que la réalité est tout autre, j’avais déjà l’exemple de mes parents en plein ! Mais encore enfant, je ne pouvais que souffrir devant les ravages que je voyais ! Je cherchais en vain des endroits exempts de voitures, de routes, du tumulte artificiel des hommes ! Je n’étais pas capable à l’époque, évidemment, de tenir tête aux adultes, de leur montrer leur duplicité et ce n’est pas très différent aujourd’hui !

         Mais dans les faits, nous travaillons essentiellement pour notre orgueil, nous voulons paraître et la force de notre ego détermine notre soi-disant équilibre, d’où notre haine si nous sommes menacés ! C’est pour satisfaire notre ego que nous détruisons la nature ! C’est pour nous sentir les maîtres que nous la piétinons ! Voilà la vérité, au-delà de nos besoins matériels ! Donc, tant que nous ne changerons pas en profondeur, en abandonnant notre ego, nous continuerons à nous mener vers notre fin ou notre cauchemar ! Il n’est pas question des gros pollueurs, c’est chacun qui est concerné et la transition écologique n’y pourra pas grand-chose ! Notre transformation doit être radicale et tournée vers l’amour ! C’est de notre ego dont il faut se libérer, grâce à la foi ! Je ne vois pas d’autres solutions et comme il est question d’amour, toute la liberté est préservée ! On n’y perd rien !

         Mais allez expliquer ça ! C’est la rage, le mur ! On fonce, on multiplie les chantiers, comme si on avait peur de les arrêter ! Effectivement, on se retrouverait devant le calme, l’inaction, apparemment le vide et quelle horreur ! L’ego monterait au poteau tel un chat effrayé ! Plus l’ego est inquiet et plus il s’agite ! Et pourtant la nature est en train de nous casser en deux, et c’est nous, les « boomers », qui avons provoqué cela ! Nous avons profité de notre hypocrisie et de nos mensonges jusqu’à plus soif ! ce qui donne notre désert actuel ! Mais nous gardons nos positions ! Nous ne craquons toujours pas, d’autant que les « boches » sont les exploiteurs… ou les étrangers ! Gueuler, ça nous savons faire ! Notre pays est champion du monde ! Qu’est-ce qu’il faudra pour nous mettre à genoux ? pour que nous disions : « Nous ne savons pas ! », pour que nous devenions enfin un peu humbles, avec l’oreille à l’écoute ! Qu’est-ce qui fera tomber notre masque ?

           Apparemment rien ! Durs nous sommes, durs nous resterons ! Nous continuons à nous voir justes ! à nous admirer, à parader ! à nous plaindre ! Les plus égoïstes lâchent tout de même que le temps est détraqué ! Ils s’en rendent compte, il y a un progrès ! Mais c’est tout ! On avance d’un millimètre… Alléluia ! Quand je disais qu’on était impayable ! Je connais un poissonnier qui nettoie son magasin avec du liquide vaisselle, ce n’est même pas un produit bio ! Chaque jour, il en envoie des litres et des litres dans la mer ! Il pollue son poisson ! Il dit encore que les gens de la mairie ne font strictement rien, que ce sont des fainéants, il méprise tout le monde, même ses clients ! Cet exemple montre que nous sommes indécrottables, combien notre ego est enkysté ! Tout au plus, quand je vois cet homme, je subis sa rengaine sans montrer d’impatience… Il est comme une machine et malheureux au fond comme une pierre ! Mais il ne change pas, il a ses coupables : les gens de la mairie, etc. !

          Notre théâtre est en flammes et nous continuons de jouer ! Faire reconnaître à l’ego son égoïsme ? Mais il serait plus facile de lui arracher une dent avec une tenaille ! Tendre un miroir à l’ego ? Il vaut mieux affronter un ours, c’est plus sûr !

  • L'ego et la lumière

    Ego1

     

          "C'est moi le responsable ici!

           _ Vous ne l'êtes plus!"

                                  Piège de cristal

     

                                        49

          « Qu’est-ce que c’est qu’ ça ? demande la lumière à l’ego.

    _ C’est la machine à avoir raison ! » répond fièrement l’ego.

         La lumière hoche la tête et regarde la machine impressionnante… Elle fume, a de très grandes cuves, avec plein de compteurs, et elle s’étend profondément par un dédale de tuyaux ! « Et ça marche ? questionne la lumière.

    _ Un peu qu’ ça marche ! réplique interloqué l’ego. Tu veux une démonstration ?

    _ Du moment que tu ne tues personne…

    _ La confiance règne, à c’ que j’ vois ! Eh toi, là-bas, viens par ici !

    _ Moi ? fait un autre ego, légèrement inquiet.

    _ Oui, toi ! Entre dans la machine !

    _ Mais…

    _ Mais quoi ? Tu crois pas au progrès ? Cette machine peut te donner la gloire, mais tu préfères peut-être l’égout haineux du Web, comme un sale rat ?

    _ Non, non, bien entendu…

    _ Te voilà sur le seuil de la renommée, tu vas faire partie de ceux qui comptent, de ceux qu’on s’arrache, qu’on écoute et qui nous le rendent bien, puisqu’ils ont la bonté de nous montrer leurs fesses ! Et toi, misérable vermisseau, fantôme de l’anonymat, tu hésites, tu doutes, tu fais le difficile, l’enfant gâté !

    _ Ce n’est pas ça… Je ne me crois pas digne d’un tel honneur, voilà !

    _ Tu es bien un zéro ?

    _ Euh… oui !

    _ Alors la machine est exactement pour toi ! Elle prend les zéros et les transforme en étoile !

    _ Eh ! Eh ! C’est une brave machine, ça se voit !

    _ Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est une machine efficace, pensé jusqu’au dernier boulon ! C’est de la logique pure ! Titane garanti à vie… et que tu vas sans doute salir avec tes chaussures ! Allez, on a assez rigolé ! Tu entres… ou tu passes au service compta ! »

    L’ego vaincu hausse les épaules et pénètre dans une ouverture prévue… « On sourit ! On est en marche vers l’avenir, grâce à la science ! lui jette l’ego à l’origine de la machine. Attention, c’est parti ! »

         L’ego abaisse une manette et le « cobaye » disparaît… Un bruit infernal s’installe… « Le type là, crie l’ego à la lumière, pour se faire entendre, il va avoir une bonne idée, donnée par la machine ! Il en aura le sentiment, à cause de la dopamine ! » L’ego mime l’ivresse ou le plaisir, en fermant à demi les yeux et en balançant la tête ! « Puis, c’est le besoin irrépressible de la communiquer ! Au nom de la fierté ! » explique encore l’ego, qui maintenant à l’air d’un chien enthousiaste, tirant la langue. Aucun obstacle ne devrait pouvoir bloquer not’ gars ! Il faut qu’il dise sa pensée, qu’il ait raison ! Ah ! Ah ! »

          La machine semble s’emballer… Les tuyaux vibrent, les aiguilles sont dans le rouge ! Ça siffle, ça hurle ! « Dingue, non ? fait l’ego. Pleine puissance, juste par orgueil ! Au niveau trois, y a des silhouettes d’enfants, qui s’opposent à la progression du sujet ! C’est pour mieux l’exciter ! Elles sont balayées, dis donc ! Elles tombent en poudre derrière la machine, ah ! ah ! »

    « Y a pas d’ frein ? crie à son tour la lumière. J’ veux dire, c’est pas dangereux ? Tout de même, on voit bien qu’ y a d’ l’effort ! »

         L’ego ne répond pas tout de suite, mais il serre un boulon ici et là ! Il prépare sa réplique ! « A quoi bon un frein ? fait-il enfin. Le type a une bonne idée ! Il sait qu’elle est vraie, qu’elle prouve son intelligence ! Pourquoi il se tairait, il resterait dans l’ombre ? Qu’est-ce qu’il y a dans le silence et la solitude, sinon le désespoir et la mort ? »

         La lumière hausse les sourcils, impressionnée ! « Peut-on convaincre tout le monde ? objecte-t-elle cependant . Et puis, ça fatigue de vouloir s’imposer ! Il faut sans cesse développer ses arguments !

    _ Eh ! Faut bosser, ma grande ! On viendra pas t’ chercher de toute façon ! »

          La machine se calme un peu et finit apparemment son cycle ! Des voyants verts s’allument… Une immense masse ralentit dans un cylindre et l’image d’un dragon reprenant son souffle vient à l’esprit de la lumière… La porte de sortie s’ouvre et un petit vieillard s’en extrait ! Il est tout perclus, avec une peau parcheminée et se révèle amer : « Chienne de vie ! s’exclame-t-il d’une voix grinçante. J’ savais bien qu’y avait une arnaque ! Non, mais regardez ce que j’ suis devenu !

    _ Bah ! fait l’autre ego. Après quelques réglages, ce s’ra parfait !

    _ Espèce de salopard !

    _ Ouh ! J’ai peur d’ l’ancêtre ! Ouh ! Ah ! Ah ! »

                                                                                                 50

         L’ego monte sur l’estrade, pour faire un discours… Il a beau être âgé, il a l’air jeune… A la vérité, il soigne son image, il est très fier de lui ! Au fond, il adore parler, être le point de mire ! Il a toujours été l’alpha et l’oméga de lui-même ! C’est un monde clos, mais plein de bouillonnements, de fureur ! L’égoïsme y est sous pression et fulmine !

          Il a pour lui tous les déçus du système, les laissés-pour-compte, qui voient en sa personne le coin enfoncé dans l’élite, capable d’ouvrir ce monde qui les méprise, à cause de leur vulgarité ! Il est le symbole de leur revanche : on les prend peut-être pour des cochons, ils n’en dévasteront pas moins les salons dorés !

          Les egos impatients sont prêts à écouter leur maître, qui embrasse d’un regard mauvais la salle, comme si on venait de lui faire injure ! Son dédain n’a d’égal que celui qu’il fustige ! Nous créons nos propres monstres ! Puis, la voix martèle, le bras s’agite, la leçon commence, avec toujours en arrière-fond la menace ! On est suspendu à ses lèvres, ainsi qu’on contemple l’orage !

         « Les capitalistes ! dit-il. Les capitalistes sont partout ! On ne les voit pas… et pourtant ils dirigent ! Ils ont l’argent et… le gouvernement leur obéit ! Ils sont sournois… et à force d’avoir le nez dans les chiffres, ils l’ont proéminent ! Dans l’ombre, ils se frottent les mains, car l’usure leur rapporte ! Ils aiment tellement le profit qu’ils ont l’air de vermines !

         Ce sont eux qui ruinent le pays ! qui l’accapare, qui l’amollissent même par leur veulerie ! Ils nous sucent le sang, pareils à des puces géantes ! Ils fument le cigare, en se moquant du travailleur ! Ils nous manipulent, comme si nous étions des marionnettes ! Ils se gorgent quand nous nous privons ! Ce sont eux qui ont véritablement le pouvoir ! Ce n’est pas la démocratie, ce n’est pas le peuple ! On se joue de nous, on nous exploite, on fait de nous des esclaves ! »

         A cet instant, l’orateur dresse la tête, projetant un éclair bleu venant de ses lunettes ! Son visage devient encore plus terrible ! « Nous n’allons pas nous laisser faire ! reprend-il. Nous détruirons ce poison ! Nous mettrons au pas les coupables ! Nous rendrons au peuple toute sa grandeur ! Seul lui doit être souverain ! Nous frapperons sans pitié ! Nous serons les plus forts ! »

         Le tribun respire, a comme un geste d’apaisement… Son verbe devient plus rond, il évoque, il est maintenant prophète : « Je vois, dit-il, un avenir radieux, un avenir possible ! où le travailleur, débarrassé du profiteur, pourra diminuer le réchauffement climatique ! où l’air sera pur ! où la famille prospérera en sécurité ! où la race exploitante aura disparu, où le capitaliste aura été anéanti ! où la richesse sera partagée ! où la justice sociale régnera !

          Mais pour cela, il faut que les rois de l’économie tombent ! Or, nous avons beaucoup d’ennemis ! Le luxe, la décadence, l’avidité nous assiègent ! La finance internationale veut notre perte ! Il y a des alliances, des collusions, des jalousies qui ne demandent qu’à nous aplatir ! Nous dérangeons l’ordre mondial, nous dérangeons ces messieurs !

         Ils seraient heureux de nous pervertir, de nous diviser ! C’est pourquoi nous ne tolérerons aucune faiblesse ! Ils veulent la jungle… Eh bien, faisons-nous chasseurs ! Ils font preuve de mépris… Ma foi, écrasons-les ! Le droit est à ce prix ! Rendons-leur la monnaie de leur pièce ! Tant qu’ils seront au pouvoir, à nous les larmes et les coups de bâtons !

          La révolte, je la sens en vous ! Elle y bouillonne ! La colère du peuple, c’est la flamme de la justice ! Celle qui purifie ! A nous la victoire, à nous l’avenir ! »

         L’auditoire est transporté, galvanisé ! Son ardeur monte en un gigantesque faisceau, que recueille le chef ! Il en est ivre lui-même, bien qu’il reste fermé ! La machine est en route et cela suffit ! Inutile de dépenser son énergie, par des simagrées ! La bombe est amorcée ! L’ego est dans l’œuf et bientôt son corps hideux sortira ! La fureur embrasera le pays, ignorant la lumière !

                                                                                                         51

         Comment rester jeune et beau ? Voilà une question qui ronge l’humanité depuis bien longtemps ! La réponse est pourtant simple, car ce n’est pas la vieillesse qui enlaidit, mais elle ne fait que laisser apparaître les secrets du cœur ! Ce qui nous donne des grimaces, des rides, qui nous vide ou nous empâte, qui nous déforme et nous rend repoussants, c’est la haine ! N’allez pas chercher plus loin ! La triste haine, par sa violence, vient imprimer sa marque sur notre visage et son masque est caractéristique ! Tous les serrements intérieurs, toute notre âpreté, notre rage, notre dégoût, notre mépris viennent à la surface, créant un infâme gribouillis et tous nos produits de beauté et nos artifices, comme les lunettes bleutées, et tout le travail du bistouri n’y peuvent rien ! S’il faut lutter contre nos sentiments, ce sera par d’autres sentiments !

         Comment alors éviter la haine ? Mais là encore la réponse est simple, puisqu’il suffit de la repousser dès qu’elle surgit ! Quand apparaît-elle ? Mais à chaque fois que l’ego est dérangé, contrarié ! Donnons un exemple simple… Nous voilà contents de parler à un commerçant… C’est l’occasion pour nous d’échanger, de se soulager, d’exprimer des points de vue et notre ego en est satisfait, car il retrouve sa valeur et peut à l’occasion de nouveau briller ! Mais un autre client arrive et le charme est rompu ! Nous ne sommes plus aussi libres, surtout si le nouvel arrivant fait pression pour qu’on s’occupe de lui ! Nous le regardons alors avec haine et notre laideur apparaît ! Nous voudrions détruire celui ou celle qui a osé nous priver de notre plaisir !

         Évidemment, plus notre ego est habitué à se satisfaire et plus sa réaction est vive, violente ! Il lui faut un entraînement et un entraînement régulier, pour que sa haine meure avant même de naître et même qu’elle soit transformée en un sourire, comme si nous jugions l’épreuve profitable ! Et c’est bien ce qu’elle est, car elle nous permet de mesurer combien nous maîtrisons notre ego et comment nous étions affreux par le passé, en regardant la haine de ceux qui sont contrariés ! « Il faut toujours être prêt à être déçu ! » pourrait-on dire ! Mais ce n’est pas une formule pessimiste ou désabusée, car elle révèle plutôt notre richesse ! Celui qui tient son ego en laisse est un homme heureux ! C’est la haine qui rend triste et donc l’ego ! La colère est causée par la révolte de l’animal qui est en nous ! L’amertume vient de l’appétit frustré ! Ce sont ces sentiments violents qui nous enlaidissent et comment par conséquent ne pas vouloir s’en débarrasser ?

          Une idée fausse : le refoulement, la tempérance, la retenue, voire l’effacement entraînent un vieillissement précoce ! Au contraire, l’extraversion, l’affirmation de soi, la « juste » colère, le coup sur la table, le ton haut et catégorique sont des signes de force et de jeunesse ! L’activité montrerait l’implication, la responsabilité, le pouvoir ! Ce sont là des vérités pour le théâtre et qui ne trompent que ceux qui veulent être trompés ! L’orgueil déploie ses arguments, afin de ne rien perdre ! Mais comment peut-on croire en son pouvoir, quand on est esclave de sa colère ou de son impatience ? Comment être fier de sa liberté, alors que la haine joue avec notre visage ?

         Ah ! Mais il faudrait mettre les mains dans le cambouis, pour changer les choses ! Ah ! Mais il serait nécessaire d’avoir les mains sales, pour être un acteur de son temps ! Et tant pis alors pour les coups de dents, les coups de pieds donnés ici et là ! Tant pis pour les victimes collatérales ! On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, etc. ! Comme si la haine qui déchire et qui veut détruire était à même de réparer, de « rapiécer » le tissu social, de concourir à l’unité, à la compréhension, à la paix et au bien-être ! Au vrai, disons plutôt que l’ego fera tout pour ne pas se remettre en question, tellement il aime dominer !

         Quel est celui qui est vraiment utile ? C’est le combattant de l’ombre, le résistant ! En effet, il faut bien comprendre que la pente, la « marée noire », l’invasion, c’est évidemment l’instinct, le plus facile, c’est la domination animale et donc l’ego ! C’est lui qui trône dans notre pays, comme les Allemands en un autre temps, mais par conséquent ceux qui se décident à lutter contre leur propre égo entrent en résistance, deviennent des maquisards, des partisans ! Ils ne collaborent pas et pourtant ce sont eux qui apportent la libération ! Les Laval, les Pétain, ce sont les Mélenchon ou les Le Pen ! Vichy aujourd’hui, c’est les extrêmes ! La comparaison n’est peut-être pas heureuse, mais il n’en demeure pas moins que tous ceux qui font preuve de haine sont incapables de libérer les autres !

         Le résistant est maître de son ego ! C’est la lumière qui règne en lui et elle est le fruit d’un effort quotidien ! C’est un travail apparemment sans gloire, sans trompettes ! C’est un travail d’amour, qui demande de l’abnégation et qui se plaît à en faire preuve ! Celui ou celle qui aiment ne veulent pas décevoir, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un travail triste et qui attendrait sa récompense dans un au-delà ! C’est un travail qui reçoit chaque jour son salaire ! C’est la joie paisible qui le paye, à mesure que toute la laideur de l’ego lui devient visible !

                                                                                                 52

    « Halte là !

    _ Quoi ? Qu’est-ce qui s’ passe ?

    _ Y a grève ! répondent les egos en rouge et jaune. On ne passe pas !

    _ Ah bon ? Et pourquoi vous faites grève ? demande la lumière.

    _ Mais nos salaires sont trop bas ! On nous exploite, on nous méprise ! »

         La lumière contemple les gros bras en rouge et jaune… Ils n’ont pas l’air en effet de plaisanter!Le patronat est bien courageux de s’attaquer à eux ! Une gifle et le chef d’entreprise passerait par la fenêtre ! Ça doit quand même manger beaucoup des gars comme ça ! C’est des besoins ! Mais bon, ils ont l’air de s’ennuyer ! La joie n’est pas peinte sur leur visage ! Évidemment, maintenant, ils trouvent dans leur engagement un intérêt supérieur à leur travail ordinaire, c’est plus grisant que la routine, mais on sent toutefois qu’ils piétinent encore, qu’ils se durcissent, comme si leur carcasse était vide et qu’elle risquait de s’envoler !

    « Vous n’en avez pas marre d’être malheureux, les gars ? fait la lumière, créant la stupeur.

    _ Quoi ? Qu’est-ce… qu’est-ce que vous dites ?

    _ Mais oui, vous êtes là à faire du surplace ! On dirait des éléphants ! Vous n’avez pas envie de vivre, d’être joyeux, enthousiaste, aussi légers que des enfants !

    _ Mais qu’est-ce que tu racontes ? Nous, on lutte pour nos droits, c’est sérieux !

    _ Mais j’entends bien ! Vous voulez du respect, n’est-ce pas ? Alors pourquoi vous ne partez pas en guerre contre le mépris, où qu’il soit ?

    _ Mais c’est bien ce que nous faisons… Nous demandons justice !

    _ Tsss, tsss ! Le mépris est partout, même dans vos cœurs ! Pourquoi ne le traquez-vous pas à la boulangerie, à la banque, dès qu’il apparaît sur les lèvres ou qu’il se lit dans les yeux ! Devenez de véritables combattants de la liberté et de la justice ? Ne restez pas à vous dandiner, tels des assoiffés ! Laisser jaillir la vie qui est en vous !

    _ Oh là ! Oh là ! Qui es-tu pour parler comme ça ? Une sorte d’Hare krishna ?

    _ Que nenni ! J’essaie seulement de vous rendre crédibles et heureux ! Haut les cœurs !

    _ Écoute, nous on n’a pas fait HEC ! On est des exécutants, des militants ! Le mieux, c’est que tu parles à la sainte !

    _ A la sainte ?

    _ Oui, c’est not’ patronne à tous ! Sainte Dicaliste ! »

         La lumière est entraînée vers une tente, à travers des fumées de saucisses et une ambiance bon enfant ! Sous la tente on parle à la sainte, assise devant des plans, des cartes et des chiffres ! Puis, la lumière est invitée à prendre un siège et la sainte la regarde doucement, avec ses grands yeux sombres ! Elle a l’air désolée, marrie, chagrinée, dolente et sans doute veut-elle que la lumière prenne conscience du mal qu’elle fait ! Mais la lumière reste coite et attend… Enfin, après un gros soupir, la sainte demande : « Comment t’appelles-tu ?

    _ La lumière !

    _ Comme l’ampoule ? »

          La lumière sourit et la sainte reprend : « N’as-tu pas honte, la lumière, de venir saper le moral des camarades ? Notre combat n’est-il pas juste ? Es-tu du côté des riches et des exploiteurs ? Pourquoi te moques-tu des victimes ? »

         La sainte semble encore plus contrite, du moins si c’est possible, et son grand visage triste s’allonge et elle étend les bras, signe de désespoir, ainsi qu’elle voudrait montrer ses stigmates ! « Non, je n’ai pas honte ! réplique la lumière, car ce que je propose est encore plus fort que ce qui se passe ici ! Vous voulez combattre l’injustice et le mépris, venez avec moi et je vous montrerai comment vos deux ennemis sont partout ! Ainsi vous connaîtrez l’épaisseur, la densité de la vie ! L’ennui n’existera plus pour vous ! Vous serez enfin crédibles, ne serait-ce qu’à vous-mêmes ! Je vous invite à devenir de véritables ouvriers de paix ! Vous découvrirez ce qu’est le vrai travail !

    _ Oh ! Oh ! Te voilà bien présomptueux !

    _ Mais non, je pense à ton bonheur et à celui des camarades ! L’injustice dont vous vous plaignez n’est certes pas le fait des seuls capitalistes ! Elle est aussi en vous et c’est ce qui vous empêche de voir toute son étendue ! C’est bien trop facile de se considérer telles des victimes, avec des coupables tout désignés !

    _ Je vois quel poison tu peux être !

    _ Bouge la sainte ! Rayonne ! Réjouis-toi de la vie et plains les exploiteurs ! Ris d’eux et de ton ego ! Tu veux un combat digne de toi ? Je te propose de soulever des rochers ! »

                                                                                                                 53

         Aujourd’hui, la lumière veut se détendre en admirant la nature, mais pour cela il faut d’abord sortir de la ville, et c’est tout un poème, d’où pour une part notre sédentarité ! Comme elle ne dispose pas de voitures, la lumière doit prendre le bus et là ce qu’elle craint au plus haut point, ce qui l’épuise jusqu’au tréfonds, ce sont les jeunes malades (les enfants Doms) ! Ceux-là vous vident avant même d’arriver à destination ! Le mot malade n’est nullement exagéré, car on a affaire à des individus qui agissent psychiquement sur les autres, afin de les soumettre ! Ils sont incapables d’être indépendants et ne fonctionnent que grâce à leur domination ! C’est leur canne, leur appui, pire, leur univers ! Leur résister demande beaucoup d’énergie et comme il représente un monde clos, nuisible, quasi « fœtal », dont ils ne peuvent échapper eux-mêmes, on peut classer leur particularité telle une maladie mentale !

         Cependant, cette fois-ci, l’heure est bien creuse et la lumière n’a pas de combat titanesque à mener et elle descend encore enthousiaste à son arrêt ! Elle se réjouit de rejoindre le vert, les parfums, le silence, le chant des oiseaux et les mille tours de magie de la nature ! Elle consulte sa carte d’état-major et en avant ! Il faut quitter la route le plus vite possible, dire adieu au trafic, à la ruche de béton, pour s’enfoncer dans un bois par un sentier, d’où l’intérêt de la carte ! Celle-ci date un peu, mais enfin les choses ne changent pas comme ça et voici la lumière qui prend un chemin…

         Première surprise : il est plein d’eau et la lumière se félicite d’avoir choisi ses chaussures de randonnées ! Pourtant, le chemin est bientôt barré par des ronces et semble abandonné ! Cela ne surprend pas outre-mesure la lumière, qui sait que les egos ont une fâcheuse tendance à supprimer toutes les voies de passage, à proximité de chez eux, afin qu’ils puissent se sentir encore plus seuls et en pleurer ! La lumière décide donc de persévérer, car bien souvent le chemin réapparaît, après le secteur du propriétaire ou de l’agriculteur agressifs et ombrageux ! Mais soudain la lumière est face à d’étranges terrils, qui montent durement vers le ciel et qui sont plantés de jeunes arbres !

         Que faire ? Inutile de dire que ce n’est pas sur la carte… Bien au contraire, on devrait là rejoindre un autre sentier bien plus important, ce qui conduirait à siffloter, le cœur transporté par la sécurité et la beauté! Devant cette perspective logique, la voie plus large étant normalement toute proche, la lumière se met à escalader les terrils et découvre des éclats de marbre, ce qui indique des tas de détritus, et maintenant la marche devient pénible et même dangereuse ! La lumière peut tomber, se concentre sur chacun de ses pas et elle est bientôt en nage ! C’est quasiment de la survie et la virée à la campagne tourne au cauchemar !

         Pourtant, la carte ne ment pas et il y a quelques années la lumière est déjà passée par là : elle suivait alors un incroyable et interminable sentier dans les bois ! Quel changement ! La lumière meurtrie abandonne les terrils et emprunte un champ… Un camion arrive par une route et va déverser son chargement sur les montagnes déjà présentes… La lumière regarde et voit un panneau boueux qui dit que là est mis en valeur tout ce dont ailleurs on ne sait que faire ! Le bourg d’à côté ne cesse de s’étendre et un deuxième camion apparaît ! Il n’y a plus de sentiers et la lumière se décide à rejoindre la départementale, pour revenir à son point de départ !

         Une voiture, qui ressemble à celle d’un shérif du Colorado, la croise lentement, ainsi qu’elle serait suspecte ! Puis, la voilà marchant sur le bord de la route, alors qu’un trafic dense la frôle, situation qu’elle connaît bien ! Un nouveau panneau invite le visiteur à découvrir les trésors naturels du coin, comme s’il n’y avait pas là une contradiction, puisque, pour attirer du monde, on détruit ces mêmes trésors !

         De retour là où elle avait cru échapper à la frénésie ambiante, la lumière continue d’avancer à la recherche d’un sentier plus sûr et effectivement elle en trouve un, bien balisé et parfaitement sec ! De quoi se plaint le peuple ? Mais alors la lumière se voit entourée de serres, pareilles à des cathédrales miniatures ! A l’intérieur, des tomates poussent, avec pour chaque plant un petit sac de terre ! Des tuyaux passent en dessous, rappelant les perfusions !

         Que dire de ces tomates ? Qu’elles se tiennent à carreau ? Ouf ! Ouf ! C’est un peu ça, car elles n’ont pas l’air de rigoler ! Leurs grappes sont impeccables et bien fournies et quand on sait combien il est difficile d’obtenir normalement ces légumes, on se dit qu’il n’y a pas de place ici pour la plaisanterie ! Tout est calculé pour être rentable ! Et on doit s’étonner d’avoir des enfants malades dans le bus ?

          Au cours de cette journée, la lumière trouvera un peu de sauvagerie enchanteresse, bien plus loin, mais à quel prix ? La ville telle une ruche, avec ses voitures pour abeilles, dévore la campagne, non par nécessité, mais pour satisfaire ses ambitions et calmer ses inquiétudes ! Nous voulons vivre, nous sauver et nous nous tuons !

                                                                                                            54

          Comment la spiritualité pourrait-elle ne pas nous effrayer ? Dès l’enfance, n’avons-nous pas l’impression d’être placés dans un hachoir, avec les peurs, les turpitudes des parents, et si nous avons la chance de bénéficier de leur affection, l’injustice du monde, sa brutalité ne nous rejoignent-elles pas assez tôt ? Nous voilà très vite nous-mêmes comme du gibier qui court, en proie à l’angoisse du lendemain, malgré nos amours et nos idéaux, surtout maintenant où la sécheresse et tant d’autres catastrophes climatiques s’abattent sur nos têtes !

          Comment croire à un amour divin, alors qu’il nous faut abandonner nos rêves, jusqu’à la déchirure ? Qui comptera nos chagrins ? Qui mesurera notre amertume ? Qui comprendra notre nuit ? N’avons-nous pas mendié un peu de tendresse, un peu de justice, en vain ? N’avons-nous pas supplié nos bourreaux, crié pour qu’ils arrêtent ? N’avons-nous pas été seuls à contempler notre désespoir ?

         Où sont passées nos amours, diluées par le temps ? N’avons-nous pas aimé de toutes nos forces ? N’avons-nous pas cru au bonheur, n’avons-nous pas brûlé pour celle-ci, celui-là ? Où sont-ils maintenant ? Alors la caresse était douce, le plaisir foudroyant ! Alors l’autre était notre miroir, la sécurité, l’avenir ! Ce rêve d’union plane encore… Cette vision de l’harmonie reste dans les mémoires, ainsi qu’un voile danse, masquant un sourire…

         Mais la réalité nous rappelle à l’ordre ! L’autre est fait de chair et d’os ! Il a aussi son égoïsme… et c’est la rupture, l’incompréhension… et c’est de nouveau le vide… et que voyons-nous ? Cette société altérée, perdue ! Cette agitation constante ! Ces meurtres, cette violence ! Ces partis politiques qui crient et qui mordent ! Ces terreurs qui nous laminent ! Ces chiffres qui nous font suer ! Ces rages, cette haine telles du vitriol ! Toujours le monstre avance, qui s’appelle triomphe de soi, seule bouée de sauvetage, seul salut !

         L’argent n’est-il par le maître ? N’avons-nous pas épuisé toutes nos larmes ? Assurons-nous de notre confort et dormons ! C’est cela dormons dans notre glu, notre mépris ! Restons figés et haïssons les très rares qui se libèrent ! N’essayons pas de percer leur secret, mais détruisons-les ! Il ne faut pas qu’ils nous rappellent notre petitesse, notre bêtise incommensurable, à la taille de notre orgueil ! Oui, contentons-nous de notre parure, de notre jeu social ! Fréquentons les lieux à la mode, affichons-nous dans nos boîtes à chaussures, où il suffirait d’un pet pour emporter tout le monde ! Méprisons les libérateurs ! Voilà le mot d’ordre !

         Soyons vains ! Gardons nos peurs ! nos sales têtes, nos airs tristes, hagards, sournois ! Révoltons-nous au nom de notre importance tels des coqs et des poules dérangés, offusqués ! Ne réfléchissons pas, n’aimons pas, car seul compte notre ego étroit ! Prenons-nous au sérieux, comme ces écrivains qui doutent et qui se croient courageux ! Regardons-nous agir, contemplons-nous parler, ayons le sens de la formule ! Pauvres de nous ! Combien de misères, d’abîmes nous ignorent ! Rien n’est plus pernicieux que le succès ou la renommée ! Ils font devenir idiots, ridicules mêmes ! Dressons-nous comme des dieux à côté de l’enfant qui pleure ou qui meure ! Ainsi nous serons fêtés par la société, reçus dans tous les salons ! Nous les morts, les cadavres ambulants !

         Je t’apprendrai le feu, l’amour divin surprenant, incomparable ! C’est la chute d’eau inépuisable ! le torrent de lumière ! la force indomptée, la puissance infinie, plus grande même que celle des étoiles ! Je t’apprendrai l’aventure étonnante de l’amour divin ! Ça, c’est du costaud ! Ça c’est spirituel et c’est sans sexe, l’homme et la femme étant enfin réunis ! leurs qualités servant dans la même direction ! Voilà l’avenir ! C’est plus grand que la raison ! C’est l’immensité en nous et nullement contre nous ! C’est une histoire d’amour colossale !

         Pourquoi ne te réjouirais-tu pas d’être l’enfant, l’enfant libéré et rieur ? Pourquoi ne verrais-tu pas le drame des autres, leur mépris comme un cloaque ? Pourquoi n’aurais-tu pas confiance ? Pourquoi n’aimerais-tu pas cette différence si magique, si douce en toi ? Ah ! Mais tu veux une tête grise, méchante ! Tu veux être triste et coincé par ton orgueil ! Tu veux le boulet de l’inquiétude ! OK, message reçu ! Dieu n’est pas avare, il t’aimera quand même ! Peut-être deviendras-tu célèbre ? La consolation !

  • L'ego et la lumière

    L ego1

     

     

          "Non mais, je rêve! Le Plouc enlisé dans le fech-fech! Il y a tout un désert autour et une seule nappe de fech-fech... et il faut que le Plouc aille dedans! C'est plus fort que lui!"

                                   100 000 dollars au soleil

     

                                           36

         Les egos sont en vacances ! Grande étape ! Merveilleux moment ! durement gagné ! C’est la sonnerie de la récréation ! l’opium du peuple ! (Le peuple qui, comme chacun le sait, est manipulé par le gouvernement, les riches, les profiteurs et… et les Vénusiens ! Mais attention, c’est top secret !) Donc, les vacanciers soufflent et réclament ce droit, loin de la bêtise du monde, pensent-ils, puisqu’ils échappent enfin à leur quotidien !

         Et que font-ils ? Mais ils s’amassent sur un terrain de camping, face à un cadre idyllique, de sorte que leur installation ressemble à un bidon ville ! Pan ! Ça, c’est un coup entre les dents de la reine Beauté ! elle, qui voudrait une attention quasi religieuse, pour la comprendre ! elle, qui est un trésor infini, qui a le secret de la paix des hommes ! Mais, ce premier direct va être suivi de beaucoup d’autres, car, malheureusement, les vacances peuvent se résumer à un combat de boxe, entre les estivants et le paysage !

          Que dit ce dernier ? Mais : « Regarde ma majesté ! Vois la puissance du soleil ! Considère la vieillesse de mes rochers érodés ! Sens la finesse de mes plages, la délicatesse de mes vaguelettes ! Respire l’immensité du ciel, détends-toi ! Rêve devant mes algues qui ondoient ! Joue avec mes coquillages, le crabe, sans le brusquer ! Observe les changements de l’eau, comment elle s’assombrit au passage du nuage, elle se transforme en un miroir, à l’abri du vent ! Laisse libre cours à ta mélancolie, au couchant, car la vie est plus vaste que toi et elle a son mystère ! Le temps, ici, peut t’apaiser ! »

         Voilà de vraies vacances, quand le paysage délasse les hommes de leur propre tourbillon, de leur avidité, de leur rancœur ! Mais comment se comporte le vacancier, une fois qu’il a posé ses valises ou sa caravane ? Voyons, il transporte la ville avec lui ! Il la reproduit partout où il met le pied ! Il n’arrive pas à s’en détacher et comme on le voit entre les magasins, il est au bord de la mer ! Il circule d’abord pour se faire voir et vlan ! un uppercut vient frapper la reine Beauté, qui se retrouve à chercher sa respiration dans les cordes ! Le paysage est secondaire ! Ce qui compte, c’est comme toujours le nombril de l’individu ! sa parade ! Même les mouettes querelleuses sont battues ! En été, elles ne sont plus que spectatrices, sidérées !

          Ici, une famille Cro-Magnon attend, d’une manière hostile, qu’on quitte son territoire ! Là, un emballage plastique est jeté nonchalamment d’une camionnette ! Le cirque commence ! Des cris viennent de la plage, où des ados muent ! Il faut s’y faire… Mais plus loin, ça se corse ! Au bout du sentier côtier, on affronte un regard de haine ! De quoi s’agit-il ? Un camping car s’y est installé, avec un auvent et on sent vaguement une odeur de cuisine ! Le véhicule pourrait très bien finir par vendre des frites ou se transformer en bazar du genre « T’y trouves tout » ! Le regard haineux du propriétaire s’explique : il est là comme chez lui et nul ne doit contester ce fait ! C’est la détente, la bonhomie des vacances ! Son altruisme rayonnant ! Mais faisons un pas de plus vers le pire…

         En plein milieu du chemin, pour continuer à suivre la côte (cette merveille de la nature, rappelez-vous !), il y a deux chiens, tels des sphinx, c’est-à-dire qu’ils montent la garde et que pour passer, il ne faut surtout pas les effrayer, comme si on pénétrait un terrain privé ! Derrière, en effet, un couple joue au palet et on se demande comment ne pas compter les points, puisqu’il bloque le parcours ! Mais là encore, c’est l’ego qui veut montrer son importance, par l’occupation du sol !

         On échappe malgré tout à ces gens éminemment sympathiques, qui respectent les autres, et on arrive dans une presque-île, où des femmes se promènent, exhibant leur toilette, dans l’attente d’hommages et de rencontres ! Certaines font plus, sans pudeur, et prennent des poses qui mettent en valeur leur silhouette et même leurs fesses, ce qui est plus explicite ! Par delà, la mer et le ciel, mais aussi la lande, s’agitent avec de grands signes, l’air de dire : « Mais on est là bon sang ! Regardez-nous ! » C’est peine perdue, car on se croirait plutôt en plein centre-ville, un samedi après-midi, quand la séduction règne ! La nature, pour le coup, vient de recevoir un échange gauche droite qui l’a minée ! Elle a maintenant une sale tête grise !

          Pourtant, ce n’est pas le fond, la lie… et comme le couchant approche, ce moment carte postale, on voit des jeunes boire sur une éminence et ils lèvent bien haut leurs bouteilles, n’éprouvant apparemment aucune gêne ! Au contraire, quand on s’attarde un peu sur eux, ils affichent un visage dur et ils nous défient de venir leur faire la leçon, car ils seraient heureux de libérer toute leur agressivité ! Il s’ensuivrait un débat houleux, sur la liberté, l’oppression causée par la société et il faudrait entendre que le monde est pourri ! Dans le meilleur des cas, on aurait à répondre que non, en tapotant sur le dos du garçon, avec des « Allons, allons ! »

          A côté, d’autres jeunes ont pris possession d’un gros rocher : ils sont là debout, guettant l’intrus ! Il ne leur manque plus que le fusil ! Mais il y en a, plus malins, qui font savoir qu’ils ont plus de privilèges, qu’ils sont plus riches, moins grossiers et ils attirent l’attention du haut de leur balcon ! Eh oui, une villa, même si elle plus en retrait, c’est quand même moins rugueux qu’un bloc de granit ! Bref, la reine Beauté est au tapis et l’arbitre commence à compter : « Un, deux, trois… huit, neuf, dix ! » Elle est KO ! L’ego est le champion ! Le seul moment où il pourrait en apprendre sur lui-même, d’une manière intelligente, en admirant plus grand que lui, se révèle un échec ! L’ego garde sa ceinture de la bêtise !

                                                                                                     37

         Nous sommes les egos ! Go, go ! Nous allons au boulot ! Go, go ! Faut bien vivre ! Faut bien suivre ! sur cette planète perdue dans l’espace ! Que nulle tête ne dépasse ! Nous sommes les egos ! Go, go ! Nous allons au boulot ! Go, go !

          Nous sommes des titans ! Nous défions le temps ! Nous avons la politique, comme un chien a des tiques ! Le gouvernement nous ment, c’est dément, alarmant ! Nous crions pour rester debout ! pour pas mettre les bouts ! Nous vociférons, car le diable, c’est Macron !

         Nous sommes les egos ! Go, go ! Nous allons au boulot ! Go, go ! Ce sont les vacances ! Quelle chance ! Car nous avons plein de problèmes, en dehors des matins blêmes ! Nous luttons pour l’eau, en disant : « Allo ! Allo ! » Au royaume des Francs, tout est incohérent ! Pour la liberté, il faut le pouvoir à l’échafaud !

         Nous sommes les egos ! Go ! go ! Nous allons au boulot ! Go ! go ! Milliards de nombrils, toujours sur le gril ! Nuée de sauterelles, sans cervelle ! Dévorons, grognons, haïssons ! Nul nous f’ra la leçon ! Le respect, la patience, la paix, le silence ? La beauté, l’humilité, la confiance ? L’amour de l’enfant ? Graoumf, de tout effort on s’défend !

         Nous sommes les egos ! Go, go ! Nous allons au boulot ! Go ! Go ! Nous piétinons, en criant : »Non ! Non ! » Nous voulons la justice, mais nos dols sont factices ! Et l’œil d’or du pigeon ? Et la toile d’araignée qui brille ? Mais c’est que nous rageons ! On nous prend pour des billes ! Quoi ? Le roi et la reine, c’est nous ! Le reste à genoux !

          Nous sommes les egos ! Go ! go ! Nous allons au boulot ! Go ! go ! Au pays des tops ! Au pays des taupes ! Nous aimons not’ porcherie et nos groins derniers cris ! Tu bavasses, il bavasse…, vous bavassez, ils bavassent ! A la chaîne les thèmes ! Tapons sur le système ! Et la fleur et le ruisseau ? Non, mais tu nous vois comme des sots ! C’est ça l’injure suprême ! C’est nous de l’Univers la crème !

         Nous sommes les egos ! Go, go ! Nous allons au boulot ! Go ! Go ! Acheter ! Acheter ! Magasins zinzins ! Broute route ! Broute route ! Béton égale tétons ! Sexe au complexe ! Agent, argent ! Rien ne vaut notre orgueil ! C’est pour ça qu’on gueule ! Et l’autre ? Quel autre ? Avec l’abîme en prime ! On est en prison et on voit pas la raison ! Jamais contents, sale temps !

         Nous sommes les abrutis, avec nos appétits ! Et les nuages ? Plutôt le carnage ! Et notre gravité, not’ sérieux ? C’est vieux et l’amour-propre irrité ! Nul don ! Nul sacrifice ! Nul renoncement ! Nul amour ! (C’est pour les anoures!) Nulle grandeur ! Nul pardon ! Dans not’ boîte à chaussures ! Mais la haine, le bruit, l’avidité, l’égoïsme, ça c’est sûr ! La sournoiserie, le mépris, ça c’est mûr ! Seule la mort nous délivre ! Seule la mort nous fait moins pitres !

         Nous sommes les egos ! Go ! go ! Nous allons au boulot ! Go ! go ! Et nous voilà bien à plaindre, avec nos maladies ! Et nous voilà bien à plaindre avec nos non-dits ! Parkinson, Alzheimer, cancer, schizophrénie ! Que de souffrance qu’on nie ! Car toujours le culte de soi, la haine courent derrière, comme sous la soie ! Et nous voilà bien à plaindre avec nos mensonges et nos pauvres songes ! Et nous voilà dans la nuit, maudissant notre ennui ! Mais rien ne vaut l’orgueil et c’est pour ça qu’on gueule !

         Nous sommes les egos ! Go ! go ! Nous allons au boulot ! Go ! go ! Et le chant de la pluie ? Et l’épi mûr ? Et la rosée dans l’herbe ? Et le vent et le silence ? Et l’oubli ? Et l’espoir ? Et la pierre qui craque au soleil ? Et la mer glauque et froide ? Mais nous disons : « Rien ne va plus ! Faites vos jeux ! » C’est la prison du je ! Rengaine du nombril, jamais rassasié ! Malheur de l’ego sans pitié ! Fatigue, esclavage, maladie, c’est notre joug ! Où est l’enfant qui joue ? Où est l’innocence ? Pas dans nos ersatz de sens ! Perdus, nous réclamons notre dû !

         Nous sommes les egos ! des héros et des zéros ! Go ! go ! Nous ne cherchons pas ! Nous avons peur… à chaque pas ! du ridicule surtout ! Et nous voilà bien à plaindre avec toute notre violence, nos meurtres, nos viols, notre destruction, notre folie ! Ah ! Mais changer, ça non ! C’est pas moi, c’est lui ! Ah ! Mais changer, ça non ! Ouvrir son cœur, devenir une fleur ! Être doux avec les fous ! Rire de sa haine, aimer même le méchant ! Être grand, être immense dans le chant ! Ne pas gagner, ni triompher, mais aimer encore et encore ! Voilà l’aventure, loin des durs ! Voilà le chant immense ! Voilà que tout commence !

         Mais nous sommes les égos ! Go ! go ! Nous allons au boulot ! Go ! go ! Rien ne vaut notre orgueil et c’est notre deuil !

                                                                                                       38

         A est un ego de première classe ! C’est un décideur, un notable ! Il n’est pas riche cependant et n’est même pas issu de la bourgeoisie ! Il s’est élevé quasiment seul, a fondé une famille et s’est engagé politiquement ! Il a un idéal en ce qui concerne la société, la justice, la droiture ! Il a une vision qu’il veut faire partager, ce qui passe par rendre service à l’autre, pas seulement personnellement, mais encore en aménageant la cité !

         A se voit donc comme quelqu’un de responsable et d’utile, même s’il a une étiquette politique, ce qui lui suscite bien entendu des adversaires ! D’ailleurs, d’un point de vue catholique, A est en accord avec l’Évangile, puisqu’il est de droite (loin des rouges athées!), père de famille, qu’il va à la messe et essaie de faire le bien !

          Aussi est-ce ce portrait « flatteur » que A présente dans la presse, où il est apparaît tel un bienfaiteur modeste, mais déterminé et qui ma foi a conservé des goûts simples, en rapport avec son origine paysanne ! Pour résumer, on a donc un homme d’abord préoccupé par le bonheur de ses enfants, par conséquent dépourvu d’ambitions, et qui se soucie plus de ses concitoyens que de lui-même ; ses détracteurs étant caractérisés par leur manque de rigueur budgétaire et leur amour du désordre !

         En France, la scission, la fracture entre la droite héritière de la noblesse et du clergé et la gauche née de la révolte du peuple, sans oublier la violence des sans-culottes, semble irrémédiable ! Et pourtant nous provenons tous du même moule, à savoir du règne animal, ce qui veut dire que notre comportement tend toujours à la domination, quels que soient notre couleur politique ou notre sexe ! Se croire sans égoïsme, seulement altruiste, au service de la justice, vient d’une hypocrisie foncière ou d’une cécité produite justement par le bouillonnement des appétits ; l’ego de droite maîtrisant mieux sa fureur !

         Cependant, la société vit sans doute grâce à son vernis et son fonctionnement doit être huilé ! S’il fallait à chaque fois, pour n’importe quelle démarche, en venir au fond, toucher à des vérités qui gênent, on n’en sortirait pas et ce serait même par trop épuisant ! Nous nous contentons donc d’obtenir des résultats et laissons ce qui fâche à l’intérieur de nous-mêmes, mais ainsi le malentendu demeure, le malaise aussi jusqu’à la prochaine crise ! Par exemple, la foi reste inacceptable pour la gauche, tant que des gens comme A, somme toute dans l’aisance, en témoignent ! Pour se réconcilier le pauvre, le croyant doit lui-même être pauvre, ce qui veut dire surtout qu’il est rejeté et méprisé, comme Jésus l’a été par le clergé de son temps !

         A ne peut donc pas réparer la fracture entre la droite et la gauche, latente dans notre société ! Au contraire, il l’entretient par son mépris à l’égard du camp adverse, qu’il voit comme irresponsable, sale, braillard, etc. ! De même, A ne comprend pas pourquoi il devrait respecter la nature, car il voit la beauté comme accessoire et en effet, celle-ci ne sert pas ses ambitions et même paraît les ralentir ! A côtoie la beauté seulement le dimanche, quand il se promène en famille, et après avoir dit : « C’est beau ! » et respiré un bon coup, il revient rapidement à ses projets, c’est-à-dire à l’extension de sa ville, ce qui entraîne toujours plus de routes et de béton !

         La gauche ne fait pas mieux de ce côté, bien qu’elle lutte contre l’inaction climatique du gouvernement ! Mais elle voit toujours la nature sous l’angle de son exploitation et pour elle il faut une transition écologique, surtout parce que celle-ci dérange les gros pollueurs, les riches ! C’est encore une manière d’attaquer le pouvoir, afin de l’obtenir, car pas plus que l’homme de droite, l’homme de gauche est capable d’admirer la nature et donc de calmer son égoïsme ! L’illusion, donnée par la haine, est de se persuader que seul le capitaliste est coupable, comme si soi-même on était né dans un chou, échappant à la domination animale ! Pour sauver la planète, il ne suffit pas de diminuer le taux de CO2 ! Il faut encore la regarder autrement, l’aimer dans le sens où la beauté nous apporte la paix, ce qui nous conduit à nous affranchir de notre ego !

          Toujours est-il que, partout où il se trouve, A cherche à être le centre d’intérêt : il a réussi et il connaît les arcanes du pouvoir ! Il fait partie de l’élite ou peu s’en faut, et il tient à ce qu’on le sache ! Il n’est pas rare que A s’efforce de captiver son auditoire par de bons mots ou des anecdotes ! Ainsi A ne sépare aucunement son travail de la satisfaction de son orgueil et il serait bien étonné, si on essayait de le faire ! Pour lui, la réussite sociale est parfaitement naturelle et c’est aussi le point de vue de l’Église, qui voit A comme un gardien de sa morale ! Mais l’Évangile nous enseigne bien autre chose, notamment que la foi est une histoire d’amour, de confiance et que celle-ci tend donc à diminuer notre haine ! Or, cela n’est possible que si nous abandonnons notre orgueil ! S’en nourrir ne peut que mener au déchaînement, quand il est contrarié ! On parle alors d’insulte, de scandale et on rêve de vengeance !

         Ce même comportement se retrouve chez la gauche, qui semble toujours à cran ! Cela vient de son sentiment qu’elle n’a jamais le pouvoir et qu’elle est exploitée ! Même quand elle gouverne, elle se dit victime d’une puissance supérieure, comme la finance internationale ! Cette rage, contre des forces obscures, s’explique par la soif de tout contrôler et par la peur de ne pouvoir y parvenir ! Mais, alors que A bénéficie de la caution de la religion, la gauche utilise celle du pauvre : ce n’est pas pour elle qu’elle combat, mais pour les plus démunis, les plus faibles ! A ce compte-là, il lui est également impossible de distinguer son orgueil de sa lutte politique et donc d’en prendre la mesure ! Ainsi, ni la gauche ni la droite ne peuvent sauver la planète ! Car, rappelons-le, c’est la beauté qui nous ouvrira le futur, à condition que notre ego reste sur le bord de la route !

                                                                                                        39

         Comment regarder la nature ? Jésus dès le début dit : « Vous voyez ce lys ? Eh bien, moi, je vous dis que Salomon dans toute sa gloire n’a jamais eu un tel éclat ! » Puis, Jésus rajoute aussitôt : « Aussi je vous dis : ne vous tourmentez pas pour votre nourriture ou votre habillement ! Car votre père qui est là-haut sait de quoi vous avez besoin ! Mais préoccupez-vous plutôt de votre esprit et de votre amour pour Dieu ! »

          Jésus établit une relation logique entre la beauté de la nature, qui est sans égale, et la foi ! En effet, la beauté nous enseigne que Dieu nous aime à l’infini et que sa générosité est sans bornes, puisque dans une simple fleur, que nul n’a fait pousser et qu’on peut trouver par milliers, il y a plus de splendeur que l’homme sera capable d’imaginer ! La beauté de la nature constitue une preuve, une base, à laquelle d’ailleurs revient souvent Jésus pour se détendre, se ressourcer !

          Certes, la nature est matérielle, les plantes et les animaux s’y livrent une lutte sans merci et nous sommes bien obligés de l’exploiter, pour survivre, mais plus nous l’admirons et plus nous pouvons avoir une idée de Dieu et l’aimer ! La beauté de la nature devrait nous tranquilliser, car que nous sommes chez nous est son message ! Heureux celui qui s’émerveille devant la nature et on comprend quelle tragédie apparaît quand nous sommes coupés d’elle et de son réconfort !

          C’est pourtant ce désastre (le mot n’est pas trop fort!) que nous subissons aujourd’hui, notamment avec le réchauffement climatique, qui nous rend la nature hostile, tout en menaçant notre avenir ! C’est là le résultat d’une longue usure, d’un piétinement inexorable dû à l’ego ! Ce n’est pas le fait d’une population mondiale toujours plus grande et qui a donc des besoins toujours plus nombreux ! Le principal responsable est notre égoïsme !

          Mais encore faut-il le distinguer ! Revenons cependant un peu en arrière… L’évolution est fondamentalement une individualisation, puisque les organismes y deviennent de plus en plus complexes, et cela veut dire, pour nous les hommes, que nous cherchons naturellement à nous développer et à conquérir notre liberté ! Ainsi nous prenons conscience de notre personnalité, ce qui nous conduit à combattre toute entrave, même si nous acceptons les lois qui nous permettent de vivre ensemble ! C’est ce qui fait notre humanisme, le respect de soi et des autres !

          Nous nous opposons donc tôt ou tard à tous ceux qui nous disent comment penser et la religion a vu ses dogmes contestés et son influence quasiment réduite à néant ! Ce qui nous a éclairés et soutenus dans cette quête, c’est la raison, l’objectivité et par conséquent les progrès de la science ! Comme la beauté est considérée comme subjective, elle échappe au champ de la science, qui la range tel un ornement, une chose secondaire, un plaisir annexe ! Pire, le freudisme notamment soutient que l’artiste, en s’attachant à la beauté, ne le fait que par impuissance, pour y rechercher un substitut à sa pulsion sexuelle ! L’attrait pour la beauté serait alors maladif, produit par la névrose !

          Tout ce travail de sape, qui était apparemment nécessaire, nous a séparés de la beauté de la nature et a rendu muet son message, à savoir que nous sommes aimés et que nous pouvons en être en paix ! Nous voilà des êtres inquiets, tourmentés, hagards, sans but et de plus en plus violents et désespérés ! Ceux qui se font encore les chantres de la raison sont aveugles et naïfs, d’autant que nos origines se perdent dans le vague ! Notre seule bouée de sauvetage, c’est notre égoïsme ou notre ego ! C’est faire tourner le monde autour de nous, comme s’il était nôtre ! Ainsi s’expliquent tous les replis sur soi et tous les acharnements, même intellectuels ! Ainsi l’anonymat devient odieux et provoque la haine ! Ainsi l’échec est intolérable et l’orgueil notre dieu !

          Pour nous rassurer, nous nous regroupons dans les villes et dévorons la campagne ! Il nous faut la puissance et nous saccageons notre planète ! Nous l’exploitons outre-mesure, pour ne pas en perdre une miette ! C’est que notre ego est insatiable ! Pensez donc : il nous faut la plus grosse voiture, la maison la plus grande, la meilleure position sociale, etc. ! Notre salut est notre réussite, notre supériorité ! Cela donne une foire d’empoigne de plus en plus dure ! Nous sommes incapables de renoncer et d’en sourire ! Nous voilà comptables haineux, à des années-lumière de la beauté et nous n’en finissons pas de rouler la nature, comme un vieux tapis qui gêne !

         Nous avons perdu la clé de notre innocence, de notre légèreté, de notre confiance, alors que nous pouvons la retrouver dans l’émerveillement et l’humilité ! L’enfant qui est en nous ne demande qu’à croire, qu’à aimer et il voudrait s’enchanter, mais notre triste ego est son bourreau !

                                                                                                          40

         L’ego et la lumière discutent… L’ego est très agité : « Je ne sais pas comment tu peux rester aussi calme ! dit-il.

    _ Bof ! répond la lumière, qui coupe ses ongles.

    _ Comment ça, bof ? Mais… mais tu te rends pas du tout compte de ce qui se passe !

    _ Qu’est-ce qui s’ passe ?

    _ Mais c’est pas vrai ! C’est pas vrai ! La… la canicule ! Et si on commençait par ça !

    _ T’as raison, ça c’est dur ! Mais que veux-tu qu’on y fasse ? Va falloir s’adapter, comme on dit...

    _ Mais… mais il faut lutter contre l’inaction climatique, attaquer les gros pollueurs ! Faut qu’ ça bouge, qu’ ça change ! Ça peut pas continuer comme ça ! On étouffe, on manque d’eau !

    _ Qu’est-ce que tu vas faire ? Monter à Paris pour brûler des palettes et casser des magasins ? Tu f’rais mieux de t’assurer que tu tries bien toi-même tes déchets, que t’as bien compris à quoi sert le vrac et que tu l’utilises au mieux ! Puis, y a sûrement des ruisseaux à débroussailler dans l’ coin ! Si tu les éclaircis, tu favorises la vie ! Un point pour toi ! Évidemment, t’auras le front en sueur, c’est du taf !

    _ Mais de quoi tu parles ? Moi, je pense aux grosses cheminées ! T’en as déjà vues, j’ suppose ! Hein, celles qui fument à grosses volutes sans s’arrêter ! Et les exploiteurs, les requins de toutes sortes ! Ceux qui accaparent l’eau, qui détruisent les sols, pour le gaz de schiste notamment ! Hein, t’es quand même au courant, dans ta bulle ! Y a quand même du courrier qui arrive à ton château du bois dormant ! Ce sont ces méchants, ces chevaliers noirs, si ça peut t’aider, qu’il faut combattre ! Le dragon du mal est toujours au fond de la grotte !

    _ Méfie-toi, t’es au bord de l’apoplexie ! J’ voudrais bien croire à ta sincérité, mais j’ peux pas ! D’abord qui vas-tu rendre responsable, contre qui vas-tu crier ? Le gouvernement, j’ me trompe ? Comme s’il était au service des pollueurs, comme si c’était aussi simple, comme si lui-même n’avait pas intérêt à sauver sa propre peau, comme si nous n’étions pas tous embarqués ? Mais la haine t’aveugle ! Et tu sais d’où vient cette haine ? Du sentiment qu’on te manipule, qu’on te méprise ! C’est ton ego qui souffre ! Mets-le en veilleuse et j’ te dirai bienvenu dans le monde réel !

    _ Ça y est, encore un sermon !

    _ Sais-tu que certains, pour ne pas dire beaucoup, polluent juste par haine ! Ils lâchent dans la nature leur canette ou déversent des immondices, dans un endroit paradisiaque, rien que pour montrer combien ils méprisent le monde qui les entoure ! Parce que, tiens-toi bien, ils estiment qu’on ne s’occupe pas assez d’eux ! Ils sont en colère contre le système, car ils ont l’impression d’être lésés, tout comme toi !

    _ Et l’injustice ? Elle existe bien l’injustice ! C’est elle qui m’ révolte !

    _ Comment peux-tu espérer être juste, avec un cœur plein de haine ?

    _ Mais je t’emmerde, la lumière ! J’ t’emmerde ! T’as pas vu la rentrée ? Mon Dieu, mon Dieu !

    _ C’est si grave que ça ?

    _ Revoilà Bambi ! Attends, j’ t’énumère ! Les écoles brûlées ! L’INFlation ! La Récesssion ! Le PIB plus bas que la dette ! Les acquis sociaux en berne ! Toujours le président des riches ! Les promesses sur la baisse des impôts, tu r’passeras, mon bonhomme ! Crois-moi, la coupe est pleine ! On est assis sur une bombe, la lumière, sur une bombe ! C’est un scoop ! Prépare-toi !

    _ Bof !

    _ Bof ? Comment ça, bof ? Ça te suffit pas ? Y a urgence à Malibu, man ! Pin pon ! Pin pon ! Faut sortir du coma ! On est arrivé à l’hôpital !

    _ Et si tu commençais par admirer un peu le ciel ! Il était superbe tout à l’heure ! Et puis tu regarderas les oiseaux ! Non, parce que, quand tu vocifères, eux, ils volent ! On est lourd et comme ils sont légers !

    _ C’est tout ce que tu trouves à dire ? On est devant un mur et tu déclames un poème ! Moi, je sais où est mon devoir ! Où est-ce que j’ai mis ma 22… ?

    _ Ils doivent reprendre une année et ne voient aucune espérance ! Seulement des problèmes ! Et la porte du futur leur est fermée, par le réchauffement ! D’où angoisse ! D’où colère ! S’ils donnaient un véritable sens à leur vie, ils riraient !

    _ Mais de qui tu parles ?

    _ De toi… et de tout le monde ! Si vous aviez une source d’eau fraîche dans votre esprit, vous resteriez calmes et dispos !

    _ J’ suis d’accord ! Faut pas oublier de penser à soi ! « Cultiver son jardin ! », comme disait Volmaître !

    _ Donner un sens à la vie, ce n’est pas penser à soi… Mais bon, j’ vais pas encore m’ fatiguer !

    _ Non, surtout pas ! Les autres se crèvent pour toi, c’est largement suffisant !

    _ Relax ! J’ t’ai déjà dit que tu t’ fais du mal ! Respire ! »

  • L'ego et la lumière

    Dom66

     

     

           "Ah! Ah! ça m' rappelle Saïgon!"

                            Piège de cristal

     

                                            31

         La lumière sort de chez elle, mais l’ego vient lui coller le canon d’une arme dans le dos ! « Pas d’ gestes brusques, la lumière ! dit l’ego. Tu montes gentiment dans cette voiture, sinon j’ t’en loge une dans la colonne et tu passeras le restant de tes jours dans un fauteuil ! Pigé ?

    _ Pigé !

    _ Alors monte ! »

         La voiture démarre, avec la lumière à l’arrière et toujours sous la menace de l’arme de l’ego… « Je suppose qu’il est inutile de vous demander où vous m’emmenez ? dit la lumière.

    _ Tu supposes bien ! » répond l’ego.

         Le dialogue s’arrête là et la lumière voit qu’on quitte la ville. Il est encore tôt le matin et la campagne apparaît noyée sous la brume ! Puis, on prend la route de la mer et on s’arrête sur un parking non goudronné, où la voiture cahote un peu en écrasant des pierres ! « Terminus ! Tout le monde descend ! s’écrie l’ego, qui fait signe à la lumière de descendre.

    _ Tant mieux, je commençais à m’ankyloser… » réplique la lumière.

         Dehors, l’air est frais, chargé de la brise marine et des mouettes planent au-dessus ! « Marche devant ! » ordonne l’ego, qui tient toujours son arme et la lumière emprunte un sentier parmi la bruyère. On arrive au sommet d’une falaise et la mer, avec sa frange d’écume, est toute petite en bas !

    « Voilà la fin du voyage ! dit l’ego.

    _ Tu veux que je fasse le plongeon, c’est ça ? demande la lumière.

    _ Hon, hon !

    _ Ben, mon vieux, tu doutes pas d’ mes capacités !

    _ J’ peux donner le signal du départ, si tu veux, avec du plomb !

    _ J’pense que j’ai droit à une explication... »

    L’ego soupire, réfléchit, puis lance : « Écoute, je veux que tout reste comme maintenant !

    _ C’est-à-dire ?

    _ J’ veux qu’ les gens continuent à être égoïstes ! qu’on reste médiocre ! que la gauche hurle contre les profiteurs et que la droite enrage après les étrangers ! J’ veux que les stars caressent toujours leur nombril ! qu’elles racontent qu’elles ont eu une enfance malheureuse ! Etc. !

    _ Je commence à comprendre… Rien ne doit changer ! Personne ne va s’améliorer, en se remettant en question ! On n’est pas heureux, on ne sait rien, la violence monte, le monde craque, mais les vraies solutions, on les garde aux oubliettes ! On bouge pas, on serre les dents !

    _ Tout juste ! Il faut que j’ pense à mon business ! J’ai ma p’tite place au soleil… Des gens m’apprécient et j’ fais vivre ma famille ! Je paye aussi mes impôts et bref, j’suis normal ! T’entends ça, la lumière, j’suis normal !

    _ J’ t’entends, l’ego, j’ t’entends… Mais je ne savais pas qu’ j’ te faisais autant d’effet, surtout que j’ai l’impression de crier dans l’ désert !

    _ Oh ! Ne crois pas ça ! Mais tu m’ fais peur, la lumière, alors j’ reste sourd ! Moi, l’ matin, en buvant mon café, je me délecte des mêmes débats creux dans l’ journal ! J’adore le vide ! Il me réconforte ! L’hypocrisie, l’ignorance, ça ne me dégoûte pas du tout, tu sais ! C’est mon paysage, mon marécage, où je joue avec joie les hippopotames !

    _ Que la bêtise soit reine, que nul ne fasse l’effort de comprendre l’autre, de se mettre à sa place, pour découvrir la nuance ou l’intelligence, ça ne te soûle pas ? Tu n’es jamais en proie au désespoir ? Chapeau !

    _ Si, si, ça m’arrive ! Comme je te l’ai dit, j’ suis normal ! Mais toi, ce que tu voudrais, c’est que je me combatte moi-même, au lieu d’accuser les autres ! Il faudrait que je renonce, que j’ mette un pied dans la piscine froide du sublime…, que j’ change de disque ! Et tout ça au nom de la foi, d’un amour pour quelque chose d’invisible, alors que j’ai commencé à travailler à quinze ans !

    _ J’ suis désolé pour toi, l’ego…, mais t’es en train de devenir un vieux con ! Et puis t’es pas heureux, t’es plein de haine et t’as peur ! Belle épitaphe !

    _ Peut-être, mais j’aime pas qu’on m’ dérange ! Le monde est égoïste et tu vas pas l’ changer ! Moi, l’ego, j’ veux pas disparaître ! Bon, c’est l’heure de ta prière… T’es en terrain connu, là…

    _ Bah, tes enfants sont déjà rattrapés par la gravité ! Ils voient dans quel merdier tu les a mis, toi et ta chère normalité !

    _ T’as le choix ! Ou tu pars comme un ange, ou lesté ! »

         Mais la lumière n’a pas attendu et elle a sauté sur une arête couverte d’ajoncs ! Les balles sifflent, mais les buissons protègent la lumière. Là-haut, la voiture redémarre et la lumière pense que c’est une drôle de journée qui commence !

                                                                                                       32

         Les egos vivent dans une décharge, qu’ils alimentent eux-mêmes chaque jour ! Soit ils répandent leurs détritus, pour s’amuser et choquer, soit ils les abandonnent dans un coin, en se disant que d’autres s’en chargeront ! Ils laissent encore leurs poubelles ouvertes, ainsi qu’elles seraient des œuvres d’art ou des mangeoires pour les oiseaux ! Dès qu’ils achètent quelque chose, ils s’empressent de déposer sur le trottoir leur ancien matériel et leur nouvel emballage, car ils n’ont pas le temps de s’en occuper et ils remontent chez eux, pressés de jouir de l’objet de leur rêve ! Leurs villes sont de véritables porcheries, où ils se dressent les uns sur le dos des autres, afin de savoir qui est le plus intéressant !

         A la campagne, ce n’est guère mieux ! Il y a d’abord sur les routes des engins qui vont à toute vitesse et qui sont conduits par des aveugles, des gens qui ne savent ni où ils sont, ni ce qu’ils font, ni où ils vont ! Ils sont pied au plancher et leurs véhicules essaient d’arracher l’asphalte ! Ils n’ont pas une minute à perdre et on les entend arriver comme des bombes ! Les arbres en frissonnent, d’autant que certaines fois ils sont pris pour cible, quand les conducteurs ratent un des leurs ! On pourrait penser la faune à l’abri dans les champs, mais des tracteurs monstrueux lui donnent la chasse ! Il s’agit de cultiver et de récolter, comme si nous étions en guerre ! Il n’est plus question de regarder, d’admirer le fruit ou la graine, mais on est en plein rendement, avec des bruits de ferraille, dans un nuage de poussière ! Si les pigeons pouvaient téléphoner, ils appelleraient l’hôpital psychiatrique !

         Comment tout ça se tient ? Mon Dieu, les égos ont leur tête de Turc, leur coupable ! S’ils souffrent, s’ils ont le sentiment de ne pas en avoir assez, c’est bien entendu la faute du gouvernement ! C’est lui l’incapable, qui nie les évidences ! On lui braille dessus, on le méprise, on le combat pied à pied, car il est corrompu, injuste, antidémocratique et remplace Satan ! Les egos n’en peuvent plus, puisqu’ils ont toutes les solutions et on ne les applique pas ! Ils ne voient pas que les politiques se succèdent et qu’ils en sont toujours mécontents, mais ils croient naïvement à ce qu’on pourrait appeler « le gouvernement baguette magique », autrement dit, dès qu’ils seront au pouvoir, ils construiront un décor de ciel bleu, avec un arc-en-ciel dans des fleurs ! Sans leur bouc-émissaire, les égos s’entre-tueraient probablement, sous l’œil effrayé des moineaux !

          Donc, au fond, la société se plaît dans sa fange, bien qu’elle y râle et qu’elle y soit sous le joug de la peur, ce qui la conduit à la haine et à la violence ! On ne la voit pas lasse de sa sinistre ritournelle, malgré l’horizon menaçant, du moment qu’elle accuse ! Ce n’est pas le programme de la lumière ! Celle-ci propose d’abord un émerveillement ! L’ego est invité à découvrir la beauté, qui n’est pas un accessoire, un ornement, mais qui constitue au contraire la base de nos vies conscientes ! Les animaux la perçoivent déjà à leur manière, liée à leur bien-être et au sentiment de leur force, mais il appartient à l’homme de lui donner toute sa place et surtout de comprendre son message !

         Car, si on sait la regarder, la beauté nous dit que nous sommes aimés infiniment, puisqu’elle est elle-même sans limites ! Pour le cœur simple et aimant, nous sommes ici, sur Terre, chez nous et nous pouvons avoir la confiance de l’enfant, à l’égard de ce que nous appelons Dieu ! C’est cette innocence, cette foi qui nous permet de nous délivrer de l’ego, comme un insecte mue en devenant une imago ! La beauté est la clé de l’amour de Dieu, qui lui-même est la grande découverte de la conscience ! Minimiser la beauté, la mépriser, l’ignorer maintient dans le chemin de souffrance de l’ego ! C’est elle qui donne confiance, nullement la religion, hélas !

         Il est normal que l’homme cherche à diffuser les messages de sagesse divine, mais il élabore alors des règles, des rites, des dogmes, qui empêchent la liberté et le développement des individus ! La religion est donc normalement combattue et son influence réduite à néant et il n’y aura pas de retour en arrière ! La foi ne doit pas s’appuyer sur un fonctionnement, mais elle est un amour libre et heureux, ce qui exclut toute haine ! On ne peut pas aimer et blesser en même temps ! Le témoignage de Jésus, par exemple, n’est compréhensible que si on est déjà soi-même confiant, que si la beauté du monde nous fait enfant ! Il ne s’agit pas de se réclamer d’une religion comme d’un parti ! Seul l’amour est ici à considérer, avec tout ce qu’il a d’étrange et de vertigineux !

         Évidemment, il existe une relation entre la beauté et l’ego ! On comprend bien que le seul fait d’admirer réduit l’ego, ne serait-ce que parce c’est faire preuve de patience, alors que l’ego est inquiet, avide et souffrant ! La beauté procure l’apaisement et la compréhension ! Car la foi ne rejette pas la raison, bien au contraire ! Chaque marche, chaque étape n’est possible que si l’esprit est éclairé d’une façon supplémentaire ! Ainsi, on se débarrasse de l’ego, quand sa prison devient visible, de même qu’on se sépare de l’alcool, en voyant qu’il ruine notre santé ! Mais la foi reste un amour qui nous grandit et on n’y perd donc rien ! Ce n’est pas un refoulement de l’ego destructeur ! C’est un chemin vers la joie et si elle n’est pas au bout de la route, c’est qu’on s’est trompé ! On a cultivé son ego, sous l’étiquette de la religion !

         Admirer la beauté, avoir confiance mène à la paix, il ne saurait en être autrement ! Il y a un stade où Dieu ou l’infini se déploie sous nos yeux, où son temps nous apparaît ! Il n’est ni lent, ni rapide ! Il est juste, car sa puissance est incomparable ! Celui qui le perçoit chante en son cœur, car la tranquillité l’envahit ! Le voilà fort pour aimer l’ego et faire du bien autour de lui, ainsi qu’une onde se propage !

                                                                                                         33

          L’ego est dans la rue ! Il est sorti de chez lui et que fait-il ? Il déambule, vaste troupeau ! Il erre, fait du lèche-vitrines, des achats, avec une tête fâchée, car ça ne va pas assez vite ! Parfois, il fonce, méprise pour une raison inconnue ! Est-ce que tout cela a un sens ? Mais oui, nous sommes là en représentation ! L’ego se nourrit des regards, comme la vache broute et se repose, d’où cette foule passive, amorphe, sans but ! Si l’homme ressemble à un animal, alors tout paraît normal et peu importe le réchauffement, les guerres, la violence ou la souffrance !

         A la vérité, l’ego s’ennuie et il voudrait la lumière ! Il voudrait s’enflammer, sentir mille fois plus, voler, être présent, vivre enfin, mais il n’ose pas ! Il a peur du ridicule ou de perdre quelque chose ! L’inconnu le guette et l’effraie, d’autant qu’il y a des gendarmes, sans uniforme s’entend ! Il y a des censeurs, des egos haineux, dès qu’une oreille dépasse ! Ceux-là veulent contrôler le monde et surveillent leur troupeau ! Alors, on s’ennuie, on déambule, apathique, sans véritable désir ! On traîne, on soupire ! Où est le feu, la flamme ?

          Où est l’esprit dans notre boîte à chaussures, nos magasin gris et qui sentent le renfermé ? Les partis politiques profitent de l’été, pour se préparer à un année chargée, disent-ils ! Mon Dieu, les imbéciles vont encore nous soûler ! Que se mettent-ils à chanter et à fêter la vie ? L’ego est un piège à loups ! Que n’apprennent-ils la splendeur du ciel, sa paix, la majesté de son temps ? Que n’ont-ils les doigts du magicien, qui créent de la vie, qui sont pleins de feu ? Ainsi nourrit l’esprit, ainsi donne la foi ! Mais l’ego s’ennuie, avec ses chansons tristes, où il pleure sur lui-même ! Do, do, l’enfant do !

          L’ego est paresseux ! Il aime son vide et surtout il s’écoute parler ! C’est là son occupation favorite ! Il adore dire qu’il n’y a pas de solutions, rien que pour entendre le son de sa voix ! Il se contemple face au mur de la fatalité ! Il est paresseux et baigne dans son jus ! Pourtant, un défi cosmique l’attend ! Pourtant, il lui est proposé un amour sans bornes et qui lui fera demander grâce, qui le fera rire et qui le comblera ! L’homme contemple l’Univers et son imagination va encore plus loin, aussi vite que la lumière ! Qu’a-t-il là à marcher comme un troupeau de vaches ? Qu’a-t-il à traîner son ennui ? L’ego voudrait le feu, il voudrait vivre, mais il n’ose pas !

          L’ego est un coq ou une poule ! Voilà ! L’ego mâle siffle et joue les caïds ! L’ego femelle se rengorge et montre ses belles cuisses ! Que croyons-nous ? Qu’on pourra y arriver comme ça, sans trop de casse ? Que l’argent nous protège ? Que le problème, c’est la constitution ou l’Europe ? Quelle naïveté ! Quel aveuglement ! Nous avons notre liberté, nous sommes en démocratie, nous n’avons pas faim, nous ne subissons pas la guerre et nous ne savons pas vivre ! Nous détruisons la planète et nos sociétés sont en plein chaos ! Nous ne savons pas vivre et alors il nous faudrait changer ! Mais que croyons-nous, que voulons-nous ? Apparemment que les choses restent ainsi, avec nos petits désirs et nos illusions, c’est-à-dire nos coupables !

          L’eau va devenir rare, mais il existe une autre eau, celle de l’amour divin, qui peut jaillir à tout moment ! C’est la grande vie de l’esprit, enfin ! Nous avons conquis notre individualité, donnons-lui toute son extension ! A quoi sert notre esprit, si nous n’aimons pas ? A quoi sert notre esprit, s’il reste animal ? A quoi sert notre esprit, s’il est figé dans sa haine (haine des riches, des étrangers, du gouvernement, etc.!) A quoi sert notre esprit s’il n’a pas une dimension infinie ? Qu’est-ce qui peut étendre notre esprit au-delà de toute imagination, sinon l’amour ou la foi ?

          Comme nous sommes petits et ridicules dans nos querelles ! Que n’avons-nous du courage, au lieu de la haine ? Aimer « l’invisible », un idéal ouvre tout de suite le champ vertigineux des possibles ! Pensez, on nous blesse et il nous faudrait comprendre, alors que l’animal est déjà en train de riposter, voire de tuer ! S’offrir, avoir confiance, gagner l’éternité par amour, voilà le destin de l’homme, à la mesure de son esprit, des capacités de sa conscience ! On est loin là des équations d’Einstein ou de toutes nos considérations sur l’économie ! On est loin là de tous nos combats sociaux haineux et mesquins ! Nos droits ! Nos droits ! Ma cassette ! Ma cassette ! Notre ego chéri ! Au vrai, nous n’avons rien dans le pantalon !

         La femme maintenant tape sur la table, à la bonne heure ! Qu’elle devienne aimante, comme elle seule sait le faire ! Qu’elle laisse tomber ses courses et son nombril ! Qu’elle soit protégée de l’agression masculine, c’est nécessaire, car elle a droit à toute liberté, à son plein accomplissement ! Mais que toute sa passion n’aille pas pour un homme ou pour elle-même ! Qu’elle couve le monde comme une mère ! Que son don la dépasse et la transfigure ! Qu’elle se moque de sa vanité et de son rang social ! Qu’elle soit le sourire de l’Univers, son soleil !

                                                                                                        34

          Le maire du coin et le directeur de la chaîne hôtelière Pax se tiennent au bord de l’eau… Ils regardent la mer, qui est ici comme un miroir, et ses rochers découverts ! C’est le soir et le ciel s’assombrit dans une symphonie de bleus, mouchetés de nuages ! A leurs pieds, des reflets émeraude s’éteignent entre des touffes d’algues mordorées ! « C’est somptueux ! s’écrie le directeur.

    _ Hon, hon…

    _ Bon, alors tu vois, mon hôtel s’ra juste là, derrière, avec une vue imprenable sur tout ça !

    _ Les écolos vont tiquer !

    _ J’ te garantis à terme une quarantaine d’emplois ! C’est pas mal pour ton bourg, sans compter que les entreprises de la région seront prioritaires dans la construction !

    _ J’ pense que ça passera ! On prendra de l’ampleur !

    _ Ah ! La vache ! J’ me vois déjà peinard à contempler ça ! avec mon nom lumineux sur l’hôtel ! Mais qu’est-ce qu’on entend ?

    _ Des jeunes sans doute… Ils font la fête… Y pas beaucoup de distractions dans l’ coin !

    _ Et si on allait les rejoindre ! Question de s’amuser un peu ! Il est bon de savoir comment va la jeunesse !

    _ Si tu veux ! fait le maire en haussant les épaules.

    _ Faudra quand même rehausser la plage ! rajoute le directeur qui se retourne. Dame, on aura besoin d’un accès direct ! »

          Les deux egos se retrouvent bientôt entourés de bruits de casseroles, de musique plein pot et de jeunes déguisés grossièrement, qui se pavanent une canette à la main ! Ils ont l’air de s’amuser, mais il y a quelque chose de forcé, de quasi sinistre ! Leur principale occupation est de danser autour d’une prisonnière et en effet, la reine beauté est attachée à un poteau et on se moque d’elle ! Elle est une victime du culte de l’ego !

          Pourtant, même ainsi, elle semble impassible, comme si elle espérait qu’on allait la détacher et l’aimer, en devenant meilleur ! Mais les visages autour sont laids, déformés par l’alcool et le vide, car c’est surtout l’ennui qui règne ici ! Au bout d’une table, la lumière est assise et se demande ce qu’elle fait là ! « Alors, la lumière, toujours pareille, tu t’amuses pas ! jette un jeune.

    _ C’est vrai ! fait un autre. La lumière a toujours été vieille ! L’indérangeable lumière !

    _ La triste lumière ! renchérit une fille. La peureuse lumière ! »

          La lumière fixe la fille, qui baisse la tête… « Elle m’en veut ! se dit la lumière, car je ne l’ai pas regardée ! » Toutes les femmes veulent plaire à la lumière, même celles qui ne sont pas libres, quitte à fâcher leurs compagnons ! C’est plus fort qu’elles, mais c’est leur ego qui a soif et qui veut de l’admiration ! Ça n’a plus grand-chose à voir avec la beauté et la lumière s’en détourne ! On boit sur le cœur qui s’assèche ! C’est encore l’ego en représentation !

    « Tu nous trouves moches, hein, la lumière ! Tu nous juges ! lance un garçon.

    _ Bof ! répond la lumière. Les jeunes animaux s’essaient à la vie ! Ils miment les adultes pour devenir comme eux et avoir les bons réflexes ! C’est ce que vous êtes en train de faire : vous vous exhibez à la recherche de votre personnalité ! Le problème, c’est que vous ne vous vous respectez même pas vous-mêmes !

    _ Amen !

    _ Qu’est-ce que tu veux dire ? demande une fille inquiète.

    _ Elle veut dire qu’elle va dégager ! Car elle nous emmerde ! coupe quelqu’un.

    _ Non, moi, j’ai envie de l’entendre, hips ! reprend la fille.

    _ Tu vas pas t’embêter avec cette vieille baderne ! Donne-moi plutôt un baiser ! » réplique son mec. 

          La jeune fille ne sait quelle attitude prendre… Elle a peur de se démarquer du groupe et pourtant elle est attirée par la lumière, qu’elle sait sans mensonges ! Cela fait longtemps qu’elle traîne avec ces egos et que cela lui paraît stérile ! Elle voudrait tellement plus et elle voit de l’espoir dans la lumière, mais son mec, déjà jaloux, lui impose quasiment un baiser, auquel elle ne peut se dérober sans créer d’incidents !

    « Bon, dit la lumière, je m’en vais ! Mais j’emporte avec moi la reine beauté !

    _ C’est ça ! Foutez le camp toutes les deux ! »

         La lumière délivre la reine beauté et elles s’en vont sous les huées, tandis que certains se plongent dans une danse effrénée ! « Ah ! Ces jeunes sont sans pitié ! » fait le directeur de la chaîne Pax au maire. Ils sont maintenant attablés devant une bière et ils regardent partir la lumière, qui soutient la reine beauté.

          Celles-ci retournent au bord de l’eau, dont elles n’auraient jamais dû bouger… La reine beauté se déploie à nouveau sur la mer et dans le ciel, sous les yeux de la lumière ! Des bleus presque noirs trouent encore la nuit et plus loin un phare s’allume, tel un diamant !

                                                                                                      35

          L’ego dit à la lumière : « Dieu sonde les cœurs ! Il voit ton mensonge et ta méchanceté !

    _ C’est pas vrai !

    _ Bien sûr que si ! Il sait que tu es un menteur et combien tu es un méchant ! On ne peut rien lui cacher ! Et il viendra me dire ce que tu fais et il te punira !

    _ C’est pas vrai !

    _ Si, il voit tout !

    _ C’est pas vrai, je suis pas un menteur ! Et je suis pas méchant, non plus !

    _ Ah ! Ah ! Garde tes histoires pour d’autres ! Nous ne sommes pas dupes ! De la graine de voyou, voilà ce que tu es !

    _ Je ne fais pas le mal !

    _ Mais tout le monde est pécheur ! Tu es la proie du diable… et tu sais ce qui va t’arriver ? On te jettera dans le feu et tu disparaîtras dans les flammes !

    _ Non, j’irai pas en enfer !

    _ Est-ce que tu fais tes prières au moins ? On va les compter, tu sais ? Dieu me dira : « Voilà, il manque des prières, parce que la lumière est une menteuse ! Elle est méchante et elle doit être condamnée !

    _ Non, c’est pas vrai ! Tu cherches à m’ faire peur !

    _ Mais c’est pour ton bien, pour que tu t’ tiennes à carreau !

    _ La vérité, c’est toi qui es méchant !

    _ Quoi ? Tu oses me répondre ! J’ vais t’ dresser, moi, tu vas voir ! Tiens, prends déjà cette baffe ! »

         Bien des années plus tard, l’ego dit à la lumière : « Or, donc, vous avez été castré par vos parents et vous êtes devenue incapable de satisfaire vos besoin sexuels ! Cela s’est transformé en un manque d’affection, que vous avez reporté sur un substitut, à savoir Dieu, d’où votre foi, votre mysticisme, etc ! Autre question ?

    _ Je suis donc encore coupable ?

    _ Pourquoi vous dites ça ? Au contraire, je vous décharge de votre sentiment de culpabilité, en vous en montrant la raison ! De là, vous pourrez vous reconstruire !

    _ Vous me dites tout de même que je me trompe, que je suis victime d’une illusion ! C’est toujours vous le maître et vous continuez à me castrer !

    _ Du tout, la science est objective et elle offre une voie de guérison !

    _ Ainsi j’échapperai à l’enfer ! Et la reine Beauté ?

    _ Quoi la reine Beauté ?

    _ La merveille du monde !

    _ Pff ! La même chose que pour la foi ! Substitut, illusion, castration ! Cigare ?

    _ Non merci ! Et qu’est-ce qui vous tient, vous ?

    _ La raison ! La simple logique, l’entendement ! C’est comme ça qu’on avance !

    _ Ah ! Ah !

    _ Quoi ? Qu’est-ce qui vous fait rire ?

    _ Vous aimez la raison comme moi, la beauté ! Substitut, illusion, castration, etc. ! Cigare ?

    _ Vous êtes quand même un sacré connard !

    _ Je sais, j’ fous en rogne les gens ! Vous allez m’ dresser ? 

    _ C’est pas l’envie qui m’en manque ! »

         La lumière part sur les routes, en compagnie de la reine Beauté, et elle retrouve sa chanson ! Elle chante : « Je ne suis pas méchant ! Je ne suis pas menteur ! J’aime le Seigneur et il m’aime aussi ! Et il m’fera justice ! Parce que je l’aime  et qu’il m’aime ! C’est mon amour et j’suis pas méchant, ni menteur ! J’aime et c’est tout ! J’aime et c’est doux ! »

         Et les oiseaux chantent aussi leur chanson, autour de la lumière ! Et les papillons passent en dansant près de la lumière ! Et les arbres ondoient, comme s’ils saluaient son passage ! C’est la vieille chanson de la lumière ! La chanson de son cœur et elle est pure, car c’est d’ l’amour !

          « Ils n’aiment pas ! chante encore la lumière. Ils ont des yeux comme de la glace et leur visage est un cloaque ! Ils iront en enfer, sûr ! » et la lumière rit, elle peut se le permettre, car elle aime ! Elle rit ! Elle est légère comme l’enfant !

  • L'ego et la lumière

    Dom65

     

     

                   "La hure! J'adore le pâté de hure!" 

                                       Capitaine Conan

     

                                             26

         La lumière parle à l’ego… Elle prend son casque et le soulève doucement au bout d’un bâton, c’est-à-dire qu’elle commence la discussion avec un sujet assez anodin ! Car elle connaît les limites de l’ego, qui sont celles de sa haine, et il s’agit donc d’abord de « prendre la température » ! Mais, dès que le casque apparaît, il est mitraillé ! « Oh ! Oh ! se dit la lumière. Va falloir y aller mollo ! On va essayer autre chose... »

         La lumière se met à découper une silhouette d’enfant, pour amener l’ego sur un terrain neutre, une vérité universelle, comme « Les enfants, c’est pas méchant ! » La lumière veut que l’ego fasse des concessions, qu’il muselle juste un peu son égoïsme, afin qu’un dialogue soit possible, ce qui ne se peut si on ne reconnaît pas que l’autre existe !

         La silhouette se dresse, mais elle est trouée lamentablement par les balles, sous les yeux horrifiés de la lumière ! « Même ça, ça passe pas ! pense-t-elle. Changeons complètement de tactique ! Devenons aussi léger que l’oiseau ! Il se rit du champ de mines, lui ! Marquons donc une pause : on y verra mieux quand la fumée se sera dissipée ! Et puis, l’ego lui-même sera obligé de souffler ! Ça lui fera du bien ! »

         La lumière sifflote, baguenaude, range des choses, étudie un carnet, etc. Elle pourrait faire une autre tentative, mais on n’est pas à la bourre non plus, hein ? Le plus facile, pour abaisser la tension de l’ego, c’est parler de lui, bien sûr ! C’est lui dire : « Bon sang, vous êtes formidable ! Si ! Si ! Et quelle intelligence, quel brio, quelle grandeur ! Magnifique ! » Le problème, c’est qu’on abonde dans son sens et qu’on s’en dégoûte évidemment ! Car rien ne progresse, puisqu’un dialogue implique deux personnes, pas seulement l’ego !

         Il serait encore possible pour la lumière de se fermer, de renoncer ! Elle passerait outre ! Elle partirait sans échanger davantage, car à quoi bon ? Mais « la chaleur humaine » en prendrait un coup ! Peut-on se résoudre à imiter deux icebergs qui se rencontrent ? Ce n’est pas parce que l’ego est stérile, à force de s’admirer, que la lumière doive lui ressembler ! La lumière veut communiquer, rayonner, réveiller les consciences, quand l’ego, lui, veut les soumettre, les dominer et pourquoi pas les écraser ! Ainsi est le message de la haine !

         Mais l’ego ne reconnaît même pas celle-ci ! Il jurerait qu’il en est dépourvu ! Il fait juste valoir son avis, ses convictions, ses arguments ! Il ne s’aperçoit pas qu’il y met tant de force qu’il balaye tout, qu’il en est injuste en méprisant la raison et qu’il s’enivre de sa puissance ! En d’autres termes, l’ego n’a pas assez pris de coup sur le museau ! C’est un enfant gâté, car, quand on est habitué à tout perdre, on devient patient, prudent ! On sait qu’on ne peut détruire la différence et qu’il faut composer ! Le respect de l’autre, voilà ce qui échappe totalement à l’ego, même s’il parle de justice sociale !

         La lumière décide d’aborder un sujet brûlant, sérieux, mais en faisant preuve d’une souplesse, d’une agilité extrêmes ! C’est quelque chose que lui permet sa force et soudain, elle se met à courir, des balles miaulant autour de ses pieds ! Elle n’est pas touchée et saute dans une tranchée ! Bien lui en prend, car la langue d’un lance-flamme lui passe au-dessus ! Décidément, il n’y a rien à faire : on ne peut pas discuter avec cet ego, en tout cas ce jour-là ! Il faut en sortir et le meilleur moyen, c’est de flatter l’ego en lui posant une question, en lui donnant la place de celui qui sait ! Mais alors celui-ci se transforme en tank !

         Il écrase tout sur son passage, ce qui est tout de même étrange, car c’est un ego de près de quarante ans et il devrait avoir un peu de retenue, mais il fonce, fonce, comme si le monde était à lui et n’était entouré que de valetaille ! C’est la ruée de l’Armée rouge, ivre de vengeance sur l’immensité de la steppe !

          Autour de la lumière, les murs sont pulvérisés et le village est en ruines ! Parmi les gravats et malgré sa patience, la lumière ne peut s’empêcher de réagir, car il en va de sa survie ! La voilà qui s’enveloppe d’un drap blanc, afin qu’elle se confonde avec le sol neigeux, comme dans les Ardennes ! Quand la bouche terrible du char arrive, elle se glisse dessous et lui colle une mine entre les chenilles fracassantes ! Puis, elle se laisse dépasser et le char continue jusqu’à ce que la mine explose ! Il y a bien une secousse, mais c’est à peine visible, puisqu’on ne voit pas les passagers évacuer le véhicule, ni de la fumée s’en échapper ! Il est pourtant sûr que la mine laissera des traces !

         Par ailleurs, il est possible maintenant que l’ego en veuille à la lumière et qu’il lui en garde un chien de sa chienne, mais il ne faut quand même pas pousser : chacun doit évoluer !

                                                                                                                 27

         L’instructeur ego regarde les nouvelles recrues, quasiment avec dégoût ! « C’est toujours pareil ! songe-t-il. Ils croient être de bons égoïstes et ils ne connaissent rien ! De vrais bleus, de vrais mous, oui ! » L’instructeur se rappelle des points chauds, qu’il a connus sur la planète… Là-bas, pour un billet d’avion, une bière, on n’hésitait pas à jouer du poignard, à bastonner ! C’était à qui survivait ! Mais ici ! Tout est civilisé ! Tout est lois ! On pète un peu fort et c’est la catastrophe ! Non mais regardez-moi ces têtes d’imbéciles !

          De dépit, l’instructeur crache, avant d’expliquer : « Bon, première leçon ! L’ego dégage de la tension, il en est plein, tellement qu’il doit oppresser les autres, les étouffer ! Partout où il est, l’ego doit concentrer l’attention ! Le monde tourne autour de lui ! C’est compris ? Exercice ! Toi, la petite vieille, tu sors du rang ! T’as l’air gentille comme ça, mais j’ suis sûr que tu peux être bien dégueulasse !

    _ C’est vrai ! Hi ! Hi !

    _ Bon, j’ suis le client d’une boucherie... et le boucher me sert ! Toi, t’arrives et qu’est-ce que tu fais ?

    _ J’ dégage de la tension ! J’ fais savoir que je suis là et qu’il faut que ce soit mon tour !

    _ T’essaies pas de me respecter, de te calmer ?

    _ Manqu’rait plus qu’ ça ! J’ pousse au cul, oui ! J’ me place même derrière toi, pour te presser ! Comme ça ! Tu dois m’ sentir, non ?

    _ Pas mal ! Mais tu dois être du genre à engager la conversation, non ?

    _ Oui, mais par-dessus le client, pour le dissoudre ! pour qu’il soit plus rien, car c’est moi qui compte ! Quand l’autre règle, je continue à parler à la vendeuse, comme s’il n’existait déjà plus !

    _ Tu as donc fait de la com' (communication) une arme ! Tout le monde a bien suivi ? Comment tu t’appelles ?

    _ Enfer !

    _ Eh bien, Enfer, tu m’ plais ! On f’ra quelque chose de toi ! Rejoins les autres… On a un ennemi, c’pendant ! C’est la lumière ! Non, non, ne rigolez pas ! Elle est tenace, solide et connaît son métier ! Vous la repérerez facilement, c’est la personne qui suscite votre haine ! Pourquoi ? Mais parce qu’elle ne s’occupe pas d’ vous ! Elle est là tranquille, de sorte qu’elle paraît supérieure !

    _ Quelle horreur ! s’écrie Enfer.

    _ La lumière dira qu’elle est pleine de bonne volonté, poursuit l’instructeur, qu’elle cherche à nous aimer !

    _ Pouah ! fait le groupe.

    _ Nous, on veut pas d’ son amour ! jette quelqu’un. C’est du temps d’ perdu !

    _ Ouais, ouais ! répondent d’autres. La lumière au poteau !

    _ Qu’est-ce que vous avez à jouer les effarouchés ! s’étonne l’instructeur. Vous êtes là pour vous aguerrir et mettre les mains de l’ cambouis ! Faut être réaliste, vous n’êtes pas seuls au monde ! La lumière affirme aussi que nous sommes dans la nuit, prisonniers de notre ego !

    _ De quoi elle s’ mêle celle-là, Qu’elle vienne ici… et elle trouv’ra à qui parler !

    _ Ouais, ouais ! Aux chiottes, la lumière !

    _ Elle va même plus loin ! reprend l’instructeur. La lumière dit que le problème n’est pas le réchauffement climatique…, ou la dette ou que sais-je encore ! Mais que c’est notre égoïsme au quotidien qui nous perd, nous rend malheureux !

    _ Ben voyons ! jette un grand. Une claque dans l’ nez et elle dira plus rien !

    _ Ouais, ouais ! T’as raison, l’ grand ! On va lui faire la peau !

    _ Bon, si j’ vous chauffe, c’est qu’il est hors de question d’ s’attendrir ! Si j’ vois l’un ou l’une faire preuve de patience, d’ respect, c’est la porte ! On est bien d’accord ! Bon, Enfer, reviens ici… Tu sais que es un peu not’ mascotte maintenant ! Tu baves au coin des lèvres et c’est bon signe ! J’ai l’impression que tu es toi-même ta coke ! J’ me trompe ?

    _ Ah ! Ah ! Qu’est-ce qu’il y a d’autre ?

    _ Ben, y a la sonde Voyager 2 qui est à vingt milliards de kilomètres !

    _ Si ça lui chante ! Du moment qu’elle tombe pas dans mon assiette !

    _ Ah ! Ah ! Les distances cosmiques, c’est bon pour la lumière ! C’est une émotive !

    _ Moi, la dernière fois que j’ai pleuré, c’était à la mort de ma chienne ! Depuis, j’ suis seule !

    _ Ah ? Bon, ben, t’as quand même ta méchanceté avec toi !

    _ Oui et je n’ai qu’elle ! C’est pour ça qu’ j’y tiens !

    _ Ah ! Ah ! On va pas s’occuper d’ toi, de toute façon ! C’est pas l’ genre d’ la maison !

    _ J’ sais bien ! C’est pour ça que j’ fais ce stage ! pour être encore plus dure !

    _ C’est en sens unique qu’on va l’ plus vite ! Bon, Enfer, j’ vais t’apprendre un nouveau truc ! Tu vas t’ servir de tes dents ! »

                                                                                               28

          Où est la lumière ? Elle entend : « Avec le crédit Muto tout devient facile ! Vous avez envie d’un nouveau canapé, de changer de voiture ou d’un bridge pour votre enfant ? Muto est à vos côtés ! » La lumière voit une famille heureuse sur une plage, grâce à Muto ! « Quelle harmonie ! » se dit la lumière, qui maintenant trouve très étrange de se retrouver seule ! Elle aussi pourrait se marier… Sa femme serait son soleil et ses enfants sa joie ! Muto la soutiendrait !

          Au fond, ne noircit-elle pas le monde ? N’est-elle pas victime de sa propre incapacité à vivre ? Tout son tralala sur l’ego, n’est-ce pas le fruit de son imagination, parce qu’elle a été blessée ou qu’elle souffre de paranoïa ? En se relâchant, elle rejoindrait l’univers de Muto et se moquerait de ses anciens cauchemars !

          Où est la lumière ? Elle entend des gens rire, qui se font plaisir… C’est un ego qui est interviewé à la télévision et dans le studio, tout est blanc, solaire et les visages sourient ! On dit à l’ego qu’il est une belle personne et bien sûr il se récrie, plein de modestie ! Pourtant, sous les yeux de la lumière, il a bien trois mètres de haut et sa gueule est mieux armée que celle d’un piranhas !

          Mais peut-être que la lumière est trop sensible, trop fragile ! Il lui suffirait de fermer les yeux, d’avoir confiance en elle, ainsi qu’on se lance pour nager ! On ne va pas non plus la traiter différemment, s’employer à la satisfaire ! A elle de trouver sa place et si nécessaire de jouer des coudes ! Après tout, chacun a ses défauts, même la lumière, et en l’admettant, elle accepterait aussi ceux des autres ! Voilà la clé de la grande famille humaine !

          Mais la lumière ne réclame pas la pureté ! Elle demande la vérité ou la justice ! L’ego n’est pas une belle personne, mais bien plutôt un assassin qui s’ignore ! Et donc où est la lumière ?

          Le professeur Zircon dit que dans le futur on pourra faire ceci, cela… Il parle de l’IA, de neurochirurgie, de nanotechnologies, etc. ! Il a une vision de l’homme en couple avec la machine, alors que le monde paraît s’écrouler ! Surtout, le professeur Zircon ne sait pas qu’il est un ego lui-même ! Ainsi encore où est la lumière ?

          La commère ego se raconte à la caisse d’un magasin et n’y voit aucune gêne, puisque, dit-elle, la discussion fait partie du commerce! Mais si la lumière en faisait autant devant la commère ego, celle-ci rêverait de lui trancher la gorge ! Mais l’ego adore son hypocrisie et penser être bon, ce qui lui permet de se montrer encore plus froid, hostile et méprisant, quand il est contrarié !

          Or donc, toujours, où est la lumière ?

         Comprendre l’ego, ça, elle sait faire ! C’est une experte dans ce domaine ! Elle voit la peur de l’ego, ses efforts pour surnager, ses coups de griffes pour exister ! Rien n’échappe à la lumière ! Mais l’ego a sa haine et la trouve légitime ! Il la plante comme un drapeau, avec défi ! Pourtant, c’est bien elle qui donne à l’ego des œillères, qui lui enlève sa lucidité ! Pour sauver son orgueil, l’ego est capable de laisser le monde s’embraser et peu importe que des enfants meurent et que des êtres broyés crient en vain leur désespoir ! L’ego est aveuglé par sa haine, car il verrait la souffrance des autres, il se déchirerait lui-même le visage ! La haine, c’est bien ce qui tient debout l’ego !

         Où est la lumière ?

          L’ego est un géant ! Il se tient comme un tronc, à côté de sa soupe populaire, car cet ego fait partie d’une association qui aide les plus démunis ! Il contrôle tout ! Le pauvre qui vient là reste sur ses gardes, comme s’il devait passer un examen devant le géant ! Est-il assez miséreux, pour avoir droit à la soupe ? En tout cas, il n’est pas question d’une esclandre, car il serait écrasé ! Le géant toise la rue telle une statue ! Il tamise son mépris en disant : « Moi, j’ suis engagé ! J’ fais du social ! J’apporte un peu d’air frais dans nos sociétés égoïstes ! Eh toi, là-bas, prends pas deux soupes !

    _ Tu m’a eu ! réplique le pauvre, qui veut dégonfler l’incident.

    _ Comme Nicolas !

    _ Hein ?

    _ Nicolas M’a eu ! Ouf Ouf ! »

         Le géant rit et toute sa graisse tressaute ! Où est la lumière ?

         Elle va parmi les hommes comme parmi des fous ou des fantômes ! Elle ne se voit pas et doute d’elle-même ! « Qui suis-je ? » se dit-elle et elle se sent perdue ! Elle regarde les siècles et garde sa chanson ! Elle a ses diamants et s’en réjouit ! Elle a son amour, son secret et se met à danser ! La lumière danse avec la force du monde ! C’est un enchantement sans fin, c’est une joie inexprimable ! Le navire qui file à toute allure, sous ses voiles, est pareil !

         Mais la lumière ne peut pas parler aux egos gris ! Ils sont campés sur leur haine ! Ils ne veulent pas être délivrés ! Leur condition d’esclaves au fond leur convient ! Ils serrent les dents, souffrent, mordent et meurent ! Parfois, las de tuer ou d’être tués, ils demandent : « Où est la lumière ? »

                                                                                                    29

         Dans le ranch, le bétail s’agite à cause de l’orage, qui gronde là-bas sur les montagnes ! Des éclairs illuminent la nuit et la pluie qui ruisselle du toit ! Macready, le propriétaire et un vieil ego, apparaît sur la terrasse et inquiet, il inspecte les ténèbres ! Soudain, il entend du bruit du côté de la grange, pense à un voleur et fait feu avec son fusil ! « Qui que tu sois, sors de là ! crie-t-il. Sinon, j’ vais t’ descendre !

    _ Tirez pas, Macready, c’est moi, la lumière !

    _ La lumière ? J’sais pas qui tu es mon garçon ! Mais fais voir ta mine et tes mains ! Si t’as une arme, lâche-la bien devant toi, car j’ s’rai jamais à court de plomb, pour les voyous dans ton genre !

    _ Voyons, Macready, c’est moi, la lumière ! Vous me reconnaissez ? Et vous savez très bien que je ne porte jamais d’armes !

    _ Est-ce une façon d’arriver chez les gens, comme un voleur, par une nuit d’orage en plus ?

    _ Vous m’auriez pas laisser entrer de jour... »

          Le vieux hausse les épaules, baisse son fusil et rentre dans la maison, ce que la lumière prend comme une invitation… Macready se dirige en boitant vers un rocking-chair, placé devant un feu de cheminée et sur lequel il s’affale avec un gémissement ! « Ouh ! Là ! Je ne suis plus tout jeune, évidemment ! » fait le vieil ego à la lumière, qui prend place en face de lui. « La lumière ? reprend Macready. Y a bien longtemps que t’es pas v’nue m’ voir !

    _ A qui la faute ? A chaque fois que j’ai frappé à ta porte, tu as tiré sur moi !

    _ Ouais, eh ! Eh ! C’est que j’ai le sang chaud !

    _ Dis plutôt que tu as toujours eu peur de moi !

    _ Peur moi ? Ah ! Ah ! Ici, quand j’ suis arrivé, y avait que des sauvages ! Plusieurs fois, ils ont failli prendre mon scalp ! Ah ! Ah ! Mais j’ai réussi à m’implanter ! J’ai bâti ce ranch ! Tous les pâturages, jusqu’aux montagnes, c’est à moi ! Y a pas de plus grandes exploitations dans l’ coin ! Tout le monde en ville connaît le nom de Macready ! J’ai résisté à tout ! aux mauvaises récoltes, aux maladies, aux promoteurs véreux, etc. !

    _ Oui, oui, je sais tout ça… et maintenant tu es bien triste et amer, pas vrai ? »

    On entend le feu qui craque et l’orage qui s’éloigne… « Où sont tes fils ? demande la lumière.

    _ Partis à la ville, où ils ont bien réussi tous les deux !

    _ Oui, ils ont fait leur vie, de sorte que tu es un veuf solitaire…

    _ Ah ! Mais j’ m’occupe ! J’ai prévu de défricher près de la rivière ! Mes ouvriers vont récupérer encore de la terre !

    _ Ouais, ouais, mais déjà tout ça te glisse entre les mains… Tu sais au fond que le ranch n’est plus à toi…, que ton temps est terminé et qu’est-ce qui va rester de ton œuvre ? Tes fils ne peuvent pas s’empêcher de penser à l’héritage et ils reviendront pas ici… Le vent emportera même ton souvenir !

    _ Ah çà, les requins n’attendent que la curée ! Mais je m’ défendrai jusqu’au bout !

    _ Tss, tss, comme si ça avait de l’importance ! Écoute le chant de la pluie dans ta gouttière… N’est-il pas apaisant ? Pourquoi ne m’as-tu jamais aimé ? Toute ta hargne, je l’aurai changée en espoir !

    _ J’ voulais être libre ! sans maître !

    _ C’est bien ce que je dis, tu as toujours eu peur de moi ! Et ça même un rapport avec ton père, je me trompe ?

    _ Mon père me donnait des coups de cravache…

    _ Oui et moi, quand je remplis quelqu’un, je réveille les vieilles blessures évidemment ! Tu as eu peur que j’agisse comme ton père !

    _ C’est vrai ! J’ai eu peur que tu m’prennes tout ça ! que tu m’ demandes d’être pauvre et qu’ j’ continue à encaisser ! T’aurais fait d’ moi une victime, qui aurait dû garder le sourire en plus ! Pouah, quelle horreur !

    _ Et je n’aurais pas pris en compte tes traumatismes ? Pour qui me prends-tu ! M’as-tu fait confiance au moins une fois ? Si seulement, t’avais marché un peu vers moi… Ma puissance égale mon amour !

    _ Du temps de ma femme, j’allais à l’église tous les dimanches !

    _ Ouais, t’as la carte du parti, c’est bien ! Et maintenant, tu subis les avanies des uns et des autres ! Dame, ils sont comme toi ! Ils se nourrissent de leur pouvoir ! Tu ne peux plus compter sur personne… et tu t’ méfies de tout le monde ! T’es entouré d’ charognards !

    _ C’est la vie !

    _ Et tu pleures tellement c’est dur ! Ton cœur sec a encore quelques larmes ! Quel gâchis ! Tu vois, avec moi, ton ranch, tu aurais pu l’avoir mille fois plus grand dans ton amour ! Et tu comprendrais que l’esprit ne meurt pas ! J’ t’ aurais apporté la paix, mais tu as gardé tes peurs... »

    Là-bas, des éclairs zébraient encore la nuit bleue, révélant le sommet noir des montagnes…

                                                                                                           30

          « Alors les émeutiers ! Ça va mieux ? » lance la lumière à un groupe de jeunes noirs et arabes ! Immédiatement, deux ou trois d’entre eux se lèvent du parapet sur lequel ils étaient assis et se précipitent vers la lumière ! « Qu’est-ce qu’il y a, mec, tu cherches la bagarre ?

    _ Nous, on n’était pas avec les émeutiers !

    _ T’as vu comment tu nous parles ?

    _ Toi, t’es mort ! »

         Les réactions sont vives et la lumière s’empresse de calmer le jeu : « D’accord les gars ! fait-elle. Vous n’étiez pas avec les émeutiers ! Mais, moi ce que j’ai compris, c’est qu’avec les émeutes, vous demandiez du respect !

    _ Ouais, mec, on demande du respect ! On veut pas être traité comme des chiens !

    _ C’est pour ça que je vous demande comment vous allez…, car bien entendu on ne respecte pas l’autre, si on ne s’intéresse pas à lui ! »

         Il y a un moment de silence, pendant lequel les jeunes ont l’air dégoûtés… « Ben, je vois, reprend la lumière, que vous êtes toujours fermés, pour ne pas dire haineux ! J’en conclus que la situation n’a pas trop changé pour vous !

    _ Qu’est-ce que tu veux dire ? Nous, on n’a pas besoin de toi, mec !

    _ Taratata ! On a tous besoin les uns des autres ! Ce qui vous fait souffrir, c’est bien d’être tenus à l’écart ! Vous voudriez être aimés, avoir votre place ! Je me trompe ?

    _ On ne nous aime pas ! C’est du racisme, m’sieur !

    _ Ah bon ? La cagnotte en faveur du policier, c’est du racisme ?

    _ Exactement !

    _ Alors les émeutes, c’est du racisme aussi, contre les Blancs !

    _ Mais non, c’est une demande de respect !

    _ J’entends bien… Disons que c’est plutôt une réaction de haine, face à l’injustice commise par le policier, d’accord ?

    _ Oui, nous avons voulu montrer toute notre haine, par respect pour Nahel !

    _ Et ceux qui ont donné de l’argent pour la cagnotte ont tenu à montrer toute leur faine, face à votre haine ! La haine entraîne la haine ! C’est pourquoi votre situation ne doit pas être meilleure maintenant ! Car ceux qui déjà ne vous aimaient pas vous aiment encore moins ! La haine entraîne la haine, comme je l’ai dit !

    _ Mais au moins on nous respecte maintenant, car on a montré combien on est fort et on fait peur !

    _ Oui, j’ai entendu ça… Vous avez tenu à faire comprendre à Macron qu’il n’était pas le seul à régner !

    _ Exact, mec !

    _ Donc, vous représentez une menace pour le pouvoir des Blancs ! Et vous croyez qu’ils vont vous laisser faire ?

    _ Mais on a notre territoire et vous avez le vôtre !

    _ J’ai déjà dit que ça ne marche pas comme ça ! Il nous faut vivre ensemble ! Vous ne pensez tout de même pas détruire tous les Blancs ?

    _ Alors qu’est-ce que tu proposes ?

    _ Vous pouvez être aimés, si vous vous montrez meilleurs que les Blancs ! Il faudrait que le Blanc dise : « Eh ! Mais ce Noir, cet Arabe est bien meilleur que moi ! Moi, j’ai de la haine et lui n’en a pas ! Il est plus patient et compréhensif que moi ! Mon regard est en train de changer ! Je vais être agréable avec lui ! Je vais essayer de mieux le connaître ! »

    _ Pfff ! Tu nous prends pour des moutons, mec ! On va nous baiser la gueule deux fois plus, si on est faible !

    _ Oui, ça va sûrement arriver, car il y a toujours des salopards ! Mais y en a d’autres qui commenceront à vous accepter et à vous aimer ! La haine est sans issue !

    _ Et pourquoi ce serait pas aux Blancs de commencer ?

    _ Tu as raison, ils devraient être meilleurs, car ils connaissent déjà mon message ! Mais s’ils sont bêtes et injustes, c’est pas une raison d’être comme eux ! Il faut que vous compreniez une chose : toute différence entraîne chez chacun d’entre nous de l’inquiétude, de la méfiance, voire de l’hostilité ou du rejet ! C’est notre racine animale qui veut ça, car chez les animaux la différence est le plus souvent synonyme de mort ! Il est donc toujours très difficile d’accepter la différence ! Mais il faut faire un effort !

    _ Ah ! Mais nous, on s’laissera pas faire !

    _ J’entends bien, vous êtes jeunes et fiers ! Vous pensez qu’il faut être les plus forts, mais alors vous êtes comme les animaux... Ils veulent aussi être les plus forts ! Mais plus on reste un animal et plus on reste hostile à la différence et moins on peut vivre ensemble ! Montrez-moi la lumière, les gars ! Montrez-moi que vous êtes meilleurs que les Blancs ! Montrez-moi que malgré mon mépris ou ma haine, vous n’en avez pas et que vous m’aimez quand même ! C’est le baiser sur le crapaud, pour le changer en prince !

    _ Tu rêves, mec !

    _ Oui, heureusement ! »